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Fantastique/Merveilleux
Eole : Les quatre âmages
 Publié le 06/10/21  -  7 commentaires  -  8733 caractères  -  64 lectures    Autres textes du même auteur

Légende païenne de Montbazin et de ses occupants immémoriaux.


Les quatre âmages


La truffe écrasée contre le pavé froid du plan de la chapelle, elle errait en quête d’une flaque claire ou d’un morceau de viande oublié.

Ses flancs rebondis n’inspiraient pourtant pas la pitié, et c’est l’instinct bien plus que la faim qui guidait ses pérégrinations.

Tout à coup, ses oreilles se dressèrent et les envies de gueuletons s’envolèrent.

Encore eux ! Ces quatre satanés chats qui l’avaient mille fois narguée. Les vibrisses en éventail, pareils à des paons en parade, ils arpentaient la rue silencieuse, les deux petits jumeaux tigrés, le grand noir famélique et le gros blanc.

Tandis qu’Ils s’engouffraient dans le passage protégé sous la chapelle Saint-Pierre, elle retenait ses pulsions pour les approcher en toute discrétion.

Mais l’envie de croquer du félin l’emporta vite sur toute bonne résolution, et elle se mit à galoper à en faire crisser ses griffes. Indifférente aux sommeils fragiles des braves gens, elle aboya comme une furie en remontant la venelle vide.

Elle pénétra en trombe sous l’arche qui aurait dû abriter ses proies. Elle n’était pas folle ! Elle ne l’avait pas inventé ce bout de queue qui venait de disparaître dans l’ombre.

Pourtant, l’endroit était vide. Vide de présence, vide d’empreinte, et même vide du moindre effluve de ces carnivores puants.

Une fois de plus, ils s’étaient volatilisés. Une fois de plus, elle se demanda s’ils luttaient à armes égales. Mais une fois de plus, elle se jura de leur faire la peau si l’occasion se représentait…

Alors, pour tenter de consoler la chienne désolée, à l’horizon dévoilé par l’ouverture médiévale, l’aube envoya un rayon en éclaireur qui sonna la fin de la chasse, et le début d’une journée ordinaire.

~~~~~

Quand les hommes redeviennent poussière, ils emportent avec eux leurs confidences.

Cependant, certains secrets n’appartiennent ni aux initiés ni à leurs confesseurs.

Non, quand les mots sont nés de la terre, du vent ou de la pierre, ils en demeurent à jamais leur propriété.

Ainsi, voici la fable des quatre âmages, inscrite dans la mémoire des vieilles pierres extraites des carrières de Monbasen, des blocs qui servirent tantôt de remparts, tantôt de tombes, de ponts, de châteaux ou d’églises…

~~~~~


Vous êtes-vous demandé pourquoi les cloches des arches de la chapelle Saint-Pierre ont disparu ?

Pourquoi n’existe-t-il pas le moindre récit, la moindre gravure attestant de leur présence en ces lieux ?

Il se dit que cette étonnante construction n’aurait jamais vu danser le moindre morceau de métal…


Rassurez-vous, bien-pensants que vous êtes, et partez si vous préférez en quête des vestiges de quelque mortaise, en quête d’une utilité convenable à cette architecture atypique. Mais s’il vous plaît, laissez-nous le droit à cette vérité que nous allons vous conter.


Certes, ceux qui érigèrent l’auguste édifice l’ont bâti sous l’égide du saint patron, celui qui leur a permis de réunir les moyens nécessaires à cette entreprise. Mais ne nous y trompons pas, leur vrai dessein était caché. Caché comme le paganisme sous le règne de l’Inquisition. Caché comme la liberté d’opinion sous le règne de l’intolérance.

Leur but était d’offrir un piédestal aux quatre âmages qui veillent depuis toujours sur les terres de Monbasen, ériger une passerelle entre deux mondes qui s’enchevêtraient déjà, bien avant qu’un nouveau-né de Bethléem ne vienne s’approprier les solstices d’hiver du monde entier.

