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jhc : L'Italien plein de trous
 Publié le 12/03/18  -  9 commentaires  -  4943 caractères  -  97 lectures    Autres textes du même auteur

L'Italien plein de trous.


L'Italien plein de trous


C’était le marché du dimanche matin au milieu des années cinquante. J’accompagnais mon père. La paix avait mon âge. Elle était jeune encore. Les commerçants s’égosillaient : « Allons-y sur la pomme de terre ! Elle est bonne, elle est pas chère ! »

Quand les voix faiblissaient, à l’heure où les vieilles toquées se décidaient enfin à venir marchander l’abat ou le légume qu’elles guettaient depuis le matin, nous prenions le chemin du retour.

Luigi venait à notre rencontre. Mon père posait son cabas… Et ils se mettaient à causer. Mon « vieux » était instituteur dans ce coin de banlieue. Les gens l’abordaient volontiers pour le saluer et dire un mot des gamins. Aussi loin que je me rappelle, je ne comprenais pas pourquoi il discutait tout le temps avec ce type - même pas un parent d’élève - alors que ma mère nous attendait à la maison pour le repas et que j’avais déjà faim. Pour moi c’était un « Italien plein de trous », enfin dans ma tête, parce que si j’avais dit ça à haute voix, j’aurais pris une taloche bien méritée. Il était toujours fagoté comme un épouvantail avec des loques ajourées. Propre, mais tout déchiré, mal raccommodé. Un Piémontais réfugié ici pendant la guerre… Il avait fini par rester en France. Trop vieux pour repartir.

Au bout de quelque temps, j’ai fini par capter qu’ils parlaient… De mots ! Luigi en avait vu des choses à l’avènement de Mussolini. La machine à cabosser ne lui avait pas fait de cadeaux. Mais il s’épanchait peu sur lui-même. Toujours il revenait à Giono. Sa thèse sur l’affaire Dominici et l’importance du langage. Son français n’était pas très bon, mais l’accent était sonore et enjoué. Là, ça commençait à m’intéresser.

Et puis il y avait les histoires de la Provence, Manosque, les Alpes… Que je ne connaissais pas, mais où je me retrouvais bien. Des endroits qui ressemblaient à la ferme des grands-parents où j’allais chaque été. Pour les foins, les moissons, les adultes m’emmenaient aux champs avec eux sur les chars tirés par des bœufs. Oui, des bœufs. Les tracteurs ne sont arrivés que dans les années soixante.

Et les aventures ! L’Histoire. Les hussards de Napoléon. La dernière guerre était encore présente dans tous les esprits. Les tickets de rationnement venaient juste d’être supprimés et l’abbé Pierre lançait son combat pour le démantèlement des bidonvilles. Quand un érudit comme mon père rencontrait un réfugié italien, ils parcouraient ensemble l’Europe de long en large, sautaient allègrement d’une époque à l’autre. Il fallait suivre… Je suivais sans rechigner, accroché par les oreilles… Toujours en silence.

Je percevais assez bien l’intérêt qu’ils portaient à Giono. Mais pourquoi Giono écrivait-il ? Pourquoi remplir toutes ces pages ? La question m’a longtemps tarabusté. Était-ce pour nous nourrir, combler nos estomacs, nous gaver comme les oies de la ferme ? Était-ce pour nous endormir comme une maman raconte une histoire au lit, pour que les yeux des petits enfants se ferment ?

Nous manquions de tout. De chaleur l’hiver, de fraîcheur l’été, d’argent pour finir le mois. Les voitures n’encombraient pas les rues. Le laveur de carreaux avait une Chevrolet. La nôtre était une 203. Avec ce rond au milieu. Comme une roue. Un moyeu. Un moteur qui tourne autour de son vide médian. Puis les années soixante. Les années glorieuses de la consommation. Et le temps qui passe.

Bien longtemps après… Luigi avait disparu, mes parents aussi. La ferme de mon enfance était devenue une exploitation prospère et méconnaissable… Que le ciel soit vide ou plein, j’avais remarqué que ni le soleil ni les nuages ne le coloraient complètement. Il y avait toujours un espace entre les gouttes de pluie, entre les flocons ou les grêlons. Un jour que je fouinais dans ma bibliothèque, j’ai rouvert par hasard Le serpent d’étoiles :

Le Récitant termine son chant :

« Ouvre-toi !

La source qui est là sous le châtaignier à trembler sous les feuilles mortes comme une petite bête sensible, sens ! Elle vient de s’ouvrir au-dessus de ton cœur, dans ta chair, oui, dans ta chair chaude la source d’eau vient de s’ouvrir ; elle coule sur ton cœur comme sur une pierre de la forêt, et chaque goutte est comme un coup sur un tambour, et tout sonne dans toi et tout résonne dans toi… »

J’ai compris que les auteurs comme Giono ouvrent en nous des trous que rien ne comblera jamais. C’est l’odeur du pain dans ses poumons qui fait lever le paysan pour aller cultiver son blé. C’est le goût du lapin dans l’assiette qui l’entraîne à la chasse. Une béance. Des cavités qu’il ne faut pas refermer. Des faims qui nous creusent, des soifs inextinguibles, des philosophies d’Archimède qui nous tiennent en l’air parce qu’elles nous réveillent !

