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Sentimental/Romanesque
cyclo : Mais délivre-nous du mâle ! (une histoire des années SIDA)
 Publié le 08/02/08  -  4 commentaires  -  31440 caractères  -  20 lectures    Autres textes du même auteur

Un frère, une soeur. Ils sont jumeaux, inséparables. La vie, la mort, l'amour...


Mais délivre-nous du mâle ! (une histoire des années SIDA)


Le voisin s’est pendu. Il avait quatre-vingts ans. Depuis le décès de sa femme, il y a un an, il déprimait ferme. J’essayais bien de lui remonter le moral, de l'inviter à venir nous voir, mais ça le déprimait encore plus. Il est vrai que notre propre situation n’était pas bien gaie. J’avais beau lui montrer que d’autres étaient dans un cas pire que le sien -ma sœur, par exemple- il en convenait, mais cela ne le rassurait pas.


Ma sœur garde le lit. Conchita est malade, très malade, de cette maladie dont on ne parle pas, ou seulement du bout des lèvres - et mortelle. Je la soigne. Ses jours sont comptés. J’ai pris une disponibilité de trois mois à la suite de nos dernières vacances d'été - pour convenances personnelles, les collègues n'ont pas besoin de savoir de quoi il retourne exactement - en fait, pour rester auprès d’elle.


Elle était belle, ma frangine, Conchita, ma jumelle. Et intelligente aussi. Et forte. Ce que j’ai pu lui en faire voir, adolescent :


- Ma grosse poulette, ma petite boulotte, mon pigeon dodu, ma plantureuse...


Alors, pour mincir, elle s’est mise comme une forcenée à faire de la natation, et pour ne pas être en reste - puisqu'on était toujours ensemble - à m’emmener avec elle. Et c'est ainsi que j'ai moi aussi sculpté mon corps : elle voulait que je ressemble à l’Apollon du Belvédère, finement musclé, comme on l'avait vu dans un livre de classe, en cinquième, je crois. Et elle avait réussi. Elle-même était devenue comme la Vénus anadyomène, longiligne et très belle. Et ma foi, elle a eu raison. Je suis bien foutu, moi aussi.


Pourtant la maladie l’a terrassée. Une faiblesse d’abord... Un matin, elle me dit :


- Mais qu'est-ce que j'ai ? J'arrive plus à soulever mon cartable.


Elle est quand même allée au lycée. Mais un malaise l'a saisie en salle de classe. Ambulance. Hospitalisation. L'horreur. Une diarrhée d’enfer qu’ils ont eu bien du mal à juguler. Et, l'épisode à peine fini, une pneumonie terrible. Alors que c'était juin, qu'il faisait 34 ° dehors. Enfin, ces plaques violines sur la peau, surtout sur les jambes et sur les bras. Et des douleurs articulaires terribles. Et cet amaigrissement terrifiant, ces perfusions, seule la tête restait active.


Trois mois infernaux ! Certains jours, j’en ai pleuré dans les couloirs. Supplié les infirmières et les toubibs de faire quelque chose. Contre la douleur ! Mais j’ai eu l’impression qu’ils lui faisaient payer le prix de son silence - elle n’a jamais voulu dire l’origine de son mal, et pourtant ils se sont ligués, tous, des aides soignantes au psychologue - moi seul suis au courant.


Finalement, en octobre, ils m’ont dit qu’ils ne peuvent plus rien faire, qu’elle allait mourir, qu’ils pourraient la garder jusqu’à la fin, mais Conchita a demandé à rentrer.


- Pablito, ramène-moi… Je veux mourir à la maison, a-t-elle dit.


Depuis le début, elle savait qu’elle allait mourir. Et là, elle marchait difficilement, tellement amaigrie et affaiblie, presque un squelette ambulant, elle qui était si belle, si sculpturale. On a pris une ambulance. Au début, elle se levait encore un peu pour aller sur le fauteuil. Depuis huit jours, elle garde le lit.


Bien sûr, je ne lui ai pas encore parlé du voisin, je ne lui ai pas dit qu’il s’était suicidé, et de quelle horrible façon ! C’est pourtant moi qui l’ai découvert, en allant chercher le journal. Oui, il nous prêtait "Le monde", auquel il était abonné depuis 1945 (« je peux pas m’en passer », disait-il), et nous, on lui refilait en échange le canard local. C’est toujours utile d’avoir les infos locales. Sa femme y épluchait la rubrique nécrologique, et lui la vie municipale... Il aimait bien vitupérer contre la nouvelle municipalité. Les problèmes de circulation surtout... Mais depuis quelque temps, ce n’était plus ça... Je ne l’entendais plus récriminer. Il était apathique. Et hier, en lui portant le journal - il ne ferme jamais à clé - je l’ai trouvé pendu à la rampe de l’escalier. Horrible à voir. Je n’ai pas perdu mon sang-froid, j’ai décroché son téléphone et appelé les pompiers. Deux ou trois minutes après, ils sont arrivés et l’ont dépendu. Il était mort, le visage presque bleu dans une grimace épouvantable.


