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Réalisme/Historique
kullab : J’pars en Tunisie
 Publié le 06/01/09  -  6 commentaires  -  26062 caractères  -  16 lectures    Autres textes du même auteur

Ça y est, demain, j’pars en Tunisie ! J’en pouvais plus d’attendre ! Ma vie à moi, depuis deux ans, c’est devenu une prison...


J’pars en Tunisie


Ça y est, demain, j’pars en Tunisie ! J’en pouvais plus d’attendre ! Ma vie à moi, depuis deux ans, c’est devenu une prison. J’comprends pas qu’ils aient le droit de nous faire ça. Après tout, qu’est-ce que j’ai fait de mal ? C’est un crime, de nos jours, de vouloir s’amuser ? Tout ça, c’est à cause du gouvernement. Tous des pourris. Et les dealers, les drogués, et ceux qui vendent des putes ou ceux qui vont en voir, et les alcoolos qui s’battent, y z’ont des problèmes eux ? Non, y sont jamais embêtés eux. Et les braves gens comme moi qui font de mal à personne ? On les emmerde ! Fiché à la police, que j’suis, vous rendez compte ? Interdit d’casino dans tout l’pays !


Le jeu et moi, c’est une longue histoire… Une histoire d’amour qui n’en finit pas. Au fond d’moi, j’le sais, rien n’pourra jamais nous séparer. Et sûrement pas ces pourris du gouvernement, ça c’est sûr ! La preuve : demain, je pars en Tunisie ! Ah ! Prenez-vous ça dans vot’ gueule ! J’vous ai dit qu’mon truc, à moi, c’est le bandit manchot ? Comme dans Lucky Luke, vous savez. À l’époque, ils en faisaient, des beaux joujoux, c’est pas comme maintenant qu’c’est bourré d’électronique. Une fois, dans un casino, j’ai vu une vieille Watling, Bird of paradise qu’ils l’appelaient. Comme neuve. Une pure merveille. Vous auriez vu c’te belle mécanique, ces beaux dessins sur les rouleaux et c’beau panneau doré. Bien sûr, on pouvait même pas y toucher. Pourtant j’en crevais d’envie, moi, d’actionner c’te belle machine pour y entendre ronronner le doux bruit de la mécanique. C’est fini maintenant, les joujoux comme ça. Mais bon, ça reste quand même sympa aujourd’hui, malgré tout. Ne serait-ce que pour l’ambiance.


Le jeu, moi, j’suis tombé d’dans quand j’étais tout jeune. Mon père, qu’est-ce qu’ça l’a gonflé ! Rien qu’pour ça, j’étais sûr que j’m’arrêterais jamais. « T’es complètement inconscient ! » qu’il m’disait, ou encore : « Tu vas tous nous foutre à la rue avec tes conneries ! ». Ah ! C’que ça m’faisait marrer, moi, à l’époque ! Avec le recul, j’suis bien forcé d’avouer qu’il avait pas tout à fait tort, le vieux. J’ai tout de même commencé doucement, moi, avec le casino, j’suis pas fou, oh ! Même maintenant j’suis plutôt prudent comparé à d’autres. J’en connais, des gars, d’ceux que j’croise de temps à autre, ben faut voir un peu les mises ! C’est sûr que quand ça fonctionne, ils gagnent gros ! Mais faut bien dire que quand ça foire, là, ça rigole pas…


Dans l’milieu, on s’connaît tous, c’est un peu comme une grande famille. Moi, une fois, j’ai prêté une brique à un collègue, comme ça. Il avait tout perdu dans la journée et y voulait s’refaire. J’sais qu’ça peut paraître un peu dingue, d’prêter une brique comme ça, à des gens qu’on connaît pas. Les gens normaux, y peuvent pas comprendre. Mais moi, ce gars, j’le croise tout le temps, au casino. Ça crée des liens. J’savais qu’il aurait fini par me l’rendre, ce fric. Après tout, c’est que du fric et le fric, ça va ça vient. Mais vous, M’sieur, vous pouvez pas comprendre ça. Vous avez pas la même idée du pognon qu’nous autres qui jouons. Et puis, mettez-vous à sa place aussi, à ce type : tout perdre, comme ça, d’un coup, c’est trop dur. Moi aussi, un jour, on m’a donné un p’tit coup de pouce et ça, c’est des choses qu’on oublie pas dans l’métier.