Sacré Giono… Sacré Luigi ! Sacré « Italien plein de trous » hâve et déguenillé, avec toutes ses bosses… et tous ses creux en lui qui le faisaient tenir debout ! L’écho de sa voix résonne encore dans mon cœur d’enfant.



 
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   plumette   
21/2/2018
 a aimé ce texte 
Bien ↑
une belle évocation, sensible. un souvenir venu de l'enfance qui permet peut-être d'enraciner le goût des mots du narrateur, un hommage rendu à ce Luigi, érudit, en guenilles.

Et puis comme Giono a ouvert quelques trous en moi, alors j'adhère à ce texte!

Merci pour ce partage

Plumette

   David   
24/2/2018
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Bonjour,

Le début m'a attrapé comme un bon roman, peu à peu je me suis rappelé que c'est sans doute le récit d'un souvenir, comme un étrange regret que cet "italien plein de trous" ne soit pas un "véritable" personnage dans une large épopée :) La chute n'en est pas moins intéressante, les "trous" passent des vêtements de l'italien aux états d'âme. C'est une belle illustration d'une passion pour Giono, de la lecture pour magnifier le quotidien.

   Tadiou   
24/2/2018
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
(Lu et commenté en EL)

Peut-être ce récit plein de charme se veut-il un hommage à Giono : c’est pas mal réussi.

Je me perds dans les époques et les âges du narrateur :

« Bien longtemps après… Luigi avait disparu, mes parents aussi. La ferme de mon enfance était devenue une exploitation prospère et méconnaissable… » J’en conclus que l’enfant est devenu adulte (après 1960)

Or la dernière phrase est : « L’écho de sa voix résonne encore dans mon cœur d’enfant. » comme si Le narrateur est encore enfant.

On parle de 1954 (appel de l’Abbé Pierre), « Puis les années soixante. Les années glorieuses de la consommation. » puis on revient à l’enfance.

Brassage confus, à mon sens, des époques qui me gêne.

Texte plein de charme, de sensibilité; interrogations de l’enfant qui essaie de comprendre ; importance des mots des adultes pour analyser le passé et pour que la vie gagne en richesse;
références appuyées et récurrentes à Giono : dans ce texte il y a des descriptions de choses simples de la vie quotidienne qui évoquent son style.

Et puis la soif de vivre, la soif de remplir tous ces trous de curiosité, toutes ces interrogations.

Beau message faisant appel aux intelligences pour que la vie mérite d’être vécue.

Beaucoup de chaleur qui confine à la poésie. Simplicité et profondeur s’entremêlent, comme chez Giono.

L’écriture est très bien travaillée et à la hauteur du message.

Merci pour ce texte réjouissant, plein de force, d’humanité et d’optimisme.

Et à vous relire bien sûr.

Tadiou (j’aime Giono !!!)

   Anonyme   
12/3/2018
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Bonjour

Il est des nouvelles trop longues où l'on se perd allègrement
et d'autres comme celle-ci qu'on aimerait lire plus détaillée.
Autrement, c'est bien écrit, et les conversations avec Giono,
devaient être intarissables.
Oui, la France d'après guerre et d'avant les années 60, véritable
révolution culturelle et technique.
La Provence dans tous ses états, ses senteurs, ses marchés comme le chantait Bécaud, ses écrivains et ses peintres.

Un bon et court moment de lecture.

   Anonyme   
12/3/2018
 a aimé ce texte 
Bien
J'ai bien aimé cette histoire qui se lit comme on boit l'eau de source.
La fin est originale.
Par contre, j'ai été déçu de ne pas en savoir plus de Luigi qui est le personnage central de cette histoire et l plus intéressant. Pourquoi réfugié ? (on ne va pas se réfugier dans un pays ennemi en général) Apparemment il était lettré puisque l'instituteur discutait longtemps avec lui de tout...
Merci pour ce bon moment.

   Eva-Naissante   
18/3/2018
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Une belle histoire, des souvenirs qu'on peut s'approprier.

Bien écrit.

Toutefois, si certains textes souffrent de quelques longueurs, celui-ci aurait mérité davantage de développements, de détails, sur cet enfant, sur la chute, même si la concision de ce texte participe dans le même temps d'une certaine forme d'harmonie.

Eva-N

   Vilmon   
3/8/2018
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour, un beau récit de souvenirs d'enfant et de philosophie de la vie. Des trous à combler, mais qui doivent revenir pour nous pousser plus à l'avant. Une douce réflexion dans notre société de consommation abusive où l'on comble définitivement tous les trous. Et alors, on s'ennui et on consomme plus pour combler des trous fictifs. Au lieu d'entretenir le cycle des trous en vivant sans surabondance, on se noie parmi les tas qui comblent nos trous.
J'ai bien aimé !

   Anonyme   
3/10/2018
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Une histoire toute simple mais tellement bien écrite qu’on se laisse entrainer jusqu’à la fin avec un grand plaisir. L’écriture coule limpide comme un texte de Giono et les quelques allusions à ce grand écrivain font remonter des souvenirs nostalgiques.
Merci pour ces souvenirs partagés

   FANTIN   
13/1/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Souvenirs d'enfance revisités par la compréhension, la nostalgie, la sensibilité adultes. Une époque disparue et ses acteurs avec elle.
Reste, pour combler ce "trou" béant, la lumière qui le traverse, venue de loin, mais qui éclaire et réchauffe malgré tout le présent. Le relais a été passé et c'est le principal.
Merci pour ce beau partage!


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