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Policier/Noir/Thriller
Marian : Scorpion
 Publié le 25/06/08  -  2 commentaires  -  23652 caractères  -  34 lectures    Autres textes du même auteur

Périlleuse est la traversée du golfe d'Aden. Les réfugiés somaliens le savent. Les garde-côtes yéménites le savent. Tout le monde le sait. Néanmoins, certains drames restent parfois inexpliqués.


Scorpion


Elle se rappelle distinctement de la douleur dans sa nuque. Du claquement de la voile. Des sempiternels ronflements et raclements de gorge. De l’inquiétant rugissement du moteur. Elle se souvient des bousculades. Des remous et de l’agitation. Du contact de l’eau fraîche, au goût de sel et de désespoir. Des bras, qui, avec vigueur, l’avaient plusieurs fois arrachée à la noyade. Elle garde en mémoire le glissement du sable sous ses pieds nus. La chaleur et le réconfort d’une couverture. Le sucré d’un biscuit et d’un sourire. La douceur du sommeil.



* * *



Aslam écrase sa clope contre le métal gris de la coque. Il observe un instant la cendre se disperser dans l’ondée. Accordant un dernier regard à la lueur naissante baignant l’horizon, il soupire et se débarrasse de son mégot d’une pichenette. De sa main rugueuse, il ajuste sa casquette noire ; tire le col de sa chemise bleu ciel pour faire circuler un peu d’air. Il frôle du doigt la coque de l’UT-512. Le navire est arrivé récemment. Avec cette histoire d’échange professionnel avec les États-Unis. On peut encore lire « Offshore Patrol Cutter » à l’arrière du flanc droit.


Aslam se décide enfin à monter à bord. En quelques pas de loup de mer, il se retrouve sur le pont, où l’attend un équipage similairement accoutré. Le seul à vraiment se détacher du lot est un grand et volumineux Caucasien. Cedric Griffin. C’est aussi l’échange professionnel. Il faut bien qu’il y ait une contrepartie. Le capitaine des gardes côtiers prend une profonde inspiration.


- Alors ? Qu’est-ce que vous avez attrapé ?

- On sait pas encore, répond un sous-officier mal rasé. On l’a ramassée sur l’embarcation. Elle était seule.

- Elle n’est pas blessée, complète Elias, le médecin de bord.


Le sous-officier les précède jusqu’à la cale. La porte métallique daigne s’ouvrir dans un insupportable grincement. La lumière est faite sur une chétive créature à la peau sombre, enveloppée dans un tissu bariolé et coiffée d’un foulard vert. Ses petits yeux noirs rétractés au fond de leurs orbites, les pupilles dilatées, elle frémit de peur à l’entrée des quatre hommes dans la pièce.


Aslam s’en approche prudemment, pour ne pas l’effaroucher. Il murmure quelques mots rassurants en arabe et tente de l’amadouer avec un sourire. La jeune fille est entravée. Son mouvement de recul instinctif se transforme en une pathétique reptation.


- Peut-être que l’uniforme l’effraie, remarque Griffin, prenant son air le plus intelligent.


Mais Aslam ne se décourage pas. Il comble doucement le petit mètre qui le sépare de la Somali. Du bout de la main, il soulève la corde nouée autour de ses chevilles. Il se retourne vers ses subordonnés avec une moue désapprobatrice.


- Elle m’a pas l’air si dangereuse.


Le sous-officier crispe sa mâchoire. Il vient aider son supérieur, qui a entrepris de lever les entraves de leur captive. Celle-ci se laisse faire, mais conserve une lueur de méfiance au fond de ses yeux de panthère.


- Avait-elle des possessions particulières ? demande Aslam.

- Juste un sac d’effets personnels.

- Elias ! Va jeter un œil. Accompagne-le, toi, ordonne le capitaine. Nous, on va l’amener au poste.


Accompagné de l’Américain et d’un autre garde-côte, il escorte la jeune femme hors du navire. La lumière du jour a pleinement pris possession du ciel lorsqu’ils remontent, tout comme les cris des pêcheurs ont reconquis l’espace sonore. Les hommes en uniforme traînent leur prise jusqu’à un sévère bâtiment de terre grise. À l’intérieur, Aslam s’installe derrière un bureau dévoré par les piles de papier. Sans qu’il ait à la réclamer, une tasse de café atterrit bientôt entre ses mains. La cigarette au bec, il invite Griffin à asseoir leur hôtesse en face de lui.


- Tu parles arabe ? adresse-t-il à la jeune femme.