La première fois que j’suis rentré dans un casino, c’était juste pour voir. Ça m’attirait, c’côté chic et bon enfant. Dans un casino, tout le monde s’amuse ! Ça crie, ça s’marre, et puis y a d’la tension dans l’air… Et puis faut les voir, ces rangées d’machines, bien alignées, avec toutes ces couleurs qui clignotent : ça jette une ambiance d’enfer ! Dès le premier jour, j’ai compris qu’c’était mon truc. J’ai débarqué l’matin, vers onze heures. À minuit j’y étais encore.


À l’époque, j’tenais un p’tit resto que j’venais d’ouvrir. Un p’tit établissement tout c’qu’y avait de plus sérieux, avec vue sur le Rhône, rien qu’ça. Les affaires tournaient vachement bien. C’est mon grand frère, qui tient un resto aussi, qui m’avait lancé. Il connaît les combines de la restauration, mon frangin. Un as, j’vous dis. J’avais du monde, j’faisais du cash et j’garnissais mon compte en banque. Royal. Au fond, j’demandais rien d’autre, mais j’crois bien qu’c’est le propre de l’homme que d’se fourrer toujours dans les problèmes quand y en a nulle part.


Le resto, pourtant, c’était une idée d’ma femme. Sacrée idée. Ma femme, je l’avais rencontrée chez mon frangin, quand elle faisait son stage pour devenir cuistot. Dans ses cuisines ! Eh ouais ! Une fille super. Fallait la voir à l’époque, mignonne comme tout, bourrée de talent et d’idées. Elle en voulait, la p’tite, c’est pas comme moi qu’ai toujours eu la tête vide. C’est comme ça d’façon, on peut rien y faire à ces choses-là. En tout cas, on a bien accroché tous les deux. En moins d’deux on était mariés, et quand elle a lancé l’idée du resto, comme ça, sur un coup de tête on aurait dit, j’suis allé en discuter avec la famille et hop, on a foncé !


On s’était mis sur l’créneau gastronomie, mais ambiance bistrot du coin, du genre que tu t’sens chez toi. Ma femme, la bouffe française, elle y connaît un rayon et on a pas tardé à s’faire connaître dans la région. Moi, j’tenais la baraque : les achats, le service, la logistique, tout ça, quoi… Les clients s’amenaient de plus en plus, surtout l’week-end, mais ça tournait même la semaine, pour vous dire ! Ah non on avait vraiment pas à se plaindre. Dans l’euphorie du moment, j’suppose, on a décidé de faire un gamin. Pas que j’regrette, bien sûr, mais enfin… Il en a bavé le pauv’ gosse, quoi. Alors si on avait su… Bref tout ça pour vous montrer que l’moins qu’on puisse dire c’est qu’à l’époque, ça roulait. On misait sur l’avenir. Et puis j’ai commencé à jouer.


Au début, ça changeait pas grand-chose. Je m’arrangeais pour déguerpir pendant les heures creuses, entre l’service du midi et l’service du soir. Mais assez vite, ça a dégénéré. Faut dire que j’commençais à m’y connaître, en casino. Alors des fois j’partais et pis j’revenais plus. Ma femme, ça la branchait pas d’jouer, alors elle restait au resto pour tenir la baraque. Elle avait l’esprit professionnel, comme on dit. Le souci c’est qu’on s’voyait plus beaucoup. Quand j’rentrais, souvent le gosse il était d’jà couché et ça lui plaisait pas trop, à ma femme : « Tu vas tous nous mettre à la rue, avec ton casino ! » qu’elle me criait dessus. « J’croirais entendre mon con d’père ! » que j’lui répondais. Et puis elle s’mettait à pleurnicher et moi j’étais trop fatigué à ces heures-là pour la consoler comme il aurait fallu. Un beau jour, forcément, ça a fini par foirer.


