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Réalisme/Historique
Kesseler : La machine
 Publié le 02/06/22  -  4 commentaires  -  5383 caractères  -  41 lectures    Autres textes du même auteur

Dans le vacarme d’une salle de pachinko, Toshiro actionne frénétiquement le clapet d’une machine à sous. Le matin même, le gardien a mené un office inhabituel : l’exécution d’un condamné à mort.


La machine


« La mort a un double aspect : elle est le non-être. Mais, elle est aussi l'être, l'être atrocement matériel du cadavre. »

Milan Kundera, Le livre du rire et de l'oubli, 1979.


Des rangs serrés de postures anonymes se tenaient en lignes dociles, presque hypnotisées par les machines. De temps en temps, une rafale de billes de plomb entrechoquées annonçait un gain conséquent, sans susciter pour autant, ni joie, ni cris manifestes d’aucune sorte. L’atmosphère de vacarme métallique était paradoxalement dépouillée de toute tension. Sous un masque impassible, les joueurs, debout ou aux trois quarts assis sagement, restaient taciturnes dans la victoire, et tous semblaient pétris d’un stoïcisme étrange au milieu de ce chaos sonore. Ce qu’ils visaient avant tout durant ces heures plantées dans la passivité, c’était le dégobillage de la machine. D’un geste à la fois opiniâtre et doux du poignet, leurs mains titillaient le pachinko par à-coups frénétiques. Il fallait au joueur insister, solliciter sans relâche la machine, pour qu’à force de technique et de patience, elle déversât enfin la diarrhée des billes dans le bac. Les bons joueurs le savaient, ils devaient relâcher la main le moins possible.

Par pressions régulières, le pouce de Toshiro actionnait frénétiquement le clapet, et sa silhouette fondue à toutes les autres restait quasi immobile. L’œil rouge, terne et tristement fixe derrière ses lunettes, suivait attentivement la courbe de la bille propulsée. La plupart du temps, la machine gobait la petite boule sans rien recracher, puis le geste reprenait immédiatement, sans attente, acharné seulement à provoquer la diarrhée. Une douzaine de cigarettes en cendres intactes gisaient sur le côté, signe que Toshiro en oubliait de fumer, absorbé par le va-et-vient mécanique et obsédant. Il s’épongea le front et la sueur écoulée qui le chatouillait jusqu’aux oreilles. Dans la salle chronophage, la gloutonnerie se mêlait à l’ennui, on tuait le temps, et on s’assommait dans ce pilonnage métallique. Ses voisins, à droite comme à gauche, portaient des gants blancs en prévention de la moiteur. Entre deux coups, son regard aimanté les fixait brièvement puis inspectait ses propres mains, nues, moites des heures abattues depuis son entrée dans la salle. Ici, il venait se dépouiller de la journée achevée, sans avoir à se ganter, sans soumission au protocole, débarrassé de son uniforme. Juste assez loin du silence mortifère de la prison. Mais, l’image des gants le poursuivait comme le spectre de la matinée.

Il y avait d’abord eu la pression du pouce, puis des secondes interminables avaient suivi l’ouverture de la trappe. L’homme, une fois le souffle coupé par la corde, avait alors agité ses jambes impuissantes au-dessus du vide. Son visage avait été couvert d’une cagoule et ses mains menottées. Enfin, la merde et l’urine relâchées par ses intestins avaient visiblement coulé jusqu’à ses genoux. Le condamné, une sorte de momie à la figure gommée, était ainsi ignoré dans ses dernières émotions. Détresse, douleur, regrets. Sur le tableau de service, son nom avait été inscrit : Nakagomé Isamou. La peur, tout juste éteinte, marquait un témoignage organique évident ; les derniers excréments de son métabolisme arrêté certifiaient que l’homme était bien mort. Les trois gardiens s’étaient ensuite décoiffés dans la pièce contiguë, où chacun, en gants blancs, venait d’actionner le bouton face à lui d’une pression unique. La corde tendue, le corps pendu, et le doute à chaque étape. Surtout ne rien voir, ne rien savoir. Ni les yeux révulsés, ni la bouche déformée, ni les mains tordues du mort, ni quel pouce avait actionné quel bouton. On floutait la fatalité, brouillée subrepticement par l’administration qui dressait ainsi des cloisons poreuses. La cagoule, les menottes, le bouton, le visage du mort, et la culpabilité divisée en trois par le hasard. Ce matin, le hasard n’avait pas ri, obligé à une besogne de bourreau avec cette question suspendue. Qui ? Qui envoyait cette masse de chair, de sang et de nerfs à la mort ? Le juge ? La loi ? La nation ? Lui ? Les gardiens ? Toshiro s’était même étonné de ne ressentir aucune espèce d’émotion. Après tout, le condamné était un meurtrier, soumis à une conjonction du hasard et de considérations morales, qui comme un sac de viande morte pendouillait là dans la pièce aux allures de gymnase. Entre des murs de bois sombres et laqués, deux carrés aux contours rouges, comme une cage de but à marquer, étaient creusés dans le sol. La machine avait besoin d’eux pour l’ouverture de la trappe, puisque leur dévouement assurait la pérennité judiciaire.

