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Réalisme/Historique
LeSaulePleureur : Seuls Nous Cinq - Chapitre 1
 Publié le 24/04/08  -  2 commentaires  -  26498 caractères  -  8 lectures    Autres textes du même auteur

Je m'appelle Arnaud Pichon, j'ai vingt-quatre ans, je suis infographiste pour Picsou Magazine et j'habite à Paris, dans un minuscule studio du quinzième arrondissement.


Seuls Nous Cinq - Chapitre 1


* Moi *


Je m'appelle Arnaud Pichon, j'ai vingt-quatre ans, je suis infographiste pour Picsou Magazine et j'habite à Paris, dans un minuscule studio du quinzième arrondissement.


La clef dans sa serrure, la veste à son crochet, les chaussures derrière la porte, le rituel quotidien. J'allume l'ordinateur et m'affale sur le canapé en attendant qu'il démarre. Je presse un petit bouton rouge et la télévision envahit la pièce de son ambiance sonore et visuelle, un peu comme si le salon s'était subitement rempli d'amis. Ils parlent de politique, d'écologie, de liquide vaisselle, de serviettes hygiéniques, se posent des questions pour devenir des champions, rient, pleurent et chantent. Même enfermés dans leur petite boîte noire, mes amis sont drôlement cultivés.


Ça y est, de son côté, Windows a terminé son démarrage, le fond d'écran et ses petites icônes se sont affichés, le curseur qui vacillait entre la flèche et le sablier s'est enfin stabilisé. Je clique sur le petit dessin représentant deux personnages, deux amis très probablement. De nouveau, le sablier... Puis une fenêtre s'ouvre et avec elle une liste de contacts s'illumine. À côté de la petite enveloppe, un chiffre. Quatre. J'ai quatre e-mails. Newsletters de l'internaute magazine et d'eBay, un jeu-concours pour gagner un merveilleux voyage pour deux aux Seychelles et une vulgaire publicité pour un ordinateur plus beau, plus puissant, plus simple, plus léger, plus rapide et plus cher. Déçu, je dépose une barquette de gratin savoyard dans le four à micro-ondes et déguste ce petit plat devant un présentateur succulent du journal régional sur la troisième chaîne. Il me parle d'une association de jeunes retraités et organise un débat par téléphone entre téléspectateurs pour et contre les radars automatiques.


Très vite, mes yeux se figent avec mes pensées, seul un carré lumineux flou qui change de couleurs me raccroche un peu à la réalité. Je décapsule une bière. Je n'ai rien d'autre à faire. Cela fait presque un an que je vis comme ça, pour rien ni personne. Et plus ça va, moins je pense. Je n'ai même plus honte de ma vie, de ma situation pathétique. Depuis qu'elle est partie, plus rien n'a d'importance. Même pas ma vie.


Au boulot, je suis seul, entouré d'un tas de gens qui courent dans tous les sens et rigolent entre eux. Moi, je suis caché derrière mon écran, j'élabore des graphismes pour les publicités intercalées entre les aventures de Mickey, Donald et Picsou. Toujours le même schéma, je change parfois les couleurs ou la position d'une illustration d'une sucette explosive ou d'une photo de la dernière console de jeu vidéo à la mode. Bref, je m'emmerde. Et chaque soir, devant la télévision, je m'endors sur mon sort. Sort ni triste ni festif, mais d'une banalité insupportable.


Il m'arrive de marcher seul dans Paris la nuit. Il m'arrive encore plus fréquemment de chercher un faux prétexte pour éviter une soirée avec des amis, un week-end en famille ou une sortie avec mes collègues. Je préfère ma solitude à toutes les compagnies obligées. Plutôt que de voir l'hypocrisie dominer mes relations amicales, je préfère éteindre mon téléphone.


Sofi m'a quitté le quatre mars deux mille six. La rupture s'est déroulée dans le calme, appréhendée, préparée et réfléchie en commun des mois à l'avance. Et je pense finalement que j'aurais sans doute préféré une séparation violente, comme dans les films et comme dans la vie des autres. Une histoire d'adultère, des cris, de la vaisselle en miettes, une gifle et une porte qui claque. Au lieu de ça, nous avons passé nos derniers jours l'un contre l'autre, à pleurer nos souvenirs en regrettant l'insouciance de nos beaux jours. Une décision commune, fataliste et rationnelle nous a séparés pour toujours.