Mon père, à cette époque, il s’était mis en tête de m’traquer. Le salopard, tous les soirs, il débarquait au casino et y m’sortait d’là à coups de pieds au cul. Les collègues, qu’est-ce que ça les faisait marrer ! Moi ça m’gonflait, forcément, c’était queq’chose, quoi ! Alors ni une ni deux, j’ai commencé à changer d’casino et des casinos y en a un paquet dans la région quand on prend la peine de les chercher. Mon père j’ai cru qu’ça allait l’rendre fou mais il en démordait pas. Un vrai rapace ! Tous les soirs, il faisait l’tour des casinos, tout seul comme un con dans sa bagnole. Les videurs ils ont fini par le connaître à force et parfois ils m’prévenaient, même si y avait pas grand-chose à faire une fois qu’mon vieux il avait repéré ma caisse sur le parking. J’ai bien essayé d’la planquer une fois ou deux mais il était fouineur. J’lui ai crevé ses pneus aussi mais ça pour le coup c’était vache. Alors à la fin j’ai pris l’habitude d’prendre des tacots pour pas qu’y m’trouve. C’est comme ça que j’ai eu l’idée, après, de m’payer une licence et d’faire le taxi pour sauver ma peau.


J’sais pas si vous avez une femme, M’sieur, mais une femme, ça s’entretient. Si y a une chose que j’ai ret’nue d’mon premier mariage, c’est bien celle-là. Un jour, j’ai voulu lui faire plaisir, à ma femme, et j’lui ai ramené une belle décapotable. Rouge. C’est pas des conneries ! J’avais gagné gros, et puis ça f’sait un moment qu’j’attendais plus qu’ça, moi, que d’gagner gros, pour pouvoir payer une décapotable à ma femme qu’a toujours aimé les belles carrosseries. Alors quand j’ai touché le jackpot, j’me suis enfui. Ah, il en fallait du courage, pour partir avec c’te cagnotte ! J’ai foncé chez l’marchand et j’lui ai acheté la bagnole, comme ça, et après j’suis retourné au casino et là, vous allez m’dire qu’c’est bien con mais j’ai tout perdu ce qui m’restait ! J’ai bien pensé à aller retourner la voiture au marchand mais ma conscience me disait qu’non. Avec le recul, p’têt bien qu’j’aurai dû parce que ma femme, de toute façon, une fois qu’elle a su que j’avais tout perdu ben elle en voulait plus, d’la bagnole. C’est con quand même.


Ce coup-là on s’en est remis mais quelque temps après ça a été la bonne. Quand on a plus pu payer les dettes, le resto a commencé à sombrer et ma femme elle a rien trouvé d’mieux à faire que de m’proposer l’divorce. D’un autre côté, j’pouvais pas vraiment lui en vouloir. C’est vrai qu’j’étais devenu difficile. Elle comprenait pas que j’sois devenu comme ça, inconscient comme elle disait. Elle comprenait vraiment pas. C’est comme vous, j’vois bien qu’vous m’prenez pour un fou. Faites pas cette tête-là, c’est normal. Vous pouvez pas comprendre. Enfin moi quand elle s’est tirée, ma femme, avec le p’tit, et que j’me suis retrouvé tout seul comme un con dans c’te grande maison vide, ça m’a foutu un coup. Le moral, voyez, il était bien bas. Alors j’suis allé voir mon frangin parce que j’savais qu’du côté d’mon paternel y avait plus rien à en tirer. Le frangin, il m’a reçu dans son resto à lui après l’service du midi et il avait l’air encore plus malheureux qu’moi. « On dirait qu’c’est toi qu’a perdu ta femme et ton resto ! » qu’j’lui ai dit pour déconner mais ça l’a pas fait marrer. J’lui ai dit qu’j’étais malheureux et qu’j’allais arrêter d’jouer pour toujours mais il m’croyait pas. « J’ai un plan ! J’lui ai dit, j’vais louer une licence de taxi et j’vais m’caler doucement dans l’business, ça paie bien à c’qu’on en dit ! ». Lui, vous pensez, il m’soutenait le contraire. Il m’disait qu’rien que la location d’la licence et d’la bagnole ça coûterait une fortune, et qu’après avoir payé l’essence qu’est au prix fort j’aurais plus qu’à bosser comme un forcené pour espérer en tirer queq’chose. Il avait pas tort, mais c’est aussi parce qu’il le connaissait pas tout à fait, le vrai plan qu’j’avais préparé. « J’ai juste besoin d’un p’tit coup d’pouce pour démarrer dans l’business ! » j’lui ai dit. Alors il m’a prêté c’qu’y fallait et moi j’étais bien content parce que s’il l’avait connu, le vrai plan, jamais il m’aurait rien filé.