En guise de première réponse, celle-ci renouvelle son regard méfiant. Elle finit par lui accorder un timide hochement de tête.


- Quel est ton nom ?


La Somali reste muette. Elle croise les bras en signe de sa réticence à coopérer. Griffin la regarde avec un sourire qu’il veut apaisant, lui intimant en anglais de répondre. La jeune femme le considère avec perplexité.


- Plus vite tu réponds, plus vite tu...

- Je n’ai rien à cacher, l’interrompt-elle aussitôt.

- Ton nom ?

- Imane Abdisalam.


Aslam conjure un calepin et prend quelques notes. En s’agitant, il fait tomber de la cendre sur la page.


- Merde ! s’exclame-t-il.


Il époussette frénétiquement son bureau.


- Et qu’est-ce que tu foutais toute seule sur le bateau ?

- Je sais pas.

- Comment ça tu sais pas ? Quand es-tu montée à bord ?

- On est quel jour ?

- Le 24.

- Alors avant-hier. À l’aube.

- Partie d’où ? Bosaso ?

- Non, Berbera.

- Tu viens d’où ?


Légère hésitation.


- Comment ça d’où ?

- Ta ville. Là où tu habites. Tes parents.

- Mes parents sont morts. Je suis partie avec eux de Mogadiscio. Ça fait plus d’un mois.


Elle passe la main sur son front et soupire profondément. Ses yeux sont cernés et ses joues creusées. Sa peau ébène est entaillée de quelques coupures mineures au niveau des avant-bras. Ses mains sont abîmées et ses poignets irrités par les liens trop serrés dont on venait de la libérer. À mieux la regarder, Aslam n’a pas envie de la retenir plus longtemps.


- Qu’est-il arrivé à tes parents ? Ils étaient sur le bateau avec toi ?


La jeune femme frissonne. Sa voix se fait tranchante.


- Ils sont morts.


En professionnel, le capitaine garde-côte ne se laissera pas apitoyer. Cependant, il commence à douter que cet interrogatoire mènera quelque part. Perdre son temps à tourmenter une jeune fille à l’existence infernale n’est décidément pas un passe-temps digne de lui. « Dieu me pardonne », se répète-t-il.


- Ça, tu l’as déjà dit. Mais quand et où sont-ils morts ?

- En mer. Comme beaucoup d’autres.

- Alors ils étaient sur le bateau.

- Non. Pas celui-là.

- Sur un autre ?

- Oui.

- Comment sais-tu qu’ils sont morts ?

- J’étais sur le même bateau.

- Quoi ?


Aslam est assailli par un mauvais pressentiment.


- Vous étiez sur le même bateau, oui ou non ? s’impatiente-t-il.

- Oui. Mais pas celui-là. C’est une longue histoire. Nous avons fui la ville. Nous avons marchandé avec les passeurs à Berbera. Nous avons pris le bateau.

- Donc vous avez bien pris le même bateau.

- Mais c’était pas hier. Non. Bien avant. Plus d’une semaine.


Le Yéménite s’enfonce dans le dossier de sa chaise. Il s’allume une autre cigarette puis se masse délicatement la tempe. Comme s’il voulait fluidifier le cours de ses pensées.


- Continue. Qu’est-il arrivé ?


La jeune femme se rembrunit. Elle regarde longuement par la fenêtre. Des larmes descendent lentement le long des ses joues délicates.


- Je ne sais plus ! crie-t-elle soudain, faisant sursauter Griffin.


Elle prend son visage entre ses mains et se met à sangloter bruyamment.



* * *



Imane essuie ses joues humides avec le morceau de tissu que lui tend Obah.


- Ne pleure pas trop fort, dit cette dernière. Ils vont t’entendre et te jeter par-dessus bord.


Ces paroles semblent attrister la jeune femme. Obah l’encourage d’une petite tape sur l’épaule et d’un sourire réconfortant. Imane se reprend, voudrait être capable de secouer sa tête assez fort pour chasser ses cauchemars. Elle passe un regard sur le reste de l’embarcation. Les gens sont serrés les uns contre les autres. Certains parviennent à dormir. D’autres sont peut-être morts étouffés ou de soif. La gorge insupportablement sèche, la jeune femme avale un peu de sa précieuse salive. Elle lève les yeux sur un ciel sombre et sans étoile. La mer est d’encre.


