Ce texte est une participation au concours n°37 : Écrits des Temps Exaspérés (informations sur ce concours).
Au commencement, il y eut l’érosion. Pas le fracas, pas le feu. Juste le frottement patient du temps, ce grand silence que l’humain, dans sa frénésie, peine à saisir. Sous une voûte ancienne de lichens, dans l’ombre dense des racines noueuses, les pierres reposaient. Non pas ces galets dociles que l’homme glisse dans ses jardins ou polit dans ses monuments, non. Les grandes, les vieilles, les fières – celles qui n’ont pas de nom, parce qu’elles ont été là bien avant que la langue ne fût. Elles murmuraient bas, tout juste une vibration dans le sol, une ondulation dans l’air. Il n’y avait pas de paroles inutiles, juste des sons de l’éternité, émis à une fréquence que peu pouvaient entendre.
« Le vent revient », murmura Grisaine, la pierre fendue, tout juste un souffle d’air frais qui effleurait sa surface rugueuse, sous la falaise. « Il sent la pluie. »
« Le vent revient », répondit Morbleu, le granit froid et impassible, planté là, dans la plaine sans fin. « Mais il a oublié les chants. »
Autour de ces pierres, le monde bougeait, comme une houle invisible. Lentement. Presque imperceptiblement. Mais lorsque l'humain passait… Il venait parfois, bruyant comme une tempête, mais sans la lumière. Il parlait fort, tout seul, convaincu que tout ce qui l’entourait n'était qu'un décor muet. Il traçait des lignes sur les pierres, les brisait, les empilait en formes géométriques étranges. Il observait les montagnes et disait « conquérir » les forêts et disait « exploiter » les bêtes et disait « domestiquer ». Il appelait cela « civiliser ». Mais la Terre, elle, n’a jamais demandé à être civilisée. Un jour, un bruit nouveau déchira le silence, un râle métallique, grinçant, traîné par un engin jaune qui mordait la colline avec voracité. Les pierres se soulevèrent dans un mouvement sinistre, se heurtèrent entre elles dans un chœur minéral d’indignation.
« Encore lui », dit Vieille-Silex, dont le dos était durci par des milliers d’hivers. « Toujours à fouiller, à creuser. Il ne sait que cela. »
Mais cette fois, il ne cherchait pas l’or, ni l’eau. Il voulait, disait-il, installer une « résidence secondaire avec vue ». Vue sur quoi, demandaient les pierres entre elles. Mais elles savaient bien qu’il ne voyait jamais rien de ce qui était véritablement là. La mousse, cette peau vert tendre et vivante que les pierres chérissent, fut arrachée d’un coup sec. Les racines des vieux arbres, ces doigts végétaux qui se frayaient un chemin dans les profondeurs du sol, furent éventrées, abandonnant un sol nu et vulnérable. Les insectes, petites âmes laborieuses qui tissent silencieusement la toile de la vie, s’enfuirent en hâte, frémissant de terreur. Les oiseaux crièrent, mais personne ne les écouta. Puis le béton arriva, une maladie blanche et froide, se répandant lentement sur le sol, enchevêtrant tout dans sa masse dure et inerte. Les pierres, impuissantes, observaient tout cela. Leur patience, infinie et silencieuse, se mêlait à une colère sourde, mais contenue. Elles ne bougèrent pas, car les pierres ne fuient pas. Et puis la pluie vint. Mais pas la pluie douce que l’on attend. Pas cette danse délicate qui chatouille les feuilles, ni ces caresses fraîches dans les creux. Non. Une pluie enragée, violente, hachée par les vents, saturée de sel, fouettant les fenêtres et les murs sans racines. Les rivières, assoiffées, grossirent d’un coup, dévalant la montagne, engloutissant tout sur leur passage. Elles quittèrent leurs lits, se jetèrent dans les caves, renversant les fondations, brisant les angles rigides des maisons humaines. Morbleu, granit vieux comme les âges, immobile depuis trois ères glaciaires, sentit l’eau lécher sa base. Une sensation étrange, douce et apaisante à la fois, comme une longue mémoire qui se réveillait. Le contact humide semblait charger l’air, l’imprégnant d’une énergie minérale ancestrale. Il comprit.
