Page d'accueil   Lire les nouvelles   Lire les poésies   Lire les romans   La charte   Centre d'Aide   Forums 
  Inscription
     Connexion  
Connexion
Pseudo : 

Mot de passe : 

Conserver la connexion

Menu principal
Les Nouvelles
Les Poésies
Les Listes
Recherche


Réalisme/Historique
Charivari : Les fleurs du bien
 Publié le 12/07/25  -  1 commentaire  -  38988 caractères  -  4 lectures    Autres textes du même auteur

Ernest Pinard était un procureur du Second Empire qui chercha, la même année 1857, à censurer deux monuments de la littérature française: « Madame Bovary » de Gustave Flaubert et « Les fleurs du mal » de Baudelaire, avant de s'attaquer, à titre posthume, à Eugène Sue. Il n'y parvint que très partiellement, heureusement pour nous.


Les fleurs du bien


Paris, 4 juillet 1857


Lorsque madame Pinard, vers les dix heures, rejoignit le salon après sa toilette matinale, son mari Ernest l’attendait, le coude appuyé contre le rebord de la cheminée, caressant sa bacchante généreuse, comme il avait l’habitude de le faire chaque fois qu’il se sentait fier de lui. La femme aperçut aussitôt le bouquet qui trônait sur le guéridon et s’exclama :


— Oh, il est magnifique, Ernest ! Merci ! De tout cœur !


Ernest l’embrassa sur le front et répondit :


— Il vous plaît ? J’en suis heureux ! Mais avez-vous saisi la référence de ce bouquet ?

— Mais bien sûr, mon cher ami. C’est exactement le même assortiment que celui que vous avez décrit dans votre si joli poème « Les offrandes d’Aphrodite » : avec la bruyère qui rime avec Déméter, les marguerites avec Aphrodite. Et « ces rubans de pudeur qui retiennent les tiges comme aussi fait mon cœur qui résiste au vertige ».

— Oui… C’est cela… Eh bien, sachez que j’ai fait confectionner ce bouquet pour une occasion très spéciale, ma chère. Je viens d’envoyer, tôt ce matin, mon recueil des « Muses pastorales » à deux éditeurs qu’on m’a recommandés. J’ai hâte de savoir ce qu’ils en penseront.

— Oh, je m’en réjouis. Et ne vous inquiétez pas, cher ami, je suis sûre que vous serez édité. C’est une poésie si délicate, si éloquente… J’ai déjà fait lire un poème à madame de Ponthieux et à madame Ribeville, mes amies de la paroisse, elles ont été transportées, elles ont hâte de lire le reste.


Monsieur Pinard ne résista pas à la tentation de lisser de nouveau sa bacchante, puis il reprit son air grave, racla sa gorge et déclara :


— Aujourd’hui, je ne serai pas là. Dites à la bonne de ne pas faire à manger pour moi, j’ai fort à faire et je reviendrai tard. Une question avant que je parte, ma chère Madeleine… Si ce bouquet était laid, vous aurait-il attiré ?

— Que voulez-vous dire ? Ce qui est beau est agréable, ce qui est laid est repoussant, il me semble.

— Et vous croyez, au contraire, qu’on peut trouver, à la vue d’un joli bouquet comme celui-ci, de la perversité, du vice, et s’en extasier ?

— Oh non, Dieu m’en préserve, il faudrait être tout à fait dévoyé ! Mais pourquoi me demandez-vous cela mon cher ami ?

— Car je vais accepter une nouvelle affaire à plaider. Pour faire interdire le recueil d’un poète, enfin, d’un écrivaillon qui a écrit une œuvre aberrante… Rien que le titre, « Les fleurs du mal », cela annonce la suite. Les anges sont des démons, le mal se confond avec le bien, le laid devient beau… Figurez-vous, il y a même un poème sur la charogne d’un animal en décomposition, qui lui inspire des désirs lubriques…

— Quelle horreur ! Vous avez raison, on ne peut pas laisser publier de telles choses !

— N’est-ce pas ?

— Mais…


La femme prit soudain un air inquiet.


— Mais quoi, ma chère ?

— Non, rien… Je ne voudrais pas m’immiscer dans votre travail bien entendu… J’espère que cette affaire aura un meilleur dénouement que celle d’il y a quatre mois. Ce serait fâcheux pour votre réputation.

— Ne vous inquiétez pas, Madeleine ! Cette affaire n’a rien à voir avec celle de « Madame Bovary », cet écrivaillon-là, ce Charles Baudelaire, est quasiment inconnu, il n’a pas les mêmes relations qu’avait Gustave Flaubert… Et puis cette fois-ci, il ne s’agit pas juste de dénoncer les adultères d’une jeune femme de province, le recueil des « Fleurs du mal » est absolument indéfendable, il y a au moins un outrage aux bonnes mœurs à chaque strophe… Croyez-moi, ma chère, j’ai bien fait d’accepter ce nouveau procès, avec « Madame Bovary » j’ai réussi à me faire un nom, ma plaidoirie n’est pas passée inaperçue, et le livre serait sans aucun doute interdit si la princesse Mathilde n’avait pas manifesté sa solidarité à l’écrivain. Hélas, mis à part une scène que j’ai fait retirer, je n’ai pas obtenu gain de cause. Si je gagne ce nouveau procès… Je préfère ne rien dire… Mais sachez qu’on m’a parlé de Légion d’honneur, et même de portefeuille ministériel.

— Ministre ? Oh, ce serait merveilleux, Ernest ! Et tellement mérité !