* Mon quotidien *


N'ayant pas la moindre envie de sortir de cette boîte qu'est mon chez-moi, j'essaie de me divertir sur la toile. Derrière les millions de sites ramifiés en milliards de pages se cache peut-être la solution. Je navigue de blog en blog, de site de rencontres en site de rencontres, de myspace en myspace. Et, au hasard des chemins, en une heure avancée de la nuit, un forum retient mon attention. Deux personnes discutent de leur solitude, de leur mélancolie, de leur destin. Des pages entières défilent avec un bout de leur vie. Je m'imbibe de toute leur correspondance. Leurs pseudos ne sont pas des plus originaux, l'un se surnomme Guy, l'autre Jessica. Leur entretien se termine sur une évocation du suicide. J'ajoute mon petit commentaire :


"Avons-nous vraiment fait le tour de toutes les possibilités avant d'envisager l'irréversible ?"


Puis, je me retourne et vais me coucher dans mes draps secs et froids. Le sommeil est long à venir. Et pourtant, je n'ai pas envie de lire, pas envie de m'asseoir devant un écran. Après avoir expérimenté une douzaine de positions inconfortables, je me relève et marche. En rond, dans le salon, je fouille les étagères du regard, dans l'espoir d'y découvrir un ustensile utile pour m'occuper. Et je me retrouve par terre, encerclé de photos éparpillées. Des bribes de souvenirs en images, dernières traces d'une vie agréable. Arnaud et Sofi à la plage, Arnaud et Sofi à la montagne, Arnaud et Sofi sous la tente, Arnaud et Sofi à Barcelone, Arnaud et Sofi dans un lit... Je sèche mes paupières du revers d'une manche et repose hâtivement toutes les photographies avec un sentiment de culpabilité que je connais bien. Coupable de m'infliger sciemment pareil supplice. Et, bercé par la voix fissurée de Dylan, je finis par m'endormir sur le parquet, contre une bouteille de rhum vide.


Je respire le métro au petit jour en écoutant Simon and Garfunkel, la main crispée sur la barre suintante. L'anachronisme est d'une tristesse qui me correspond bien à sept heures du matin, écrasé par des corps pressés, stressés et fatigués. Une jeune femme étriquée vocifère sa haine contre un gros monsieur un peu bousculant. Sur ses lèvres pincées bavant d'injures, j'entends Art murmurer "April Comme She Will". Je ferme les yeux et les Parisiens disparaissent. Bercé par le ballottement du wagon, je me vois dans un van, parcourant la côte californienne, le soleil traverse le pare-brise. Les copains chantent en chœur à l'arrière tandis que Sofi pose avec tendresse son visage sur mon épaule. Un strident cri dégueulasse me réveille pour que je n'oublie pas de descendre. "République : terminus, tous les voyageurs sont invités à descendre." Quand je pense que des millions d'humains rêveraient d'être à Paris... S'en suit une joyeuse bousculade dans les couloirs sordides de la station. Voûtes interminables et tunnels de petits carreaux blancs placardés de publicités indécentes. Des centaines de zombies agressifs marchent en tous sens. Enfin, derrière des portes automatiques étroites et violentes, un rayon de lumière naturelle m'indique la direction à suivre pour sortir enfin de ce labyrinthe infernal.


Dehors, les Parisiens grouillent tout autant. Encagés dans leurs boîtes en fer roulantes, ils sont invulnérables. C'est une symphonie de moteurs et de klaxons. L'air pur n'est peut-être pas très loin... Au loin, entre deux immeubles noircis, j’aperçois le sommet de la Tour Eiffel. Quel chanceux je suis, je la vois tous les jours ! Symbole magique de la plus romantique des villes du monde, centre incontesté de la plus grosse concentration du pire parasite terrestre sur le territoire français.


Je continue mon chemin, en évitant à tout prix d'effleurer le moindre passant, ce qui pourrait causer une affaire d'État sur le trottoir. Et je ne suis pas d'humeur à me faire insulter, encore moins donner la réplique à l'un de ces guignols pitoyables. J'y parviens et je compose le code secret, gardien de la sécurité de l'immeuble où réside mon univers professionnel. Tous les soirs et tous les matins, tous les Parisiens sont des agents secrets, seuls maîtres de la porte de leur quotidien.


