Ce texte est une participation au concours n°37 : Écrits des Temps Exaspérés (informations sur ce concours).
Au début était l'Océan. Il sombrait, ténébreux, glacé, inconsolé. Il eut un haut-le-cœur. De sel, de vase, de gris. Il se mit à vomir du vert. Visqueux, spongieux, mouvant. Ainsi naquit la forêt. Dégingandée. Guerrière. Elle avalait le néant, semant une pagaille d'écorces, de feuilles, de troncs. D'enfer ! Alors, l'Océan abruti de tintamarre rugit en ciel géant. Il tonna des rochers, il cracha des mers. Noires, rouges, tentaculaires. Le ciel éternua une boule de feu. Il éternua si fort, qu'elle s'accrocha là-haut. Elle s’accrocha si haut, qu'elle pirouetta longtemps jusque de l'autre côté du bord du monde. Et…
Il posa son Bic. Enfermé dans cette grotte depuis… Il barrait les bâtons gravés sur la paroi par groupe de cinq. Des bâtons comme des prisonniers tombés au peloton d’exécution. L’ampoule pendue au plafond balançait son ombre jaune à un rythme vicieux. Tout dépendait de l’humeur de ÇA. Parfois, il avait à peine le temps d’aller jusqu’aux toilettes turques qu’elle s’éteignait. Ou, au contraire, elle lui donnait mal au crâne à force de grésiller, ce qui lui semblait durer une éternité. Alors les bâtons, il les laissa tomber. ÇA lui avait glissé un cahier et un Bic noir sous la porte, où ne passait aucun rai de lumière. ÇA ne parlait pas. ÇA rugissait. ÇA empestait.
— Pourquoi ce cahier ? J’ai rien à dire, j’veux sortir, avait-il hurlé les premiers temps.
Il avait jeté le cahier. Il l’avait repris parce que ÇA ne lui donnait plus à manger. Sur les premières pages, il avait recopié les tables de multiplication. Il y en avait au dos du cahier. Puis, mécaniquement, il avait tracé les lettres de l’alphabet, des lettres sans résonance. Cela faisait trop longtemps que les mots ne s’écrivaient plus. Les tables, ce n’était pas pareil. Ses lunettes étaient cassées. Le bourreau épileptique au plafond brûlait ses yeux. Neuf pages remplies sans raison. Dans l’obscurité, la trappe du plateau-repas s’était ouverte, cinglant le silence de pierre. Une boîte de thon avait roulé jusqu'à son lit, de l’eau avait coulé du lavabo. Il avait couru en aveugle remplir son gobelet. Juste un gobelet. En plastique. L’ampoule rythmait du vide. Y avait-il encore du jour, dehors ? Les fumées l’avaient-elles définitivement dévoré ? La ventilation ronflait régulièrement. Il s’y accrocha comme à une horloge. Il imagina qu’elle était réglée sur le modèle des marées. Flux ; il mangeait. Reflux ; il essayait de dormir, la couverture miteuse sur la tête. Elle sentait le filet de pêche. Arêtes-Sang-Vase-Algues. Flux.
— J'ai faim ! Qu’est-ce que tu veux de moi ? Où sont mes enfants ? Qui es-tu, bordel ?
ÇA mugit. Lui hurla, tapa son lit contre la porte à clous. Mal à la tête. Soif. ÇA émit une avalanche de sons primitifs. Un rire minéral, caverneux, avec des relents d’Océan coincés entre les dents. Il écrivit une comptine – Il était un petit navire – à cause de la boîte de thon, c’était très con. Il ne connaissait plus les paroles, alors il dériva – Un thon juvénile piégé par le gras thonier, l’Océan se meurt. Les petits navires en boîte perdent le bon goût du large – Il devenait fou. – Sur la banquise, il dérive l’ours affamé, seul au monde. Il se rappela les paroles de John Lennon – "Imagine there's no countries. It isn't hard to do. Nothing to kill or die for. And no religion, too." – Il gémissait. Il dessina des soleils de suie et des langues de feu fourchues. Il pendit le mot Liberté au jeu du pendu. Par jeu ? Non, il ne voulait pas jouer. Par curiosité ? Peut-être. Par instinct plutôt, il glissa son cahier sous la porte. Quatre-vingt-seize pages à petits carreaux vomissant son tourment. Un bruit de vague noyant des galets le fit disparaître. La grotte sentait le sel et les fientes d’albatros. Flux. La trappe s’ouvre. Bruit de rouille. Deux boîtes de sardines, une pomme, deux gobelets d’eau. L’ampoule resta allumée. Reflux. Trappe. Clapotis. Ombre moisie sur le sol. Une soupe de poisson, un morceau de pain, deux gobelets d’eau.
