Dix mètres sur le boulevard du 30 Juin vers midi, le miroir dépossédé…
Miroir spectral pour réfléchir les fantômes, miroir divinatoire pour réfléchir les sorciers, miroir initiatique pour réfléchir les ancêtres et miroir analogique pour réfléchir ego et ses alter. Les magiciens sont des spéculaires et les sorciers craignent les miroirs.
C’était un jour brûlant à Kinshasa. La ville semblait vibrer sous la lourde et étouffante chaleur de midi. Le boulevard du 30 Juin, artère mythique de la capitale, coupait la cité comme un second fleuve, un ruban d’asphalte traversant Kinshasa de Kitambo Magasin à la gare centrale. Ses sept kilomètres de bitume, larges et encombrés, isolaient La Gombe, vestige colonial et enclave des ambassades, du reste d’une ville grouillante et désordonnée.
Il était 11 h 30 du matin et la circulation semblait une fois de plus désemparée et désespérément engorgée au niveau de l’immeuble BCDC, là où les taxis-moustiques, comme je les appelle, et les bus surnommés « esprits de mort » s’agglutinent au niveau du carrefour.
Ils forment à chaque intersection de véritables essaims de circulation, où les chauffeurs improvisent leurs propres règles, où trois policiers, casques bleus, jaunes et rouges trop grands et regards las, assistent impassibles au chaos et où s’agglutinent de véritables points de ramassage et de racolage.
Ce jour-là, je me retrouvais coincé entre, d’un côté, la glissière du terre-plein central et, de l’autre, le flot des autres véhicules qui m’encerclaient. D’ordinaire, la circulation se fluidifiait rapidement. Mais cette fois-ci, les choses semblaient prendre des proportions inhabituelles avec l’afflux incessant de nouvelles voitures en provenance des rues latérales, créant des situations quasi inextricables.
Cela faisait bien dix minutes que j’attendais mais le bouchon ne paraissait pas vouloir se résorber. Il y avait toujours autant de voitures immobilisées et je n’avais pas avancé de plus d’un mètre.
À l’intérieur, l’air conditionné maintenait une température d’une fraîcheur agréable et confortable.
À l’extérieur, en revanche, le soleil de midi tapait de tout son plein et j’imaginais ce que pouvaient endurer les autres chauffeurs dans leurs véhicules sans système de climatisation.
Le bitume avait l’air presque fondu, ce qui n’empêchait pas les piétons de traverser, quant à eux, la chaussée en se faufilant entre les camions, les autobus et les voitures. Pour ceux-ci, l’embouteillage était une aubaine. Ils pouvaient ainsi se permettre de prendre le risque de ne pas emprunter les passages cloutés et de couper au plus court par-dessus le terre-plein central.
Les shégués, gavroches des rues kinoises, arpentaient les rues, oisifs, mais toujours à l’affût d’un bon coup.
Ils rôdent généralement en groupe, réclamant des pièces et guettant les portières mal verrouillées.
Je resserrai mes doigts sur le volant. L’habitacle était devenu cage.
J’avais déjà repéré la bande de shégués, qui remontait à pied entre les files quasi ininterrompues de véhicules et parfois se regroupait en grappe pour quémander auprès des automobilistes.
Ils sont ainsi nombreux à passer la journée à différentes hauteurs du boulevard comme si ce dernier avait été partagé entre bandes. Le soir, ils retournent vers les zones de marché où ils trouvent refuge pour la nuit sous la protection de policiers qui les rançonnent.
À plusieurs reprises dans le passé, je les avais vus dans le quartier. Certains étaient très jeunes, tandis que d’autres avaient déjà atteint à peine l’adolescence. Au volant de mon Land Cruiser, je commençais à trouver le temps long : déjà plus de trente minutes d’immobilité et d’attente.
L’autoradio calé sur RFI égrenait les dernières nouvelles d’Europe et du monde : une ancienne maîtresse du président français qui avait rejoint le parti d’opposition, quelques pluies diluviennes à droite et à gauche pour relancer le débat sur l’avenir de la terre, l’Amérique à la conquête du Vieux Monde, un philosophe qui meurt et s’enterre seul. L’Afrique des nouvelles parlait, quant à elle, d’élections et de musique.
Les shégués avaient entre-temps remonté toute la file de voitures et paraissaient déambuler librement entre elles. Ils abordaient un à un les conducteurs pour leur demander de quoi manger et plus généralement de l’argent.