Une vingtaine de poignées de main et je peux enfin m'asseoir sur mon fauteuil à roulettes rien qu'à moi. J'allume mon ordinateur et me dirige vers la machine à café. Premier café. Long. Cinq autres viendront donner rythme à ma journée, avec l'heure du déjeuner. Une heure pour descendre dans la rue, pousser la porte du Mc Donald's, commander un Best Of Mc Deluxe, l'engloutir en quelques secondes, flâner dans le parc (qui n'est en fait qu'un rond-point), regarder les gens, l'estomac lourd et fracassé par un hamburger de luxe. Le reste du temps, je le passe assis, les yeux constamment fixés sur mon carré de lumière. Jusqu'à l'heure de la délivrance. L'heure où tout recommence. En sens inverse. Ce petit rituel passionnant dure toute la semaine et se répète tous les mois. Il paraît que c'est comme ça toute la vie.


* Contact *


Je passe ma soirée à glander devant la télé, comme hier, comme avant-hier et la semaine dernière. Je n'ai pas de courrier, je n'ai pas d'e-mail et personne ne me téléphone. Je n'ai pas de projet, je n'ai rien à préparer, rien à imaginer. Ce soir c'est pizza surgelée. Le congélateur est une invention tout aussi révolutionnaire que le four micro-ondes ou la télévision.


En avalant ma dernière bouchée quatre fromages, je repense au forum sur internet et mon petit mot d'hier. Je vais y jeter un coup d'œil, au cas où un hurluberlu aurait eu l'idée d'y répondre...


Il y a un message. D'une quatrième personne, un dénommé Kevin. Il développe en un tas de lignes son avis sur la vie, compare nos situations avec la sienne et remarque que nous sommes finalement nombreux dans le désespoir et la solitude. Il ajoute même qu'il n'y a pas d'issue et que même le suicide n'en est pas une. D'après ses dires, il sort d'une tragique relation amoureuse et ne s'en remet pas... Histoire classique. Je ne sais pas si Jessica et Guy apprécieront nos contributions dans leur discussion qui, à la base, semblait leur appartenir. Mais puisqu'ils ont choisi de publier leur conversation, je laisse une seconde trace de mon passage. Je souhaite la bienvenue à Kévin et demande à Jessica et Guy s’ils veulent bien nous accepter dans leur cyber cercle des déprimés de la vie.


Je relis le dialogue virtuel dans son intégralité. Guy et Jessica ont quelque chose de touchant dans leur conversation, comme si partager leurs souffrances et leurs incompréhensions les aidait à mieux les supporter.

Au moins, demain, j'aurai une chose à faire en arrivant chez moi : consulter le forum... En attendant, j'évite le piège des vieilles photos mais je sombre dans un fond de whisky accompagné d'une bouteille de St Chinian. Demain, il faudra faire les courses, je n'ai plus d'alcool.

Ce soir, je m'endors plutôt bien. Et dans mon lit pour une fois. De drôles de rêves viennent pourtant agiter mon sommeil avec de curieuses péripéties invraisemblables où il est question de mon père, de poissons chevelus et de Dieu.


Sans surprise aucune, ma journée se déroule comme prévu, c'est à dire comme toutes les autres. Elle commence par un calvaire de trajet puis un abrutissement total devant mon écran, un infect repas dans un restaurant américain, une courte pause dans un square trop bruyant, un autre abrutissement devant le même écran et un calvaire de trajet retour. Je fais le plein d'alcool au supermarché du coin avant de monter les six étages qui séparent le rez-de-chaussée de mon appartement.


Je décapsule une bière tiède en cliquant d'un doigt fébrile sur le bouton gauche de ma souris, maître du pointeur actuellement placé sur Internet Explorer. Un autre clic sur "mes favoris" et la page du forum s'ouvre. Un rapide glissement d'index sur la molette et je parcours d'un coup tous les messages jusqu'au dernier. Mais ce dernier post n'est autre que le mien. Personne n'a répondu... Ni Guy, ni Kevin, ni Jessica... Vexé, je retourne sur mon clic-clac Ikea et réveille la télé. Je fixe cet écran comme une bête, inerte mais consciente de sa pitoyable fainéantise.