— Ne nous emballons pas, chère Madeleine… Ne mettons pas les charrues avant les bœufs, mais oui, cette nouvelle affaire peut être le tremplin dont j’ai tant besoin. Tant pour ma carrière politique que pour ma carrière littéraire.

— Je suis de tout cœur avec vous, mon cher. Je prierai pour que tout aille pour le mieux.

— Merci. Et maintenant, je file. La justice et la littérature ont besoin de moi.


Monsieur Pinard embrassa de nouveau le front de sa femme, qui l’aida ensuite à enfiler sa redingote, puis il sortit de chez lui.


***


Il renonça à appeler un fiacre pour se rendre jusqu’au Palais de Justice à pied, il faisait beau en ce début d’été, et surtout, les rues de Paris étaient bien trop encombrées à cause des travaux, ces fameuses grandes avenues que le baron Haussmann était en train de percer dans le centre-ville. Tout en marchant, le procureur songeait, amusé, à ce soi-disant modernisme qu’affichaient ces Baudelaire, Flaubert, et autres artistes d’avant-garde. Face à la vraie modernité, celle de l’industrie, du progrès et de l’urbanisme, toute cette clique d’intellectuels partisans de la « nouveauté » se montrait nostalgique des temps anciens, des vieilles rues boueuses et malfamées d’antan, alors que ceux que l’on traitait si facilement de conservateurs, voire de réactionnaires, étaient en réalité les vrais hommes d’avenir. Par conséquent, pensait Pinard, son combat n’était pas du tout celui de l’obscurantisme opposé au changement, mais juste la défense de la morale et la vertu contre le vice, le stupre et la décadence. Personne ne pourrait, dans un siècle ou deux, le comparer aux accusateurs de Galilée ou aux censeurs de Molière, sa querelle n’avait rien à voir avec celle des Anciens et des Modernes, il ne s’agissait en réalité, ni plus ni moins, que de l’affrontement du bien contre le mal, une noble bataille, éternelle, atemporelle.


Il longea la Sorbonne en évitant de pénétrer dans le dédale des venelles misérables qui s’étalaient autour de la place Maubert, et emprunta le pont de l’Archevêché pour rejoindre l’île de la Cité. À la vue de la cathédrale Notre-Dame, il ne put s’empêcher de penser à Victor Hugo, exilé sur l’île de Guernesey à cause de son inimitié envers le Second Empire. Monsieur Pinard savait que Baudelaire venait de lui envoyer un exemplaire de son recueil, et le procureur appréhendait la réponse de Hugo, car malgré son bannissement, il demeurait la grande figure de la littérature française et une lettre de louanges de sa part pouvait peser lourd dans le procès à venir. Sur ces pensées, le procureur arriva devant le Palais de Justice. Il acheta un exemplaire de « La patrie » à un crieur de journaux, et comme il avait un temps d’avance sur son rendez-vous avec son secrétaire, il se mit à lire le journal dans la grand-cour, assis sur un banc devant les grilles du Palais. Il y avait, dans la rubrique des critiques littéraires, un long article panégyrique sur « Madame Bovary » : apparemment, le procès pour l’interdire avait contribué à sa notoriété, en à peine trois mois il était devenu le grand roman de la décennie, et Flaubert, l’homme à la mode, était dorénavant invité dans tous les salons et les librairies de la capitale. Monsieur Pinard referma le journal, agacé, en songeant qu’il fallait à tout prix éviter ce genre de publicité pour « Les fleurs du mal ». Mais en même temps, le procès devait être assez commenté dans la presse pour que le procureur pût en tirer parti pour sa carrière politique. L’important était donc de dévoiler à quel point l’auteur était un être dépravé et dangereux, mais à la fois démontrer la médiocrité de son ouvrage qui, outre la provocation gratuite, n’avait aucun intérêt.


Prosper Lafouine, le secrétaire d’Ernest Pinard, arriva peu après et les deux hommes se rendirent jusqu’au bureau du procureur, au second étage du Palais de Justice.


— Eh bien, cher Prosper, qu’as-tu d’intéressant à me dire sur ce Charles Baudelaire ?


Prosper eut un petit sourire narquois. C’était un homme d’expérience, qui avait vécu mille aventures rocambolesques, comme le témoignaient sa longue cicatrice sur la joue droite et son serpent tatoué derrière l’oreille. Ancien délinquant, puis mouchard pour les services secrets pendant la révolution de 1848, il avait aidé à arrêter de nombreux conspirateurs républicains lors du coup d’État de Napoléon III. Grâce à cela, il était entré dans la police au début du Second Empire, et s’était formé en droit sur le tard. Il était perspicace, sans scrupule, et surtout, il connaissait les bas-fonds parisiens comme sa poche.


— Oui, je l’ai filoché en secret pendant une semaine… Et je crois pouvoir vous dresser un portrait fidèle de cet individu.

— Je suis tout ouïe.

— Un sacré oiseau, si je puis me permettre, monsieur le procureur. Déjà, vous n’êtes pas sans savoir que son père est mort alors qu’il avait cinq ans, sa mère s’est remariée avec un général, que notre homme déteste de tout son cœur. À dix-sept ans, il a été renvoyé du lycée Louis-le-Grand, et après, il a étudié le droit, pour contenter sa famille, mais il n’allait pas en cours et n’a jamais fini ses études.

— Vous savez pourquoi on l’a renvoyé du lycée ?

