Il sort du magasin climatisé. Sous une chaleur torride, son sac en toile de jute à bout de bras, il suffoque. Son regard à terre plutôt que vers le soleil qui écrase les immeubles crasseux dans un halo blanchâtre. Une ombre le dépasse, le bas de sa cape soulève la poussière. Un frisson traverse son corps alors qu'une boule de papier vient cogner ses baskets. Il s'arrête. À peine a-t-il le temps de voir la cape s'effacer au coin de la rue Jules Verne. Curieux, il ramasse le papier. Derrière ses lunettes rondes, Antoine plisse les yeux.
Guichet des voyages gratuits Bon pour ½ km de Ch. De Fer 1re classe 15 juillet 1917
Il fourre le ticket jaune dans la poche de son jean. Trop bizarre ce truc. Il y verra sans doute plus clair, une fois chez lui, au frais derrière ses volets clos. L'ascenseur encore en panne, il grimpe les escaliers. Toujours les mêmes graffitis, les mêmes injures taguées, le cœur à sec, sur le mur défraîchi. Un gosse descend en trombe, le bouscule, Antoine s'excuse. Plus vite il sera dans son appart, la porte verrouillée, plus vite il aura la paix.
Le soir, affalé devant la télé, Antoine avale les dernières actualités en même temps qu'une goulée de bière. Sa gorge se noue. Il pourrait couper l'image, peut-être que ça décapiterait d'un coup la guerre. Il pense comme ça, pour rien en fait, se moquant de sa lâcheté et de sa soif d’horreurs. Là-bas, on assassine, là-bas, des gens comme lui voudraient qu’on leur fiche la paix.
C'est samedi matin, jour de lessive. Dans le panier, il fait les poches, avant de tout remettre en boule dans le tambour. Deux pièces de monnaie roulent, le ticket jaune virevolte avant de se poser sur le carrelage noir et blanc.
Guichet des voyages gratuits Bon pour ½ km de Ch. De Fer 1re classe 15 juillet 2022
N'importe quoi ! Il lance la machine. Ça tourne, ça tourne dans sa tête. Il jette un coup d'œil par la fenêtre qui donne sur le parking, pas d'attroupement au bas de l'immeuble. La voie est libre. Antoine se décide enfin.
La porte claque derrière lui, il croise le silence des voisins en vacances. Les veinards. Le voilà dans la rue, le soleil plombe, l'asphalte colle à ses semelles. Mais rien n'y fait, ses pas l'emportent vers la gare. Il croit voir cette cape sombre, encore elle, s'évaporer derrière un lampadaire. Ça lui rappelle la couverture d'un livre – L'ombre du vent. Décidément, la canicule le rend dingue.
C'est la cohue, trains en retard, bornes automatiques en panne. Antoine s’engouffre dans la file d'attente d'un guichet exceptionnellement ouvert. Vingt minutes plus tard, c'est son tour. Antoine présente son ticket, sans trop savoir pourquoi. L’agent ne lui laisse pas le temps d'émettre un son, il tamponne le ticket d'un geste mécanique, comme s’il faisait ça depuis une éternité. À moitié sonné, Antoine ne se rend pas compte qu'il est déjà sur le quai, l’agent relégué dans le désert de sa mémoire.
Ils sont nombreux sur ce quai, un ticket jaune à la main, comme s'ils s'étaient donné rendez-vous. À y regarder de plus près, leurs accoutrements emmêlent passé, présent et futur, et les saisons aussi. Chacun paraît avoir été découpé dans le tissu d’une époque pour former ce patchwork étonnant. On pourrait les imaginer éjectés de la ligne obstinée du temps et rassemblés là en un même point. Un point sorcier.
Sur le marchepied du wagon trouble, Antoine hésite. On le pousse. On le guide jusqu’à un compartiment où se font face deux banquettes de cuir marron. Il sursaute ! Incrédule, il regarde ses manches longues et évasées, puis le bout de ses chaussures recouvertes d’une cape sombre. Tout comme les autres voyageurs. Il ne se souvient pourtant pas s’être changé. Mais… qui sont-ils ?
