Ce texte est une participation au concours n°37 : Écrits des Temps Exaspérés (informations sur ce concours).
2025 « La nature a des droits, et ce n’est pas une idée nouvelle », est le titre d’un éditorial paru en janvier 2025 dans les pages environnement d’un grand quotidien. L’auteur du billet poursuivait ainsi : Au siècle dernier, dans les années soixante-dix, grâce au développement de l’écologie politique et militante, on commence à parler de protection de l’environnement, de respect des animaux, des dangers liés à l’explosion de la démographie. L’homme réalise alors que ses activités engendrent une pollution de l’air, de l’eau et des sols qui peut s’avérer mortifère. Vers le début du vingt-et-unième siècle, l’humanité prend conscience qu’elle est désormais confrontée à des défis immenses qui font planer une menace existentielle sur Homo sapiens. On entre dans l’Anthropocène, l’être humain imprime des changements majeurs sur la planète, sur le climat, sur les écosystèmes. Dans ce contexte anxiogène de dégradation de l’environnement, d’effondrement de la biodiversité et de bouleversements provoqués par le changement climatique, une réflexion est menée dans la sphère du droit pour donner plus de place à la nature par rapport à l’humanité. La notion d’animisme juridique apparaît. Les animaux, les végétaux ou les éléments naturels peuvent se voir dotés d’une personnalité juridique et être partie plaignante dans un procès si leurs droits sont menacés, en raison d’un projet de développement par exemple. De plus en plus de pays modernisent leur système pénal, ouvrant à des démarches juridiques qui permettent à une entité naturelle, à un écosystème, ou à la nature tout entière de devenir une personne juridique, et à ce titre d’avoir des droits.
2050En ce début d’année, le palais de justice de Paris bruisse d’une activité inhabituelle, l’excitation est palpable dans les couloirs et les salles d’audience, un procès hors norme se prépare : le procès intenté par l’eau à l’homme pour dégradation, empoisonnement, détournement et spoliation. Des dizaines de plaintes ont été déposées par diverses entités naturelles sur les cinq continents de la planète, mais seules celles qui ont été jugées recevables seront examinées par le tribunal. De nombreux magistrats et avocats ont été mobilisés et spécialement formés pour ce procès particulier qui va durer plusieurs mois. Des journalistes venus du monde entier, spécialistes du droit de l’environnement et de l’écologie, vont suivre les débats et rendront compte dans les médias.
Le printemps touche à sa fin et le procès intenté par l’eau à l’homme est toujours en cours. Nul ne sait sur quelles décisions concrètes il va déboucher, mais les débats sont de grande qualité, souvent vifs, parfois poignants. Nos journalistes présents dans la salle d’audience vous font vivre ce procès, relatent au quotidien les dépositions et plaidoiries des différentes parties. Dans la chronique d’aujourd’hui, nous vous révélons les meilleurs moments de quatre témoignages emblématiques de la semaine écoulée. Ce sont les avocats des parties civiles qui parlent au nom de l’eau. Elle s’exprime à travers eux.
Je prends ma source là où les neiges sont éternelles, au pays des glaciers bleus qui défient le ciel. Au tout début, on ne distingue qu’un filet minuscule, hésitant et silencieux entre les cailloux vernis par mon eau frissonnante. Puis au fur et à mesure, je m’enhardis, mes flots vert émeraude prennent de l’ampleur, je bondis d’un rocher à l’autre en un vacarme assourdissant, je m’essaie aux cascades. Je dévale les pentes de la montagne, je deviens infranchissable, bouillonnant sous les ponts de bois qu’empruntent les hommes et les bêtes pour me traverser. Quand vient la vallée mon cours s’assagit, j’ose quelques méandres entre les prairies vert tendre émaillées de vaches cornues. Jusqu’au barrage. Un jour des hommes ont décidé de barrer ma route, de casser mon élan vers les plaines et la mer, de me transformer en une chose insipide, lisse et silencieuse, un lac. J’y ai perdu mon âme. Des carpes stupides ont détrôné les truites arc-en-ciel, la vase turbide a remplacé les galets. Je me morfonds dans cette masse inerte, je macère des mois dans ce vide abyssal, puis je réussis à m’échapper, je suis libéré, je reprends mon cours en aval du barrage mais ce n’est plus pareil, quelque chose s’est cassé. Je m’étire pendant des kilomètres, traverse en ligne droite des villes inconnues, puis un beau jour mes eaux claires se mêlent aux eaux boueuses du grand fleuve qui m’accompagnera jusqu’à la mer. Je témoigne à ce procès au nom de tous les torrents, les rivières et les fleuves, toutes les eaux qui habitent un lit. Cessez de contrarier notre cours naturel, de nous canaliser, de nous retenir, préservez ce caractère sauvage qui fait notre beauté, respectez nos rives foisonnantes de vies minuscules.