Conchita n’en sait rien. Je lui dis :


- Le voisin est mort.

- Moi, c’est pour bientôt, me répond-elle simplement.


Et elle sourit. Elle est belle encore, ma Conchita, malgré ses joues toutes creuses et son teint cireux. Elle a les yeux brillants comme des flammes. Elle ressemble un peu à une barque échouée sur une plage, avec son mât déglingué, quand je lui fais sa toilette. Ses fesses ont fondu, ses bras et ses jambes sont comme des allumettes, ses côtes traversent presque la peau, les genoux et les clavicules sont des montagnes :


- Tu vois, Pablo, je suis devenu « cuisses de mouche, fleur de banlieue », comme dans la chanson, mais un peu fanée, quand même, la fleur, dit-elle en riant. Qui pourrait m’aimer, maintenant ?

- Moi, tiens, tu sais bien que je t’aime...


Car elle arrive encore à rire de son état. Moi, pas vraiment. Mais je fais comme si. À part ce voisin, ce vieux monsieur, personne ne vient plus nous voir. C’est que la maladie, ça fait peur. Surtout celle- là. Même nos vieux parents ne viennent plus. Oh, je leur pardonne, ils sont âgés, et puis papa n’a jamais voulu comprendre. Que Conchita reste célibataire, passe encore ! Mais que moi, je sois homosexuel, ça dépassait les bornes ! Et qu’en plus, on vive ensemble !...


Quand il est arrivé d’Espagne, en 1939, il avait dix ans. Il s’est mis d’arrache-pied à apprendre le français, est devenu ouvrier agricole. Il voulait qu’on soit plus Français que les vrais. Je ne l'ai jamais entendu parler espagnol à la maison. De toute façon, maman est française, protestante, n'a pas fait d'études et ne le parle pas. Sa seule concession a été de nous donner des prénoms espagnols, pour se faire plaisir. Heureusement qu’on a eu les grands-parents, chez qui on allait en vacances. C’est comme ça que j’ai pris le goût des langues. Et, grâce aux bourses, on a pu faire des études, nous ! Et je suis devenu agrégé de lettres, avec en plus une licence d’espagnol !


Conchita, elle, a toujours été une artiste, dès son plus jeune âge. Ce qu'elle aimait dessiner ! Elle aurait voulu faire du cinéma. Finalement, elle a fait des études d’histoire. Elle est agrégée elle aussi, et on a pu se faire nommer tous deux à Poitiers, où on enseigne dans les classes préparatoires. Mais sa vraie passion, c’est le cinéma. Elle a animé le ciné-club du lycée, puis de la fac. Et elle préparait une thèse sur l’adaptation littéraire au cinéma, à travers l’exemple de Visconti, son Dieu. Elle publiait des articles savants dans des revues spécialisées. Son analyse comparée des différentes adaptations au cinéma du Facteur sonne toujours deux fois a fait grand bruit.


Et maintenant la voilà seule, abandonnée. Enfin, pas complètement, je suis là. Ma sœur. Ma jumelle. Ma douce. Mon enfant. Mon bébé. On ne s’est jamais quittés. Pablito, Petit Paul, c’est comme ça que tu m’appelais, tu t’en souviens, quand nous avions six ou sept ans. Et quand on m’a opéré, quand on a dû me faire une circoncision chirurgicale - on avait huit ans - je n’ai voulu personne d’autre que toi pour rester avec moi la nuit à l’hôpital. On t’a mise dans le lit voisin. Tu n’as pas beaucoup dormi parce que je délirais un peu :


- Les Japonais-nais-nais… m’as-tu entendu dire à plusieurs reprises.


J’ai jamais su ce que je voulais dire avec ces Japonais ! Mais aussi, après, mon zizi était plus joli, tu trouvais. Et puis, surtout, j’ai plus fait pipi au lit. Tu étais tellement gênée quand ça m’arrivait. Tu savais que je me ferais engueuler par le père.


C’est du passé, tout ça. Maintenant, tu es là, toute fragile. Tu arrives tout juste à te redresser.


Mon sexe que tu admirais tant. Tu te souviens, à quatorze ans, tu l’avais surnommé John-John, en souvenir du président Kennedy, que tu admirais pour sa beauté et pour ses succès auprès des femmes.


- C’est un chaud lapin, disais-tu.