« C’est l’heure », dit-il, d’un ton qui n’était ni joyeux, ni triste, mais inébranlable.
Le sol, lentement, se déchira. Non pas dans un fracas, mais dans un souffle profond, comme si la Terre se relâchait après un long sommeil. Les pierres roulèrent une à une, non pas pour fuir – les pierres ne fuient jamais – mais pour reprendre la place qui leur appartenait. Pas celle qu’elles avaient perdue, mais celle qu’elles avaient toujours occupée avant que l’homme ne vienne troubler la quiétude du monde. Grisaine, la pierre fendue, retrouva son creux originel, celui qu’elle avait occupé pendant des siècles, avant que l’humain ne vienne troubler son silence. Morbleu s’enfonça un peu plus dans la terre, là où le gel le respectait. Même les plus petites pierres, les éclats et les poussières, se réorganisèrent, se tissèrent dans un ordre parfait, une trame invisible, réparant ce qui avait été brisé. Là où la maison s’était dressée, il ne resta plus qu’un mur solitaire, battu par les éléments, son crépi effrité par le vent et le sel. Un souvenir de plus dans le grand livre de la Terre, que les hommes avaient écrit trop vite et trop fort. Au fil des saisons, la mousse revint. Elle s’étendit en silence, portée par les spores que le vent avait déposées. Les fougères, fragiles mais résolues, s’installèrent, suivies par les insectes qui tissèrent à nouveau leur fine toile de vie. Puis vinrent les crapauds, leur chant de pluie résonnant dans l’air humide. Les arbres ne tardèrent pas. Ils se souvenaient, eux. Une fois la plaie cicatrisée, ils s’élancèrent vers le ciel, leurs racines se frayant un chemin entre les pierres, scellant ainsi l’union silencieuse entre le minéral et le végétal. Les humains ne revinrent pas. Pas ici. Ils parlèrent de « glissement de terrain », d’un « événement imprévu », d’une « zone instable ». Ils barrèrent les routes, oublièrent. Mieux encore : ils disparurent de leur propre récit. Mais les pierres, elles, savent. Elles savent que tout ce qui monte finit par s’effondrer. Elles connaissent la lenteur du temps, le poids des siècles. Par une nuit d’équinoxe, un grand-duc vint se poser sur le sommet de Vieille-Silex. Il ne dit rien, comme le font les oiseaux de nuit qui connaissent les secrets du monde. Il hocha lentement la tête, un geste grave, un signe de reconnaissance.
« Ils cherchent ailleurs », murmura-t-il. « Vers les fjords. »
« Alors la glace leur répondra », dit Grisaine, comme un souffle dans la brume.
« Et les mers », ajouta Morbleu, d’un ton aussi ancien que la roche.
Car la Terre n’est pas silencieuse. Elle parle à ceux qui savent entendre. Dans le froissement des feuilles, le craquement des pierres, le murmure de l’eau sous la glace. Elle avertit, toujours. Mais l’homme, dans sa précipitation, croit que se taire, c’est se soumettre. Il ignore que, parfois, le silence n’est pas une soumission : c’est une menace. Une promesse. Bien plus bas, sous la croûte du monde, les minéraux se chantaient des poèmes, des chansons que seule la Terre pouvait entendre. Ils chantaient la calcite, sa lumière cristalline et pure. Ils chantaient le mica, éclat fugace comme la lune dans l’obscurité. Ils chantaient l’obsidienne, tranchante comme une vérité dure et sans pitié. Et surtout, ils chantaient le quartz, cette mémoire vivante du feu, qui pulse encore dans l’ombre de la Terre. Ils attendaient leur heure. Car la Terre n’est pas en guerre. Elle n’a pas besoin de l’être. Elle n’a pas d’ennemis. Elle est. Et dans cette simple présence, il y a une force que l’homme ne pourra jamais contenir. Il s’épuisera à creuser, à bétonner, à poser des frontières sur l’air et à vendre des tickets d’entrée au ciel. Mais le sable rira sous ses pas. Les racines soulèveront ses routes. Le sel rongera ses statues. Et quand il partira – car il partira –, les pierres seront encore là. Elles refermeront doucement la page. Et l’histoire reprendra.
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