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Humour/Détente
Laz : Audience privée
 Publié le 05/06/25  -  2 commentaires  -  11887 caractères  -  22 lectures    Autres textes du même auteur

Pas de public, pas d'avocats, pas de témoins, pas de procureur, une audience privée… de tout.


Audience privée


La salle d’audience était pour ainsi dire vide mais l’essentiel y était. Un juge, une accusée, une victime.


Et, assis à la droite du juge, un greffier.


Et, assis à la gauche du juge, un autre, costumé à peu près comme le juge et le greffier, et dont la fonction était pour le moins imprécise.


Le juge trônait donc au milieu, face à la salle, entre le greffier et l’espèce d’assesseur. Vêtu d’une épaisse robe bleu roi surmontée d’un gros col fourré blanc neige, il montrait un visage impassible où ne se lisait rien de ce que pouvait lui faire d’avoir à présider un tribunal sans avocat, sans témoin, sans public. Devant lui, personne d’autre que le plaignant et l’accusée. Lorsque l’assesseur avait demandé à l’accusée si elle ne voulait vraiment pas d’avocat, elle avait répondu que vraiment, elle s’en passerait. Le plaignant avait également exprimé sa volonté de plaider sa cause seul.


LE JUGE, s’adressant à l’accusée : Je ne lis pas très bien votre nom : Émilie Nathan, est-ce bien cela ?


Le greffier commença de noter.


ÉMILIE NATHAN : Émilie Nathan, oui.


Le greffier continua de noter.


LE JUGE : Je lis sur ce que j’ai devant les yeux que vous déclarez ne pas très bien comprendre de quoi il s’agit.


Le greffier notait toujours.


ÉMILIE : Oui.

LE JUGE : Lorsque vous dites « de quoi il s’agit », vous voulez parler des accusations qui sont portées contre vous, n’est-ce pas ?

ÉMILIE : Oui, bien sûr.

LE JUGE : Les accusations sont pourtant claires. Monsieur Théodore Lazare, ici présent, vous accuse de l’avoir méprisé, ridiculisé, humilié, bref, d’avoir été méchante et sans pitié avec lui. Continuez-vous de ne pas comprendre ?

ÉMILIE : Monsieur, je comprends très bien ce que tout cela signifie, mais je ne vois pas en quoi je suis concernée, c’est tout.

LE JUGE : Madame Nathan, veuillez rappeler à la cour votre profession, je vous prie.

ÉMILIE : Je suis chanteuse.

LE JUGE : De variétés, je crois ?

ÉMILIE : De rock.

LE JUGE : De rock…

ÉMILIE : Oui.

LE JUGE : Chanteuse de rock…

ÉMILIE : Mm.

LE JUGE : And roll ?

ÉMILIE : Je vous demande pardon ?

LE JUGE : De rock… and roll ?

LE GREFFIER : Je note ?

LE JUGE : Si cela vous paraît nécessaire. Vous connaissez votre métier, non ? Vous n’êtes pas chanteur de rock, que je sache ?


L’espèce d’assesseur montra de l’agacement.


LE GREFFIER : C’est juste que votre question…

LE JUGE, le coupant : Manquait de pertinence, peut-être ?

L’ASSESSEUR : Messieurs, je me permets de vous rappeler que nous sommes en train de juger une affaire.

LE JUGE : Oui, l’affaire. Monsieur Lazare, voulez-vous bien nous préciser en quoi et de quelle manière madame Nathan s’est selon vous rendue coupable de ce dont vous l’accusez ?

THÉODORE LAZARE : Monsieur le Juge, voilà : je suis un fan, enfin, j’étais un fan d’Émilie et puis un jour je lui ai écrit et puis elle m’a répondu et puis alors je lui ai encore écrit et puis là, un jour, elle m’a plus répondu. C’est humiliant.

LE JUGE : Que lui avez-vous écrit ?

THÉODORE : Des lettres.

LE JUGE : Oui, des lettres, je me doute bien, mais encore ? Qu’y avait-il dans ces lettres ?

THÉODORE : Bah, je sais plus…, des choses euh…, comment dire, des choses, des trucs que j’avais envie de lui dire, des trucs qu’on dit quand on est fan, quoi, des… je sais pas, moi…

LE JUGE : Vous ne savez pas, vous ne savez plus ce que vous avez écrit dans vos lettres à Émilie Nathan ?

