Page d'accueil   Lire les nouvelles   Lire les poésies   Lire les romans   La charte   Centre d'Aide   Forums 
  Inscription
     Connexion  
Connexion
Pseudo : 

Mot de passe : 

Conserver la connexion

Menu principal
Les Nouvelles
Les Poésies
Les Listes
Recherche


Policier/Noir/Thriller
mattirock : Le vice et la joie
 Publié le 20/02/17  -  10 commentaires  -  92647 caractères  -  142 lectures    Autres textes du même auteur

Louise s'ennuie. Julien braque un café. S'ensuit une échappée désespérée, de Nantes à l'Angleterre.


Le vice et la joie


PREMIÈRE PARTIE


Le jour touchait à sa fin. Le café, une grosse bâtisse aux murs imposants, était planté au carrefour entre la rue principale et deux autres petites ruelles. Une terrasse en goudron, meublée d’une dizaine de tables et d’un immense noyer, donnait sur ladite rue principale, qui partait vers le bourg. De l’autre côté du bâtiment, une autre terrasse, celle-ci faite de bois, surplombait une petite rivière en contrebas. Cette rivière s’appelait Le Havre et Louise aimait bien la longer le dimanche matin pendant que tout le village se ruait sur les produits hors de prix du marché local. Louise, la fille assise au fond de la terrasse en bois. Elle était en tailleur sur sa chaise, qui elle-même reposait sur le sol en équilibre sur les deux pieds arrière. Louise sirotait tranquillement un verre de menthe à l’eau. Non, à la vérité elle ne le sirotait pas, c’était même le contraire. Elle soufflait dans sa paille, ce qui faisait buller la boisson et provoquait un gargouillis sonore. Les quelques habitués qui n’étaient pas rentrés manger chez eux – il était vingt heures – la dévisageaient discrètement, et plissaient leurs petits yeux de fouines pour exprimer leur dégoût sans trop que cela se voie. Mais Louise les voyait bien, et elle s’en amusait, parce que c’était là la seule chose à faire. Quand elle captait un regard, elle redoublait d’ardeur et soufflait plus fort et le liquide venait parfois arroser son beau visage, le tachant d’un vert sucré qui atteignait jusqu’à ses yeux. Elle fixait alors ses observateurs et s’efforçait de leur offrir son regard le plus langoureux, malgré le sucre qui lui piquait les rétines. Cela fonctionnait plutôt bien, les hommes rougissaient. Cela la fit rire et l’occupa pendant un petit quart d’heure, et puis d’un coup elle se lassa. Il lui arrivait souvent d’être lassée. C’était un problème qui devenait récurrent, chez elle. La lassitude lui rongeait peu à peu la vie. Avec un petit soupir, elle décolla ses lèvres de la paille, les humecta d’un petit coup de langue, et s’étendit contre le dossier de sa chaise. Elle leva les yeux au ciel, tapota quelques secondes sur la table puis vida son verre d’un trait. Elle regarda une petite araignée grimper sur son avant-bras. Depuis quelques années, elle ne sursautait plus. L’araignée pouvait bien la piquer, cela ne changerait rien au programme. Elle resterait assise ici en s’efforçant de ressentir la douleur, irait payer son verre de menthe dans cinq minutes, et rentrerait chez elle aux alentours de vingt heures douze. Ensuite elle avalerait en vitesse une bolée de pâtes pas cuites car elle n’aimait pas attendre, et elle filerait chez sa mère pour lui emprunter un DVD qu’elle regarderait le soir même dans son lit, une jambe en dehors de la couette car il faisait trop chaud, et une autre sous la couette parce qu’il faisait trop froid. Elle était comme ça, Louise : partagée. Divisée. Entre deux eaux. Elle savait que la situation n’était pas viable, qu’elle devait choisir, saisir une opportunité, comme disait sa mère. Elle alluma une cigarette, fuma quelques taffes et la jeta bien vite par terre car elle ne supportait pas le goût du tabac. Elle avait beau se forcer, essayer et réessayer, elle ne parvenait pas à apprécier et cela la mettait dans une colère noire. Elle trouvait que fumer était la marque des gens courageux, parce qu’ils ne laissaient pas la vie s’en aller d’elle-même, ils la chassaient. Les fumeurs étaient actifs, ils anticipaient : ils se détruisaient d’eux-mêmes, ils œuvraient de concert avec le destin au lieu d’en être tributaires.


