C’était au Mirliton. Aristide Bruant venait de finir son tour de chant et les danseuses légères se préparaient pour entrer en piste. Entre les applaudissements, les éclats de rires et de verres qui s’entrechoquaient, régnait un joyeux brouhaha. La fumée et la sueur tamisaient l’atmosphère dense et veloutée, comme dans un tableau de Manet ; les corps dandinants, les visages exaltés et distordus par l’alcool, ressemblaient à des caricatures de Daumier. Dans une petite alcôve, à l’ombre de leurs pipes, cachés sous leurs barbes grisonnantes, se tenaient deux célèbres peintres de la Butte : Paul Gauguin et Edgar Degas.
— Eh bien, disait Degas… Ce n’est guère habituel, mais nous voilà tous deux, les vétérans des salons des refusés ! Certes, nous avons eu nos différends, mais nous avons tant en commun… Nous sommes, sans fausse modestie, les deux plus grands peintres de cette fin de siècle, avec la permission de Cézanne, et puis… nous avons tous deux été expulsés par les impressionnistes. Je propose donc de trinquer à notre ennemi commun : Claude Monet !
Gauguin leva son verre, amusé, et répondit :
— Les deux les plus grands ? Vraiment ? Tu oublies ce bon vieil Auguste ! — Renoir ? Le bougre, c’était un bon peintre, mais maintenant il se fait vieux, il ne sait plus où il va. Ce type, il a peint le Moulin de la Galette et tous les cabarets de Paris, mais il n’a jamais touché à une fille ni jamais bu un verre de trop. Et maintenant, il cultive son petit jardin, il joue avec sa petite famille… Et il n’a plus aucune inspiration, bien entendu. On ne peut pas prétendre au génie et vivre comme un petit bourgeois… — Peut-être qu’on se fait vieux, nous aussi… Je suis sûr qu’il y a des jeunes peintres qui sont au moins aussi grands que nous, ou qui le deviendront. — Ah oui ? et qui donc ? — Toulouse-Lautrec, par exemple. — Henri ? Oui, c’est un de mes disciples. Il a du talent, mais… Est-il vraiment à notre hauteur ? continua Degas, sur un ton condescendant. — Monté sur un tabouret, certainement, s’esclaffa Gauguin. Je croyais qu’il viendrait ce soir, on m’avait dit qu’il était tout le temps fourré dans les cabarets, celui-là. — Non, ce soir, il n’est pas là parce qu’il est en train d’emménager… Et tu sais où ? Dans un bordel ! Celui de la Fleur blanche ! Tu connais ? — Si je le connais ? Excellent lupanar ! Les filles, rondelettes à souhait. — Ah, sacré nain, tiens ! C’est tout de même incroyable qu’il aime à ce point les catins qu’il aille vivre avec elles… Et on m’a dit que c’est réciproque, qu’elles ont toutes le béguin pour lui… Incroyable, n’est-ce pas ? Il est pourtant parfaitement repoussant avec ses grosses lèvres, son nez qui coule et sa langue qui zozote. Sans parler de sa taille, bien sûr. — C’est vrai, qu’est-ce qu’elles peuvent bien lui trouver ?
Gauguin et Degas s’échangèrent un regard entendu et éclatèrent de rire.
— Tu sais ce qu’on dit sur les nains… Petit corps, grosse b… Bref : il doit avoir un pinceau de peinture blanche, gros calibre ! Du badigeonnage façon Pissarro !
La remarque de Gauguin fit s’esclaffer Degas, qui reprit, flegmatique.
— Ou alors, peut-être qu’il paie très cher la passe. C’est un comte, de la très haute noblesse, ne l’oublie pas, et en plus, il vend très bien ses esquisses et ses affiches.
Gauguin but une gorgée d’absinthe et jeta un œil sur la salle. Les danseuses n’allaient pas tarder à entrer sur scène.
— Tiens… Regarde Edgar, tu la reconnais, là-bas ? C’est Mandarine, une des pensionnaires de la Fleur blanche ! Et en plus, elle est très amie d’Henri à ce qu’on m’a dit. Elle va peut-être nous révéler le secret du nain…
Il héla la fille qui était en bout de salle. Mandarine était rousse, potelée, avec des pommettes et une robe rouge écarlate. Elle avança, en faisant rouler ses hanches et sa poitrine.