J'évite toute émission d'actualité, tout reportage historique ou de société. Et par-dessus tout, je fuis les infos. Pour éviter de vomir... En réalité, c'est plus par lâcheté que par dégoût, mais les deux sont très liés. En revanche, je suis très friand de dessins animés pour les tout petits, les reportages animaliers, les jeux idiots et la météo. À chaque coupure publicitaire j'ai envie de quitter ce monde qui n'est pas le mien, qui ne me ressemble pas, mais je reste absorbé par la connerie de la sitcom qui va suivre. La télé résume parfaitement l'absurdité de l'homme et la société qu'il a créée à son image. Je voudrais tant vivre ailleurs. Dans un de ces dessins animés où les personnages sont des animaux, tous gentils, qui parlent et s'habillent comme des gens et qui vont à l'école en sifflotant. Je voudrais vivre avec les Indiens, traverser les steppes sauvages sur mon Jolly Jumper. Je voudrais être une fleur, un oiseau, une chanson, un mot, un souffle, n'importe quoi mais en aucun cas je ne voulais être ce type qui se lève, marche sur du béton, s'assied dans une boîte en fer qui roule, marche à nouveau sur du béton, s'assied dans une cage surchauffée, marche sur du béton, s'assied dans la même boîte en fer qui roule en sens inverse, marche à nouveau sur du béton et va se coucher.


* L’étincelle *


Quatre messages ont été postés aujourd'hui. Guy, Jessica, Kevin et une nouvelle venue, Fanny, ont ajouté leur petit mot, leur petit sentiment. Première et bonne nouvelle, Jess et Guy ne sont pas fâchés de nous voir débarquer dans leur conversation, au contraire, ils disent être ravis de se sentir "un peu moins seuls". Kevin s'étend sur une question qui visiblement le hante tout autant que moi, à savoir, doit-il s'efforcer d’oublier son bonheur passé pour profiter de son présent et son avenir. Fanny, nous raconte un peu sa vie, elle nous affirme avoir une personnalité radieuse, toujours joyeuse mais qu'au fond, rien ne lui plaît, elle va craquer, probablement très bientôt. De mon côté, je parle de moi, j'essaie de me dévoiler un peu et j'en profite pour pondre un petit résumé de ma pensée concernant le paysage audio-visuel français.

Après ce moment de partage, ma soirée solitaire semble moins pesante que les jours précédents.


Pendant des semaines, nous parlons de tout et de rien, et surtout de la triste absurdité de notre situation. Tous les cinq, nous cherchons une solution, la solution qui nous permettrait de fuir ce monde. Moulés dans un mode de vie fondé sur la consommation, nous arrivons à saturation. Nous sommes bien conscients que le bonheur ne peut exister qu'en réponse à son contraire, mais nous refusons d'accepter cette règle trop facile et totalitaire. Seule Fanny est plus mitigée, elle reste persuadée qu'il est nécessaire de souffrir pour apprécier la plénitude.


Nous allons nous rencontrer, pour de vrai, bientôt. C'est Jessica qui a lancé l'idée. Nous avons tous hésité, mais aucun n'a refusé cette proposition qui pourrait bien rompre la pesante monotonie de nos vies. Le rendez-vous est fixé dans un petit restaurant italien sur les quais du canal St Martin, mercredi prochain.

Depuis cette décision commune, personne n'a ajouté de message sur le forum. Je suppose que tous attendent la rencontre avec une drôle d'impatience mêlée d'appréhension.

Le jour J, je passe des heures entre ma penderie et le grand miroir de la salle de bains, incapable de faire un choix vestimentaire satisfaisant. J'opte finalement pour un sobre polo violacé, pour le changer au dernier moment par un vieux pull rayé.


* La rencontre *


Une fine brise caresse les rues de Paris, je déambule avec mes quelques minutes d'avance. Sous les candélabres, les Parisiens m'offrent leurs visages jaunâtres, vides de tout sourire, absents de tout regard. Ils marchent, comme des pions, d'une case à l'autre, sans même jeter un coup d'œil à tout ce qui les entoure. Chacun sa vie, chacun son but, chacun sa soirée. L'un d'eux est peut-être Guy, Jessica, Kevin ou Fanny...