Un pied sur la proue, l’arme à la main, Raho le passeur scrute l’horizon. Pas par romantisme. Il guette les lumières d’un éventuel garde-côte. Il discute de temps en temps avec son compagnon, Kasim. Kasim est grand et costaud. Kasim n’est pas très futé. Il est méchant avec ceux qui font du bruit ou réclament de l’eau. Raho, lui, est calme. C’est le chef. Imane l’a vu plusieurs fois donner des ordres et réprimander les autres.


Dormant dans un coin que les passagers n’osent approcher, il y a aussi Gouled. Peut-être le moins agressif de la bande. Parfois, il propose même un peu d’eau aux enfants. Le dernier, un petit homme taciturne aux allures de mercenaire, c’est Halgan. C’est un fervent musulman. Il a fait la prière trois fois depuis le départ. Mais avec ses petits yeux lubriques il fait peur aux femmes. Raho le surveille. Il ne le laissera pas violenter la marchandise car il ne doit pas compromettre les affaires.


Imane jette des regards successifs aux quatre passeurs. Elle hausse les épaules, sort de son petit sac une tige végétale. Elle en chique quelques bouts. Une sensation de chaleur l’envahit. Elle sent son cœur s’accélérer. Obah l’observe en secouant la tête.


- C’est pas avec ça que tu vas dormir, ma petite.

- Je ne veux pas dormir. Je fais des cauchemars.

- Si tu ne dors pas, ton corps va s’affaiblir.


Obah oblige Imane à s’appuyer sur son épaule. Elle sent son souffle chaud et court. Le ronronnement du moteur crée une trame de fond aux ronflements, gémissements, raclements, murmures des autres passagers. Dans la tête de la jeune Somali, toute cette musique s’entremêle bientôt en une sinistre berceuse.



* * *



Aslam fait craquer ses doigts un par un. Avec une candide amabilité toute américaine, Griffin offre un café et une serviette à la jeune Somali. Celle-ci semble peu à peu se remettre de ses émotions. Lorsqu’elle relève ses yeux rougis vers l’officier, son regard semble légèrement changé.


- On peut reprendre ?


Imane se contente de le fixer. Aslam se saisit du premier dossier de la seule pile de son bureau qui ne soit pas purement ornementale. Il en extrait trois photos qu’il dispose devant la jeune femme. Sans bouger, cette dernière baisse les yeux sur les clichés. Elle ne trahit ni surprise, ni émotion.


- Voilà ce que les pêcheurs d’Aden ont rapporté cette nuit, énonce impassiblement le garde-côte. Tu les reconnais ?


Imane hoche la tête.


- Ce sont les passeurs. Il n’y en avait que trois ?


Avec une moue de satisfaction, Aslam tire un quatrième cliché du dossier qu’il pose aux côtés des trois autres.


- Voilà qui explique pourquoi tu étais seule sur l’embarcation. D’ordinaire, les passeurs n’abandonnent pas leur bateau. Ce serait assez contre-productif.


Il fait une pause pour tirer une nouvelle cigarette. Il lance deux ou trois mots d’explication suivis d’un ordre à l’intention de son collègue américain. Ce dernier prend la porte. Aslam accorde de nouveau toute son attention à la jeune femme.


- Je veux savoir ce qu’il s’est passé à bord. Je suis plus habitué à ramasser les cadavres des réfugiés que ceux des trafiquants. Après tu m’expliqueras ce que tu faisais toute seule sur cette épave.


Imane ferme les yeux. Elle essaie tant bien que mal de se raccrocher à des morceaux de souvenirs. Mais ceux-ci sont frivoles et volatiles. Alors qu’elle les poursuit de toute sa volonté, elle se sent sombrer dans un abîme de confusion et de douleur.



* * *



Lorsqu’elle rouvre les yeux, la réalité se construit peu à peu devant elle. Du bruit, du mouvement. Ce tourbillon inflige à ses sens troublés un malaise passager. Les bruits deviennent bientôt des cris, des injonctions nerveuses. Halgan est planté devant elle, pistolet mitrailleur au poing. Son autre main est plaquée contre son abdomen. Son visage est aussi pâle qu’il peut l’être et ruisselant de sueur. En proie à une souffrance palpable, il se répand en fiel et en humeurs sur les passagers. Imane se réfugie dans les bras d’Obah. Cette dernière encaisse sans broncher les outrages verbaux fantaisistes du petit homme.