Je les avais suivis du regard, et notamment le plus grand d’entre eux, dont le comportement me paraissait plus agressif et éhonté que celui des autres gosses. Puis, je les avais perdus de vue, trop absorbé par le problème de trafic et le retard au travail que cela allait me causer.
Soudain, l’un d’eux, un adolescent au visage prématurément buriné et aux cheveux crasseux, capta mon attention dans le rétroviseur. Sa silhouette déformée par la convexité du miroir lui donnait un air spectral, mi-enfant mi-démon.
Dans mes rétroviseurs, j’observais très distinctement et non sans une certaine inquiétude leur façon d’agir. Souvent, ils tentaient discrètement d’ouvrir les portes tandis que l’un d’entre eux forçait l’attention du chauffeur. Ils allaient généralement deux par deux, mais parfois le groupe se rassemblait autour d’un seul véhicule.
Prisonnier de cet îlot mécanique au milieu du tumulte urbain, je ressentais le poids de leur regard et de leur présence de plus en plus proche. J’avais beau avoir verrouillé les portes, les rétroviseurs trahissaient le manège et déformaient leurs sourires, en faisaient des masques grotesques.
Une des consignes de sécurité en voiture à Kinshasa est de toujours verrouiller les portes et de ne jamais ouvrir les fenêtres.
Je me sentais doublement prisonnier : d’une part, coincé dans cet embouteillage qui semblait vouloir s’éterniser et, d’autre part, prisonnier dans mon habitacle avec ma ceinture de sécurité qui me maintenait étroitement collé sur mon siège, mais aussi en raison des fenêtres et portières hermétiquement closes.
Une sensation d’irritation et d’angoisse était venue s’ajouter à celle de confinement et d’enfermement. J’étais là, assis au volant d’un véhicule tout-terrain censé pouvoir me conduire rapidement où je voulais, quelles que soient les conditions de route, et voilà que, depuis plus de trois quarts d’heure, j’étais paradoxalement devenu un handicapé moteur, mais toutefois motorisé.
Cette sensation était exacerbée par tous les mouvements de la ville, en particulier ceux des passants que je voyais courir dans tous les sens à la façon d’une danse aléatoire. Les voitures en sens inverse roulaient à vive allure, ressemblant à des bolides effrénés, comme s’ils avaient absorbé toute l’inertie générée par mon immobilisation pour la transformer en une force de propulsion supplémentaire.
Au bout d’un moment, je ne parvins plus à refréner une soudaine claustrophobie : j’étouffais et suffoquais, je transpirais à grosses gouttes et ma respiration s’était brutalement accélérée.
Peu à peu, tout s’est mis à tournoyer autour de moi comme mû par des forces invisibles animant un véritable désordre spatial. J’étais immobile dans l’œil d’un tourbillon.
C’était en réalité l’œil d’un cyclope : du haut de mon quatre-quatre, je ne voyais hélas pas beaucoup plus loin que l’arrière de la camionnette qui me précédait et, qui plus est, m’enfumait généreusement d’un nuage noir que son pot d’échappement pétaradait sans vergogne sous mon nez.
Il me restait les rétroviseurs pour offrir à mon regard une échappatoire. Il ne s’agissait plus seulement d’observer le passage des badauds et des mendiants, mais plutôt de comprendre ce que je faisais là à attendre et espérer une quelconque délivrance.
Étrange situation dans laquelle la vision arrière dominait celle vers l’avant…
Je n’ai jamais aimé subir les évènements et pense toujours pouvoir les influencer à mon avantage. Mais là, j’étais comme une proie prise au piège.
Les rétroviseurs étaient insérés dans des coquilles en plastique noir qui avaient la forme de grandes oreilles, un peu façon Mickey Mouse.
Leur surface réfléchissante légèrement convexe offrait une vue étendue à la fois aux véhicules qui me suivaient mais aussi à ceux qui passaient en contresens. Ces derniers apparaissaient et disparaissaient comme des vaisseaux fantômes pressés de s’éclipser de mon regard.
J’appréciais cette rétrovision qui me donnait encore la possibilité de visualiser l’arrière et les côtés du véhicule sans plus me rendre compte combien la situation était devenue absurde.
À l’arrêt, en l’absence de dangers, les rétroviseurs deviennent généralement des accessoires superfétatoires, sauf peut-être à Kinshasa.