— Chère Mandarine, demanda Gauguin, on se demandait, mon camarade et moi, les raisons du succès de notre ami Henri auprès des filles de joie. Les nains sont-ils membrés de façon inversement proportionnelle à leur taille, ou est-ce plutôt le portefeuille de notre ami qui est bien garni, à défaut de son caleçon ?
Mandarine rit franchement :
— Vous n’y êtes pas du tout, les gars. Rien à voir avec la taille de son braquemart, nous on préfère que les clients l’aient petite et ne durent pas longtemps, si vous voyez ce que je veux dire. Mais Henri, il ne l’a ni petite ni grande ; en fait, vous l’appelez nain et il ne l’est pas. C’est une maladie des os qu’il a, le pauvre, et vous ne devriez pas vous moquer de la sorte, si vous prétendez être ses amis. Et sachez aussi qu’il ne paie pas plus qu’un autre. Le secret, c’est juste que lui, il aime les femmes. — Mais moi aussi j’aime les femmes, je les adore, à la folie, répondit Gauguin, ironique. — Pour aimer les femmes, il faut déjà aimer les gens, répondit la fille avec un sourire goguenard. Avant d’être des femmes, on est des gens, ça paraît idiot dit comme ça, mais apparemment, il y a peu d’hommes qui savent ça. — Tu as raison, je l’avoue, je n’aime pas les gens. C’est pour ça que je suis parti à Tahiti et que j’y retournerai bientôt, définitivement cette fois… Je préfère cent fois les sauvages aux gens d’ici ! répondit Gauguin. — Eh ben, ils risquent de te décevoir. Parce que les sauvages, c’est aussi des gens, enfin, à ce que j’en sais, répondit Mandarine, sarcastique. Bref, Henri, lui, il aime bien les gens, et il prend le temps de nous parler, de nous observer… — Mais moi aussi, je vous ai beaucoup observées, dit Degas. J’ai réalisé toute une série de dessins sur les filles de joie, il y a une dizaine d’années… Qui ont connu bien plus de succès que ceux de Toulouse-Lautrec, d’ailleurs… Le public les a trouvés criants de vérité. — Oui… Tes dessins, ils ont plu aux clients, quoi. Tu as dû nous représenter sulfureuses ou alors pitoyables, en général c’est les deux façons de nous voir. Pour les plus vicieux, c’est les deux à la fois. — Je te l’accorde, Mandarine, Mais il fallait bien que je les rende alléchantes, ces catins. Moi, quand je peins les prostituées c’est comme quand je peins les chevaux : il faut que ça me donne envie de les monter ! — Et les petites danseuses de treize ans que vous peignez, elles te donnent aussi envie de les monter ? demanda alors Mandarine, sans cacher son agacement.
Il y eut un moment de silence gênant, puis Gauguin reprit:
— Eh bien figurez-vous qu’à Tahiti, il n’existe pas cette différence entre femme, adolescente ou enfant… Ils ne connaissent pas ce concept bourgeois, là-bas, et tout le monde vit tout nu, pas de tabous ! Mandarine, en somme, si j’ai bien compris, le secret du nain, c’est qu’il vous fait des confidences ? Qu’il vous balance de grandes déclarations d’amour ? Ou alors il pleurniche sur son mauvais sort et vous, vous le consolez ? — Pas du tout, ça c’est ton ami, là, le rouquin hollandais, qui faisait ça. — Vincent ? Ça ne m’étonne pas, répondit Gauguin en hochant de la tête. — Ça fait longtemps qu’on ne le voit plus, d’ailleurs. Qu’est-ce qu’il devient ton ami, il est reparti en Hollande ? — Non, il s’est suicidé, il y a trois ans. — Je ne savais pas. Désolée. — Pas de souci. Le bouche à oreille n’a pas fonctionné, réplica Degas, avec sarcasme.
Gauguin se tut, renfrogné. Il demeurait encore traumatisé par cette satanée oreille que Van Gogh s’était coupée devant ses yeux.