On les a vus cigognes, renards ou encore chevaux, mais c’est de loin l’apparence des chats qu’ils préfèrent pour arpenter, chaque nuit, les rues et les toits du village, sans qu’aucun ne leur prête plus d’attention qu’à de vulgaires félins de gouttière.

Pourtant, rien d’anodin dans le ballet de ces seize pâtes de velours…


À la fenêtre de la grande maison de la rue du Couvent, le tigré à la queue cassée observa un instant la vieille femme seule qui, comme à son habitude, tuait le temps en feuilletant les pages jaunies de ses souvenirs.

Sa vie était derrière elle. Depuis longtemps, pensait-elle, s’était épuisé son quota de tendresse.

Pourtant elle avait été souriante dans le monde d’avant, dans cette réalité qu’elle redessinait toujours plus belle, toujours plus rayonnante, toujours plus différente de son aujourd’hui.

Et elle égrenait ses secondes à la recherche de ce qui avait changé, à avoir peur de ce qui avait changé, à détester ce qui avait changé.

Et elle entretenait avec soin ses murs et ses œillères, pour garder au chaud le fantasme de son monde d’avant, et se tenir à l’écart du fantasme de son monde d’après.

Derrière son carreau, l’âmage miaula les notes d’une mélodie que la vieille perçut malgré elle, au moment où elle referma son album pour lui préférer le téléphone.

Elle conversa longtemps avec sa fille, sans lui reprocher, une fois n’est pas coutume, de ne pas l’avoir appelée plus tôt, sans non plus se plaindre de toutes les douleurs de sa chair éprouvée.

Elle prit le temps d’aimer.

Ce soir, la vieille de la rue du Couvent raccrocha, le sourire aux lèvres, et s’en alla dormir comme un bébé.


Non loin de là, avachi, les pattes pendantes de part et d’autre d’une branche de sycomore de la rue du Colombier, l’autre tigré surplombait la table d’un dîner glacial sur laquelle fumaient deux appétissantes assiettes.

Il s’efforçait d’ignorer ses bas instincts de voleur alléché, indissociables de son enveloppe charnelle, pour se focaliser sur la mission céleste qui le poussait chaque nuit dans une rue plutôt qu’une autre.

Il ferma une seconde ses yeux lumineux, comme on arrête le temps, puis bondit, hérissé, au pied de l’arbre en feulant comme s’il avait vu le diable. Il déguerpit après avoir fait sursauter le couple.

L’homme allait ouvrir la bouche pour louer la visite du chat, et se réfugier, lâche, dans cette futilité. Mais il fut cueilli dans son élan lorsqu’il posa son regard sur celui de la femme qui s’était embrumé.

Le courage et la clairvoyance distribués par l’âmage leur donna la force de prendre la brûlante parole pour crever l’abcès.

S’il y avait eu de l’amour entre ces deux-là, il n’avait pas résisté aux assauts du temps, et plus rien ne les réunissait que la paresse et la facilité.

La vie, l’amour, la nuit, le jour, éphémères.

Une aube n’est pas plus réussite qu’un crépuscule n’est échec, la lumière n’y est-elle pas aussi belle ?

Ce soir, au pied du sycomore, au rythme de quelques sanglots, une histoire terminée depuis longtemps acceptait son épilogue.


À l’angle de la rue du marché, sur le seuil du petit appartement sombre et crasseux, le gros chat blanc, assis élégamment, attendait depuis plus d’une heure comme un fantassin désigné pour protéger les lieux. Il tendait l’oreille pour percevoir, à travers la porte mal fermée, la respiration bruyante du vieillard qui s’endormait devant sa télévision. L’âmage vit défiler une dizaine de villageois pressés qui l’avaient tous ignoré, jusqu’à l’arrivée de cette fillette à trottinette.

Elle seule s’arrêta pour lui offrir une caresse.

Elle seule prenait le temps de contempler son chemin, parce qu’elle avait encore conscience du fait qu’il n’avait pas vraiment de but.

Elle seule savait.