Je quitte les larges avenues pour retrouver le calme des trottoirs étroits. Moins de monde, pas plus de chaleur. Quelques couples me croisent d'un pas trop pressé, comme si leur passion n'attendait pas. Comme si flâner à deux n'était pas permis, surtout pour des amoureux.


Un bistro sale, vide et vieux éclaire un coin de rue. J'entre et m'installe. À l'intérieur, pas une musique, pas un son, juste un bruit. Un bruit de fond inaudible mais bien présent, un mélange de télé, de portes qui claquent à l'étage, de cafetière dans la cuisine, de robinet qui goutte, de chien qui remue la queue au pied du zinc. Une femme fume au-dessus de son vin blanc, un vieux regarde, la bouche ouverte, l'étal de bouteilles crasseuses. Sous les bouteilles, un homme, les yeux fatigués, un verre dans la main, un torchon sur l'épaule.


Je sirote mon grand café double dans le calme, je me sens presque chez moi ici. Ces trois personnages font partie de ma famille, le temps d'une heure. Leurs pas discrets, regards en coin dans ma direction m'amusent. Finalement, la vie est simple et belle dans ce bar. Ai-je besoin d'aller à ce rendez-vous pathétique ? Subitement, l'envie a disparu. Je suis très bien tout seul, je suis très bien ici. Qu'est-ce que j'irais foutre avec des pignoufs en manque d'amitié ? Je crois que je vais abandonner et rentrer chez moi.


Je commande un whisky, pour prendre le temps de réfléchir. Autour de moi, les trois personnages immobiles apportent au décor l'aspect d'un tableau poussiéreux. Le carrelage fissuré, les portes du buffet orange fluo, le tas de mégots au pied du comptoir, la fenêtre opaque de crasse, tout cela frôle la perfection.


Je laisse quelques pièces sur la table et quitte les lieux, sans oublier de distribuer un large sourire à chacun de mes convives. La nuit s'est profondément installée avec le froid de Paris. Nous avons prévu de nous retrouver devant le restaurant, en face, sur le quai du canal. Je meurs d'envie de voir leurs têtes, juste pour voir... Je m'approche et joue les innocents, le mec qui passe par là par hasard. Je ne vois personne. Aucun n'est venu... Ou alors ils se sont tous déjà installés à l'intérieur... Un peu déçu, je bifurque sur ma gauche, tourne autour d'un pâté de maisons et retourne sur mes pas, pour un deuxième passage. Personne. Curieux, je m'approche du restaurant, j'essaie de distinguer un groupe de quatre personnes à travers les vitres mais je n'y vois rien. Alors j'entre.


- Bonsoir monsieur, vous êtes seul ?

- Euh... Je... Non, quatre... amis... doivent m'attendre...

- Attendez, je vais voir... Non, je regrette, il n'y a que des couples ce soir.

- Oh... Très bien, excusez-moi, j'ai dû me tromper. Au revoir.


Je sors. Le visage encore écarlate et les jambes chancelantes, j'aspire une apaisante bouffée d'air glacé. Je m'apprête à retourner chez moi quand...


- Arnaud ?


Une voix, derrière moi.


- C'est bien vous Arnaud ?

- Je... Euh... Ben... Euh... Oui.

- Fanny. Enchantée.


Éblouissante, rayonnante, fascinante, elle me serre une main vigoureuse et énergique. Des étincelles jaillissent de ses yeux brillants, incrustés comme des émeraudes dans un visage de porcelaine, perché sur un corps aux proportions idéales, enveloppé dans un accoutrement qui semble vivre avec le vent. Une longue jupe à franges vert et mauve dépasse en virevoltant d'un petit blouson de cuir de style aviateur, avec le col en fourrure de mouton. Un épi de blé planté dans un chignon approximatif culmine au sommet de cette petite femme : Fanny. Elle est belle. Très belle, trop belle. Comment une fille aussi jolie peut-elle se sentir seule ? C'est proprement invraisemblable.

Je m’assois près d'elle sur le muret qui borde le canal d'Amélie poulain.


- Tu sais, j'ai failli ne pas venir, me dit-elle. Je suis passée, je suis repartie et je suis revenue. C'est étrange, je ne sais pas trop ce que je fais là, ce qu'on fait là quoi...