— Bon, les gars, ce n’est pas que je m’ennuie, mais j’ai à faire… Vous ne comprenez rien du tout. Henri, il m’a dit un jour « j’ai enfin trouvé des gens à ma taille ». Avec lui, on papote, de tout et de rien… Il dit toujours bonjour, merci et au revoir. Des fois il nous offre un petit dessin. Bref : il est gentil ! Gentil ! Je ne sais pas si vous savez ce que c’est… Je ne crois pas, vous paradez comme des coqs, vous êtes bouffis d’orgueil et vous n’aimez que vous-mêmes… — C’était donc ça, le secret : dire bonjour, merci et au revoir ? trancha Degas, avec une moue de mépris.
Mandarine soupira :
— Comment je m’appelle ? — Mandarine, quelle question ! — Parce que je suis rouquine, juteuse, qu’on me presse comme un citron et que j’ai la peau d’orange, mais mon vrai nom tu ne le connais pas. — Et comment le saurais-je ? — Ben, en me le demandant, pardi ! Tu as été au moins cinq fois au lit avec moi, et tu ne m’as jamais posé la question. Eh bien Henri, il le sait, mon nom, c’est ça la différence entre lui et toi, tu comprends ?
Degas haussa les épaules, exaspéré. Gauguin demanda :
— Bon, alors tu t’appelles comment ? — Clémentine, répondit-elle, narquoise.
Gauguin s’esclaffa.
— Tu ne manques pas de répondant, ni de caractère. Ça me plaît. Dis-moi, qu’est-ce que tu fais après le spectacle ? — Ça dépend, tu as combien d’argent ?
Gauguin regarda son acolyte.
— Ça te dit qu’elle pose pour les deux à la fois ? On la barbouillera avec le gros pinceau blanc de Pissaro ! — Comme de bons peintres impressionnistes… En bord de Seine… Je veux dire : au bord des seins !
Ils se mirent à rire à gorge déployée et la fille de joie s’en fut, courroucée.
***
Mandarine rentra tard dans la nuit au bordel de la Fleur blanche. Alors qu’elle allait se coucher, elle entendit dans la chambre contiguë, celle qu’occupait Toulouse-Lautrec, un bruit sourd, suivi d’un cri rauque. Prise de panique, elle ouvrit sa porte et vit son ami Henri, qui venait de tomber de son lit.
— Que se passe-t-il, Henri ? demanda-t-elle, affolée. — Ce n’est rien, Clémence. J’ai dû faire un cauchemar et je suis tombé du lit.
La fille s’approcha de lui pour l’aider à se redresser.
— Ne t’inquiète pas, je peux encore me lever tout seul, tu sais. Va te coucher, je sais que tu as eu une soirée chargée. — Tu es tout tremblant, en nage… Qu’est-ce qui t’arrive ? — Rien, je te dis. Je ne veux pas t’ennuyer avec mes problèmes. — Tu ne m’ennuies jamais, Henri. Je vais rester un peu avec toi, fais-moi une place dans ton lit.
Elle quitta sa robe écarlate et son jupon, et ils se retrouvèrent bientôt blottis l’un contre l’autre, sous les draps.
— Allez, raconte-moi, mon petit ami. — Mes soucis ne sont rien à côté des tiens, Clémence… Moi, je n’ai aucune raison de me plaindre : j’ai de l’argent, une famille qui m’attend dans le Sud, des amis peintres… — Tes amis… Enfin, mieux vaut ne pas en parler de ceux-là… Moi je crois que tu as de vraies raisons de te plaindre, Henri. Allez, dis-moi ce qui te cause tant de chagrin.