Mais moi, je n’ai jamais aimé les femmes. Peut-être à cause de toi. Puisque je t'aimais, qu’on ne s’est jamais quittés ! Quand on s’est installés ici, dans cette rue tranquille, avec tous ces pavillons tous identiques, les gens nous ont trouvés bizarres. Un frère et une sœur qui vivent ensemble ! Qu’est-ce qu’ils pouvaient comprendre ? On a chacun notre chambre. Et chacun sa vie privée, surtout moi.


Moi, tu m’as toujours suffi. Tu es plus que ma sœur, tu es ma moitié. Bien sûr, si tu avais aimé ailleurs, tu te serais peut-être mariée et nous aurions été séparés. J’aurais sans doute souffert. Maintenant, tu vas me quitter aussi. Pour embrasser la Mort, cette vieille carne qui nous guette tous. Comme le voisin, le pendu… Mais toi tu auras une belle mort, je serai à côté de toi, je te tiendrai par la main. Je te relirai des passages de La recherche. Tu m’as dit :


- Maintenant que nous avons fini de lire Proust, je peux mourir. J’ai retrouvé le temps ! Tu sais, comme à la fin de 2001 ?


Oui, tu fus pour moi une initiatrice. Quand on est allés voir 2001, l’odyssée de l’espace, en 1969… Tu te souviens, on avait dix-sept ans, c’était en pleine campagne présidentielle… Tu t’amusais à déchirer les affiches de Pompidou, et un militant avait voulu te mettre à mal, il te menaçait avec son gros pinceau… J’ai pris son seau de colle et le lui ai balancé sur la poitrine, et on s’est enfuis en courant… Ce qu’on courait vite alors ! C’était en mai, je crois. Il faisait beau, et ce soir-là, on n’était qu’une dizaine de spectateurs dans cette immense salle de cinéma de Marmande. Le film nous avait sidérés. Enfin, surtout toi ! Moi, il m’avait laissé perplexe. Et toi, à la fin, tu ne voulais pas te lever de ton fauteuil, tu restais clouée, comme dans ces cauchemars, tu sais, où on n’arrive plus à bouger. Mais en fait, comme tu m’as expliqué après, c’était plutôt un rêve que tu faisais, ce rêve qui t’arrivait de temps en temps, où tu volais dans les airs, et le film te procurait le même effet. Il paraît que c’est merveilleux, mais ça ne m’est jamais arrivé à moi, ce genre de rêves. C’est sans doute pour ça que 2001 ne m’a jamais causé autant d'enthousiasme qu'à toi, même si je l'aime beaucoup.


Tu m’en as parlé toute la nuit après, et le lendemain, on est allés le revoir, et j’ai mieux saisi les beautés et le mystère de ce film. Et maintenant encore, en te regardant, je crois voir l’astronaute, au bout de son voyage, le visage tout fripé. Puis le fœtus astral... Je sais que ce sera une renaissance, et qu’on se retrouvera.


Mais pourquoi c’est arrivé à toi, ça ? Toi qui n’as pas connu d’homme ? Alors que moi, j’en ai connu des dizaines, que dis-je ? Des centaines... Tu me le reprochais bien assez, quand nous allions passer nos longs week-ends à Paris, une fois par mois…


- Sexe, sexe, sexe ! Ma parole, c’est de la frénésie, qu’est-ce que tu trouves là-dedans ? me disais-tu en haussant les épaules.


Tu ne pouvais pas comprendre, toi qui te contentais de moi comme homme, de ma tendre affection fraternelle, toi qui venais à Paris pour courir les expositions et faire le plein de films qui ne passeraient jamais à Poitiers, non, tu ne pouvais pas comprendre que moi, j’avais ma nature qui parlait, et que le petit John-John avait besoin de temps en temps de se redresser. Et qu’à Poitiers c’était impossible ! C’était déjà assez dur de faire mes cours en m’efforçant de ne pas regarder trop mes grands élèves, ces jeunes hommes dont la beauté me troublait plus souvent que je ne le souhaitais. Alors, je ne contemplais que les jeunes filles. Tu te souviens comme je leur plaisais. Tu parles, un homme célibataire, encore jeune, la trentaine, et bien baraqué, grâce à toi et à la natation forcenée à laquelle tu m’avais soumis… Et bien sapé, en plus. C’est toi qui m’habillais ! Parce que tu aimais que je sois beau ! Et puis, je leur enseignais la littérature, je leur donnais des pistes de lecture. Quand j’allais chez Gibert le mercredi après-midi, y en avait toujours une ou deux qui s'arrangeait pour me frôler en faisant semblant de me demander un petit conseil.


Et voilà, moi qui ai multiplié les équipées sauvages dans le Paris nocturne, moi qui ai rencontré des mecs de tout acabit, moi à qui il aurait pu - et dû - arriver toutes sortes d'horreurs, car le milieu gay est dantesque, eh bien, je n’ai pas attrapé le sida… Et toi, ma petite flamme, il a suffi d’un soir, il a suffi d’un moment terrible - et que tu m’as caché pendant des années - pour que tu en sois atteinte. C’est ta punition, mais c’est moi le coupable.