— Je n’en suis pas sûr… Mais un ancien professeur de Louis-le-Grand m’a dit que c’était peut-être à cause d’une relation homosexuelle avec un autre élève.

— Tiens, intéressant… Il y a un poème particulièrement gênant dans son recueil, qui s’appelle « Lesbos », qui traite de ce thème.

— Je ne sais pas si on peut exploiter cette information, parce qu’à part cette anecdote, on ne lui a jamais connu que des partenaires féminines… Mais sa sexualité est dépravée, c’est le moins qu’on puisse dire. Il a fréquenté les prostituées autrefois, mais aujourd’hui il n’a plus qu’une seule amante : une métisse, une certaine Jeanne Duval… Actrice et chanteuse de cabaret, une prostituée, quoi. Il l’appelle sa « Vénus noire », il en est très amoureux. Mais il y a plus : je sais qu’il est atteint de syphilis.

— Très malade ?

— Il en mourra, ça c’est sûr. Mais il a encore de longues années devant lui. Il n’a que trente-six ans…

— Comme moi, comme c’est étrange… Mais dis en moi plus, Prosper.

— Il a les poches percées. Un vrai désastre. Il est obligé de déménager pratiquement tous les trois mois, parce qu’il est poursuivi par ses créanciers.

— Ça, je le savais. Il a été jugé et sa famille l’a mis en curatelle : en deux ans à peine il avait dilapidé la moitié de son héritage. Du coup, il ne peut disposer que de deux cents francs par mois… Un très bon point pour nous puisqu’il n’a pas pu se payer un bon avocat et celui qu’il a ne pourra pas endurer un long procès. Et puis surtout, comme les ouvrages déjà publiés ont été saisis, il sera incapable d’investir pour en imprimer de nouveaux. Son éditeur, Poulet-Malassis, ne roule pas non plus sur l’or… Mais dis-moi des choses que je ne sais pas.

— D’accord. C’est un instable. Qui alterne les moments d’excitation et ceux de profond désespoir. Quand il s’exalte, il aime la provocation : on l’a vu, il y a quelques années, se balader dans les beaux quartiers avec les cheveux teints en vert, ou alors, se mettre à clamer ses poèmes à la foule, sans raison. Lors de la révolution de 48, il a pris fait et cause pour la république et il est même monté sur les barricades, mais cette fièvre ne lui a pas duré bien longtemps. Aujourd’hui, au contraire, il dit qu’il est conservateur, il se prétend même royaliste… Mais en réalité c’est encore de la provocation vis-à-vis des artistes qu’il fréquente, qui sont tous progressistes.

— Un conservateur qui cohabite avec une négresse, qui se teint les cheveux en vert et qui offense l’Église dans ses écrits… Cet homme n’en est pas à un paradoxe près, il faut croire ! Mais dis-moi, est-ce qu’il a des appuis ? Des amis, dans le monde des arts, de la littérature ?

— Hélas, oui. Depuis qu’il est inculpé, il remue ciel et terre pour les contacter… Eh bien cette semaine, figurez-vous qu’il a reçu, chez lui, la visite de Delacroix.

— Eugène Delacroix ? Fichtre ! Depuis qu’il a peint cette fichue femme nue sur une barricade, cet homme est devenu une institution.

— Et ce n’est pas tout : vous savez que Baudelaire a été longtemps critique d’art… Eh bien, je peux vous dire qu’il est aussi ami du photographe Nadar, du caricaturiste Daumier… Et du peintre Courbet, qui a réalisé son portrait aux côtés de George Sand et de Proudhon.

— Une lesbienne, un anarchiste et un dépravé, peints par un socialiste, c’est du joli.

— Le problème est qu’il est apprécié dans beaucoup de cercles littéraires et artistiques, et qu’il a envoyé son recueil un peu partout en demandant de l’aide. Et je sais que ses poèmes plaisent beaucoup à ces gens-là. Flaubert lui a écrit cette semaine, mais j’ignore le contenu de sa lettre.

— Tout cela est fâcheux… Je ne comprends pas qu’il connaisse tant de monde alors qu’il n’a encore jamais rien publié…

— Cela fait quinze ans qu’il prépare son recueil et lit ses poèmes dans les salons. Quelques-uns ont déjà été publiés dans la presse, il en a envoyé d’autres par lettre. En réalité, tout ce cercle d’auteurs attendait impatiemment la publication de son livre.

— Je vois. Cela n’arrange pas nos affaires…

— Mais vous savez, monsieur le procureur, où ce Baudelaire a connu tous ces gens, mis à part dans les salons mondains ? Voyez-vous, il y a sur l’île Saint-Louis un petit hôtel particulier où se rassemble « le cercle des Haschischins ». Là, entre poètes, ils se réunissent pour déguster ce que Baudelaire appelle « les paradis artificiels ». Ils font venir la drogue d’Algérie, ils la mangent sous forme de confiture et restent de longues heures à élucubrer et déclamer des poèmes. De nombreuses célébrités ont fréquenté ce cercle : Gérard de Nerval, Théophile Gauthier, Balzac, Flaubert et Delacroix, et même Victor Hugo à ce qu’on dit…

— Victor Hugo ? Baudelaire le connaît personnellement ?

— Je l’ignore, mais c’est bien probable…

— Bon. Voyons voir. Nerval et Balzac sont morts, Gauthier, Dumas et Delacroix, bien trop frileux pour risquer leur réputation en défendant un artiste dévoyé… Hugo, malgré son nom, est en exil… Quant aux autres, Flaubert, Courbet ou George Sand, on ne peut pas dire qu’ils soient des exemples de morale. Baudelaire fréquente toujours ce cercle des Haschischins ? Ce serait peut-être intéressant d’appeler la police pour le prendre en flagrant délit.