Le peintre haussa les épaules et répondit d’un ton qui se voulait dégagé :
— C’est trois fois rien, en fait. Tu vois ces cartons à dessin, derrière l’armoire ? On m’a refusé ma série d’esquisses sur les maisons closes. Ça peut paraître ridicule, mais ça m’a rendu très triste. — C’est dommage pour tes dessins, je les aimais bien, moi. Les clients veulent voir des catins qui semblent affriolantes ou alors pathétiques, et tes dessins n’avaient rien à voir avec ça. Toi, tu nous as dessinées comme on est vraiment, dans les moments les moins érotiques, quand on s’ennuie, quand on mange, quand on dort… Alors évidemment, ça n’intéresse pas les clients. C’est drôle, tu fais toujours des caricatures des gens, mais nous, tu nous peins avec tendresse. — Ils sont bons à jeter, ces dessins… — Oh non ! Ne fais pas ça, s’il te plaît ! — Garde-les alors, qu’importe… — Henri… — Quoi ? — Ce ne sont pas tes dessins qui te turlupinent. Je te connais bien et toi, tu n’as pas cet orgueil démesuré comme d’autres peintres que je connais. Toi, les critiques ça ne t’affecte pas à ce point…
Toulouse-Lautrec demeura en silence pendant un bon moment, puis murmura, la voix tremblante :
— Tu as raison, Clémence. En fait, j’ai peur de devenir fou. Je fais des cauchemars toutes les nuits, et puis je commence à avoir des idées étranges… Des hallucinations. Ça m’inquiète beaucoup. — Tu bois trop, tu devrais réduire ta consommation. — J’ai beau essayer, je n’y arriverai jamais. J’ai trop mal. Je ne sais pas pourquoi, mais je suis toujours triste, c’est ridicule. Je suis vraiment pathétique : j’avais tout et j’ai tout raté. Regarde-moi : le comte de Toulouse-Lautrec, c’est juste un nain affreux et alcoolique qui vit dans un bordel. Je suis la honte de ma famille. — La honte, tu dis ? Mais c’est ta famille qui devrait avoir honte, pas toi ! Tu ne m’as pas dit que ta maladie est due à tous ces mariages que vous avez eus entre cousins ? — Oui, c’est à cause de l’endogamie. — Alors les nobles organisent des mariages incestueux, et après ils se permettent de critiquer les mœurs des autres ? C’est le monde à l’envers. Tu sais, moi aussi je fais honte à tout le monde… Mes parents ne voulaient plus me voir quand je suis tombée enceinte sans être mariée, et les bonnes sœurs refusent que je voie ma fille, parce que je ne suis pas une personne décente… Et moi je dis que ce sont elles qui devraient avoir honte pour leurs comportements si peu charitables. — Tu as sans doute raison. J’aimerais faire en sorte que tu puisses voir ta fille un jour. Si jamais je gagne beaucoup d’argent, je te ferai sortir de ce bordel, je te le promets. — Ne promets rien, va. Tu en as déjà assez fait en faisant entrer ma fille dans ce pensionnat. Grâce à toi, elle sera logée, nourrie et éduquée jusqu’à l’âge adulte… Je ne te le remercierai jamais assez. — Oublie tes remerciements, j’ai fait ça pour moi, pas pour toi. Je ne peux pas avoir d’enfants, alors… Enfin… Des fois, je rêve d’une grande maison à la campagne, au bord de la Seine, avec des gamins qui gambadent dans les prés, moi qui peins sur la rive les bateaux qui vont vers Rouen. Une maison si grande que toutes les prostituées de Montmartre et de Pigalle pourraient y vivre insouciantes… — Bref, tu rêves de devenir le maquereau du plus grand boxon de Paname, quoi… — Mais non, ce n’est pas ça du tout ! — T’inquiète, je sais… Je te taquinais, c’est tout. Ah, nous voilà beaux, mon pauvre ami. On est tous les deux orphelins, sans famille, Henri, mais au moins on est tous les deux, comme frère et sœur. Pas vrai ?
Le peintre, en guise de réponse embrassa chastement le front de Clémence, qui éteignit la lampe à pétrole de sa table de chevet.
— J’ai froid, murmura Henri. Tu me laisses mettre mes pieds entre tes jambes pour les réchauffer ? — Bien sûr. Eh, mais ! C’est vrai que tu as les jambes toutes petites, mais tu es en train de clouer tes doigts de pieds dans mon vagin, Henri ! — Oh, pardon… Mais c’est si chaud, si doux… Ça me fait comme une chaussette. —Tu n’es vraiment qu’un sale nabot vicelard, dis donc ! Retire ces pieds tout de suite ! répondit Clémence, enjouée.