Tout à coup, ils étaient là dans mon dos, visibles sans être vus…
Perdu dans mes pensées, je les avais tout simplement oubliés. Ils avaient certainement disparu de mon champ de vision dans un moment d’inattention.
Je ne sais pas s’il faut avoir peur des shégués, mais je ressentais une certaine vulnérabilité à leur approche.
Tandis que le plus grand et le plus âgé d’entre eux s’approchait de mon côté, deux autres beaucoup jeunes longeaient l’autre côté en se frottant presque à la carrosserie tant l’espace latéral était étroit.
Dans le rétroviseur de gauche, je voyais l’adolescent s’approcher furtivement mais d’un pas ferme. Je ne pouvais plus lui échapper et j’avais l’impression de le voir sourire.
J’apercevais un jeune homme élancé mais de taille moyenne. Ses habits étaient très sales et en partie déchirés. Ils étaient d’une couleur indéfinissable et lui valaient un air pouilleux.
Il marchait pieds nus, ce qui rendait sa démarche à l’image d’un jeune félin. Je lui donnais au maximum une quinzaine d’années d’âge mais les traits crasseux et partiellement émaciés de son visage révélaient une vie rude et faite de privations. Ses cheveux crépus étaient rassemblés sur le sommet du crâne et formaient de petites boules laineuses charbonnées, agrégées les unes aux autres et parsemées de brins d’herbes et autres saletés. Il avait en revanche les oreilles dégagées faisant apparaître une épaisse crasse sur la peau.
Il n’était toujours pas parvenu à la hauteur de ma portière et pourtant sa silhouette remplissait déjà tout le champ de vision du rétroviseur. Elle semblait danser dans un déhanchement diabolique.
Je distinguais un brin de malice et de folie dans ses yeux marron clair. Sa bouche esquissait un sourire quémandeur, celui trompeur des mendiants qui n’ont plus rien à perdre et auxquels la vie de la rue n’offre pas d’espoir.
Son image légèrement déformée dans le miroir dénonçait de mauvaises intentions.
La plupart du temps, les shégués mendient pour recevoir un petit billet. Parfois ils quémandent de quoi manger. Mais il y a toujours la possibilité de refuser et de continuer sa route.
Dans un embouteillage, une telle fuite en avant était exclue, tout comme toute forme de retraite d’ailleurs…
À ma droite, les deux gosses avaient déjà atteint le niveau de la portière.
C’était à peine si je parvenais à les voir tant ils paraissaient petits. Ils devaient certainement être sur la pointe des pieds quand ils frappèrent à la vitre de leurs poings à moitié ouverts, tendus vers le ciel tels de petits plateaux d’offrande.
Leurs yeux arrivaient juste à la hauteur de la vitre et ils observaient à tour de rôle avec une certaine insistance tout ce qui se trouvait de valeur dans l’habitacle.
Le rétroviseur complétait l’image mais à moitié de dos de deux garçons d’environ dix ans aussi crasseux l’un que l’autre.
Si à travers la vitre leurs visages ne laissaient supposer qu’une extrême indigence et un appel à la compassion, le miroir trahissait une intention beaucoup plus maligne : leurs mains gauches tentaient d’ouvrir subrepticement mais vainement les portières closes.
J’esquissais aussitôt un léger sourire de satisfaction. Je me sentis soudain tout simplement rassuré et heureux de me sentir en sécurité dans mon cockpit, d’avoir pu repérer sans qu’ils puissent s’en rendre compte leur sale combine et leur malhonnêteté.
Le rétroviseur avait finalement rendu flagrant ce que ces adolescents de la rue, ces Kuluna, avaient voulu mal intentionnellement me masquer.
L’invisible insidieux était maintenant aperçu, rendu évident et apparent.
Peut-être étaient-ils de vrais sorciers, comme on le prétend et avais-je là des miroirs magiques à la place des rétroviseurs ?
Cette pensée me traversa l’esprit mais j’étais définitivement trop rationnel pour le croire et trop angoissé par leur présence pour y réfléchir.
Un léger bruit sur ma gauche me fit alors brusquement sursauter. J’avais été absorbé par l’arrivée des deux gosses sur ma droite au point d’en avoir délaissé leur acolyte qui à son tour tapait sur la fenêtre juste à mon niveau.
Je tournai la tête et fus surpris de découvrir sa joue collée sur la vitre à la manière d’un petit enfant. Cependant, cette posture lui déformait les traits du visage. Il se frottait encore plus étroitement à la portière puis tourna la tête de trois quarts pour venir écraser son nez largement épaté tout en roulant aussi des yeux écarquillés.