THÉODORE : Un peu, si, mais c’est pas important. C’est pas ça, l’important. Ce qui compte, c’est pourquoi on est là, c’est qu’elle a plus jamais répondu à mes lettres.


Le juge ferma doucement les yeux un instant, une sorte de « je comprends ». Il se tourna vers Émilie Nathan.


LE JUGE : Madame ?


Émilie prit sa respiration. Ses yeux fixaient avec étonnement sa victime.


ÉMILIE : Monsieur, en tant que chanteuse de rock, j’ai un certain nombre d’admirateurs et pas mal d’entre eux m’écrivent, c’est un fait, et il se peut tout à fait que…

LE JUGE, l’interrompant : Que vous ayez reçu du courrier de monsieur Lazare et que vous n’y ayez pas répondu ?

ÉMILIE : Eh bien, oui, mais est-ce un crime ? Pardonnez-moi, monsieur, mais je ne peux m’empêcher de trouver que tout cela est grotesque. Hier la police vient m’arrêter chez moi pour me conduire en garde à vue, aujourd’hui je me retrouve devant un juge, accusée de je ne sais quelle absence de réponse à je ne sais quelles lettres, c’est…

LE JUGE : Monsieur prétend vous avoir écrit…

ÉMILIE : Oui, d’accord, c’est bien possible, mais…

LE JUGE, sec : Vous a-t-il écrit ou pas ?

ÉMILIE : Mais je ne sais pas, je ne sais plus ! Comment pourrais-je le savoir ? Je reçois des dizaines de lettres d’admirateurs chaque jour et… enfin… on ne fait pas un procès à une chanteuse qui ne répond pas à toutes les lettres de ses fans ! Excusez-moi, monsieur, mais encore une fois, ceci me paraît grotesque, ridicule. J’aimerais savoir à quel jeu nous jouons.

THÉODORE, au juge, avec véhémence : « À quel jeu nous jouons » ! Elle prend ça pour un jeu, moi, ça me fait pas rire ! Et puis vous voyez bien, monsieur le juge, elle continue : elle dit que c’est ridicule, elle dit que je suis ridicule ! C’est comme ça depuis le début ! Sans parler de la chanson.

LE JUGE : La chanson ?


Émilie ouvrit de grands yeux tout ronds.


THÉODORE : Ben oui, la chanson… celle où elle se fout de moi : « C’est un peu con les gares, moi, j’aim’ pas trop les gares, j’m’ennuie dans les gares, et surtout celle de Saint-Lazare. »


Émilie Nathan étouffa un rire.


L’ASSESSEUR, au juge : On pourrait en venir aux faits, non ?

LE JUGE : Mais les faits, on est en plein dedans, mon vieux ! Pourquoi dites-vous cela ?

L’ASSESSEUR : Je ne sais pas, comme ça…

LE JUGE : Je vais vous dire, moi, pourquoi vous dites cela : c’est parce que vous adorez m’entendre dire « Venez-en aux faits, je vous prie ».


L’assesseur baissa la tête.


ÉMILIE : Messieurs, j’ai du travail et…

LE JUGE : Oui, on a bientôt fini. Je vous demande encore un tout petit peu de patience. Où en étions-nous ?

LE GREFFIER : La chanson.

LE JUGE, s’emportant brusquement : Oui, la chanson où elle se fout de ma gueule ouvertement ! Elle l’a fait exprès de choisir Saint-Lazare !

THÉODORE, calme : Non, ça, c’est moi.

LE JUGE : Pardon ?

THÉODORE : C’est moi qui dis ça. « La chanson où elle se fout de ma gueule ouvertement ! Elle l’a fait exprès de choisir Saint-Lazare ! » c’est moi qui le dis.

LE JUGE : Je vous avoue que je m’étonnais un peu moi-même de m’emporter de la sorte.

THÉODORE : C’est pas grave.

LE JUGE : Émilie Nathan, que dites-vous des paroles de cette chanson ?


Émilie soupira. Elle était fatiguée. Depuis le début de sa garde à vue, presque vingt-quatre heures plus tôt, elle avait mangé à peine une banane, et encore, pas très fraîche. Elle se sentait très loin de ce procès inqualifiable mais était pourtant là, bien obligée de faire quelque chose. Ce juge venait de lui poser une question. Fallait-il vraiment y répondre ?


ÉMILIE, fermement : Non.

LE JUGE : Quoi, non ?

ÉMILIE : Comment ?

LE JUGE : Je vous demande ce que vous pensez des paroles de cette chanson.