— Malheureusement, non. En réalité, Baudelaire ne mange plus de haschich, il a aussi arrêté la boisson, alors qu’il avait été un grand consommateur d’absinthe… Mais ne croyez pas qu’il soit devenu soudain sobre ou vertueux. C’est surtout que depuis qu’il s’adonne à l’opium, il n’a plus d’intérêt pour les autres drogues.

— Opiomane ? Voilà qui est intéressant, Prosper ! Il fréquente une fumerie d’opium en particulier ? On m’a dit qu’il y a quelques établissements tenus par des Annamites, à Belleville.

— Non, il fume chez lui. Il passe de longues heures, prostré dans son appartement, les volets fermés, dans l’obscurité la plus complète.

— Dommage… En somme, il est tour à tour mélancolique et exalté, toxicomane, extravagant, et syphilitique… Tu sais quoi ? Il me rappelle le poète Gérard de Nerval, que tu m’as mentionné tout à l’heure. Et sais-tu ce qui est advenu à ce Gérard de Nerval ?

— Non, je l’ignore.

— Eh bien il s’est suicidé. Il était drogué, atteint de folie circulaire, auteur d’une poésie sinistre… Oui, il y a là bien des similitudes. Sais-tu si Baudelaire a des antécédents de tentative de suicide ?

— Je ne le sais pas, monsieur le procureur

— Eh bien, enquête, mon ami, cela m’intéresse grandement. Enquête aussi sur la ligne de défense de son avocat et sur ses honoraires. Et sur son éditeur, Poulet-Malassis, qui est accusé aussi.

— D’accord. J’y vais aussitôt.

— Reviens cet après-midi, vers cinq heures. Je vais rédiger un article pour « Le Figaro », que tu donneras à Gustave Bourdin, responsable des chroniques littéraires. Je veux qu’il publie mon écrit à son nom dans l’éditorial de son journal demain matin. S’il refuse, parle-lui de son compte au Crédit immobilier de Paris, il comprendra.


Une fois Prosper parti, Ernest Pinard s’empara d’une feuille de papier et écrivit d’un trait, sans besoin de brouillon.


« Le Figaro », 5 juillet 1857


Éditorial pour les chroniques littéraires. Critique des « Fleurs du mal », de monsieur Charles Baudelaire, par Gustave Bourdin.


« Il y a des moments où l'on doute de l'état mental de monsieur Baudelaire, il y en a où l'on n'en doute plus ; c'est, la plupart du temps, la répétition monotone et préméditée des mêmes choses, des mêmes pensées. L'odieux y côtoie l'ignoble ; le repoussant s'y allie à l'infect… Jamais on ne vit mordre et même mâcher autant de seins dans si peu de pages ; jamais on n’assista à une semblable revue de démons, de fœtus, de diables, de chloroses, de chats et de vermine. Ce livre est un hôpital ouvert à toutes les démences de l'esprit, à toutes les puérilités du cœur ; encore si c'était pour les guérir, mais elles sont incurables. »


Monsieur Pinard relut son manuscrit tout en caressant sa bacchante, satisfait de sa prose. Ensuite, il s’empara d’un exemplaire des « Fleurs du mal » pour noter quelques vers parmi les plus scandaleux, qui lui serviraient pour sa plaidoirie. Il commença par deux strophes du premier poème, « Au lecteur ».


C’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent !

Aux objets répugnants nous trouvons des appas ;

Chaque jour vers l’Enfer nous descendons d’un pas,

Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent.


Ainsi qu’un débauché pauvre qui baise et mange

Le sein martyrisé d’une antique catin,

Nous volons au passage un plaisir clandestin

Que nous pressons bien fort comme une vieille orange.


Il copia ainsi au moins dix pages avec les passages les plus immoraux du recueil, pour achever avec ce vers : « J’ai pétri de la boue et j’en ai fait de l’or. » Ensuite, il commença à esquisser son discours pour le procès.


***


Paris, 21 août 1757


En fin d’après-midi, Ernest entra dans son salon, ulcéré, et claqua la porte derrière lui. Il observa le bouquet posé sur la cheminée, le même qu’il avait acheté il y a un mois et demi et que son épouse avait fait sécher. Le procureur l’observa un moment : il lui parut tout à coup rachitique, terne et ridicule, aussi il appela la bonne pour qu’elle le jetât. Son épouse Madeleine, qui se trouvait dans le boudoir, accourut aussitôt :


— Que se passe-t-il, mon cher ? Comment s’est passé le procès ? J’étais tellement inquiète pour vous !

— Hélas, ma chère Madeleine, aujourd’hui j’accumule les mauvaises nouvelles… Ça y est, le procès est terminé… Et le verdict ne m’a pas franchement convaincu, c’est le moins qu’on puisse dire.

— Ne me dites pas qu’ils ont acquitté l’accusé ?