Car, si au lieu de courir dans ces nuits chaudes pour assouvir une fringale après tout supportable - je m’en passe bien, à Poitiers, et pendant des semaines - si j’étais resté avec toi ce soir-là… Mais aussi, quelle idée, de passer par les Tuileries, à pieds, à minuit passé, pour rejoindre notre petit hôtel de la rue Saint-Denis ? Alors qu’avec le métro - ou le taxi, on a les moyens, tout de même - tu arrives à deux pas ? C’est bon pour les gars comme moi, de se balader dans les coins sombres, au contraire même, on recherche l’ombre et ses mystères - et puis, je suis costaud, il est pas encore né, celui qui me violera ! Mais toi, ma douce tourterelle, tu ne savais donc pas qu’il y a des rôdeurs, des hommes à l’affût, des bandes de petites gouapes ? Des salauds, tout simplement...


Et pourquoi me l’avoir caché pendant quatre ans ? Il a fallu que tu fasses un malaise et qu’on te fasse une prise de sang pour que tu te découvres séropositive… C’est tout de même extraordinaire… Tu ne cessais de me dire de me faire faire le test, avec la vie de patachon que je me menais lors de nos escapades parisiennes :


- Tu ne sais même pas avec qui tu vas ! Et quelquefois en groupe, en plus ! Y en a peut-être qui sont contaminés, là-dedans ! Et trop contents de refiler leur saloperie aux autres…


Oh, Conchita, je donnerais le Pérou pour que ce soit moi qui ai pris le mal, plutôt que toi, parce que moi, c’est le plaisir imbécile qui me guidait, tandis que toi... C’est une douleur inconcevable… Le viol ! Ils s’y sont mis à plusieurs, m’as-tu dit… Pourquoi n’as-tu rien dit ? Au moins à moi… Ton copain, ton frérot, ton double.


Le voisin s’est pendu, il n’a rien dit lui non plus… Si longtemps, elle a gardé un tel secret. Je ne comprends pas, on se disait tout, je lui racontais mes frasques, elle me disait d’être prudent, de me préserver, pour elle, sinon pour moi… Faut-il croire que le viol soit indicible ? Et moi, l’idiot qui n’avait rien vu...


Et maintenant, la voilà, ma colombe, mon petit oiseau brisé, ses ailes à jamais repliées, qui me regarde de son regard enflammé. Je me dis qu’elle ne frôlera plus mes épaules de son doigt léger, pour ajuster mes chemises, pendant les essayages dans les magasins de fringues, qu’elle ne me donnera plus la main lors de nos grandes promenades à la campagne, qu’elle ne montera plus à l’arrière du tandem pour faire du vélo avec moi - puisqu’après tout je suis “de la pédale”...


- Pablo, promets-moi une chose !

- Tout ce que tu veux, ma chérie…


Je redresse un peu le traversin et l’oreiller, je soulève légèrement sa tête, j’approche mon visage. Car sa voix n’est plus qu’un filet.


- Pablo, promets-moi d’essayer d’être heureux ! Ne deviens pas comme Charlus… Essaie de vivre un grand amour. Puisque je ne serai plus là, tu pourras aimer désormais. Et qui sait, peut-être une femme…

- Ça m’étonnerait !

- Tais-toi ! Tu ne sais rien de l’amour… Tu m’aimes, oui… Mais ne me dis pas que tu as aimé un seul de ces hommes…


Elle est belle, quand elle parle comme ça. C’est l’amoureuse qui parle. J’ai été assez malheureux de voir qu’elle ne pouvait pas se détacher de moi, que je serai son seul amour. Et non payé de retour, sexuel en tout cas… En même temps, elle n’a jamais été jalouse de mes passades corporelles. Ça ne changeait rien à notre intimité fraternelle, affectueuse et intellectuelle. Ils ne m’étaient rien : c'est vrai, je ne les aimais pas, aucun ! Elle m’était tout. Et pourtant je n’ai rien vu. Rien vu venir. Pas senti comment elle avait été affectée à un moment X par l’événement. C’est sous ce vocable qu’elle a toujours désigné ce qui lui était arrivé.


Et maintenant me voilà, à la veiller, à la soigner. Quand je sors faire les courses - il le faut bien - il m’arrive de croiser un de nos collègues. Sans savoir exactement de quoi il retourne, ils savent qu’elle est gravement malade, condamnée. Et que je reste avec elle. Ils (ou elles) me plaignent :


- Quel martyre pour toi !