ÉMILIE : La chanson. Oui, la chanson. Cette chanson ne concerne en rien monsieur Lazare, c’est tout ce que je peux vous dire.


Elle fermait les yeux, exaspérée.


LE JUGE : Mm. Avez-vous des preuves ?

ÉMILIE : Des preuves de quoi ?

LE JUGE : Vous prétendez que la chanson mise en cause par monsieur Lazare ne le concerne en rien, je vous demande si vous avez des preuves de cela.

ÉMILIE : Pardonnez-moi, monsieur, mais ne serait-ce pas plutôt à lui d’apporter les preuves que cette chanson le concerne ?! C’est lui qui m’accuse.

LE JUGE : Ah, oui, pardon. Bon. Madame Nathan, je suppose que vous en avez assez ? Moi aussi. Étant donné l’état mental du plaignant dont il semble évident que…


Le juge hésitait.


L’ASSESSEUR : Que… ?

LE GREFFIER : Que… ?

THÉODORE : Que… ?

LE JUGE : Émilie Nathan, je prononce un non-lieu. Vous êtes libre.

ÉMILIE : Merci. Adieu messieurs.


Elle était visiblement soulagée. Elle s’en alla.


THÉODORE, au juge : Alors ?

LE JUGE : Alors, quoi ?

THÉODORE : Eh ben… « dont il semble évident que… », c’est de moi que ça parle, non ?

L’ASSESSEUR, chuchotant au greffier dans le dos du juge : Qu’est-ce qu’il vient de dire ?

LE GREFFIER : C’est de moi que ça parle.

L’ASSESSEUR : Ah.


Théodore attendait quelque chose du juge. Celui-ci se taisait. Théodore restait muet. L’assesseur fit un signe au greffier, lui demandant de lui passer ses notes. Le greffier les lui tendit d’un geste ample derrière le juge. L’assesseur commença de lire en silence. Quelques secondes s’écoulèrent pendant lesquelles il poursuivait sa lecture quand soudain il fronça les sourcils en levant l’index gauche, un doigt de l’autre main sur les notes.


L’ASSESSEUR, précis : Là.

LE GREFFIER : Quoi ?

L’ASSESSEUR : Là, quand Lazare dit « non, ça, c’est moi ». Et la suite. Ça ne t’a pas paru bizarre, toi ?

LE GREFFIER : Tu sais, moi, je fais pas toujours gaffe, je note…

L’ASSESSEUR : Moi, ça m’a semblé bizarre.

LE JUGE : À moi aussi, pour tout vous dire. Monsieur Lazare, vous avez quelque chose à dire ?

THÉODORE : Euh…

LE JUGE : Je répète : avez-vous quelque chose à dire, monsieur Lazare ?

THÉODORE : Ben…

LE JUGE, se penchant en avant : Vous vous amusez bien, Théodore ?

THÉODORE : Oh, allez, j’ai juste déposé une petite plainte.

LE JUGE : Vous avez provoqué un procès.

THÉODORE : Pas grand monde, au procès, hein. J’ai pas dérangé grand monde.

LE JUGE : Et Émilie Nathan ? Et nous ? Un juge, un greffier, un assesseur.

THÉODORE : Une espèce d’assesseur.

LE JUGE : N’essayez pas de minimiser vos torts. Vous n’avez aucune circonstance…

THÉODORE : Atténuante.

LE JUGE : Atténuante. Merci. Je vous condamne à deux heures de prison ferme.

THÉODORE : Mais monsieur le Juge, vous ne pouvez pas me condamner : ici, je suis le plaignant, pas l’accusé.


Étonné, le juge se tourna vers le greffier puis vers l’assesseur.


LE JUGE : Il a raison, ce con. Qu’est-ce qu’on fait ?

LE GREFFIER : Moi, j’en ai assez, j’y vais.


Le greffier se leva, ôta sa robe et quitta la salle.


L’ASSESSEUR : Moi aussi. Ça va comme ça. J’y vais.


L’assesseur retira lui aussi sa robe et partit.


LE JUGE : Vous ne m’en voudrez pas si je vous quitte également, monsieur Lazare ?

THÉODORE : Du tout, du tout.


Le juge se défit de sa robe et s’en alla.


