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Réalisme/Historique
Donaldo75 : Albert
 Publié le 21/09/21  -  12 commentaires  -  6078 caractères  -  65 lectures    Autres textes du même auteur

– Vous attendez quelque chose ?
– Pas spécialement, et vous ?
– Non plus.


Albert


Albert marchait tranquillement dans la grande rue centrale, comme il le faisait depuis la fermeture de l’usine où il avait travaillé durant de longues années. Il n’avait rien trouvé de mieux pour occuper son temps, les chaînes de télévision diffusant toujours les mêmes programmes de télé-achat, les éternels soap-opéras brésiliens où Ronaldo quittait Maria pour se remettre avec Lucinda, les déprimantes nouvelles du monde partagées entre terrorisme international, lancements ratés des fusées X ou chamailleries entre les têtes couronnées. Au croisement de la Cinquième Rue et de la Sixième Avenue, il aperçut une file indienne allant du trottoir opposé à un grand portail kaki. Curieux de nature et désœuvré par malchance, il décida de la rejoindre. Le dernier occupant était un immense homme noir aux allures de basketteur.


– Vous attendez quelque chose ? lui demanda-t-il.

– Non, pas spécialement.

– Alors pourquoi faites-vous la queue ?

– Parce que je n’ai rien d’autre à faire en ce moment. Et vous ?

– Pas mieux.


Les deux hommes soupirèrent de concert. Albert vit dans cette réaction commune un signe du destin ; au moins, il n’était pas le seul à ne pas savoir pourquoi il se trouvait là et à quoi tout ceci rimait. Il regarda le portail et remarqua les cerbères à l’entrée, des mastodontes musculeux au complet sombre. Leurs mines peu engageantes semblaient calquées sur celles des agents de sécurité postés devant les magasins de luxe, des endroits où la moindre minuscule breloque censée donner l’heure coûtait la bagatelle de dix mille crédits, où les hôtesses d’accueil affichaient des mensurations olympiques, où les vendeurs rivalisaient de flatteries pour amener le chaland à emprunter sur des générations.


– Dites-donc, ça ne rentre pas bien vite, là-dedans, fit-il remarquer à son compagnon de soupir.

– Un gars toutes les vingt-trois minutes.

– Vous êtes précis, vous. J’imagine que les problèmes de robinet étaient votre dada à l’école.

– Non, pas vraiment. Je suis statisticien. Du moins, j’étais. Avant tout ce merdier.

– C’est vrai qu’on n’est pas au mieux en ce moment.


Son voisin de trottoir le toisa d’un air désabusé. Albert maniait l’euphémisme à l’anglaise, une manière personnelle de se planter la tête dans le sable en attendant que Dieu débarque de son nuage, dégage à grands coups de pompe dans le cul les responsables de la crise et rétablisse l’égalité des chances écrite dans la Constitution. Il savait que certains ne comprenaient pas le sens caché de ces phrases aux allures de clichés, de ces conventions molles mais il s’en foutait comme de l’an quarante. C’était sa manière de s’exprimer, comme les chiens aboyaient, les chats miaulaient et les pies jacassaient. Visiblement, il n’était pas tombé sur un aficionado de ce langage, juste sur un gars habitué à découper les nombres en fractions, à marier des numérateurs avec des dénominateurs, à torturer des coefficients pour les faire rentrer dans un logarithme. Albert, lui, se considérait littéraire, plus enclin à la philosophie de comptoir qu’au chiffre magique, même quand il tentait de jouer au tiercé, à la loterie ou à tous les styles de miroirs aux alouettes instaurés par des officines publiques dans le but illusoire de redonner un peu d’espoir aux gueux de son espèce.


La file avança d’un pion. Il attendit que son collègue de circonstance s’aligne sur la cadence. Ce dernier ne réagissant pas au dernier mouvement, il osa lui toucher le bras pour indiquer la nouvelle cinématique.


– Excusez-moi, j’étais ailleurs, lui répondit le double mètre.

– Et c’était comment ?

– Un peu moins gris, un peu plus incarné.

– Et Dieu dans tout ça ?

– Il continuait à jouer aux dés.