Ah ! Ça vous fait marrer ? Attendez, z’avez rien vu. Ni une ni deux j’ai empoché l’fric et j’ai pris la route du casino. Dans mon casino, j’ai ma machine fétiche, celle qui m’en a fait voir des belles et des moins belles. J’me souviens qu’c’était un samedi et y avait un d’ces mondes ! Ma machine elle était prise par un type que j’connaissais d’vue, un habitué. « Tu peux m’laisser c’te machine ? » j’lui ai dit. « Pourquoi ça ? » qu’y m’a répondu, parce que c’est vrai que quand on est sur une machine, faut y rester, c’est pas bon d’changer comme ça à tout va. « Sois sympa, j’lui ai dit, faut que j’me refasse ! ». Alors il me l’a laissée.


Mon frangin, il m’avait filé cinq mille francs. Avec ça, tout était possible. J’ai changé l’fric avec des j’tons d’vingt balles pour miser gros et j’ai commencé à jouer. Les combinaisons s’enchaînaient, l’une après l’autre, mais ça voulait pas… Tout de même, j’étais heureux comme tout ! J’avais oublié tous mes tracas : et vas-y que j’misais, et vas-y que j’tirais l’bras, et vas-y qu’les rouleaux tournaient à toute vitesse pendant des heures ! Y avait la musique qui cognait à fond dans mes oreilles et toutes les lumières qui dansaient partout d’vant mes yeux. J’ai joué, j’ai joué, j’ai joué, et quand j’suis parvenu au dernier j’ton j’y croyais plus fort que jamais. C’est ça qu’est terrible ! Il m’restait plus qu’un pauv’ j’ton pour tirer le jackpot et j’étais encore sûr de mon coup, j’planais sur mon p’tit nuage, fou d’joie, dopé à l’adrénaline comme d’avec une dose de cheval ! Autour de moi, y avait quelques types qui s’étaient arrêtés pour venir voir. Ils sentaient qu’y se tramait queq’chose de grave. Y avait l’type, là, qu’était sur c’te foutue machine avant moi qui disait des trucs tout bas aux autres. J’ai misé l’dernier j’ton et tout l’monde a retenu son souffle derrière moi. Les rouleaux ont tourné, tourné, tourné. Et ça a foiré. « Y a personne qui touche à c’te foutue machine ! » j’ai gueulé. Et j’suis sorti.


Une fois dehors, l’euphorie m’a quitté d’un coup. Pire qu’un lendemain d’cuite. C’est seulement quand j’suis arrivé devant ma caisse que j’ai réalisé c’que j’avais fait. J’avais plus une thune, j’avais plus d’chez moi où aller et j’avais même plus d’famille. J’avais tout fait foirer avec mes conneries. « Putain d’merde ! » j’ai crié et j’ai commencé à tabasser ma bagnole. D’abord aux poings pis à coups d’pieds pis j’ai sorti ma batte que j’planque sous l’siège arrière au cas où j’me ferais emmerder et j’ai commencé à cogner d’ssus avec. J’gueulais comme un mulet et voilà pas ces cons d’flics qui s’ramènent. « Qu’est-ce qu’vous avez, j’leur ai gueulé, j’ai même pus l’droit d’bousiller ma propre bagnole ? » « C’est votre voiture ? » qu’ils m’ont dit, et j’voyais bien qu’ils voulaient pas m’croire. « Ben ouais qu’c’est ma bagnole ! » j’leur ai répondu. Alors ils ont voulu savoir si j’avais bu pis ils m’ont demandé d’me calmer et d’laisser la voiture tranquille et de rentrer chez moi gentiment si j’voulais pas avoir de problèmes. Moi j’ai dit « Oui, d’accord » mais j’avais une tout autre idée en tête.


À peine ils sont partis, j’ai grimpé dans ma bagnole et j’m’en suis allé à la banque. J’ai inséré ma carte dans l’automate pour consulter mon compte et j’ai invoqué l’seigneur. Mille francs ! L’aubaine de ma vie ! J’savais qu’en m’débrouillant bien, j’étais en position d’tirer pas moins d’trois mille francs. Alors à la banque d’en face, une concurrente, j’ai vidé tout mon compte. Pis j’suis rentré dans ma banque et j’m’en suis allé au guichet. J’ai dit que j’voulais retirer mes mille francs et récupérer l’argent en mains propres. Le type de la banque il a vérifié mon compte, moi j’ai croisé les doigts sous l’comptoir et le type m’a dit qu’c’était bon, que mon compte était suffisamment approvisionné et il m’a donné mon fric. Ah ! J’étais heureux comme tout ! Z’auriez vu ça ! Après, j’ai pris l’autoroute jusqu’à l’Ain et une fois là-bas j’ai pu retirer encore mille francs parce que l’informatique, à l’époque, c’était pas synchronisé entre les départements ou un truc comme ça. En tout cas avec pas moins d’trois mille francs j’savais que j’pouvais m’refaire. J’le sentais. Et pis pour le coup ça aurait été vraiment trop con d’pas essayer.