- Pas du tout, je leur réponds, ça ne me pèse pas. Bien sûr, je préférerais qu'elle aille bien... Pas du tout ! Vous en feriez autant. Et passez donc nous voir, Conchita sera ravie.


Mais ils s’en gardent bien. Certes, je sais que, épuisé par ses tâches quotidiennes, ses problèmes personnels, ses soucis familiaux, chacun pense d’abord à soi. Mais tout de même, demander des nouvelles de temps en temps, manifester - même discrètement - de l’intérêt pour la malade, et accessoirement pour moi, est-ce trop demander ?


Au début encore, alors qu’elle était hospitalisée, son amie Clara - oui, celle qui est, d’après Conchita, amoureuse de moi - venait, et lui apportait des fleurs. Quand elle était partie, Conchita me disait :


- Tu vois, c’est pour toi, en fait, ces fleurs ! Tu pourrais au moins faire l’effort de la regarder, de lui sourire !


C’est vrai que je l’embrasse mollement, comme une collègue, quoi ! Et qu’elle est pour moi comme un anonymat de chair, alors pourquoi ferais-je l’effort de la regarder ?


Un autre aussi venait souvent : Robert. Lui, je crois qu’il aime bien Conchita. Mais ce petit imbécile ne s’est jamais déclaré. Faut dire qu’il me plaît bien à moi aussi. Et qu’il a dû le sentir. Il serait un petit peu pédé que ça ne me surprendrait pas. Il a un balancement des hanches quand il marche… J'ai eu plus d'une fois envie de lui mettre la main au panier… Seulement on est à Poitiers… Pas touche ! À chaque fois, il apportait des bonbons… Aussi ridicule que Brel ; d’ailleurs, il a également un rictus un peu chevalin.


Mais petit à petit, et surtout depuis que Conchita est revenue à la maison, eux aussi ont cessé de venir. Faut croire que je ne lui plais plus, à Clara… Il faut dire que mes nuits de veille, les soins et toutes les tâches domestiques, c’est finalement plus dur que le boulot de prof ! Je dois avoir les traits tirés. Le beau Pablo, il n’est plus là ! Je me rase quand j’y pense… D’ailleurs, j’ai laissé pousser la moustache, et le reste, quand j’y pense. Conchita aime bien :


- Tu fais plus viril, dit-elle en rosissant. Appelle Clara pour qu’elle te voie ainsi !


Bof, viril or not viril, la question n’est pas vraiment là. Depuis que Conchita est alitée - à l’hôpital, puis à la maison - ça fait bien cinq mois que je n’ai pas baisé… Le petit John-John s’est recroquevillé. Il n’a pas l’air de s’en plaindre…


Ce qui compte, c’est le seul être auquel je suis indissolublement lié, c’est cette sœurette qui seule pour le moment me rattache à la vie. Il est loin, le temps où je programmais une de nos escapades parisiennes et où j’allais dégorger mon trop-plein lors de ces rencontres furtives, avec ce joyeux goût de clandestinité dans les yeux… Maintenant, mon souci, ma pensée, mon sentiment, mon corps même, sont tendus uniquement vers cette chaste sœur qui va mourir.


Que Robert ne vienne plus la voir, c’est son problème, pas le mien. Il a fait une croix sur elle. Ou il a appris ce qu’elle avait. Ou ce que je suis, et il a pris peur ! Poitiers est une si petite ville, tout se sait. Si ça se trouve, je suis catalogué aussi. Et d’ici à ce qu’on croie que c’est moi, le méchant homo, qui lui ai refilé cette saloperie, y a pas loin ! Non, je pense plutôt que, considérée comme bientôt morte, elle cesse de les intéresser. La vie d’une malade ne les concerne pas. C’est pourquoi ils me considèrent comme un héros ou un martyr.


Au fond, Conchita, ton existence, désormais, c'est moi. Ah ! oui, il y a quand même la grosse infirmière qui vient te faire ta piqûre tous les jours… Une sainte, celle-là. Je lui laverais les pieds… Et ce qui est terrible pour toi, c’est qu’avec ta sensibilité exacerbée par la maladie, par la cruauté d’un malheur que seule une imprudence de ta part a déclenché, tu sais sans erreur possible que tous les autres t’ont abandonnée !


Les parents, peut-on leur en vouloir ? Ils habitent loin, ils sont vieux, ils ont rompu avec moi, à cause de mon « vice », et donc avec toi aussi, puisque tu as préféré me suivre… J’ai pourtant écrit en douce à maman. Je suis sûr qu’elle souffre de notre séparation, j’attends sa réponse, un coup de téléphone… Je ne ferai pas le premier pas. C’est à eux de le faire. J’ai dit que tu étais gravement malade, je n’ai pas cité la maladie, évidemment… Avec son esprit tordu, papa lui interdirait de venir, pour ne pas être contaminée ! Il ferait venir toute une équipe de désinfection pour nettoyer la maison… Serait bien capable de me flytoxer ! Et de m’accuser…


- Tu sais, me dit Conchita, tu fais si peu de bruit quand tu approches du lit, que ça me rappelle quand on était bébés, dans nos berceaux. On dirait maman, qui faisait bien attention à ne pas nous réveiller.