— Pas entièrement. J’ai réussi à faire interdire six poèmes, mais pas le reste de l’œuvre, qui pourra de nouveau être publiée. C’est une demi-victoire, en somme, ou une demi-défaite… Le juge a retenu mon chef d’accusation d’« outrage à la morale publique », mais pas celui d’« offense à la morale religieuse ». Une sentence dans la ligne du régime actuel, en somme, l’empereur est bien trop laxiste sur les questions de foi, si nous avions un roi, ça se serait passé bien autrement, vous pouvez en être sûre. Enfin…


Madame Pinard suivait des yeux, perplexe, son mari qui allait et venait dans le salon, sans avoir même pris le temps de retirer sa redingote. Elle essaya de prendre son ton le plus suave :


— Mon cher, je comprends votre déception, mais souvenez-vous qu’hier, vous pensiez que vous alliez perdre ce procès… C’est tout de même mieux que ce que vous attendiez, n’est-ce pas ?

— Vous avez raison, Madeleine. Il faut dire que, sans vouloir me vanter, j’ai fait un formidable plaidoyer, qui a largement pesé dans la balance. Le ministre de la Justice en personne, qui était présent dans la salle, m’a même félicité.

— Mais c’est une grande nouvelle, ça, Ernest ! Vous allez voir comment vous recevrez bientôt votre Légion d’honneur.

— Oui, sans doute… Mais pour cela, et pour ma carrière, il est essentiel que ce poète ne profite pas du procès, comme ce fut le cas pour Flaubert. Sinon, je me couvrirais de ridicule. En réalité, c’est maintenant que tout se joue et bientôt je saurai si j’ai gagné ou pas. Baudelaire est condamné à une amende de trois cents francs, son éditeur aussi, et tous les ouvrages déjà parus ont été confisqués. L’un et l’autre sont donc sans le sou, incapables de publier de nouveaux exemplaires. Je dois éviter à tout prix que le procès leur serve de réclame, et que Baudelaire trouve un mécène pour parrainer son recueil.

— J’espère qu’il baissera les bras, ce Baudelaire, et qu’il renoncera à vouloir publier ses inepties. Ne m’avez-vous pas dit qu’il était de nature taciturne ? Ne vous inquiétez donc pas, je suis sûre que cette sentence va complètement le décourager.

— Certes, c’est un taciturne, mais à la fois, c’est un obstiné et un exalté. Mais vous avez raison, ce verdict sans doute l’accablera, et si ce n’est pas le cas, je me chargerai qu’il en soit ainsi, faites-moi confiance. Baudelaire ne publiera pas sa nouvelle version des « Fleurs du mal », aussi sûr que je m’appelle Pinard !


Ernest frappa du poing le rebord de la cheminée et quelques pétales se détachèrent du bouquet pour tomber par terre. La bonne demeurait dans l’embrasure de la porte du salon, debout, sans oser broncher. Madame Pinard continua, avec sa voix la plus douce et conciliante :


— Donc, si je ne me trompe pas, les nouvelles ne sont pas si mauvaises, mon cher ami… Aussi, je ne comprends pas bien pourquoi vous êtes hors de vous. Et pourquoi voulez-vous jeter ce si joli bouquet ?


Pinard soupira, et sortit une lettre de la poche de sa redingote :


— À cause de ceci : la réponse d’un éditeur, Maurice Lachâtre, qui refuse mon manuscrit des « Muses pastorales ». Sous le prétexte fallacieux que « c’est convenu, ampoulé et naïf ». Et ce n’est pas tout, ma chère, le second éditeur me l’a signifié en personne juste avant le procès. Il m’a dit que vu les circonstances, il ne pourrait pas se permettre de publier quelqu’un qui s’acharne contre la littérature française et la liberté d’expression. Textuellement.

— Mais c’est terriblement injuste ! Vous ne vous acharnez pas contre la littérature, bien au contraire, vous la défendez ! Comme un jardinier qui protège les belles fleurs en retirant le chiendent !

— N’est-ce pas ? Mais je vais vous dire, Madeleine, je préfère encore ce second éditeur à celui de la lettre. Au moins il n’est pas aussi hypocrite et n’a pas besoin d’arguer je ne sais quels défauts imaginaires dans mes rimes. Lui, il m’explique les vraies raisons : l’art aujourd’hui est aux mains des luxurieux, des athées, des républicains, voilà tout ! Ce jardin dont vous parlez est infesté par le chiendent depuis trop longtemps, Madeleine, aucune fleur ne peut plus y pousser…

— C’est terrible, mon cher ami. On vous accuse d’être « censeur » mais en réalité c’est vous qu’on censure ! On vous croit bourreau et vous n’êtes que la victime !

— On ne peut pas dire mieux. Mais je refuse d’être cette victime, d’être cet agneau qu’on immole sur l’autel du vice ! Sachez que je repars en quête, pour le bon goût littéraire et pour la sauvegarde de la morale chrétienne. À la fin du procès, le ministre de la Justice m’a parlé d’une nouvelle affaire à plaider. Le roman d’Eugène Sue, « Les mystères du peuple », l’histoire d'une famille misérable au cours des âges. À travers son œuvre, il se fait le chantre du socialisme. Du socialisme ! Ni plus ni moins !

— Mais… Eugène Sue est mort, il y a de cela deux semaines ! Je l’ai lu dans le journal.

— Cela n’a aucune importance, Madeleine, c’est l’œuvre que nous jugeons, pas l’homme. Et l’éditeur aussi, bien entendu. Et vous savez qui publie cette œuvre ? Je vous le donne en mille : Maurice Lachâtre !


Madame Pinard observa son mari, circonspecte. La bonne attendait toujours debout, plantée devant le salon, ne sachant que faire.