***
Mais… qui sont-ils ? Qui suis-je ? Tout à l’heure, j’étais Antoine, sans boulot stable, anonyme dans la grande ville. Là, je suis assis sur une banquette rigide, aux pieds de fer vissés au sol. Nous sommes six dans le compartiment. Silencieux. Comme c’est étrange. Il semble que notre compartiment se soit mis en branle et suive ses propres rails. Par la fenêtre, le paysage ondule, se dilue, tire-bouchonne. Puis, il forme un nœud d’étranglement, sombre, rocailleux, vertigineux, pour à nouveau s’allonger ; élastique de verdure et de ciel mêlés. Pourtant, mon corps ne ressent aucun mouvement. Je ne suis qu’un spectateur cloué au spectacle. Fait-il jour sur l’océan, qu’à l’instant où je cligne les paupières, c’est la nuit qui cogne par la vitre. La Grande Ours remue dans cette casserole d’univers ; tous mes repères sont en ébullition.
— On s’habitue, me rassure le vieil homme au visage tanné, en face de moi. C'est le mal du temps.
Je veux répondre, mais le soleil bondissant dans le ciel fait fondre tous mes mots.
— Il faut fixer le point rouge à l’horizon, affirme la grosse dame en chignon.
Quel horizon ? Se moque-t-elle de moi ? Le paysage vient juste de se mettre en boule. Je plisse les yeux. Ah oui, le point rouge tout au fond, je le vois. Il trace derrière lui un fil ténu.
— Ce fil entraîne le compartiment 6. Le nôtre, précise le vieil homme.
Nous sommes quatre à absorber ces paroles. Quatre à perdre la boussole. Et là, c'est le déclic. Le fil s’intensifie, il m’attrape par le poignet, serpente sous ma peau, électrise mon cerveau. Désormais, nous sommes reliés tous les six, guidant l’aiguille par la pensée. Oui, l’aiguille rouge, celle qui pique tout là-bas, sur l’horizon mouvant. L’horizon se renverse !
— Attention à la courbe ! Là ! La couture a lâché. Du fil, du fil ! Ça craque ! Nœud ! Coupez ! guide le vieux monsieur. — Un gouffre ! m’écriai-je, au moment où nous plongeons.
Je ressens tous les soubresauts du voyage. Je sens la brûlure des canons, j’entends le bruit des bottes, j’écoute le déchirement des ombres. J’ai largué mon corps, je flotte.
— Fil 66 ! commande la dame au chignon. Aiguille 6 !
Ensemble, les quatre novices et les deux vétérans de la Grande Reprise, nous réparons. Plus précisément, nous sommes les soldats de la brigade des Couturiers du Temps, celle qui lutte pour défaire les piqûres du mal, plantées comme des crocs dans les boucles infernales de l'Histoire. Nous empêchons ces crocs de déchirer la vie, d’en faire un gouffre de ténèbres et d’oubli.
— Bon boulot les bleus, nous félicite le vieux monsieur en étirant ses jambes engourdies. — On se reverra, soldats Couturiers, salue la dame au chignon impeccable.
Mon corps pèse une tonne. La porte du compartiment glisse, je tourne la tête, me frotte la nuque. Un à un, mes compagnons disparaissent, je suis le dernier à traverser.
***
Antoine est au guichet, derrière lui, l’impatience bout.
— Monsieur ! Quelle est votre destination ? répète pour la troisième fois l’agent du guichet. — Oh, pardon, en fait, je ne vais nulle part. Désolé.
Il s’assoit sur un banc, le regard dans les brumes. Il essuie ses lunettes, observe les gens, les valises qui s’entrechoquent. Il soupire, se relève pour gagner la sortie, les mains dans les poches de son jean. Au bout de ses doigts, un bout de papier lui envoie une décharge dans la nuque. Il veut y croire. Fébrile, il le lit.
Guichet des voyages invisibles Bon pour ½ km de Ch. De Temps Classe Couturiers Aiguille 6 Fil 66 Boucle 666
Antoine saute de joie.
— Je ne suis pas fou !
Une jeune fille lui sourit, d’autres passants l’ignorent ou le traitent de débile.
|