Quand j’suis arrivé au casino, les types ils hésitaient à m’laisser rentrer. Y en avait un, que j’connais bien pourtant, y m’facilitait pas la tâche. « Laisse-moi rentrer, j’lui disais, j’dois m’refaire ! » Et le type y m’répondait qu’il était pas contre mais qu’si ça foirait j’allais encore leur créer des problèmes. « Mais j’le sens, moi, qu’ça va rouler ! » j’lui disais. « J’m’en tamponne de c’que tu sens, il m’a dit le type, quand tu ramènes les flics, ça fait désordre. Y a des gens bien qui viennent ici ». Ça, ça m’a fait bouillir, parce que si y a une chose que j’aime pas, c’est qu’on m’manque de respect. Y avait des gens qui rentraient dans l’casino et y m’regardaient bizarre en passant. « J’suis pas moins bien qu’toi, moi ! » j’lui ai dit. Et j’commençais à gueuler un peu et les gens commençaient à venir regarder pour voir c’qui s’passait. Alors le deuxième videur il a dit au premier de m’laisser rentrer parce que sinon j’allais créer des problèmes maintenant et que d’toute façon plus tard quand j’sortirais y seraient plus là.


J’étais remonté à bloc mais l’ambiance du casino ça m’a détendu d’un coup. Et c’était bien vrai qu’y avait du beau monde ! J’ai foncé faire le change et j’ai encore demandé des jetons d’deux sacs. Le type du change il m’connaissait bien et j’l’ai senti hésitant. Il avait pas l’habitude de m’voir miser aussi gros. « C’est pour m’refaire ! » j’lui ai expliqué alors il a haussé les épaules et il a empoché l’fric.


J’avais besoin d’un p’tit remontant alors j’suis allé en vitesse au bar pour m’prendre un gin. Z’avez d’jà été dans un casino, M’sieur ? L’samedi soir dans mon casino y a une d’ces ambiances ! J’suis passé d’vant les tables de black et y en avait pas une de libre. Y avait d’ces gonzesses, j’vous dis pas ! Mais c’était pas l’moment d’se laisser distraire, vous pensez. J’ai avalé mon gin d’un trait et j’ai foncé à ma machine. Elle était libre. Un signe du seigneur.


Dès que j’me suis calé d’vant la machine j’ai remarqué qu’y en avait qu’attendaient mon retour. Quand j’ai sorti les j’tons d’vingt balles, ça a fait son impression. Autour de moi, ça jouait à tout va, y avait plus une machine de libre. J’ai posé les j’tons d’vant moi, j’ai posé mes mains à plat sur la machine et j’ai fermé les yeux pour mieux m’concentrer. J’entendais la musique encore plus fort que d’habitude, et aussi des gens qui criaient et qui riaient plus loin mais j’savais pas pourquoi. J’entendais l’bruit sec des bras des aut’ machines qu’on tirait fort jusqu’à les faire péter. Pis juste à ma gauche un gars a hurlé et il a commencé à cogner la machine à coups d’pieds ! Ça m’a secoué sec ! Le mec y chialait et y cognait la ferraille comme quand moi j’avais cogné ma bagnole. Heureux qu’il ait pas eu une batte. « Calme-toi, j’lui ai dis, tu vas t’faire virer ! ». Mais y m’écoutait pas et les vigiles sont venus l’cueillir, ça a pas raté. Quand y sont venus, le gars il s’est accroché à sa machine et y voulait plus la lâcher. « Laissez-moi ! qu’il criait/ Elle m’a tout pris la salope, elle va me rendre mon fric, cette putain ! ». Les vigiles ils s’y sont mis à trois pour le décrocher et ils l’ont embarqué. Moi ça m’avait rudement secoué, c’t’histoire. J’ai quand même introduit mon premier j’ton dans la fente et j’ai tiré comme un mulet pour forcer la chance.