Gouled est au sol, adossé au fond de l’embarcation. Son corps semble inanimé. À ses côtés, Kasim se tient accroupi, la tête entre les deux mains. Il émet de temps en temps un râle déchirant. Bien qu’il parvienne à conserver sa dignité, Raho a les traits déformés par la douleur. Il se tient debout au milieu des déplacés. Il ordonne à Halgan de se taire. Ce dernier prend encore la peine de dérouler un tapis d’insultes avant de se plier au regard inflexible de son chef.


- Je veux crever tous ces salauds ! fait le petit excité.

- Et à quoi ça servira ?

- Y a un p’tit malin qui nous a empoisonnés, j’te dis ! Je veux lui faire la peau avant d’aller là-haut !


Raho passe son regard nerveux sur les passagers. Blottis les uns contre les autres, ceux-ci considèrent avec appréhension la pointe du canon qui les parcourt un à un.


- Écoutez-moi tous ! rugit soudain le lion noir, pointant son compagnon terrassé d’un doigt tremblant. Je veux savoir qui a fait ça ! Sinon... Eh bien, je crois que je vais laisser Halgan trouver.

- Ce sera pas compliqué ! approuve ce dernier, avec un rictus grimaçant.


Ce faisant, il continue à agonir et agoniser de plus belle. Perdant peu à peu le contrôle de lui-même, il laisse son doigt glisser sur la détente. Heureusement, la rafale ne blessera que les nuages. Et encore. Excédé par les pitreries de son compagnon, Raho n’hésite pas à ouvrir le feu sur ce dernier. Les passagers regardent avec stupeur le corps du petit homme s’écrouler sur le pont.


À bout de force, Raho laisse son arme lui échapper. Des passeurs, il est le dernier : Kasim gît maintenant face contre terre à l’autre bout du navire. Imane se dégage de l’étreinte protectrice d’Obah.


- Imane ! Que fais-tu ? panique cette dernière.


La jeune femme se lève, devant le regard incrédule des passagers, encore pétrifiés d’effroi. Elle plante un regard impassible dans celui, injecté de sang, du grand fauve à l’agonie.



* * *



La Somali affiche maintenant une froide détermination.


- Ils ont eu ce qu’ils méritaient, ajoute-t-elle.

- Mais comment... Que diable s’est-il passé ?


On toque à la porte. Griffin, Elias et le sous-officier font leur apparition dans la pièce. Le médecin brandit un carnet qu’il jette sur le bureau de son supérieur.


- J’ai pu examiner les corps des passeurs, s’explique-t-il.


Aslam se prépare à écouter religieusement.


- L’un est mort par balle. L’un est mort noyé. Quant aux deux autres... En fait, tous ont été intoxiqués.

- Intoxiqués ? Du poison ? De l’eau croupie ?

- Peut-être les deux, reprend doctement Elias. Ce qui est sûr, c’est qu’on a retrouvé une quantité importante de composés cyanhydriques dans les prélèvements.

- Des composés cyanhydriques ? Vous avez mis les médecins légistes de la CIA sur le coup ou quoi ? s’étonne le capitaine, soudain d’humeur propice au sarcasme.

- Point du tout, rétorque le médecin, avec un début de sourire. Depuis que le HCR(1) est à Kharaz(2), on a des analyses à disposition. À l’origine, c’était fait pour dépister les intoxications au manioc.

- Au manioc ? répète Aslam, jetant un œil aux clichés.

- C’est une possibilité. Mais faut vraiment pas être futé pour s’empoisonner comme ça.

- Surtout au point d’en mourir.

- En fait, il faudrait faire mariner la racine dans de l’eau froide, poursuit Elias, menton entre pouce et index. Et attendre suffisamment longtemps.

- Bref, il faudrait le faire exprès, conclut l’autre.


Puis, se tournant vers Imane :


- Quelqu’un aurait empoisonné les passeurs ?


La jeune femme hausse les épaules.


- Qu’est-ce que ça change ?


Aslam est un instant surpris de cet estoc.


- Oh, oh ! C’est moi qui pose les questions, s’empresse-t-il de répondre.

- Elle a pas tort, intervient Elias en dialecte, afin de n’être compris que de son supérieur. De toute façon, c’est hors de notre juridiction. Même s’il y a un meurtrier et qu’il est en ce moment au Yémen, y aura pas d’enquête.

- Je veux juste comprendre, murmure le garde-côtier.


Un court silence s’installe. Aslam plonge un regard un peu désespéré dans les yeux de fauve de la Somali. Il soupire, se sent tout à coup un peu honteux de questionner ainsi cette gamine d’à peine vingt ans... Jusqu’à ce qu’un sentiment inconfortable l’envahisse. C’est cette étrange lueur amère au fond de ce regard juvénile qui l’encourage à poser la question.