Je ne savais pas ce qu’il voulait, ni même ce qu’il pouvait me faire, mais son attitude très désinvolte n’avait rien de rassurant. Il ressemblait à la caricature un peu espiègle d’un pantin malfaisant et grotesque. C’était un enfant sorcier que rien ne semblait plus pouvoir effrayer, ni même arrêter.
De sa main droite, il esquissa un geste circulaire autour de son ventre. Dans mon rétroviseur je ne pouvais apercevoir qu’un abdomen à moitié dénudé et une main qui s’agitait avec une sorte de cuillère serrée dans la paume.
– Naza na nzala, Papa ! me dit-il au travers de la portière. Ce qui voulait dire en linguala qu’il avait très faim.
Il s’était un peu écarté et me regardait d’un air attendrissant et nécessiteux. La tête légèrement penchée sur le côté, il guettait ma réaction et le moindre signe de faiblesse, tout en ouvrant la main d’un geste répétitif. Je me refusais à lui prêter trop d’attention et me forçais à regarder droit devant, tout en continuant à l’observer du coin de l’œil.
– Naza na nzala, Papa ! s’il te plaît ! répéta-t-il.
Il savait comme moi que je ne cèderais pas à ces tentatives d’apitoiement. Mais il savait aussi, tout comme moi, que dans ma position, je n’avais pas d’autre choix que de subir sa mendicité.
– Pesa nga eloko ya kolya ! Pesa nga mbongo ya kolya ! ajouta-t-il.
Il devenait plus pressant et insistant et osait réclamer de la nourriture et de l’argent.
Il avait conservé la même petite mimique de travers mais avait profité de l’instant pour placer son pied droit sur le marchepied.
Il semblait ainsi prendre possession du véhicule. Aucun doute, c’était bien là son intention. Cette attitude m’irritait fortement et je ne pouvais plus continuer de l’ignorer.
D’un geste de la main et empruntant un air de mécontentement, je lui intimai l’ordre de s’éloigner et d’arrêter de m’importuner pour finalement me redresser dans mon siège, comme si j’avais eu la ferme intention de repartir dans les quelques secondes à venir.
Hélas, l’embouteillage ne semblait pas vouloir se résorber aussi instantanément… Il le savait aussi évidemment et n’esquissa aucun mouvement de retraite ou d’abandon. Bien au contraire, il s’accrocha au rétroviseur de la main gauche pour mieux se hisser à mon niveau et jeter un regard aussi enveloppant que possessif dans l’habitacle.
Non, il ne pouvait rien me faire, me dis-je intérieurement.
La vitre de la portière nous séparait et finalement me protégeait aussi que ce soit contre les intempéries ou contre toute forme de menace extérieure.
C’était plutôt un sentiment de désarmement et d’impuissance qui peu à peu désormais m’envahissait. J’étais emprisonné dans la bulle transparente d’un puissant véhicule mais immobilisé, et ce, à la merci de son regard de miséreux.
Je ne pouvais pas échapper à son regard, tout comme je n’étais pas en position de l’éradiquer de mon champ de vision. Il était libre de ses mouvements et pouvait décider de lever le camp ou de continuer de m’assiéger. J’étais ridiculement impuissant !
– Mbongo ezate, Papa. Laisse-moi maintenant. Tika nga kimia nakopesa yo lobi… lui ai-je rétorqué d’un ton qui se voulait impératif.
Mais les rôles s’étaient de fait subrepticement inversés. J’en étais étrangement réduit à le supplier de partir en promettant de lui donner quelque chose le lendemain. Je venais même d’épuiser mes maigres connaissances de linguala.
Il approcha alors sa face du rétroviseur pour se regarder dans le miroir, tout en scrutant en même temps intensément mon reflet, comme on guette une proie facile. Il n’avait visiblement aucune intention de quitter le marchepied.
Je ne voyais plus que son dos légèrement courbé au sommet duquel la tête paraissait se diviser en deux, avec côte à côte, d’une part l’arrière chevelu et sombre de son crâne et d’autre part, projeté par le miroir suréclairé, le masque d’un visage subitement tout à fait grotesque. Le tout lui donnait un air difforme et maléfique.