Mais c’te pourriture de chance, ça s’force pas. La chance, elle vous cueille quand vous vous y attendez l’moins, c’est connu. Pour la première fois depuis que je jouais, j’avais l’sentiment d’miser ma vie. Les j’tons, quand j’les poussais dans l’chargeur, c’était plus des j’tons que j’voyais, c’était même pas des billets d’vingt sacs, c’était des bouts d’ma vie que j’voyais défiler. Pas d’euphorie sur c’coup-là. Du coup, les gens, autour, j’les entendais s’rapprocher, ou du moins j’en avais vaguement conscience, concentré que j’étais. À chaque j’ton que j’misais, j’pensais à queq’chose de beau mais tout devenait triste. J’pensais à mon vieux qui préférerait crever plutôt que d’me voir là ; j’pensais à mon frère qu’avait été assez con pour m’faire confiance ; j’pensais à ma femme qu’j’avais perdue pour toujours et à mon fils qu’aurait jamais d’père et à y réfléchir j’me disais qu’c’était pas plus mal pour lui. J’revoyais l’resto quand y tournait bien, avec les habitués qui venaient et qui nous appelaient par not’ prénom, ma femme et moi, qui nous demandaient des nouvelles du p’tit et aussi comment tournaient les affaires. J’me revoyais quand j’étais tout jeune et qu’mon père y m’emmenait chasser. C’était pas des j’tons qu’elle me prenait c’te foutue machine, c’était toute ma vie en lambeaux qu’elle engloutissait et elle en ratait pas une miette. Les rouleaux tournaient et ça voulait pas. J’misais d’plus en plus gros parce que le seul moyen d’me refaire au point ou j’en étais c’était d’toucher le jackpot. Cerise, bar, banane. Bar, raisins, fraise. Sept, pomme, bar. Y avait c’te musique de plus en plus fort qui m’cognait les tympans comme jamais, pis toutes les lumières des machines et des plafonds qui crépitaient et tous ces gens que j’sentais derrière moi qui m’gênaient. « Poussez-vous un peu ! » j’ai crié et y z’ont reculé mais d’autres se sont rapprochés pour voir.


À ce moment, j’ai regardé sur le panneau d’vant moi et j’ai vu qu’y m’restait plus qu’une douzaine de j’tons. J’en ai placé un dans la fente, j’ai fermé les yeux et j’ai tiré l’bras d’toutes mes forces, avec la rage du désespoir comme on dit. Ça a tourné pis ça a fait un bruit et j’ai entendu les gens crier, mais c’était pas un cri qu’annonçait du bon. Encore un. Que dalle. Et un autre. Rien. À chaque fois qu’les rouleaux s’arrêtaient, j’entendais les gens crier derrière moi, c’était queq’chose. Tout ce bruit, j’me suis dit qu’ça allait ramener encore du monde et qu’j’aurais l’air bien malheureux quand j’aurais tout perdu. J’me disais que j’pourrais plus jamais revenir ici. Pis j’me suis rappelé que d’toute façon si j’perdais alors tout était fini pour de bon et dans un sens ça m’a donné du courage. J’ai rouvert les yeux, les lumières sont revenues cogner dans ma tête et j’ai saisi tous les j’tons qui m’restaient et j’les ai foutus dans c’te maudite fente. Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Six. Sept. Huit. Neuf. Dix. Et j’ai tiré.


Z’êtes jamais allé dans un casino, M’sieur ? Z’avez jamais vu comment qu’c’est quand un gus il attrape le jackpot ? Moi j’en ai vu des jackpots dans ma vie et j’peux vous dire sans frémir que çui-là c’était l’plus beau d’tous. Ça a tellement gueulé dans les haut-parleurs qu’j’ai cru qu’j’avais pété la machine. J’ai sauté en arrière et toutes les lumières elles s’sont mises à hurler encore plus fort qu’le bruit. Tout l’casino scintillait, on aurait dit, et la voix a crié dans le haut-parleur qu’le jackpot était tombé. J’parvenais pas à y croire ! La machine elle s’est mise à vibrer et à gronder comme le diable et elle a commencé à cracher les j’tons ! Ça couinait comme pas possible ! Moi, j’ai levé les bras au ciel et c’était comme si j’revenais à la vie. Une intervention du seigneur, j’vous dis ! Partout les gens acclamaient autour de moi, c’était terrible ! Alors j’ai attrapé mon sac et j’ai commencé à ramasser les j’tons et j’entendais plus rien, plus qu’un immense bourdonnement et comme si le sang m’tapait dans les oreilles pour m’assommer. J’me suis relevé pour aller récupérer mon fric et là j’ai vu tous ces gens qui m’regardaient avec un drôle de sourire et j’ai compris.