- C’est drôle, justement, je pensais aux parents, dis-je en lui posant ma main raîche sur le front.


Mais déjà Conchita est ailleurs, repartie vers quel rêve intérieur ? Elle est tellement affaiblie qu’elle n’arrive plus à manger que du liquide. Les toubibs lui ont proposé une espèce de mixture, poudre vendue en pharmacie, et qui contient soi-disant des tas de sels minéraux et de vitamines, mais quand je lui en ai présenté un bol, elle a recraché la première cuillerée.


- C’est dégueulasse ! a-t-elle dit. Ça me rappelle le viol !


Je n’ai pas insisté, me demandant ce qu’elle entendait par là. Et comme elle me l’a demandé, je lui prépare des soupes de légumes, et aussi des bouillies Blédine comme quand on était petit. Elle arrive à en manger un peu. Je lui donne la becquée, c’est mon petit bébé, maintenant.


Je regarde son visage émacié, sa poitrine qui se soulève faiblement, je ramène la couverture jusqu’au cou. On y voit des veines bleuâtres. Je suis effrayé à l’idée qu’elle va mourir... C’est le dernier lien qui me rattache à la vie.


Et je me dis que c’est moi qui l’ai tuée. Moi avec mes besoins à la con. Moi qui aurais mieux fait de me couper les couilles avec le couteau électrique comme Gérard Depardieu dans La dernière femme. Un film qu’elle avait adoré. C’est fou quand même tout ce que le cinéma italien nous apportait en ce temps-là. Mais c’est fini tout ça. Conchita ne finira pas sa thèse. Elle ne visionnera plus une énième fois Senso ou Le guépard sur notre magnétoscope essoufflé. Sans se rendre compte (ou peut-être les passait-elle pour ça ?) que je n’avais d’yeux que pour Farley Granger et Alain Delon. Elle ne me parlera plus du risorgimento.


Je sens bien que désormais, elle ne porte plus grand intérêt à la vie, qui ne lui semble plus utile que pour moi. Je suis assis, sur le tabouret rouge, elle a les yeux clos et semble sourire.


- Que vas-tu faire quand je ne serai plus là ? Promets-moi de ne pas attenter à toi ! m’a-t-elle dit l’autre soir.


J’ai dû promettre, tout en lui faisant prendre sa bouillie. Elle est là, dans le lit que j’ai installé au rez-de-chaussée, quand je l’ai ramenée de l’hôpital. C’aurait été trop compliqué de monter là-haut. De toute façon, elle ne peut même plus marcher. Je la regarde, dans son demi-sommeil. Derrière les paupières presque transparentes, les yeux bougent légèrement. Peut-être rêve-t-elle ! Dans son regard, il y a tout ce que j’ai de plus précieux au monde…


Je me souviens. On avait sept ans. Pour ne pas être en reste avec la paroisse, l’amicale laïque avait organisé un dimanche à la mer. On avait insisté auprès des parents. Ça ne coûterait presque rien. Comme toujours, papa n’était pas d’accord. Et puis, dans la nuit, il y a eu un violent orage qui m’a réveillé : bien sûr, j’avais fait pipi au lit. Enfin, commencé seulement, c’était à peine mouillé, et je calculais que ce serait séché au matin, aussi bien le drap que le pyjama. On n’avait pas fermé les volets et ça m’a brusquement fait sortir du lit pour regarder les arbres tordus par le vent, le ciel zébré par les éclairs et ponctué de coups de tonnerre terribles. J’ai toujours aimé les orages et la nuit !


J’ai regardé Conchita, ça ne l’avait pas réveillée. Son beau visage lisse apparaissait soudain dans la lumière violente, presque blanche, qui durait l’espace d’une microseconde ; elle avait cette même allure que là, maintenant, dans son lit de douleur. Je me désespérais, parce qu’il n’allait pas faire beau. Qu’en plus, je serai peut-être puni pour le pipi au lit. Pourvu que ça ne se voie plus. J’ai sorti le pot de chambre de sous le lit. Je me suis vidé avec soulagement, tandis que la pluie battait son plein. À peine avais-je fini de pisser que la pluie s’arrêta brusquement… Et je me souvins que les orages ne duraient pas longtemps en été. De fait, le lendemain, le pyjama était sec, j’ai échappé à la gifle habituelle. Maman nous a réveillés à six heures, car le car partait tôt. Elle avait préparé nos sacs avec des sandwiches comme on aimait. Elle seule nous accompagnait, papa prétendait avoir trop à faire au jardin.