Albert imagina un vieux barbu en train de lancer des petits cubes magiques sur un tapis vert. Lui qui n’aimait pas le 421, cette idée le fatigua d’emblée. Et puis, confier son existence à de vieux barbons supposés avoir pris leur retraite depuis des lustres, il connaissait ; ça s’appelait le Parlement, un havre de gérontologie, l’endroit où des pépés dépassés concevaient des lois destinées à transformer la société, à aller de l’avant vers un meilleur futur pavé de magnifiques fleurs et de bonnes intentions. De temps en temps, ça fonctionnait presque et un vieillard moins croulant que les autres inventait l’eau tiède ou le fil à couper le beurre. Le plus souvent, malheureusement pour tous les poissards embarqués dans cette file indienne, cette assemblée de croûtons passait des mois à retoucher des textes existants, à remplacer l’imparfait du subjonctif par du conditionnel, à chasser les alinéas pour les habiller de tirets cadratins, bref à user de la cosmétique pour transformer le formol en encens.


– À quelle heure pensez-vous que nous allons atteindre le Graal ?

– Vous voulez la version officielle ou une réponse diplomatique ?

– Je ne suis pas fan d’une réponse à une question par une autre question.

– C’est juste rhétorique, vu que ça ne va rien changer à l’affaire.

– On n’arrivera jamais au bout avant la fin de la journée. C’est ça ?


Le colosse confirma en haussant les épaules. Albert se demanda à quelle heure s’étaient levés les premiers de la file et ceux déjà entrés dans le saint des saints de leur quête inconnue. Ils avaient probablement été tuyautés par un réseau de losers et non l’Agence nationale pour l’emploi, sinon il en aurait lui aussi été averti. Ce dernier point piqua sa curiosité. Il décida de poser l’ultime question à son acolyte, en espérant connaître enfin l’insoutenable vérité.


– Qui vous a mis au courant de ce coup ?

– La file d’attente ?

– Non, l’arrivée des extraterrestres sur Pluton. Sérieusement, quoi d’autre ?

– Personne. J’ai fait comme vous.

– Vous avez vu cette file d’attente et vous avez décidé d’attendre.

– C’est l’histoire de ma vie.


Albert comprit alors que la journée serait longue, ainsi que la suivante. Il décida de rester là, en attente d’il ne savait quoi, juste parce que c’était moins merdeux que les programmes télévisés ou la lecture des rares offres de travail à deux sous.


 
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   Anonyme   
30/8/2021
 a aimé ce texte 
Bien
Bonjour,

Même s'il ne s'y passe pas grand chose, ce petit texte, qui mériterait d'être proposé dans la catégorie Humour/détente, est une bonne occasion de faire preuve d'une vision du monde désabusée et délicieusement cynique.

Un passage que j'ai adoré :
"cette assemblée de croutons passait des mois à retoucher des textes existants, à remplacer l’imparfait du subjonctif par du conditionnel, à chasser les alinéas pour les habiller de tirets quadratins, bref à user de la cosmétique pour transformer le formol en encens."

Ceci dit, un tel déploiement d''effets de manche' rendant le texte agréable à lire ne remplace pas pour autant une intrigue digne de ce nom. C'est dommage, j'aurai aimé en savoir plus sur le pourquoi de cette file d'attente (soupe populaire ? Machine à suicide ? Conscription ? Une seule certitude : un vrai attrape-gogos !)

En Espace Lecture.

   Corto   
6/9/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
J'aime bien cette nouvelle pour deux raisons. 1.elle ne sert à rien. 2. elle est bien écrite.
Une ambiance nihiliste construite sur l'inutilité des comportements, je trouve cela audacieux ou plutôt presque amusant.
Si je comprends bien tout cela se passe (si l'on peut dire qu'il se passe quelque chose !) au sud de Manhattan. Et pourquoi pas à Tombouctou ou à Djakarta ?
Bien sûr il y a une chose qui sort de l'ordinaire c'est ce remarquable trait de caractère d'Albert "qui n’aimait pas le 421". Là j'ai vraiment sursauté car le 421 a été et est encore souvent la base des relations entre ceux qui n'ont rien à faire et qui sont sûrs que demain sera semblable à aujourd'hui. Personne n'a encore démontré le contraire.

Allez passe moi les dés.