Et les postillons se figèrent en étoiles. Il en tomba par champs de lucioles, crépitant l'obscurité d'un espoir délirant. Dans une forêt rouge, un loup hurla à en décrocher la Lune. Au détour d’un nuage, elle montra soudain son profil laiteux grêlé d’orage.
La forêt braillait encore, giflant le ciel jusqu'à ce que… Jusqu'à ce que ses milliers de bras fous s'ancrent aux racines du monde. Les creux et bosses ruèrent alors de fracas crevant les mers de volcans. Les lacs serpentèrent les plaines en sifflant sur les galets. Les îles flottèrent.
Et là…
Sur le troisième cahier, il raconta son histoire. Benjamin. Ben. Juste un homme. Pas plus. Juste Ben. Quatrième étage, ascenseur en panne. Levé avant le soleil. Il remplit des boîtes en carton à la chaîne. Le salaire minimum. Ben et Leïla. Juste un homme et une femme. Ils se marièrent, sans prières. Deux enfants. Oscar et Cassandre. Des boucles rousses, de grands yeux bruns. Les rires. La tristesse. La peur. Les couteaux dans les écoles. Plus de travail, les enfants à la rue. La faim. Le trottoir brûle. La soif. La musique s’éteint. Plus personne ne danse. Le ciel fond. La révolte. Leïla, une balle en plein cœur. L’exode. La planète à sec. Les hommes cinglés. En même temps qu’il écrit, il fredonne une sorte de mantra. Un mantra pour étouffer la peine, l’apaiser. Ommm… Ommm… Pour un mot, t’es pendu. Comme dans le jeu. Ferme ta gueule ou j’te crève. Ta gosse, j’te la prends. Non ! L’encre bave. Il s’essuie les yeux avec sa manche, ses poumons crachent la suie. Ommm… Derrière les barbelés, s’entassent les morts et les esclaves encore debout. Ils creusent, irriguent, dépolluent. Cassandre, sa fille en lambeaux, treize ans à peine. Oscar, son fils à bout de souffle, à peine plus vieux. Il tue pour du pain, pour de l’aspirine, Ben. Ommm… Les oligarques rêvent de Mars. Dans leurs bulles d’or, la musique coule à flots, le vin comme du sang. Ils sont gras comme des porcs. Il se révolte, Ben. Pour Leïla, pour Cassandre, pour Oscar. Tous crevés, les oligarques. Ils se révoltent, les esclaves à peine debout. Tous explosés, leurs vaisseaux rutilants. Ommm… Il écrit ces mots bout à bout, Ben. Comme des perles noires, des perles de mazout.
Et là, poussèrent dans les plis du monde des deux-pattes le nez en l'air. Leurs queues de poisson et leurs feuilles d'oreilles frétillaient d'innocence. Ils claquaient leurs crocs, leurs os saillaient. C'en était pitié !
Intrigué, l'Océan leur jeta des poissons, presque à les assommer. Il n'en resta que des arêtes. Le ciel essora ses nuages noirs sur la Terre, pour voir si ces créatures savaient nager. Ils savaient un peu, se noyèrent beaucoup. Sur leurs crânes, les arbres firent tomber des graines, pour entendre s'ils sonnaient creux. L'histoire en vibre encore !
Et le vent, s'ennuyant en rafales, fit vrombir une nuée de moustiques pour… pour se distraire, voilà ! Des claques ils se donnèrent ces deux-pattes, et tant ils se grattèrent et se boutonnèrent, que le vent en eut des hoquets. Des hoquets si violents, qu'il faillit s'étrangler au col d'une montagne !