Il ne cherchait pas à éviter mon regard, mais me jetait des coups d’œil répétés. Son large sourire apparaissait également déformé par la convexité du reflet et affichait un rictus que je ressentais aussitôt comme sadique et hypocrite, en dépit de la maigreur de sa silhouette et de sa jeunesse. Il n’y avait plus de doute possible. Il était définitivement animé de mauvaises intentions et n’était décidément pas disposé à partir…
Je n’avais jamais cru aux histoires de sorciers, surtout pas à celles de ces enfants de la rue abandonnés par leurs familles à des conditions de vie déplorables. Ils n’y étaient pour rien et étaient les victimes innocentes d’une société africaine en pleine phase d’urbanisation.
Pourtant, en cet instant précis, j’avais toutes les peines à ne pas voir en lui un être possédé d’une volonté de nuisance et présentant un aspect de plus en plus animal et repoussant. Je perdais toute rationalité et tout sentiment de sympathie.
Je me souvins soudain de l’histoire de ces soldats américains en Afghanistan dont la hantise était de croiser des enfants, ne sachant jamais si ces derniers portaient des ceintures d’explosifs. Mon shégué ne portait peut-être pas de bombe mais m’inspirait une grande défiance.
Afin de le repousser du miroir qu’il s’était accaparé et de le forcer à me faire face, j’actionnai le petit bouton de la portière qui permet de rétracter les rétroviseurs : un dispositif astucieux pour éviter de les frotter en rangeant la voiture, mais qui n’avait pas pour but d’empêcher un Kuluna d’admirer son portrait dans le rétroviseur de ma voiture.
D’un vif et bref mouvement de la main, il accrocha le bord du rétroviseur pour le maintenir en place. Visiblement il connaissait et maîtrisait parfaitement la manière de procéder pour bloquer le mécanisme.
Il y eut soudain un claquement très sec et puis le fonctionnement s’interrompit. Le rétroviseur se mit à pivoter librement et sans résistance sur l’axe qui le liait à la portière.
J’actionnai le petit bouton de la portière mais un peu déçu tout de même que le dispositif électrique de rétractation venait de céder.
Une sorte de lueur de triomphe semblait illuminer ses yeux.
Il avait dans la main la cuillère que j’avais aperçue auparavant et à laquelle je n’avais pas prêté attention. Il en brandissait le manche courbé qu’il serrait comme une arme blanche et secrète. Il le glissa sous le miroir à l’intérieur même de la coque de protection de plastique noir qu’il déforma pour y faire pénétrer deux de ses doigts crochus, longs et crasseux.
Finalement, il arracha avec violence la seule partie de verre réfléchissant, laissant ainsi la coque comme une plaie béante, un trou noir, dans lequel plus aucune lumière révélée n’oserait sans doute plus jamais s’aventurer.
Il n’y avait rien que j’eusse pu faire pour l’empêcher de commettre son action. Je l’avais supplié à travers la vitre d’arrêter en lui criant un vigoureux et retentissant « NOOOONNN !!! » qui avait ressemblé au râle de colère et d’impuissance d’un animal paralysé par la simple vision de ce qui lui arrivait à laquelle s’associait un effet quasi magique de surprise.
Et déjà, il avait sauté du marchepied pour très vite s’éloigner vers l’avant, le bras levé vers le ciel avec mon miroir comme trophée.
Le méfait était accompli !
À aucun moment je n’avais osé sortir du véhicule, ni même ouvrir ma fenêtre. Tout s’était passé si vite que j’en avais même oublié à leur tour les deux autres enfants sur ma droite.
Mais ils avaient eux-mêmes disparu au milieu des embouteillages et des volutes noirâtres des gaz d’échappement.
En jetant un bref coup d’œil sur mon second rétroviseur, je me rendis compte avec une certaine résignation que celui-ci venait de subir un sort identique.
Les sorciers agissent toujours dans le dos des gens pour se rendre invisibles.
Mes rétroviseurs m’avaient pourtant permis, tel le devin des Bembas, Bamucapi, de brièvement scruter à revers leur reflet cornu et leur apparence suspecte d’êtres maléfiques et terrifiants.
Les yeux désormais rivés sur l’arrière de la voiture précédente, rien ne me paraissait avoir changé dans l’espace de ces quelques minutes.
Je m’extirpais peu à peu d’une sorte de torpeur onirique et les bruits de la ville refaisaient douloureusement surface.
Un mendiant aveugle conduit par la main par un enfant traversa lentement et prudemment la chaussée devant moi…
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