Et, avant de le quitter, elle gratifia l’animal d’un joli sourire un peu triste.

Le moment venu, l’âmage caressa de sa patte le montant de la porte puis poursuivit son chemin.

Qu’il est naïf celui qui croit aux prêches décrivant les promesses des rivages et des cieux des pays dont on ne revient pas.

Ce soir, sans crainte ni enthousiasme, Joseph mourut, emportant avec lui son célèbre « MAAAÂM ! »


Sur le canapé d’un salon confortable du quartier de l’ancienne gare, un couple s’embrassait tendrement, bien trop occupé pour prêter attention à ce grand chat noir pelotonné sur le tapis sans y avoir été invité.

À l’image de ce chat, la vie se pelotonne souvent sans y avoir été invitée, tout comme elle se refuse parfois aux plus belles prières.

L’âmage qui paraissait dormir se mit à ronronner d’abord avec délicatesse, puis avec plus de vigueur, jusqu’à ce que toute la maison frissonne avec son chant, et que la tendresse devienne fougue.

Alors il se leva, s’étira et prit congé.

Ce soir, ce fut au sein d’un foyer prêt à l’accueillir, qu’une nouvelle âme fit son apparition.


~~~~~


Parfois, quand le soleil se lève pour reprendre ses droits, tandis que les Montbazinois accélèrent le pas, j’aime chercher ta trottinette sur le bas-côté de la Davalade. Alors je sais que tu es là, le regard perdu au creux des arches singulières. J’aime ce sourire qui éclaire ton visage pour répondre aux quatre silhouettes graciles qui s’estompent là-haut.

Toi seule qui sais les voir…

Moi seul qui sais te voir…


 
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   Anonyme   
6/9/2021
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Un joli conte rêveur comme doit être un conte, je trouve, avec des formules heureuses comme
Une aube n’est pas plus réussite qu’un crépuscule n’est échec,
qui célèbre de menus miracles. Un récit à patte de velours, flâneur tel un chat nonchalant.

J'ai un bémol sur la fin où je perçois une rupture de ton. Pour moi, les deux dernières phrases sont carrément de trop, j'y lis une solennité, voire un pathos, dommageables pour l'ensemble. Avis de lectrice, rien d'autre.

   Donaldo75   
13/9/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour,

J'ai beaucoup aimé ce récit. Il bénéficie d'une écriture atypique, soignée, d'une narration intéressante et qui pose en petites touches le mythe des 4 âmages; c'est une histoire bien racontée. Ce qui me rend si enthousiaste dans mon commentaire, c'est que cet texte me change des autres nouvelles que j'ai l'habitude de lire sur Oniris et que cette audace, cette différence, cette forme de décalage dans la manière de raconter, passant du côté propre au conteur, rend la lecture agréable, singulière, remarquable.

Merci pour le dépaysement et le voyage.

   Cyrill   
6/10/2021
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Une sympathique légende au titre d’emblée attrayant.
Des miracles qui n’en sont pas vraiment avec ces « âmages » qui portent un regard bienveillant sur les choses de la vie.
Par petites touches le narrateur nous instruit d’une morale peut-être un peu trop appuyée en faisant l’éloge d’un certain paganisme et de la liberté de penser.
J’ai beaucoup aimé la première histoire, celle de la vieille dame, dont le portrait est bien vu. La seconde traîne un peu en longueur de phrases. L’essentiel est dit dans ce beau passage :

« S’il y avait eu de l’amour entre ces deux-là, il n’avait pas résisté aux assauts du temps, et plus rien ne les réunissait que la paresse et la facilité.
La vie, l’amour, la nuit, le jour, éphémères.
Une aube n’est pas plus réussite qu’un crépuscule n’est échec, la lumière n’y est-elle pas aussi belle ?
Ce soir, au pied du sycomore, au rythme de quelques sanglots, une histoire terminée depuis longtemps acceptait son épilogue. »

L’introduction de la fillette à trottinette m’est apparue assez maladroite, de trop, on ne sait pas trop quoi en faire.