- Oui, moi c'est pareil.

- Tu crois qu'ils vont venir les autres ?

- Je sais pas.


En tout cas, je ne l'espère pas. Le comble du bonheur serait de passer toute la vie ici, avec cette fille, avec Fanny. Je passerais ma vie à l'admirer, imaginer tous les merveilleux avenirs possibles entre elle et moi. Elle parle et je ne l'écoute pas. Je n'entends que le chant de sa voix, je ne vois que ses lèvres s'ouvrir et se fermer, laissant apercevoir deux dents blanches et, derrière, sa langue, brillante comme une tarte aux fraises.


- Bonsoir.


Encore une voix. Un homme cette fois. Un jeune homme. Grand, fin, foncé.


- Vous êtes euh...

- Oui, c'est nous. Voici Arnaud, et moi, c'est Fanny. Tu es ?

- Guy.


Guy s'installe à côté d'elle, il semble un peu stressé, presque autant que moi. Il regarde par terre ou au loin, jamais nos visages. Fanny parle d'un type qui l'a accostée dans le métro, mais ni moi, ni Guy ne l'écoutons. Je crois que nous avons juste envie de faire demi-tour et de tout abandonner. Cela dit, le malaise de Guy me rassure un peu et je ne me vois pas me lever et leur dire "Désolé, je dois y aller"...

Guy n'a pas l'air bouleversé par la beauté de Fanny, la pointe de ses chaussures semble bien plus fascinante.

Je tente l'impossible, rassemble tous mes efforts et me lance :


- Tu es de quelle origine ?

- Madagascar.

- Ah...


Ma première tentative de communication est un échec lamentable, souligné par un charmant rictus au coin des lèvres de Fanny. Elle a l'air d'apprécier le spectacle. Alors je m'obstine, je continue. Toujours à Guy, je m'adresse.


- Et... tu es né là bas ?

- Non, à St Denis.

- Ah...


Bien, nouveau rictus pour Fanny, qui ne m'aide pas, trop amusée par ma prestation. J'enchaîne, persuadé qu'une troisième tentative sera la bonne.


- Et euh... Tu fais quoi dans la vie ?

- J'travaille à Mc Do.

- Ah.


Au moins, j'ai fait preuve de bonne volonté.


Une jeune fille s'approche timidement. C'est Jessica. Elle a l'apparence opposée de ce que j'imaginais. Souliers pointus qui brillent, collants outrageusement vermillon, jupe noire indécente, veste rouge en skaï, sac à main Louis Vuitton, vernis à ongles noir, fond de teint, rouge à lèvres gloss à paillettes, mascara et mèches blondes, tout ce que je déteste. Nous nous saluons, je lui adresse un sourire qui dissimule mon écœurement. Pour couronner le tout, elle mélange son chewing-gum avec un accent pointu exagérément parisien.


Fanny, dans son style aux antipodes, l'accueille chaleureusement. Nous attendons Kevin, assis en ligne sur le petit mur glacé. Les filles discutent allègrement pendant que Guy et moi ne savons rien faire d'autre que les écouter.


Kevin n'arrive pas. J'ai froid. Une fois de plus, je me demande ce que je fous là, à me les geler alors que je serais bien mieux au chaud devant ma copine la télé. Les minutes passent et je grelotte. L'eau m'apporte un froid sibérien sur ma nuque découverte, j'en ai marre, je veux partir. Mais Jessica lance :


- Bon, on va l'attendre à l'intérieur, je commence à me rafraîchir là.


Tout le monde acquiesce, je ne dis rien, je les suis.


Il fait une chaleur à crever dans ce resto. Le bonhomme de tout à l'heure nous présente une table vide qui nous convient parfaitement. Nous prenons place dans un silence religieux puis nous nous observons tour à tour le blanc des yeux. Un serveur et son paquet de menus dans les bras vient enfin rompre le malaise. Je plonge aussitôt dans la carte pour choisir un plat qui ne me dit rien, de toute façon, je n'ai pas faim. Autour de nous, des couples discutent, rigolent et se papouillent à qui mieux mieux. Je me demande si Kévin ne nous a pas tendu un piège en choisissant cet endroit.