- Qui a assassiné les passeurs ? Est-ce toi, Imane ?


La jeune femme n’est pas une seconde décontenancée. Elle plisse les yeux. Hoche délicatement la tête. Déglutit. Elias se détourne pour mieux prendre une profonde inspiration. Aslam s’enfonce dans son dossier, le regard vide. Griffin, à la rue depuis le début, affiche son air idiot habituel. La suite s’impose d’elle-même.


- Pourquoi, Imane ?


La Somali baisse les yeux. Un douloureux frisson attaque le bas de son dos. Délicieux relent de violence mêlant rage et exultation.



* * *



- Pourquoi ? articule péniblement le grand noir.

- C’est ta punition et ma vengeance.


Raho est chancelant. Le visage de la jeune femme qui se tient devant lui se brouille petit à petit.


- Venge... émet-il faiblement.

- Oui.


Imane se rue sur lui et le pousse de toutes ses forces vers la rambarde. Elle est bien sûr trop faible pour le soulever, mais possède en revanche assez de colère pour le faire reculer. Raho est quant à lui bien trop diminué pour opposer la moindre résistance. Son dos bute bientôt contre la balustrade.


- C’est comme ça que t’as balancé ma mère ! hurle la jeune femme, hystérique.


Elle attrape les rangers du passeur. Usant de toute la force que ses maigres bras peuvent déployer, elle espère le faire passer par-dessus bord.


- Et ma sœur ! explose-t-elle dans une expiration bruyante.


Le corps de Raho plonge lourdement dans la mer, pour se perdre dans le sillage de l’esquif. Imane sent une étrange fièvre s’emparer de son front. Elle tombe à genoux. Puis dans l’inconscience, perdue entre dégoût et colère.



* * *



Aslam consume le quart de sa cigarette d’une seule inspiration.


- Et ton père, que lui est-il arrivé ? toussote-t-il.

- Je ne sais plus. Je crois qu’il est mort étouffé. Ou de soif. Je dormais. J’ai été réveillée par les pleurs de ma sœur et de ma mère.


La jeune femme sanglote. Nerveux, le capitaine cherche du soutien dans le regard d’Elias. Ce dernier secoue tristement la tête.


- Ce sera tout, décide Aslam, écrasant prématurément son mégot dans son cendrier surpeuplé. Cet après-midi, tu pars pour Kharaz.


Quelques secondes plus tard, Imane quitte le bureau, raccompagnée par Griffin et Elias. Le capitaine est maintenant seul avec son briquet. Il allume son vieux PC et commence à tapoter un rapport. Sans aucun doute inutile.



24 février 2008


Quatre cadavres de Somaliens sont retrouvés entre 3 et 5 heures du matin par les pêcheurs du quai Sud d’Aden. Ils sont équipés de chargeurs pleins pour fusils d’assaut AK-47. Cause identifiée de la mort : noyade pour l’un, par balle pour un autre, empoisonnement pour les derniers. Tous les indices portent à croire qu’ils sont des passeurs reliant Berbera à la côte d’Aden. Seul l’un d’eux a été identifié : Raho Abdel-Muhammad. Il est recherché pour agression sur un garde-côte yéménite et vol de carburant.


À 4h43, l’équipe de reconnaissance YCG-A2 rapporte la découverte d’une embarcation légère non immatriculée dans le secteur E4. À bord de celle-ci, ils trouvent deux corps non identifiés et une Somalienne saine et sauve. Elle dit s’appeler Imane Abdisalam. J’ai procédé à l’interrogatoire de cette dernière à propos des événements de la nuit. Le lien entre l’embarcation abandonnée et les passeurs assassinés est rigoureusement établi. La jeune fille prétend être le meurtrier des passeurs. N’étant en possession d’aucune preuve et l’incident aillant eu lieu hors de notre zone juridique, rien ne pourra être retenu contre elle.


Puisse Dieu les guider tous. Louange à Dieu.



* * *



2 avril 2008


En référence à l’affaire des passeurs du 24 février 2008.

Les effets personnels de la jeune femme du nom de Imane Abdisalam ont été retrouvés au poste par l’agent de terrain Cedric Griffin. Ceux-ci avaient été fouillés mais le rapport ne m’est parvenu qu’avant-hier. Son contenu affecte les conclusions tirées il y a une semaine.