*


En fait, Louise, c’est moi. J’aime bien raconter ma vie à la troisième personne. Je peux ainsi donner à ma morne existence l’apparence de celle d’une héroïne de roman, comme l’ont fait Tolstoï et Flaubert avant moi. Ma vie a beau être d’un intérêt très mineur, et c’est un euphémisme, si je sors de mon corps pour la regarder de l’extérieur et si je me la décris à moi-même comme dans les livres, elle m’apparaît tout de suite comme plus intéressante. Réfléchissez donc, depuis tout à l’heure que s’est-il passé ? J’ai bu une menthe à l’eau et fumé deux taffes sur ma cigarette.

Et vous êtes toujours là.

Bref. J’étais donc assise à la terrasse d’un bar qui s’appelait à cette époque (j’ignore s’il se nomme toujours ainsi) Le Café du Havre. Tout bêtement, parce que la rivière en contrebas, voilà. Après avoir jeté ma cigarette, je me levai pour quitter les lieux. Dans le bar, un album de Black Sabbath touchait à la fin. Il n’y avait plus personne qu’un type louche affalé sur le comptoir, la tête dans les bras, un double whisky encore agrippé par l’une de ses mains. Je me suis rapprochée de lui mine de rien, il puait l’alcool à plein nez, et je ne pus m’empêcher de grommeler un « eeeurgh » dans ma barbe invisible. Je payai mon sirop quatre-vingts centimes à Olivier, le patron de l’endroit, et m’apprêtais à filer quand j’entendis l’ivrogne beugler.


– Tu m’filerais dix balles ?


Olivier n’avait pas trop l’air d’accord, et l’envoya paître sans trop de ménagements. Intéressée, je restai sur le pas de la porte, à observer l’action. Bon ce n’était pas le débarquement de Normandie, mais c’était quand même le premier événement extraordinaire qui m’arrivait depuis des siècles.


*


J’avale mon whisky. La blonde est toujours sur le pas de la porte. J’aimerais bien qu’elle se taille. Olivier me regarde de travers, il doit se demander ce que je suis en train de foutre. Moi aussi, quelque part, je me demande. Ça doit être l’alcool qui me rend fou. Pourtant, je suis étrangement lucide, calme. Je réitère ma question.


– Tu m’filerais dix balles ?


Et j’adresse un petit coup d’œil à la fille à la porte. Par un mouvement de tête, je lui fais signe de déguerpir. Elle ouvre des yeux grands et vides comme mes poches, mais ne bouge pas. Sa bouche est semi-ouverte, et ses lèvres rouges remuent un petit peu, on dirait qu’elle se raconte une histoire à elle-même. Je re-commande un whisky, et Olivier ne veut bien sûr pas me servir. Il me connaît bien pourtant. Moi aussi je le connais bien. J’habite le coin depuis que je suis né. C’est comme si j’avais grandi dans ce café. Mon père tenait la baraque il y a dix ans de ça. J’avais passé mes révisions du Bac à boire des bières avec lui. C’était sa dernière année, parce qu’après avoir servi des verres toute sa vie l’envie lui avait pris d’en casser quelques-uns sur le visage de ma pauvre mère. Aujourd’hui, il est en prison et ma mère ressemble à un Picasso de seconde main.


– Donne-moi dix balles, je répète.