   Robot   
21/9/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
Que dire ? Une bonne représentation de l'inutilité. C'est finalement assez pessimiste et l'écriture sans fioriture le fait ressentir. Je trouve que l'idée de ne pas révéler vraiment ce qui est à l'origine de ce renoncement aux actions positives laisse au lecteur toute latitude pour rentrer dans la vision de ce comportement moutonnier.
La morale de ce texte me semble être: Fait comme tout le monde puisque tout le monde le fait. :-)

   hersen   
21/9/2021
 a aimé ce texte 
Bien ↑
"La file avança d'un pion".
Comment mieux résumer la nouvelle ?
La vacuité de la vie, de passer son temps à rien, c'est une chose, mais le savoir en est une autre !
Je suis un peu entredeux sur cet air d'inutilité, j'aurais aimé que l'écho me réponde, fasse un tri. Un minuscule petit tas d'un côté, un gros tas de l'autre. Lequel est-ce ?

Les deux dernières lignes sont à mon sens dommageables au propos.
Finir par "c'est l'histoire de ma vie" renforçait le sens, mais peut-être finir sur finalement ce qui fait le début était une boucle recherchée par l'auteur.

Merci pour la lecture !

   cherbiacuespe   
21/9/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
En EL, Albert et double mètre m'étaient apparus comme de bien sympathiques personnages et leur prise de contact sans queue ni tête.

Et puis, mais c'était trop tard, je me suis souvenu de ces contrées qui manquent de tout et sont désœuvrées le long de leur existence. Quand une file de quatre ou cinq personnes se créée, elle se transforme vite en une nouvelle file de dix, puis vingt puis trente et ainsi de suite, sans toujours savoir de quoi il s'agit à la fin. Mais, au cas ou il serait question de quelque chose d'important, aller savoir ! Cette histoire ne m'apparaissait plus, tout à coup, si dénuée d'intérêt.

Bien écrite, très condescendante avec le grand mystère de la vie, savamment orchestrée finalement, tout y était ! Mais... Trop tard, ma chance était passée, la mini nouvelle était sortie de la liste avant de pouvoir mettre mon petit grain de sel. Je n'aurais pas dû faire la queue trop longtemps et tenter ma chance plus vite. On se rattrape comme on peut, non ?

   vlandusud   
21/9/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
ni révolte ni rancœur, juste une lassitude moqueuse, un air de dérision tranquille face à cette existence en forme de tourniquet. ce qui est bien dans le réalisme , c'est qu'il nous ramène toujours à nous mêmes,en nous dérivant parfois vers l'absurde! merci pour ce texte très actuel

   Luz   
22/9/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour Donaldo75,

J’aime cette nouvelle, très bien écrite, sur l’atmosphère étrange de l’attente. On ne sait pas ce qu’il y aura derrière cette porte, mais l’espoir vaut mieux que la morosité répétée des jours. Je me souviens avoir moi-même fait la queue dans un lointain pays pour accéder à un magasin à la suite d’une rumeur « d’arrivage », mais sans en connaître le produit : gigots, cocottes minute, poêles, etc. Surprise garantie à l’arrivée…
Merci.

Luz

   Annick   
22/9/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Cet univers me rappelle un peu les sketchs de Raymond Devos où l'absurde a la part belle. Notamment celui où les automobilistes tournent indéfiniment dans un rond-point, bloqués à cause de sens interdits.
Tourner en rond, s'ennuyer... Ici l'ennui est représenté par cette file d'attente. Les gens dans la file espèrent. Oui mais quoi ? Ils ne le savent pas ou ne le savent plus peut être, à force d'attendre. D'ailleurs, ils ne savent pas pourquoi ils sont là. Peut être pour trouver un semblant de bonheur. Mais quelle sorte de bonheur ?

Les barbons pourraient représenter l'Etat, les gouvernants, et la file d'attente, la nation.
Ces vieux barbus prennent leur temps, tergiversent, pinaillent pour pondre une malheureuse loi.

Une métaphore de la vie où chacun est embarqué pour un voyage immobile avec l'espoir de trouver "le Graal".
"La vie est lente" comme disait Apollinaire...

Je me suis un peu embrouillée dans le dialogue de la fin. Qui parle à qui ?

