Le lit du fleuve craquelle sa peau morte, un vieux tronc écorce le silence. Avec un bâton, tu dessines le sable de mémoire. Le vent fait bouger les ombres brunes et grises. À l’abri du tronc d’arbre couché là depuis les ténèbres, tu empiles des galets. Encore un. Ta main hésite au-dessus de l’équilibre aveugle. Ce galet, il tient dans ta paume, il est frais, il résonne. Tu le niches dans ta poche. Un battement d’ailes frôle ta solitude. Tu sursautes, la peur aux tripes. Mais cela t’intrigue. Le bâton pour guide, tu évites les détritus, les crevasses. Tu avances. Le vent tourbillonne, il dessine des fantômes de poussière. Ton écharpe, serrée plus fort, ne laisse plus qu’une fente pour les yeux. Dans la pente escarpée, tes mains s’accrochent aux racines. Les cailloux roulent, cascadent, ils massacrent l’immobilité. Essoufflé, tu parviens sur la rive. À l’oreille, tu suis le croassement ; il survole la carcasse du fleuve, se heurte au pilier du pont à demi écroulé, se dilue dans la nuit sans phares, comme un cri de squelette. Tu frissonnes. Ton poing enserre le galet blotti dans ta poche. Il te rassure. Il masse ta paume de petits ronds feutrés. C’est alors qu’il se met à bourdonner. Soudain, ça clapote, ça rame, ça pépie. Ce ballet d’images et de sons se vrille au silence nu comme pour mieux l’effacer. Sous tes paupières closes, le temps se rembobine…
*Hier. Le vent caressait ta joue comme une aile de printemps. Une aigrette se posa sur le tablier du pont de pierre. Elle observait les remous du fleuve. Un trou de nuage filtra le soleil, tu frémis. Tes mains s’agitèrent, pressèrent les tubes sur la palette. Sur la toile, le pinceau frétillait le reflet changeant des peupliers dans la blondeur du fleuve. Il gratta un bout de ciel trempé d’ocre, un trait d’herbe sauvage, un grain de rive piqué d’une nuance d’ardoise. Il tapota le nuage qui traversait le paysage, s’effilant jusqu’au bleu. D’un trait gracile, les pattes noires de l’aigrette se posèrent sur le coin droit de la toile. Par l’arche du pont, un puits de lumière creusa le fleuve où voguaient les cygnes. Le soir tombait sur le sommet des toits nichés dans la verdure, une cloche sonna l’angélus vers l’infini. Les pêcheurs avaient plié leurs cannes depuis un moment déjà, l’herbe craquait de mystère, les branches pépiaient de nids d’oiseaux. L’eau clapota un poisson. Le galet caressait ta paume. Par une ficelle, il retenait ton âme en apesanteur. Les nuances s’estompèrent, la toile se drapa de nuit. Tu souris à la virgule de lune avant de plier ton chevalet.
*Les fantômes de vent évanouis, tes yeux grands ouverts rattrapent le présent. L’aurore drapée d’orange enserre l’horizon, au loin le son d’une cloche éclate ton souvenir. Tu n’es pas seul. – Alerte – Tu allonges le pas sur la route défoncée, ton regard évite les voitures abandonnées ; les portières comme des bras désarticulés, les coffres comme des ventres ouverts. Le soleil émerge telle une pomme fripée par-dessus le village hanté. À quelques mètres, trois silhouettes sur la place, là où crèvent les platanes. Tu t’arrêtes, te ramasses en boule, t’effaces à l’angle d’un muret. Le galet dans ta paume va et vient. Derrière les trois personnages, un bouquet de traits clairs attire ton regard. On dirait des peupliers blancs poussés là par hasard. Vivants. Alors, tu avances, droit devant, vers l’église où la cloche s’est tue. Le plus grand, le dos légèrement voûté, vieux ou peut-être malade, t’observe. La femme jette des regards de tous côtés. Le garçon semble prêt à détaler. Ils attendent pourtant. Chacun porte quelque chose. Ça dépasse de la poche, porté sur l’épaule, ou blotti au creux des bras. Ça semble plus précieux qu’un quignon de pain et pourtant, personne ne le cache. Ça. Un vieux livre, un cadre en bois, un violon, et toi, ton galet au creux de la main. Leurs regards interrogent. Tu ouvres ton poing, tu leur montres.
le galet, dit le vieux. oui moi j’ai ça, dit le garçon au bonnet, Morwenna je l’ai lu, tu murmures.