Premier élément : est retrouvé dans ses effets personnels une adresse et un numéro de téléphone à Hargeisa. Nous avons procédé à un appel de vérification. Nous avons pu parler à un Monsieur Abdisalam, resté sans nouvelles de sa fille Imane depuis cinq mois. D’après les renseignements fournis, celle-ci était partie à Mogadiscio pour ses études deux ans auparavant. Elle avait été incarcérée pour une raison inconnue lors de la prise de pouvoir des Tribunaux(3) et libérée à la chute de ces derniers.


Second élément : est retrouvée dans ses effets personnels une quantité illégale de tiges de Khat. D’après le rapport du médecin de bord, la plante entraîne divers effets bien connus lorsqu’elle est consommée en grande quantité : hypertension, hyperthermie, mydriase, dénutrition. De manière plus marginale, les toxicomanes peuvent subir des hallucinations et des troubles de la personnalité. Il est à noter que l’UTI(3) en a proscrit la consommation il y a deux ans.


À la lumière de ces différents éléments, il m’est difficile de formuler une conjecture sur les événements de la nuit du 23 au 24 mars. Il est néanmoins avéré que Imane Abdisalam a menti sur la mort de ses parents lors de la traversée du golfe.


Monsieur Abdisalam a fait la demande que sa fille soit rapatriée. Il n’est pas en mon pouvoir d’y accéder. J’ai néanmoins demandé à ce qu’on retrouve Imane Abdisalam à Kharaz afin qu’elle soit mise en contact avec sa famille. Malheureusement, la recherche n’a pas abouti. La seule indication que nous ayons est celle du service d’aide médicale du HCR, qui prétend l’avoir reçue le 25 février. J’ai annoncé au père l’échec de notre tentative.


Puisse Dieu les guider tous. Louange à Dieu.



* * *



Le sempiternel grondement du moteur. La familière odeur des êtres humains pressés les uns contre les autres. L’irritante moiteur du plancher de la cale. L’amère et persistante sécheresse prenant possession de toutes les gorges. Ces désagréments auxquels elle n’est que trop habituée.


Elle ne craint que les cauchemars. Ceux dans lesquels elle voit tant de gens mourir. Leur douleur pénètre jusqu’à la membrane de ses propres cellules, les rongeant comme un insidieux cancer. Paradoxalement, elle se sent irrépressiblement attirée par ce puits de souffrance. Elle ne demande qu’à s’y brûler les ailes. Elle aime sentir monter en elle la puissance de sa haine ; une colère incontrôlable qui la soulage quelques instants de tous ses maux.


Elle chique machinalement les feuilles qui lui apportent chaleur, courage et détermination. Assise en tailleur contre une caisse en fer, un long morceau de tissu bariolé posé sur sa tête et ses épaules, elle observe le passeur. Ce dernier a débouché sa gourde et boit goulûment sous le regard des passagers assoiffés.


Les yeux d’Imane brillent à la lueur d’un briquet. « Plus que quelques heures. »



______________________________


Notes


(1) HCR : Haut Comité d'aide aux Réfugiés des Nations Unies.


(2) Kharaz : Camp de réfugiés - principalement somaliens - situé à cent-quarante kilomètres à l'Ouest d'Aden.


(3) UTI : Union des Tribunaux Islamiques, alliance d'islamistes somaliens ayant pris le pouvoir à Mogadiscio en juin 2006, jusqu'à leurs défaites successives en janvier 2007.


 
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   David   
8/7/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour Marian,

D'abord un p'tit truc :

"Aslam conjure un calepin et prend quelques notes"

ça veut dire quoi conjurer un calepin ?

Sinon je suis charmé par l'histoire, son rebondissement final, et aussi la maitrise dans la construction. des passages de l'interrogatoire et des flash back qui peuvent s'enchainer avec un peu de génie (le "pourquoi" du garde côte et du "grand noir")

La nouvelle est dépaysante, je craignais de me perdre dans les noms étrangers (difficulté de trancher le masculin et le féminin, de mémoriser des prénoms totalement inconnus) mais au final je n'ai pas eu de gêne, de difficultés à me repérer.

Un grand bravo, un texte à lire !

   Flupke   
26/1/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
Très bonne structure narrative et enchaînements présent/flash backs.
J'ai quand même du lire deux fois pour être sûr d'avoir tout compris, donc peut-être davantage de clarté aurait été appréciée. Lecture d'autant plus intéressante qu'elle situe l'action dans une autre partie du monde, plus rarement visitée dans les nouvelles.


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