Fanny parle. Enfin. Elle nous raconte son quotidien, comme si nous étions ses amis de tous les jours. Elle s'appelle Fanny Brin, elle est fleuriste, à deux rues de mon boulot. Coïncidence intéressante... Elle s'ennuie, rêve de voyages et d'aventures, ne supporte plus Paris. Elle ne supporte plus non plus sa collègue, une vraie commère de vingt-cinq ans. Puis, elle nous avoue ne pas avoir un seul ami. Elle habite chez sa grand-mère et ne s'est fait aucune relation depuis deux ans qu'elle est ici. Avant, elle vivait à Perpignan, avec une bande de jeunes babas cool, il paraît que c'était le pied. Je veux bien le croire.


Guy David a dix-neuf ans et n'a pas vu ses parents depuis six ans. Ils sont retournés vivre à Madagascar, le laissant chez sa tante en France. Il est monté à Paris et n'a pas trouvé d'autre occupation que de confectionner des Big Mac à longueur de journée. Ses amis sont ses collègues, il ne les voit jamais en dehors de son travail.


Jessica Bright, vingt et un ans, est encore à l'école, elle prépare un BTS "Communication Visuelle" (prononcez "Com Visu"). Elle vit chez ses parents, dans une ville de banlieue dont rien que le nom fait peur. Elle n'arrive pas à se faire d'amis dans son école, d'après elle, tout le monde la déteste. Soi-disant qu'elle passe pour la fille superficielle alors qu'elle ne l'est pas du tout. Ses anciennes copines n'en étaient pas de bonnes puisqu'elles ne veulent plus la voir.


Un type se tient debout à côté de nous et tousse un coup pour se faire remarquer.

Il s'appelle Kevin Glaziou, il a vingt-huit ans et une drôle de dégaine. Une sorte d'hybride entre clochard et beatnik, grand sec, une barbiche blonde, des vêtements déchirés et une touffe de dreads sur la tête. D'après ce qu'il nous raconte, il déteste tout et tout le monde, sauf son ex qui l'a quitté il y a trois ans pour un cravaté de la Caisse d'épargne. Certes, au premier abord, il fait peur, mais je dois dire qu'il semble ouvert, cultivé et sympathique malgré sa misanthropie prononcée. Il est designer de leviers de vitesse chez Peugeot.


Nous venons de faire le tour des présentations mais aucun de nous ne sait pourquoi nous nous sommes rencontrés. Chacun imagine les raisons de son voisin mais au fond, le flou règne en maître.

Moi, j'ai beaucoup de chance, car Fanny est assise juste en face de moi et il est délicieux de la voir aspirer ses spaghettis qui laissent des petites traces de sauce tomate autour de sa bouche exquise. Petit à petit, l'atmosphère se détend, Kévin sort quelques blagues amusantes, Guy enchaîne sur d'invraisemblables remarques sur la maladresse du serveur, Jessica râle tout le temps, Fanny rayonne et moi, je souris.


Un café, l'addition et tout le monde rentre chez soi, promettant de revenir la prochaine fois.


 
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   strega   
5/5/2008
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Pourquoi, pourquoi je n'ai pas lu ce texte plus tôt ??? Bref.

Que c'est bien, mais qu'est-ce que c'est bien... C'est d'une tristesse, d'un pathétique même. Combien de personnes vivent ainsi, sans but, sans projet, sans ami, sans personnes, seules ?

Il y a assez d'amertume, d'ironie, d'humour par moment, de sarcasme pour en faire une histoire vraiment très bonne...

En revanche, la fin me laisse perplexe, vont-ils vraiment se revoir ou bien est-ce une idée lancée en l'air pour la forme ?

C'est une critique de tout ce qui nous entoure, sans violence ou agressivité, c'est presque clinique comme analyse, j'adore. Et en rien le ton n'est moralisateur, en rien, jamais.

Il y a un chapitre un, pourvu que LeSaulePleureur publie la suite... Je l'attends déjà en tout cas.

   clementine   
6/5/2008
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Pas de grand suspense ni de chute, la vie un peu (beaucoup)morne de quantités de personnes momentanément ésseulées.
Mais une écriture pourtant simple très agréable à lire et qu'on suit jusqu'au bout sans aucun problème si ce n'est :à quand la suite?
Car on s'est bien glissé dans la peau des personnages...


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