« Où qu’tu vas comme ça ! » ils gueulaient en riant, « Tu t’crois où ? », « T’es pas une tapette pour t’sauver comme une femme ? ». J’ai essayé d’passer en force une fois mais on m’a repoussé et y s’sont tous mis à taper dans les mains en criant « Une autre ! Une autre ! Une autre ! ». Et c’est vrai qu’c’était rudement tentant d’rejouer tout ce fric mais j’avais trop donné d’moi-même et pis j’commençais à voir des types qui riaient plus beaucoup et qui m’regardaient avec un sale air.


J’commençais à paniquer et tout à coup j’ai entendu dans le haut-parleur une voix qu’a dit qu’le champagne était offert à toute la clientèle pour fêter l’évènement et c’est ça qui m’a sauvé. Dès qu’y en a eu un peu qui sont partis j’me suis faufilé et j’suis passé sain et sauf.


Avec c’te cagnotte, j’me suis payé ma licence de taxi et une belle bagnole, une allemande tant qu’à faire, pour qu’ça dure plus longtemps. Et pis j’ai commencé ma nouvelle vie. Vous pensez bien qu’la famille, j’leur ai jamais parlé d’cette affaire-là. Pas fou. En tout cas si vous croyez qu’tout ça ça m’a calmé, vous vous fichez l’doigt dans l’œil jusqu’au fond. Sauf vot’ respect, M’sieur. J’ai continué à jouer comme jamais, tous les soirs à la fin d’mon service j’allais au casino, j’attendais qu’ça. Ah, si vous m’aviez connu à l’époque z’auriez pu oublier toutes vos courses passé dix-neuf heures ! J’ai refait ma vie avec une nouvelle gonzesse, on s’est mariés y a cinq ans d’ça et tout roule. Nan mais c’est pas pareil qu’avec la première parce que celle-là j’l’ai rencontrée dans un casino. Elle me cause pas de problème, au contraire ! Pour vous dire, y a deux ans j’ai perdu gros et j’ai pété une machine et c’est comme ça qu’j’me suis fait interdire, sur une connerie. Ben ma femme elle continuait à jouer tous les soirs et ça, ça m’rendait malade. J’arrivais pas à m’y faire. Alors j’lui ai d’mandé d’se rendre chez les flics pour qu’elle se fasse interdire. Elle a fait la grincheuse un temps et pis après elle a compris qu’c’était une question d’vie ou de mort pour moi. C’est pour ça qu’on est bien contents d’partir en Tunisie. La vie sans l’casino, pour nous, c’est comme une prison. Maintenant on joue en ligne, forcément, mais c’est pas pareil.


Ben voilà on est arrivés, M’sieur. Ça vous fait vingt-quatre euros. On arrondit à vingt-cinq ? Z’êtes sympa. Mon fils, vous dites ? Il a fait ses dix-huit ans l’mois dernier. Ça pousse vite, putain. J’vous ai dit qu’à quinze ans déjà il voulait que j’l’emmène jouer dans un casino ? J’ai l’impression d’me voir jeune quand j’le regarde. Pour vous dire franchement, ça m’rassure pas. Sa mère elle était dans tous ses états quand y s’est mis à lui parler d’casino alors moi j’ai bien essayé d’lui faire la morale mais y avait d’jà plus rien à y faire. Vous savez comment qu’c’est à c’t’âge là. Faut dire que j’lui en avais tellement raconté d’bonnes au sujet des casinos quand il était p’tit qu’forcément… Ça laisse des traces. Dès ses dix-huit ans bien entendu ça a pas raté, il y a filé en douce. Bien sûr j’le sais parce qu’il a pas pu s’empêcher d’me raconter. J’étais sur le cul : dès sa première fois, il s’est fait pote comme pas deux avec les croupiers et il avait déjà appris tous les trucs pour vider sa banque ! J’dois vous avouer qu’j’étais pas peu fier ! Bien sûr j’ai rien dit d’tout ça à sa mère. Mais mon plus grand regret à moi c’est d’pas avoir pu être là pour sa première fois dans un casino, au p’tit. Parce que la première fois j’vous promets,


M’sieur, ça s’oublie pas…


 
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   xuanvincent   
6/1/2009
 a aimé ce texte 
Un peu ↑
L'écriture, par sa familiarité (sans doute voulue par l'auteur) m'a tout d'abord frappée et m'a ensuite un peu gênée par son côté systématique (même si je reconnais que le style est maintenu jusqu'à la fin du récit).