Quoiqu’il en soit, j’ai trouvé ce texte inspiré et imaginatif.

   Corto   
6/10/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Voici un texte dépaysant. Les tableaux successifs sont reliés par une ambiance qui sent l'ancien, au ton légèrement précieux (c'est un compliment.)

Chaque âmage a son terrain de prédilection, joue son rôle, choisit ses personnages, affirme son caractère. Des témoins de la vie humaine ordinaire, telle qu'elle était, telle qu'elle est toujours (?).

"quand les mots sont nés de la terre, du vent ou de la pierre, ils en demeurent à jamais leur propriété". Voilà qui est bien dit, qui apporte distance et philosophie sans excessive ambition.

Un petit clin d'œil à "L’âmage qui paraissait dormir se mit à ronronner" et qui entraîna la maisonnée jusqu'à ce que "la tendresse devienne fougue".

Il y a beaucoup d'imagination et de finesse dans ce texte qui m'a fait passer un très bon moment de lecture.

   Anonyme   
7/10/2021
 a aimé ce texte 
Passionnément
Bonjour Eole,

Dès le début, c'est très visuel. On entre dans l'histoire en se délectant par avance. La suite tient la route, et c'est avec un grand plaisir que l'on découvre les différentes personnalités qui habitent dans ce conte original où l'on sent planer, dans les « mots nés de la terre, du vent ou de la pierre », l'ombre de la mémoire des vieilles pierres des terres de Monbasen.

Les mots employés, les tournures de phrases, l'imagination prolixe qui dresse l'image des lieux et des protagonistes avec une belle précision qui fait rêver, tout tend à créer l'ambiance propice au ''Merveilleux Fantastique'' ainsi qu'à accorder le ton mystérieux qui convient à cette fable des quatre âmages venue du fond des âges.

C'est ainsi que, de la rue du Couvent, en passant par la rue du Colombier, à l'angle de la rue du marché, jusqu'au canapé d'un salon confortable de l'ancienne gare, où un couple s'embrassait tendrement, j'ai suivi avec un intérêt grandissant les aventures de ces chats pas comme les autres, qui redonnent la vie, l'espoir et la fougue avec une énorme empathie.

Merci infiniment pour ce beau moment de lecture.
Une belle réussite pour votre premier opus sur Oniris.


Cat
Impatiente de vous retrouver dans de nouvelles aventures. Avec ou sans âmages. ^^

PS : comme vous me l'avez confirmé, je suis ravie que Montbazin soit celui proche de ''mon bois de Boulogne'' évoqué il y a peu sur un forum.

   Ombhre   
27/10/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour Eole,

j'ai beaucoup aimé ce conte, écrit d'une manière peu habituelle, et dont le rythme presque surprenant vous emmène avec lui dans le rêve que vous avez mis en mots. Il est empli de tendresse, de belles images, de poésie. Et commencer avec une chienne qui chasse les quatre âmages est une trouvaille, qui oblige le lecteur - en tout cas ce fut mon ressenti - à se demander où vous voulez l'emporter.

Tout est dit, sans explication superflue, mêlant légende et vie de tous les jours dans une écriture harmonieuse.

Une réussite.

Ombhre

   Anonyme   
31/10/2021
Je suis séduit avant tout par la forme. C’est fort bien écrit. Fort bien. Même l’interpellation du lecteur, qui flirte avec l’insulte, s’accepte par sa qualité.

J’apprécie également que le texte ne s’embarrasse pas de précisions inopportunes.
« Vous êtes-vous demandé pourquoi les cloches des arches de la chapelle Saint-Pierre ont disparu ? »
Je ne connais pas la chapelle Saint-Pierre (à supposer d’ailleurs qu’elle existe), mais je n’ai pas à la connaître et c’est sa méconnaissance qui m’apporte le mystère et la curiosité. Combien de textes auraient donné à son sujet des précisions inutiles et dommageables ?

Je ne suis pourtant pas a priori le meilleur client des textes mystiques, mais la qualité de celui-ci me le ferait acheter.

J’aime beaucoup.


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