Tu touches la feuille d’un jeune peuplier, ta main caresse son tronc, couleur d’hier. Tu regardes le cadre vide du vieux, le violon de la femme aux nattes brunes, le roman fatigué du garçon frêle, puis ton galet. Comme la peinture sur les volets harassés de silence, la peur craquelle. D’abord, l’ombre d’un sourire, puis les gestes ; une tape légère sur l’épaule, une main qui s’envole, imitant l’oiseau. Et les mots. Les mots qui se croisent, tissent une toile étrange :
là-bas ou là-haut hein ? sais pas trop l’eau coule comment ? du ciel l’herbe aussi oh ! les trous du soleil quoi ? le pont traverse l’oiseau aussi ah tout ça dans le cadre et moi ? tu as les mots moi les cordes avec mon galet ? c’est la clé oh !
Les mots trébuchent, rebondissent. Ils traversent le rêve de l’autre. En équilibre sur un fil, ils dénudent l’ombre et la peur. Leurs pinceaux somnambules barbouillent de bleu, de vert. Ça réveille un tableau. Ça s’épelle sans alphabet, sans raison, juste une intuition. Le vieux pose son cadre de bois où pendent sur les bords des lambeaux de toile, il le cale entre les troncs des peupliers, se redresse en craquant. Les feuilles s’agitent, le cadre frémit, empruntant touche après touche la couleur des arbres.
avant y avait un paysage, un Pont sur la Loire, précise le vieux
La femme au visage fatigué par des yeux immenses s’adosse au tronc mince. Elle appuie son menton sur son violon et laisse alors son archet vibrer les premières images. On entend le froissement de l’aube dans le vent ; un oiseau traverse le mauve frôlant d’une patte le fleuve endormi.
c’est beau, dit le garçon.
Il sort le livre de la poche de son sweat, s’assoit en tailleur. Le roman s’ouvre sur une page marquée d’un squelette de feuille, comme des bulles, les mots s’échappent sur la voix claire du garçon :
les souvenirs sont comme des tapis, je les garde empilés dans ma tête et n’y fais guère attention, mais si je veux je peux revenir en arrière, marcher dessus et me souvenir...¹
Et toi. Face au cadre, tu lances ton galet. Ce geste tant de fois répété sur le bord du fleuve, où jadis ta toile attendait ses couleurs, t’emplit de frissons. Sitôt franchi le cadre, le galet disparaît. À l’oreille, cependant, il clapote trois fois l’infini. Ça rame, ça gazouille, ça craque.
allez le gamin ! dit le vieux. comment ? à travers t’entends ? oui vas-y !
Il fait un pas. Les contours du cadre palpitent, s’ajustent à sa taille. Il retient son souffle, passe sa main à travers, enfile le reste de son corps et seul son rire, comme un grelot, laisse une trace sur la place.
à ton tour le lanceur de galet, te secoue le vieux de sa voix rauque. à moi ? oui, t’as lancé les couleurs, tu peux y’aller maintenant
Prudent, tu t’accroupis, ta main à travers caresse un tapis, un tapis de souvenirs. Sans plus hésiter, tu t’empresses de t’effacer pour le fouler, laissant le vieux et la femme désormais seuls sur la place. La femme hoche la tête, le vieux comprend. La musique doit jouer jusqu’au bout.
j’y vais
Le vieux traverse. Sans trop attendre, la femme le suit, refermant sur elle le passage. Un instant encore, la voix fragile du violon suspendue au vide. Entre les deux troncs, le petit tableau signé Maxime Maufra perd déjà ses couleurs sur la place étranglée de silence.
___________________________ ¹ Extrait de Morwenna, Jo Walton.
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