Les deux rirent à cœur joie, puis s’endormirent bientôt, harassés de fatigue, tendrement enlacés.
***
La santé mentale et physique de Toulouse-Lautrec se détériora, au fil des ans. La syphilis, qu’il avait contractée dans les maisons closes et l’alcoolisme le rendaient fou ; tandis que ses jambes se paralysaient, tout d’un coup, au cours de crises épouvantables. Un jour, en proie à un delirium tremens, il tira au pistolet sur les murs de sa chambre, pour tuer des araignées imaginaires qu’il croyait voir grimper au plafond. Sa famille décida de le faire interner dans un sanatorium, et le peintre y consentit. Les adieux avec Clémence et les autres pensionnaires de la Fleur blanche furent déchirants, mais il n’y avait guère d’autre choix que de partir. Henri réussit à sortir de l’asile, environ un an plus tard, pour finir ses jours dans un des châteaux familiaux, près de Bordeaux. Il mourut en 1901, à l’âge de trente-sept ans.
Clémence travailla pendant encore quinze ans à la Fleur Blanche. Quand arriva la guerre, les clients commencèrent à se faire rares. Beaucoup de ses amies partirent sur la ligne de front, pour rejoindre les bordels de Champagne, mais elle, elle se sentait trop âgée pour entreprendre cette aventure. Elle survécut, bon gré mal gré, pendant les quatre ans que dura le conflit et en 1918, à l’âge de cinquante ans, advint la ménopause, raison pour laquelle sa patronne la congédia. La mère maquerelle lui donna un préavis de quinze jours, avant de la jeter à la rue.
Elle décida alors de connaître sa fille, qu’elle avait dû confier jadis à une institution religieuse. Elle n’eut aucun mal à la retrouver : elle vivait dans le même quartier qu’elle, et ressemblait à sa mère comme deux gouttes d’eau. C’était une belle jeune femme de vingt-sept ans, avec quatre enfants. Son mari était mort à la guerre, et à présent, elle travaillait en tant que lavandière sur la place Maubert. Hélas, son salaire n’était pas suffisant pour faire vivre sa famille, même avec sa pension de veuvage, et la fille n’avait pas d’autre choix qu’arrondir ses fins de mois en pratiquant la prostitution, de façon sporadique. Clémence, en apprenant cela, se sentit grandement affligée : décidément, le destin était cruel et la fatalité, implacable.
Le dernier jour de son préavis à la Fleur blanche arriva enfin. Clémence entra dans sa chambre pour vider les lieux et récupérer ses maigres effets. C’est alors qu’elle trouva, derrière la grande armoire, un carton à dessin qu’avait laissé là son ami Henri, plus de vingt ans auparavant. Il était rempli de dessins et d’esquisses, aquarelles et pastels. Elle ouvrit le carton et en regardant ces œuvres, elle se souvint soudain des moments intimes passés avec le peintre, et ne put contenir ses larmes. Clémence savait que son ami avait, de son vivant, engrangé quelques succès, aussi elle se rendit chez un marchand de tableaux qu’elle connaissait près de Pigalle. Elle pensait gagner dans les 500 francs, peut-être 1000, de quoi vivoter encore un mois ou deux… Mais elle n’aurait jamais imaginé qu’en réalité, la cinquantaine d’œuvres valait au moins cent fois cette somme, que Toulouse-Lautrec depuis sa mort était mieux côté encore que Degas ou Gauguin, et que sa famille envisageait même d’ouvrir un musée à Albi. Clémence prit son temps avant de vendre les dessins, et elle contacta toutes ses anciennes amies prostituées qui avaient reçu en cadeau un croquis du peintre : Bouboule, Gueule d’amour, Lola castagnette, Gigi la levrette, Doudou la négresse, toutes avaient conservé les gribouillis de ce petit client si gentil. À la fin, ce furent plus de cent œuvres que Clémence vendit, pour une somme de presque 200 000 francs.
Avec l’argent, les vieilles catins achetèrent un manoir à Auvers-sur-Oise, au bord de l’eau. La fille de Clémence s’y installa avec ses quatre enfants, et elle y monta une guinguette, qu’elle nomma « Au nain gentil ».
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