— Lachâtre ? Je comprends : c’est l’éditeur qui a refusé votre recueil. Mais s’il vous plaît Ernest, je sais que votre lutte est juste et votre colère légitime. Cependant, essayer de censurer une troisième œuvre littéraire n’est-ce pas trop, après celles de Flaubert et de Baudelaire ? Eugène Sue est presque aussi populaire qu’Alexandre Dumas, pensez à votre réputation, je vous en conjure. Je comprends que vous ayez soif de vengeance, mais…

— Vengeance ? Vengeance ? Mais pas du tout ! C’est une noble croisade, oui ! Vous savez ce qu’envisage de faire ce Lachâtre ? Traduire Karl Marx et publier ses œuvres. Karl Marx ! Vous comprenez que cette maison d’édition doive absolument disparaître avant qu’il ne soit trop tard ! Et maintenant, laissez-moi seul, je vous prie, j’ai du travail.


Madeleine soupira et avant de sortir du salon, elle demanda à la bonne d’entrer pour débarrasser le vase et le bouquet.


Ernest demeura debout, appuyé contre le rebord de la cheminée En contemplant les pétales qui étaient restés par terre, il se souvint des mots de sa femme, celui du jardinier qui retire la mauvaise herbe, et soudain, il commença à envisager d’écrire un nouveau recueil, qu’il appellerait « Les fleurs du bien », ou alors « Un bouquet de vertus ».


***


Pendant les deux jours que dura son procès, Charles Baudelaire se tint immobile sur le banc des accusés, l’air mélancolique, les yeux dans le vague, et ne prononça pas le moindre mot. Lorsque le juge dicta son verdict il demeura blême, bouche bée, en proie à une sidération extrême. Cependant, quand il sortit du tribunal, il sentit tout à coup un frisson qui lui parcourut l’échine, comme un flux soudain de passion, d’indignation, qui s’emparait de son corps. Il ne prit pas le temps de saluer son avocat ni son éditeur et descendit quatre à quatre les escaliers du Palais de Justice. Sur le perron, l’attendaient plusieurs journalistes, qui lui demandèrent quelles étaient ses impressions sur le procès. Il répondit de but en blanc, avec véhémence :


— Écrivez ceci dans vos journaux : tous les imbéciles de la bourgeoisie qui prononcent sans cesse les mots : immoral, immoralité, moralité dans l’art et autres bêtises me font penser à cette putain à cinq francs, qui, m’accompagnant une fois au Louvre, où elle n’était jamais allée, se mit à rougir, à se couvrir le visage, et, me tirant à chaque instant par la manche, me demandait devant les statues et les tableaux immortels comment on pouvait étaler publiquement de pareilles indécences.

— Devons-nous comprendre que vous comparez vos juges à des prostituées ? demanda un des journalistes, sarcastique. Vous n’avez pas peur qu’on vous accuse à nouveau ?

— Qu’ils fassent de moi ce qu’ils veulent, ils ont censuré mon œuvre, ils peuvent bien me mettre en prison maintenant, cela m’est parfaitement égal.

— Mais votre recueil n’a pourtant pas été entièrement interdit…

— C’est tout comme. On m’a obligé à retirer six poèmes, parmi les plus beaux. C’est comme si après avoir amputé la jambe d’un soldat, on lui demandait de défiler.


Il n’accepta pas d’autres questions et s’élança hors du Palais de Justice. Il disparut bientôt, happé par la foule. Il traversa le pont au Change et marcha à grands pas dans le quartier des Halles, perdu dans ses pensées qui s’agitaient, frénétiques, dans sa pauvre tête. Les larmes jaillissaient de ses yeux et embuaient sa vue. Le manque et la chaleur du mois d’août le démangeaient, son cœur qui battait la chamade tambourinait contre ses tempes. Il lui fallait de l’opium, vite, à tout prix. Or, chez lui, il n’y en avait plus, son fournisseur avait étrangement disparu la semaine précédente et il avait fumé sa dernière dose la veille au soir. Il lui restait bien du laudanum, qu’un ami médecin lui avait prescrit autrefois, mais il savait d’ores et déjà que ce succédané ne parviendrait pas à apaiser les turbulences de son esprit.

Quand il arriva chez lui, il ouvrit aussitôt le tiroir de la cuisine où se trouvait le laudanum et but le sirop à même la fiole, sans se soucier de la dose prescrite. Le breuvage calma son corps, mais pas son cerveau, qui demeurait en état de tachypsychie.


Sur la table de la cuisine se trouvait une note de Jeanne Duval, son amante, qui lui donnait rendez-vous à la Tour d’Argent, où se trouvaient aussi ses meilleurs amis, une fête célébrée expressément pour lui, pour le soutenir après son procès. Il décida de s’y rendre, mais avant, il passerait voir si Lucien L’arsouille, son fournisseur en opium, était chez lui. Il s’empara de vingt francs, le seul argent qu’il lui restait encore, et descendit dans la rue.

Une fois en bas des escaliers, il s’étonna de voir un fiacre garé devant son pas-de-porte, car sa rue était très étroite et en général les véhicules ne l’empruntaient pas.


— Psst, monsieur Baudelaire, monsieur Baudelaire !


Il se retourna. Devant le fiacre se trouvait un homme d’environ quarante ans, d’apparence bourgeoise, même si la balafre à sa joue droite lui donnait un air étrange et aventureux.

— Je suis pressé, je n’ai pas le temps de parler à des journalistes, répondit le poète, en accélérant le pas.

— Cela ne sert à rien de courir, Lucien L’arsouille n’est pas chez lui. La police l’a embarqué il y a une semaine.