Un texte qui fait réfléchir sur le sens de l'existence. Bravo pour la performance !

   plumette   
23/9/2021
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Quand un littéraire et un amateur de statistiques se rencontrent dans une file d'attente de " je ne sais quoi", ça donne ce texte sur l'inutile et la vacuité, plutôt habilement mené puisque le lecteur s'y laisse prendre avec plaisir.
le texte s'appelle Albert, du nom du premier protagoniste, mais il pourrait s'appeler " manière de passer le temps" ou "petit éloge d'une attente vaine". On ne saura pas grand chose d'Albert: ancien ouvrier, curieux de nature, qui a le goût des lieux communs et qui est totalement désoeuvré.
Le texte m'a fait sourire mais il est triste finalement!
Petite remarque en passant: Albert m'a paru très français, alors que tu sembles situer ton histoire aux US avec la phrase "Au croisement de la Cinquième Rue et de la Sixième Avenue "

   placebo   
23/9/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour Donaldo,

"Avant tout ce merdier". Des pays connaissant le merdier, il y en a quelques uns, mais dans ceux auxquels je pense, il n'y a pas que le chômage et le désoeuvrement, il y a aussi beaucoup de gens qui ont faim. Du coup le texte laisse un sentiment curieux d'absurde.

Le texte est cyclique, description avec ses bons mots, dialogue avec ses bons mots. Comme une respiration ou un pas dans la file d'attente. La forme parait presque trop foisonnante, trop positive pour la situation d'Albert.

Merci,
placebo

Edit : je vois que d'autres commentateurs situeraient le texte aux Etats-Unis, un continent plus au nord que ce que j'avais compris, et ça collerait mieux avec ma remarque du premier paragraphe.

   papipoete   
29/9/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
bonjour Donaldo
" que faites-vous là ?
- j'attends
- quoi ?
- sais pas, mais y'a du monde ; alors j'ai pensé qu'y avait quelque chose à voir ! "
NB une réflexion sur l'ennui, quand on a tout le temps devant soi, alors que l'on ne sait quoi faire !
( il y a longtemps, rencontrant mon beau-père, retraité depuis un certain temps, je lui demandais
" que faites-vous de vos journées ?
- rien... " )
C'est un genre d'Albert que je me remémore à lire cette nouvelle ; un sujet banal sur une vie bien ordinaire, quand la vie active multiplia les habitudes, occupa nos discussions avec les collègues, et puis tout-d'un coup le rideau qui tombe !
Ce sujet triste finalement, fait sourire avec ses allusions diverses ( les magasins chic, " la file avança d'un pion comme aux petits chevaux ", l'assemblée de croûtons... )
Bravo à l'auteur qui aligne " nouvelle sur nouvelle " quand ce n'est pas " poème sur poème "

   Anonyme   
23/10/2021
A priori, une histoire ou une non-histoire un peu à la Raymond Devos, ou alors à la Becket, agrémentée pour le divertissement de quelques saillies (le sens de la répartie d’Albert est agréable) et de quelques formulations évitant le trop convenu (comme dans « lui répondit le double mètre »).

A priori, donc, ces gens n’attendent rien ou, plutôt, ne savent pas ce qu’ils attendent. Une phrase tout de même peut renseigner sur le motif absurde de leur attente : « Ils avaient probablement été tuyautés par un réseau de losers ou l’Agence nationale pour l’emploi [..] ». Et puis, il y a aussi « tout ce merdier ». Peu importe la nature du merdier, mais il semble qu’une crise quelconque ait précipité dans l’oisiveté une grande quantité de travailleurs (l’usine d’Albert a fermé et le double mètre, qui était statisticien, ne l’est plus, et Albert peste sur l’inutilité du personnel politique).

Il me semble donc que ces gens savent très bien ce qu’ils cherchent, mais qu’en revanche, ils savent qu’ils ne le trouveront pas (« le Graal »), d’où l’absurdité de la situation : faut-il ne pas chercher et n’avoir aucune chance de trouver ou alors perdre son existence à chercher quelque chose qu’on n’a quasiment aucune chance de trouver. Albert et le double mètre usent d’ironie pour donner un peu de couleurs à cette absurdité. C’est en tous cas ce que j’ai compris.

Votre nouvelle me donne l’idée d’une autre, mais il serait peut-être prudent de ne rien en dire pour le cas où il me viendrait l’envie de l’écrire.


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