La salle d’audience était maintenant pleine de silence et d’absents. Théodore marcha jusqu’à la place du juge et se saisit de la robe qui était sur le fauteuil. Il l’enfila. Le col fourré lui chatouillait la nuque. Il chercha un miroir. Il n’y en avait pas. Il ôta la robe de juge, la laissa tomber sur le sol et s’assit sur le fauteuil. Il se pencha en avant, croisa ses bras sur la table et posa sa tête dessus. Il laissa ses yeux se fermer. Trois secondes plus tard, il les rouvrit, prit un stylo qui traînait là, s’empara d’une feuille qui traînait là aussi, et dessina un tout petit cœur. Puis il écarta la feuille, se refit un coussin de ses avant-bras, reposa sa tête dessus, et referma les yeux. Il chut dans un sommeil sans nom.


 
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   Dimou   
5/6/2025
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Bonjour Laz

Curieuse mise en page c'est très original bravo déjà. Je l'ai dévorée sans m'en rendre compte j'étais pris par le rythme :

Il y a un goût d'humour burlesque, je sais pas si on dit comme ça, ça se mord la queue de bout en bout et la fin aussi. Les phrases sont courtes, et dés lors il faut de l'impact, il y en a. Un impact doux.

EMILIE NATHAN : Emilie Nathan, oui. ( ce genre de répétition me fait sourire )

Je ne peux pas m'empêcher, quand je vois des créatifs avec de l'humour tels que vous, comme il en est tant sur ce site, de trépigner qu'on franchisse un jour le pas du naïvisme sur Oniris. Mais chacun est libre.

Cela traite du harcèlement c'est évident, mais peut-être en sous-jacent de l'inefficacité ou de l'inutilité de la justice peut-être ? cette dérision, n'est-elle pas signe chez vous d'une lassitude ou d'une quelconque désapprobation ? est-ce la justice qui ronfle en définitive..?

Le harceleur est juge ? c'est curieux ce nom qu'il a, bibliquement c'est censé être un genre de gardien

Bonne fin de semaine

   Salima   
6/6/2025
trouve l'écriture
aboutie
et
aime beaucoup
Nouvelle façon théâtre, ou théâtre façon nouvelle. Micro pièce quoi. Théatricule.

Une fois lue la pièce, qui se lit facilement, parce que l'écriture est fluide, simple et directe, je m'interroge sur le sens.
Et je réponds : pas de sens, pas du tout. Absurde.

La forme littéraire théâtrale souligne l'idée que le tribunal en question est un "théâtre", càd un arrangement où chacun joue un rôle sans conséquence, sans sérieux. D'ailleurs, vient le moment où les rôles s'emmêlent, quand le juge prononce la réplique de Lazare.
Le chef d'accusation est absurde. La garde à vue aussi. Le greffier qui noterait chaque réplique est complètement surréaliste, quand il se contente dans la réalité d'une phrase sommaire résumant ou erronant l'ensemble de l'audience.
On nage dans l'absurde, et c'est Lazare qui a provoqué la procédure par un manque de compréhension des codes relationnels.
Émilie à l'inverse représente la normalité sensée qui comprend et saisit les interactions humaines, a un but dans la vie, est bien intégrée.
Lazare court donc après la reconnaissance d'Émilie, pas pour elle-même, qu'il ne connait pas personnellement, mais pour ce qu'elle représente de lucidité, de bon sens.
Juge, greffier et assesseur sont un cadre qui permet d'établir le contact entre absurde et sensé. Mais ils échouent à les réunir, et a permettre que l'un franchisse le ias pour entrer dans le monde de l'autre. Émilie part la première, et Lazare reste seul finalement, avec son cœur qui déborde, et qui se pose sur une feuille de papier, faute d'être accepté par un être de chair. Feuille de papier qui était avant une lettre, mais qui ne reçoit plus de réponse.

Malgré l'importance du dialogue, il y a des silences dans presque chaque didascalie. Chaque personnage est seul, empli de solitude, parlant sans comprendre l'autre, enfermé en lui-même, en son rôle et en sa manière de penser.

On en revient à l'absurde : les personnages sont pris dans une situation sans queue ni tête, et s'en tirent sans but et sans comprendre.

Pour avancer une interprétation, je dirais que Lazare est l'individu vrai, innocent, pur. Émilie est l'individu qui se leurrer, pensant comprendre le sens du monde, et passant à côté de l'essentiel : l'amour, qui aurait pu les unir et les sauver de l'absurde. Les trois marionnettes sont les conventions, les préjugés, le cadre, la structure, les piliers qui soutiennent l'illusion, et qui laissent tomber Lazare et l'abandonnent à lui-même.

Une pièce bien triste, sans ouverture, sans espoir.


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