On s’est installés sous les pins, pour l'ombre, un peu à l'écart des autres. Bien sûr, on n’avait pas de maillots de bain. Alors, on s’est contentés d’aller tremper nos pieds au bord. C’était délicieusement froid... Le même froid aux pieds que je ressens maintenant. Après, on avait construit des châteaux de sable. Le mien n’était pas terrible. Celui de Conchita était superbe. Puis comme maman s’était allongée pour une courte sieste, on s’était amusés à faire couler du sable sur ses jambes jusqu’à les recouvrir. Elle avait ri. On était seuls au monde, tous les trois. Le soleil lui-même s’était arrêté de tourner. C’était bien.


Comme aujourd’hui, on est seuls au monde, tous les deux. Le soleil ne brille plus autant, c’est l’automne. Maman viendra peut-être quand même voir sa fille une dernière fois avant qu’il ne soit trop tard. Je suis sûr qu’elle souffre tellement de notre séparation. Mais papa avait été inflexible - il y a combien de temps, dix ans, douze, déjà…


- Y a jamais eu de pédés chez nous… Et si y en a eu, on les connaît pas ! Tu reviendras ici quand tu seras redevenu normal… En attendant, je te connais plus, j’ai plus de fils… Toi, Conchita, tu peux rester…


Je me mets à sa place. Ça devait l'énerver d'être nanti de deux enfants dont il ne comprend pas le mode d'emploi ! Il se demandait quelle erreur il avait commise dans notre éducation pour avoir une fille qui ne se mariait pas et un fils homo.


Alors, je suis parti, et Conchita m’a suivi. On n’a jamais remis les pieds à la maison. Ni téléphoné, car les rares fois où j’ai essayé, je suis tombé sur lui. Maman nous écrit de temps en temps, en cachette. Paraît que papa s’est aigri, est devenu irascible, indifférent à tout, qu'il lui interdit de venir nous voir et, en bonne épouse soumise, elle obéit. Ses lettres sont brèves, elle ne parle jamais d’elle, mais, entre les lignes, je vois bien qu’elle souffre. Elle nous a demandé de lui faire parvenir de nos nouvelles chez une voisine. Ce que nous faisons de temps en temps… Mais j’enrage tout de même.


Cette force irrésistible, ce dévorant désir, cette aspiration qui gonfle en moi démesurément, qui a sans cesse besoin d'aliments nouveaux, qu’est-ce que papa pouvait bien y comprendre ? Ce monstre tapi dans mes entrailles, cette excroissance de chair qui surgit d'un sommeil éternel, comme le rêve même de l'innocence perdue, jusqu'à ce que toute excitation soit retombée dans le calme profond de la nuit, seule Conchita a su les accepter. Elle sait que c’est ma part d’ombre, un mystère qui surgit de l’obscurité, comme une mort qui m’attire et qui ne m’effraie pas. Alors, notre vie de couple étrange - elle, la femme sans homme, moi, l’homme sans femme - mes équipées sauvages dans le Paris post-soixante-huitard, elle s’y est faite. Même si elle aurait préféré que je reste plus prudent…


Autour de moi, tout est silencieux. Seule la respiration oppressée de Conchita perce le silence. Mon cœur est comme percé par une grosse aiguille. Je vais te perdre, mon rossignol, je n’entendrai plus ton gazouillis léger qui m’annonçait :


- Le café est prêt !


Je ne verrai plus tes yeux noirs brûler de fièvre quand tu as découvert un nouvel auteur ou un nouveau cinéaste que tu veux aussitôt partager avec moi. Je ne sentirai plus ton parfum délicat quand j’irai faire ma toilette, car je passais toujours après toi. Ni les odeurs de cuisine épicée dont tu avais le secret. Je ne goûterai plus la douceur de tes mains sur mon cou ou sur mes épaules, ni leur fermeté quand tu me massais les pieds et que ça me faisait fermer les yeux de plaisir.


Non, ce n’est pas possible, tu ne vas pas faire comme tous ces gens, ces voisins, ces prétendus amis qui ne viennent plus, nos parents même qui nous ont abandonnés, tu ne vas pas me laisser seul ; seul avec mes démons.


Elle est là, Conchita, comme une biche blessée... Elle ouvre soudain ses grands yeux, tente de se redresser, lance son bras droit vers le plafond, et pousse un grand cri en repoussant la couverture :


- Et Dieu, dans tout ça ?