ÇA ne tempête plus. Est-ce que ÇA rit comme un géant qui aurait avalé un dauphin ? Plein de dauphins. ÇA pleure aussi, comme de la pluie sur le piano de l’Océan. Sur le sixième cahier, Ben a commencé son long poème. Entre les mots, il dessine. Avant de dormir, il le glisse sous la porte. La lumière lui fiche la paix. Flux. Une orange comme un soleil. Plus de sardines, plus de thon. Des pâtes, de la sauce tomate, de la mozzarella. Du jus de pomme dans une carafe. Une paire de lunettes. Son cahier glissé sous la porte. Trois Bic. Il écrit encore. Il dessine comme un enfant, comme Cassandre, comme Oscar. Des arbres et des fleurs, des oiseaux dans le ciel, une maison, un soleil. Parfois une page muette. Parfois une page d’images cassées, indicibles, illisibles. Il n’écrit plus ni pour manger, ni pour se vider la tête. Il ne dessine plus ni pour ses enfants, ni pour Leïla. Parce que l’espoir fait mal. Parce que la fin, c’est mieux. Il écrit pour ÇA. Il écrit des mots qui viennent du fond d’un puits. Le puits du monde. Dans le seau, les mots font un bruit de soleil, de pluie. Un bruit d’innocence, de folie, de sang. Il Lui demande pardon. Pardon au nom de tous les siens. Au nom des hommes sanguinaires, romantiques, rêveurs. Au nom des assassins, des innocents. Reflux. Une rose sur le plateau. Peu importe désormais ce que le goût des mets fait remonter comme souvenirs, peu importe s’ils noient son cœur de larmes. Le gâteau au chocolat planté de bougies, les chichis de la fête foraine, le thé à la menthe de Leïla. Il continue d’écrire, Ben. Il écrit ce qu’il ressent au cœur de ÇA. Pas le cœur d’une bête, pas le cœur d’un monstre. Quand ÇA se déplace désormais, il entend les mouettes. Il voit le lever de la lune se marier aux vagues. Il ressent le vent, il goûte la pluie. Il entend le chant des baleines. Il plonge avec elles dans le coucher du soleil. Il entend SA douleur.
Pendant ce temps-là, le blé semé à l'aventure peignit des coquelicots, des bleuets, des chardons, des papillons, dans l'idée de charmer les demoiselles Abeille et Libellule. C'était bien avant, avant, encore avant les épouvantails en bottes de paille et les arbres guillotinés.
Des lunes et des lunes par milliards plus tard, les deux-pattes amassèrent des pierres. L'orage leur souffla l'idée du feu. Ils fabriquèrent des lances, des haches. Ils harponnèrent les baleineaux. Ils jetèrent des ponts, des murs, des tours. Ils roulèrent la vie, jouèrent avec la poudre. Sur le toit du monde, ces sauvages vociférèrent leur soif d'être rois.
Les oiseaux survolèrent les champs de mines, les champs de ruines. Ils se prirent les ailes dans les barbelés, les fumées des fours, les réacteurs. Les éléphants sans défense montèrent au ciel. Dans les filets, les étoiles pleurèrent les dauphins.
Depuis ce jour maudit où il poussa des deux-pattes, le monde a commencé à rouler sur la mauvaise pente. Depuis le jour où leur tête se fit pastèque, l’Océan n'en finit plus de sécher ses larmes d'écailles, les arbres de flamber dans des tornades de ciel, avec les cornes, les fourrures, les becs, les sabots. Et même les petits d’hommes.
Au plafond de la grotte danse le ciel. Soleil, nuage, pluie. Étoiles, Lune. Aucun avion, fusée, satellite. Sur les parois et jusqu’à ses pieds, vogue ÇA – l’Océan – Dauphin, thon, corail. Aucun chalutier, filet, harpon. Ses mots nagent dans la marge. C’est la fin. Il se souvient d’une chanson. Il fredonne – Plus rien, plus rien(1). Vivement le désert ! craquait la terre. Vivement le déluge ! mugissait le ciel. Ainsi fut fait. L'Océan s'enroula à son premier rêve. Le rêve d’avant le monde. Et, seul, ténébreux, glacé, inconsolé, Il emporta le monde dans son néant.
Le poème est aussi long que la distance de la Terre à la Lune. Sur les petits carreaux du cahier, on peut effacer, dessiner, imaginer, recommencer. Le septième cahier resta vide. ÇA – l’Océan – l’emporta.
___________________________________ (1) Les cowboys fringants – Plus rien, 2004.
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