Baudelaire s’arrêta net. Il regarda l’homme devant le fiacre, perplexe :


— Qui êtes-vous et comment savez-vous tout cela ?

— Peu importe… Vous voulez de l’opium ? Je peux vous en fournir, le meilleur de tout Paris. Il vous suffit de monter dans ce fiacre.

Le poète demeurait dubitatif. D’un côté, la promesse de recevoir sa dose d’opium était irrésistible, mais d’un autre, il ignorait tout de cet homme pour le moins énigmatique.


— Vous ne m’avez pas répondu : qui êtes-vous ?

— Un ami de Lucien, et un ami de la poésie aussi. J’ai bien connu Gérard de Nerval autrefois, j’ai eu l’honneur de le fournir en opium.

— Je n’ai presque pas d’argent. Je ne peux dépenser que dix francs, pas même de quoi payer ce fiacre.

— Ne vous inquiétez pas pour cela, monsieur Baudelaire, ce soir c’est moi qui vous invite.

— Ah bon ? Et pourquoi donc ?

— Comme je vous l’ai dit, je suis amant des arts. J’ai lu votre recueil, monsieur Baudelaire. Eh oui, on peut être filou et à la fois esthète, ce n’est pas incompatible, vous savez ! Laissez donc un admirateur vous inviter, ce sera pour moi comme une sorte de mécénat.

— Vous avez lu mon œuvre ? Prouvez-le-moi.

— Allons monsieur Baudelaire, permettez-moi de vous inviter au voyage… Là où tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté…


Baudelaire, en écoutant ce vers de sa production, cessa toute suspicion et accepta alors de monter dans le fiacre.


La calèche les emmena jusqu’à Belleville, un des quartiers les plus malfamés de toute la capitale. L’attelage s’arrêta sur une petite place sombre, éclairée par des dizaines de lueurs rouges, qui indiquaient la présence d’autant de lupanars. Entre deux bâtiments, un cul-de-sac menait à des escaliers sordides, jusqu’à une cave d’où se dégageait une âpre fumée noire. On eût dit l’entrée des enfers. Devant la porte de la cave trônaient une idole apaisante de Bouddha et, en face, celle d’un dragon chinois. L’homme à la cicatrice frappa à la porte. Un Asiatique, vêtu d’un costume traditionnel du Tonkin, ouvrit et fit entrer les deux hommes.


Dans le local embrumé, Baudelaire devina trois ou quatre hommes qui fumaient le houka, allongés dans de petits box, cachés derrière des paravents aux motifs orientaux, dans une lumière ténue.


— Retirez votre veste et allongez-vous, lui dit le Tonkinois. Je vais vous préparer une pipe.


Tandis que le poète s’installait, l’homme à la balafre rejoignit le tenancier de la fumerie dans son arrière-boutique. Il sortit quatre pièces de cinquante francs or et les fit rouler sur la table de la cuisine, là où l’Asiatique préparait ses mixtures.


— Bourrez bien sa pipe, c’est un client très spécial. Mettez-y au moins trois fois la dose habituelle.

— Le triple ? Mais vous êtes fou ! cela peut le tuer, s’indigna le Tonkinois

— Ne vous préoccupez pas pour cela. Si cela arrive, nous retirerons le corps avec le cocher du fiacre, qui attend dehors. Je m’appelle Prosper Lafouine, je suis policier.


Il sortit un papier du tribunal de sa poche, le propriétaire y jeta un œil rapide, puis acquiesça de la tête et récupéra l’argent. Peu après, le houka de Baudelaire était prêt et Prosper l’apporta au poète allongé.


— Fumez l’ami, et faites un beau voyage.


L’écrivain s’empara, tremblant, de la pipe, et inhala une première bouffée, qui le fit tousser abondamment. Aussitôt après, il s’effondra et demeura allongé sur le dos, figé sur place. Devant ses yeux, tout à coup, une lumière l’aveugla, comme les rayons d’un soleil de feu qui trouaient les mornes nuages parisiens. Le voilà qu’il planait à présent dans un ciel céruléen, quelque part dans les tropiques. Là, il aperçut un albatros, et vola avec lui, haut dans le firmament, bien au-delà du spleen, loin des contingences et des bassesses humaines.


— Le poète est semblable au prince des nuées, bafouilla-t-il, dans un état second.

— Fumez donc, l’ami, ne laissez pas votre pipe se consumer, ce serait fâcheux, lui souffla Prosper.


Baudelaire fit un effort pour se relever du matelas où il était allongé et se prépara pour inhaler une seconde bouffée, mais soudain, des images épouvantables surgirent à ses yeux, Il vit l’albatros dégringoler vers l’océan avant de se poser en catastrophe sur le pont d’un navire. Là, des marins avinés l’attrapèrent dans de larges filets. Baudelaire, épouvanté, leva les yeux et en apercevant Prosper, avec son tatouage à l’oreille et sa balafre, il le prit pour un des marins de son rêve, et prit peur. Il se leva d’un coup, faillit bien tomber à la renverse, mais réussit à s’emparer de sa veste, pour ensuite se diriger chancelant vers la sortie de la fumerie.


— Mais que faites-vous, monsieur Baudelaire ? Restez !