Me remontent alors aux lèvres les paroles de notre prière d’enfant et d’adolescent, quand nous allions au Temple. Notre père qui es aux cieux… On a toujours tutoyé Dieu chez les protestants. Et j’en arrive à mais délivre-nous du mal ; et involontairement, je pense : mais délivre-nous du mâle…


Je lui prends la main, j’y pose mes lèvres, c’est froid. Je remonte la couverture, on dirait qu’il ne reste plus qu’un souffle qui sort de ses lèvres décolorées :


- Embrasse-moi, dit-elle dans un murmure.


Je lui fais un baiser sur le front, puis sur les yeux, enfin sur la bouche.


- Je te rejoins, dit-elle.


Les yeux tournés vers le plafond sont devenus fixes. Je mets quelque temps à comprendre, je pose ma main sur sa poitrine, le cœur ne bat plus. Elle a fini de souffrir. Que signifient ses dernières paroles ? Je reste muet de saisissement. Je n’y crois pas. Je ferme ses yeux, son visage est soudain lumineux. C’est le soleil qui apparaît derrière les rideaux. Dieu, peut-être ? J’aime le soleil, je l’écoute et je m’excuse de ce que je vais faire.


Alors, je me lève, je me déshabille, et, nu, je vais dans la cuisine réitérer le geste de Gérard Depardieu. J’ouvre le tiroir, j’attrape le couteau électrique d’une main, de l’autre je branche la prise puis j’empoigne mes couilles, j’appuie sur le bouton, les lames tressautent...


J'approche le couteau dont le bruissement m'enchante, et en faisant gaffe de ne pas me couper la main, je tranche dans le vif. Mon cœur bat à grands coups, j’ai le souffle coupé, le sang gicle, je pose le couteau sur la table. Absent de moi, j’observe ces choses sanglantes dans ma main, un tremblement me secoue, et comme au ralenti, je titube jusqu’à la chambre, je parcours les quelques mètres qui me séparent du lit, je tends le trophée à Conchita, et hurle :


Il ne te fera plus de mal, le mâle !


Je n’existe plus.


 
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   Anonyme   
8/2/2008
 a aimé ce texte 
Passionnément ↓
Histoire bouleversante. J’ai lu avec émotion du début jusqu’à la fin… Ô combien douloureuse !

   strega   
8/2/2008
 a aimé ce texte 
Bien ↑
C'est très très dur. J'ai lu d'un trait mais j'en suis honteuse. Le fil de l'histoire est extraordinaire, émouvant au possible, cet amour fusionel entre le frère et la soeur est très bien décrit.

Mais déjà, même sachant le frère homosexuel, la proximité entre eux m'a génée. J'ai trouvé certains passages à la limite de l'incestueux. Vraiment, ce qui est adorable quand des enfants ont 5 ans même issus dune même fratrie, me dérange plus l'âge avance : "Mon sexe que tu admirais tant. Tu te souviens, à quatorze ans, tu l’avais surnommé John-John", je ne me croyais pas si "chocable", mais à 14 ans, je trouve cela quand même déplacé. Après si l'histoire avait traité d'une relation incestueuse assumée, j'aurais peut-être mieux "compris".

La fin aussi, je trouve qu'elle enlève toute l'humilité et le non-étalage de la souffrance que le texte avait jusqu'alors et c'est fort dommage. Cela a un côté racoleur et "tripes à tout va" qui me déplais. Un homme est-il vraiment capable de faire ça? Même fou amoureux? Même gai? Peu importe. La fin détonne je trouve.

Bien entendu, tout le texte à part cela m'a coupé le souffle et m'a même fait pleurer, j'ai juste commencé par ce que jugeais "négatif". C'est une histoire malheureusement comme il doit s'en passer beaucoup dans le monde. Elle est racontée avec beaucoup de simplicité, de froideur presque, marqué par cette loi du silence qui semble briser tous les personages.

Bravo merci en tout cas pour nous avoir fait partager cela

   Anonyme   
20/2/2008
Difficil de juger la forme tellement le fond est poignant, je sais pas si j'ai aimé mais ça m'a touché, là y a pas de doute.
Félicitation.

   NICOLE   
27/6/2009
 a aimé ce texte 
Bien ↑
C'était parfait, du moins jusqu'à l'avant dernier paragraphe.
Je n'ai pas compris pourquoi cette fin, inutilement, demeusurément violente. Le viol s'est produit quatre ans plus tôt, le diagnostic l'a suivi de près, il me semble que si le frére avait du en concevoir un tel rejet des hommes, ça se serait produit bien avant. Sa soeur était malade depuis longtemps, c'était une mort annoncée, pas un décés imprévisible de ceux qui peuvent entrainer une réaction aussi démente.
La fin m'a génée parce que je l'ai trouvée peu crédible, mais tout ce qui l'a précédée n'était qu'équilibre et émotion.
Bravo pour ce bon moment de lecture!


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