Je suis une mer intérieure perdue au milieu des steppes de l’Asie centrale et je me meurs lentement. Les deux puissants fleuves qui m’alimentaient ont été détournés par les hommes pour irriguer des champs de coton, au service d’une agriculture productiviste qui empoisonne l’air, l’eau et les sols. Privée de mon alimentation, j’ai subi la soif, je me suis desséchée au fil des années. Ma surface s’est réduite comme peau de chagrin, partout des bateaux gisent échoués sur mon fond devenu poussière et se couvrent lentement de rouille. Au temps de ma splendeur, mon eau limpide d’un bleu intense regorgeait de poissons ruisselants, les villages de pêcheurs prospéraient sur mes côtes. Avec la baisse du niveau de l’eau, la salinité croissante a fait disparaître de nombreuses espèces, la biodiversité s’est effondrée. Les hommes ont déserté mes rivages, la couleur bleue de l’horizon a été remplacée par un infini de gris balayé par les vents violents de la steppe. Au début du vingt-et-unième siècle, des travaux ont été entrepris avec succès pour renflouer ma partie nord qui a retrouvé une partie de son lustre d’antan, mais la partie sud est toujours privée d’eau et rien n’est planifié pour inverser cette situation. Je demande que les différents pays concernés se réunissent autour d’une table, se parlent enfin et mettent en place les actions indispensables à ma survie, qu’il y ait une vraie volonté politique pour la gestion de l’eau dans cette région d’Asie centrale.
L’eau est un élément naturel sauvage, elle gronde quand elle dévale les montagnes, quand elle tombe en chutes, quand elle se déchaîne en vagues écumeuses à la surface des océans. Elle sait aussi être calme, quand elle s’étale paresseusement dans les lacs silencieux, ou dans les nappes souterraines tapies au plus profond de la terre. L’homme n’a eu de cesse de s’ingénier à dompter la nature pour satisfaire ses besoins insatiables et l’eau n’a pas échappé à cette volonté mortifère. Pour se plier à un usage domestique, l’eau a été maîtrisée, contrainte, canalisée dans des tuyaux de plus en plus petits, mise sous pression, purifiée par des procédés agressifs, mélangée avec du chlore nauséabond. Je suis l’eau du robinet. Malgré tous ces mauvais traitements, je ne me plains pas, je ne réclame rien, je formule un seul vœu : ayez un minimum de considération et de respect, vous qui avez la chance de m’avoir chez vous, jaillissant à volonté d’un simple geste. Vous savez que vous êtes privilégiés mais vous l’oubliez chaque jour. Quand l’eau coule entre vos mains, quand elle tombe en pluie sur vos corps ou qu’elle remplit vos verres, rappelez-vous que je suis un bien précieux et irremplaçable.
Je suis l’océan, on ne voit pas que je souffre en silence sous ma surface bleue. Les rayons ardents du soleil me brûlent, je transpire à l’équateur, j’ai oublié le froid des pôles qui me saisissait jadis au plus profond de l’hiver. La fonte des glaces me fait gonfler, cet embonpoint ne me gêne pas, mais vous les hommes, vous allez en subir les conséquences. J’ai déjà commencé à grignoter petit à petit vos côtes, puis je vais engloutir vos belles villes du bord de mer. Cela devrait vous faire réagir, non ? Je vous signale aussi que je ne suis pas une poubelle, vous me jetez en pâture des bouts de plastique, des déchets aussi divers qu’abjects, des liquides gras et nauséabonds. Vous pensez que je peux tout absorber tant mon immensité semble infinie, mais non, moi aussi comme tout le monde j’ai mes limites. Je suis sillonné chaque jour par des bateaux hors d’âge, à la merci de la moindre tempête, prêts à vomir leur cargaison de pétrole ou de produits chimiques. Quand prendrez-vous les mesures nécessaires pour condamner les armateurs véreux, les capitaines indignes qui dégazent au large sans vergogne. C’est possible, il suffit de mettre les moyens, c’est une question de volonté politique. Vous les hommes, vous commencez à réaliser les traumatismes que vous me faites subir, mais il est déjà trop tard, des dégâts irréversibles ont déjà été commis, et vous savez très bien de quoi je parle. Si vous voulez sauver ce qui peut l’être encore, il faut faire pression sur vos élus, vos dirigeants, pour qu’ils prennent des mesures drastiques, contraignantes, impopulaires mais nécessaires. En aurez-vous le courage, je forme ce vœu, c’est cet espoir qui m’a conduit à venir témoigner à la barre de ce tribunal.
L’année 2050 s’achève dans quelques jours et le procès intenté par l’eau à l’homme vient de se terminer. De nombreuses condamnations ont été prononcées, qui devraient déboucher rapidement sur des actions concrètes. Le monde entier a suivi avec passion les audiences de ce que l’on appelle désormais « Le procès ». Chacun a pris fait et cause pour la défense de l’eau, convaincu par ce concept d’animisme juridique qui donne la parole à un élément naturel pour exprimer ses doléances. Une prise de conscience citoyenne sur les enjeux de sa préservation a émergé partout sur les cinq continents. Des pétitions ont recueilli des millions de signatures, des manifestations monstres ont eu lieu dans les grandes capitales. Sous la pression des citoyens, les hommes politiques se sont engagés à faire voter des lois contraignantes pour la protection de l’eau, ces mesures que les militants écologistes attendaient depuis des décennies. Désormais chacun à son échelle respecte mieux l’eau, mais il faut rester vigilant afin que l’attention ne retombe jamais.
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