Prosper insista, mais c’était inutile, le poète était si décidé à rentrer chez lui, que le secrétaire de Pinard dut abandonner son plan, pour le remettre à un autre jour. Baudelaire refusa aussi de revenir en fiacre, préférant marcher dans les rues jusqu’au quartier des Halles, malgré la distance. Dans la nuit, il s’en fut, titubant, comme un albatros blessé sur le pont d’un navire secoué par la houle. Au cours de son trajet, il remarqua comment son corps et son cerveau se dissociaient, son pauvre squelette allait cahin-caha en zigzaguant dans les ruelles, comme un pantin pathétique, tandis que son esprit volait droit jusqu’au Très-Haut, par-delà les horizons, là où se trouvaient la beauté, la paix, les arts. L’inspiration poétique l’avait sauvé, en le détournant d’une autre inspiration, funeste, celle de la fumée infernale de la pipe d’opium, qui l’aurait conduit à la mort certaine. Sur le chemin, lui revenaient par bribes les images d’un voyage qu’il avait effectué autrefois, jusqu’à l’océan Indien, à l’âge de vingt ans. Son beau-père avait voulu l’envoyer dans les colonies pour faire de lui un « vrai homme », mais lui, il se sentait si mal à l’aise au milieu de tout cet équipage de militaires et de soudards, qui se moquaient de lui, que le capitaine du bateau accepta de le déposer sur l’île de la Réunion pour faire demi-tour. Oui, il était bel et bien semblable au prince des nuées, l’albatros, le plus noble des animaux quand il vole haut dans le ciel, mais lourdaud et maladroit, proie des railleries humaines, quand il se pose à terre. Baudelaire arriva, sans trop savoir comment, jusqu’à son domicile, et à peine arrivé se rua sur son écritoire. Il écrivit d’un trait un nouveau poème, qu’il intitula « L’albatros ».


Le Poète est semblable au prince des nuées

Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;

Exilé sur le sol au milieu des huées,

Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.


Il le lut de nouveau et le trouva beau, au point de lui attribuer la seconde position, juste après « Au lecteur », dans la nouvelle version de son recueil… Car il y aurait une nouvelle version, il venait de le décider, six poèmes avaient été retirés, mais qu’à cela ne tienne, il en écrirait vingt nouveaux, ou même peut-être trente… Dans sa tête, ce premier poème en appelait un second, puis un troisième, les idées fusaient dans sa tête et il griffonnait, exalté, des notes confuses, des rimes qui jaillissaient de son inconscient auxquelles répondait, comme l’écho, sa plume sur le papier.


Au milieu de la nuit, son amante Jeanne Duval rentra à la maison. Elle revenait de la Tour d’Argent, mais Baudelaire refusa d’écouter le récit de sa soirée, et ses réprimandes pour avoir boudé la fête qu’on avait organisée en son honneur. Il ferma la porte de son bureau et continua de travailler tout le reste de la nuit. Au matin, il sentit l’état de manque commencer à le torturer, et il s’en fut prendre une cuillerée de laudanum. Cela lui suffit amplement. La poésie était en effet pour lui une drogue bien plus enivrante que l’opium.


Il demeura ainsi bien quinze jours à écrire, fébrile, ne dormant que trois ou quatre heures par nuit, sans à peine manger ou boire, sans prendre le temps de changer de toilette. Et au bout de deux semaines, il avait écrit pas moins de trente poèmes, et rédigé une grande quantité de lettres pour chercher des appuis auprès de tout type de célébrités.


Ses efforts furent bientôt récompensés, car au bout de dix jours, il obtint la promesse de la part de l’impératrice Eugénie en personne de réduire l’amende qu’il avait à payer à l’État, tandis que son éditeur acceptait de publier la version augmentée des « Fleurs du mal », dont beaucoup de gens parlaient depuis le procès. Il avait même reçu la lettre d’un éditeur de Bruxelles qui envisageait de publier ses poèmes interdits, puisque la censure ne s’appliquait pas à la Belgique. Mais le plus grand plaisir du poète fut lorsque Jeanne, un matin, lui apporta une lettre, qui venait d’Angleterre.


Guernesey, dimanche 30 août 1857


J’ai reçu, monsieur, votre noble lettre et votre beau livre. L’art est comme l’azur, c’est le champ infini. Vous venez de le prouver. Vos « Fleurs du mal » rayonnent et éblouissent comme des étoiles. Continuez. Je crie bravo de toutes mes forces à votre vigoureux esprit. Permettez-moi de finir ces quelques lignes par une félicitation. Une des rares décorations que le régime actuel peut accorder, vous venez de la recevoir. Ce qu’il appelle sa justice vous a condamné au nom de ce qu’il appelle sa morale. C’est là une couronne de plus.


Je vous serre la main, poète.


Victor Hugo


 
Inscrivez-vous pour commenter cette nouvelle sur Oniris !
Toute copie de ce texte est strictement interdite sans autorisation de l'auteur.
   David   
24/6/2025
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Bonjour,

Ça me fait bien rire que Ernest Pinard soit un personnage réel. Au moins, Prosper Lafouine est une invention, semble-t'il. En les prenant tous deux pour imaginaire, et peut-être même l'histoire d'ailleurs, que je ne connaissais pas, je trouvais ma lecture bien manichéenne, avec des méchants ridicules et des héros somptueux. Bien vite, le luxe de détails me poussa à croire le récit inspiré du réel, et au final, ce procureur Pinard a renchérit l'ironie de son sort avec son patronyme ( et c'est pas bien de se moquer des noms, si jamais le vainqueur du cancer s'appellait "Mr trouduc", ahlala... ). C'est donc aussi une page d'histoire romancée, cette nouvelle, et c'est bien réalisé.


Oniris Copyright © 2007-2025