Cette histoire (de casino), ce long monologue *, ne m'a pas vraiment passionnée mais peut-être plaira-t-elle davantage à d'autres lecteurs ?

* curieusement (?), on ne connaît pas les paroles, qui existent pourtant on peut peut penser, de l'interlocuteur du narrateur.

Bien que le personnage soit très bavard sur sa passion du casino, on ne sait pas grand-chose de lui en dehors de cela. J'ai pensé, en lisant la fin du récit, qu'il était peut-être chauffeur de taxi, dans une ville (française ?) pas bien définie. Et pourtant, de tes propos, pour un chauffeur de taxi, m'ont paru un peu curieux. On dirait qu'il discute tranquillement dans un bistrot et non qu'il conduit.

   Pattie   
7/1/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Quel plaisir à lire cette histoire ! J'ai aimé le style, familier, décousu, bien transcrit (au début, j'ai trouvé ça lourd, mais en quelques lignes, j'étais dedans !), et l'histoire, avec cette obsession qui m'est si étrangère (une fois, j'ai gratouillé un Banco. J'ai perdu. J'ai pas aimé). C'est drôle, tragique, et très vivant.

   jensairien   
7/1/2009
 a aimé ce texte 
Bien
quatrième texte de Kullab et j'apprécie toujours autant. Ce récit est très vivant, écrit de l'intérieur on dirait, l'auteur semble plutôt assez bien connaitre ce dont il cause. Enfin Kullab c'est une certaine touche, je crois que c'est toujours écrit à la première personne et ses personnages, toujours, on l'air de bouillir intérieurement, rongés par un désir de vivre à tout casser.

   Menvussa   
10/1/2009
 a aimé ce texte 
Un peu
J'ai eu du mal avec le style surtout que je savais que je m'embarquais sur une vingt six mille caractères. Mais c'est vrai qu'en lisant on s'y fait et que le rythme est bien soutenu. sur ce, je ne peux pas dire que cela m'a passionné, pas d'intrigue réelle, une longue tranche de vie monotone malgré les rebondissements.

   Flupke   
26/1/2009
 a aimé ce texte 
Bien ↑
J'ai bien aimé le réalisme de la spirale infernale. Le récit est assez captivant de par sa crédibilité. J'ai bien rigolé quand après qu'ils soient interdits partout il dit que maintenant ils jouent en ligne.
J'ai bien aimé la chute aussi, un chauffeur de taxi qui raconte ça à son client. Par contre la chute aurait été beaucoup plus percutante de mon point de vue, si la narration stoppait juste après « Z'êtes sympa ». Dans ce cas, « La première fois, M'sieur ça s'oublie pas », aurait pu être placé en début, sa première fois à lui, puis décrite. Le texte rajouté après « Z'êtes sympa » semble diluer l'impact de la chute et n'apporte pas grand chose de mon point de vue subjectif ou alors mettre tout ça avant la chute chauffeur de taxi. Autrement j'ai bien aimé, malgré certaines longueurs.
Bravo

   Anonyme   
13/2/2009
Premier bémol... quand j'traine à la Fnac ou ailleurs à la r'cherche d'un livre et que j'connais pas l'auteur, si j'vois des phrases comme ça, j'décroche et j'ferme le livre vit'fait pa'ce que si le personnage parle comme ça tout du long, j'fatigue très vite. Mais là, j'"connais" l'auteur, alors j'm'en vas persévérer...
Inutile de te mentir, auteur Kullab, j'ai lu en tranversale et je suis allée direct à la fin, parce que et d'une, l'enfer du jeu, ça me saoule, et de deux, le fils qui chope le virus... c'est lambda.
Ca n'enlève rien à la sensibilité et à la justesse des propos de ta nouvelle. C'est juste que mon esprit ne peut s'empêcher de remettre les voyelles à leur place et que ce boulot en sourdine, ça noie tout le plaisir que je peux trouver à la lecture.
Je m'en vais voir tes autres nouvelles.
(C'est mon avis, le mieux que tu aies à faire, c'est de ne pas en tenir compte)


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