Une fois son service terminé, le gardien était venu dans ce couloir anonyme et saccadé de sons et lumières pour s’étourdir au plus près des cascades hurlantes de billes, mais surtout pour s’abrutir et oublier la matinée. Dans ce jeu d’argent, on ne trouvait que banalité, facilité, récurrence. Le jeu était possible jusqu’à la lie, et ce soir, il actionnerait le bouton autant qu’il le voudrait. Chaque coup, chaque flexion du pouce restaient inoffensifs, chaque bille suivait simplement le sillon, déterminée par l’adresse et l’expérience. N’importe qui venait presser les boutons du pachinko. N’importe qui pourrait actionner l’ouverture de la trappe. Et par des chiquenaudes du hasard faire vomir les machines.

***


 
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   Anonyme   
6/5/2022
 a aimé ce texte 
Bien
Bonjour,

Il y a une atmosphère. Des billes et des personnages stoïques. À quoi jouent-ils ? J’ai dû chercher ce qu’était un pachinko. Un jeu très populaire au Japon. Sauf que là, on verse dans la peine de mort avec ce côté « aléatoire » qui rappele la chaise électrique pour dédouaner les bourreaux : « c’est pas moi qui ait appuyé sur le bouton mort, c’est sûrement l’autre ! ». Là où ça pêche, c’est sur le style général. Il y a une surcharge d’épithètes qui desservent un peu ce côté glacial-désincarné-flippant que j’aurai voulu encore plus prononcé, histoire de nous mettre vraiment mal à l’aise. On sent en permanence que l’auteur/auteure se cherche. On le voit dans la simple phrase « Enfin, la merde et l’urine » De deux choses, soit vous écrivez « la merde et la pisse » ou bien « les écréments et l’urine » mais vous ne pouvez pas mélanger deux champ lexicaux dont l’un se voudrait (très) familier et l’autre « politiquement correct ». Ca décrébilise le récit. Ce qui fait que l’ensemble, intéressant dans l’intention, souffre d’une écriture qui ne s’assumerait pas tout à fait.

Je trouve que c’est un bon texte mais perfectible.

Anna en EL

   Donaldo75   
17/5/2022
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Un texte réussi et impactant. Le thème promettait beaucoup mais je me posais la question de le traiter aussi fortement, avec de l’impact, dans un format très court. Et la promesse est respectée ; le style ne reste pas descriptif mais donne aux gestes une double symbolique, celle de la procédure machinale d’un acte inhumain – donner la mort – qui travaille inconsciemment Toshiro au point de se perdre dans la mécanique des billes de plomb comme d’autres se jettent à corps perdu dans l’alcool ou la drogue pour oublier leur inhumanité imposée par le travail, la société, plein de facteurs qui s’imposent aux individus. La dernière phrase est symptomatique de ce déchirement de Toshiro. La force de ce texte réside également dans le fait qu’il ne lance pas de polémique sur le sujet de la peine de mort ; au contraire, il expose crument ce qu’elle représente pour l’humain qui est chargé de l’exécuter, un humain comme vous et moi mais qui se trouve au premier rang, acteur de ce que la société a décidé – peut-être était-il initialement d’accord pour cette sentence, de toutes manières certains diraient qu’il a choisi ce travail alors qu’il aurait pu décider autrement – et qui donne une couleur particulière à la manière dont elle considère son humanité. En cela, c’est également une belle réussite, dans un format court et dense je tiens à le souligner.

Bravo !

   Anonyme   
2/6/2022
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Ayant cru à tort identifier l'auteur en Espace Lecture, je n'avais pas commenté à ce moment, mais la nouvelle m'était bien restée à l'esprit.
Je la relis et retrouve mon impression première, même renforcée ; l'idée est selon moi excellente, l'ensemble sonne très juste psychologiquement parlant. L'écriture sèche, factuelle voire crue, sert bien le sujet à mon avis. Une narration maîtrisée de bout en bout me dis-je, avec toutefois un regret de ma part : j'aurais préféré lire ce texte au présent, le passé étant réservé à la scène de l'exécution. Réaction de lectrice, vous auteur ou autrice en faites ce que vous voulez.

Je me demande aussi comment Toshiro réagirait si la machine était frappée de diarrhée, comme l'homme exécuté plus tôt… Une catastrophe, non ?

   Anonyme   
5/11/2022
 a aimé ce texte 
Beaucoup
J'ai beaucoup aimé cette nouvelle par son originalité sur le thème du hasard. L'écriture très efficace et maitrisé. J'aurais même aimé qu'elle soit plus longue. Bravo !


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