Le patron veut pas. Il me dit de dégager. T’inquiète pépère, je vais dégager. Tu m’verras plus. Mais j’partirai pas les mains vides, ça non. Je lance un dernier regard vers la blonde, qui semble un peu absente. J’ai une idée. Je ne la lâche pas des yeux, et, à l’abri de ceux d’Olivier, je sors un objet de ma poche, de manière à ce qu’elle le remarque. Il s’agit d’un Beretta 92. Je vois ses yeux verts attirés par le mouvement de ma main, elle cille deux ou trois fois pas plus, et replonge ses yeux dans les miens, l’air de dire qu’elle attend la suite de l’histoire. Son petit air de défi me donne envie de lui refaire le portrait façon impressionnisme berlinois. Ça doit être des restes d’instincts paternels. Olivier essuie ses verres en me tournant le dos. Je l’appelle. Je vais régler, Olivier. Je me dirige vers la caisse. Au moment de payer les quinze euros et quatre-vingt-dix centimes que je n’ai de toute façon pas, je lui montre mon revolver. C’est à ce moment précis que je regrette. Je suis devenu fou, qu’est-ce que je fais à menacer le patron du seul café de mon village de naissance ? Tout le monde va être au courant. Tout le monde va être au courant. Cette pensée qui m’horrifie d’abord se transforme dans ma tête, et provoque en moi une bouffée d’endorphines, sûrement due à mon orgueil insatiable. Tout le monde va être au courant. Mes tremblements se calment, et le canon touche quasiment le front d’Olivier. Lui, il n’en mène pas large. La sueur coule déjà. Il ne comprend pas ce qui se passe, je suis d’ordinaire un client si calme, si introverti… Sans un mot, je hoche la tête vers la caisse enregistreuse. Il comprend, l’ouvre et me tend les billets. À vue de nez, une petite centaine d’euros. C’est pas assez. Je regarde Blondie, elle n’a pas bougé, elle épie la scène comme une petite chatte stoïque. Je lui fais signe de venir. Elle ne bouge pas. Je recommence. Elle s’active, et se dirige vers moi.


– On va monter à l’étage. Tous les trois.


À la file indienne, d’abord elle, puis Olivier, qui a le canon du flingue collé au dos, puis moi. En haut, je sais qu’il y a Victor. C’est le mec de mon otage. Dur d’être pédé dans un bourg de campagne. C’est souvent que j’entends des railleries de la part des gros pécores du coin, et j’ai envie de casser des gueules, mais j’ose pas, parce que j’suis pas quelqu’un de violent. Ni envers les homophobes, ni envers les pédés. En tout cas, j’ai rien contre eux. J’leur en veux pas d’aimer se bécoter, moi j’aime bien bécoter aussi, j’suis juste un peu plus sélectif sur la bécote, un peu en retard aussi, peut-être vieux jeu. Pis quand je pointe mon flingue sur un Victor effrayé, c’est pas par méchanceté. C’est comme ça, c’est la seule solution pour leur tirer du fric. J’ai demandé plusieurs fois dix euros. C’est la seule solution. La blonde se met un peu en retrait et observe la scène, impavide. Elle a l’air défoncée. Est-elle défoncée ? En tout cas, c’est un beau morceau, mais j’ai pas le temps de m’en occuper. La thune d’abord, comme disait mon père.

La pièce est rustique : vieux plancher en bois, un meuble avec une télé cathodique dessus, un canapé et des plaques électriques posées sur un tabouret. Les volets entrouverts laissent entrer la lumière de la lune, l’ampoule du salon est grillée.


*


Adossée au mur à gauche de la porte d’entrée, Louise observe la scène. Elle trouve ça chouette, les émotions qui peignent les visages des trois hommes devant elle. Le type avec le flingue, surtout. Elle sent sa peur, son appréhension, et sa haine envers les autres et surtout lui. Mais pourtant, il tient bon. Elle se dit qu’il doit être sacrément courageux. Elle se mordille un peu les lèvres. Cela fait longtemps qu’elle n’a pas été aussi excitée. Ses fluides corporels viennent sourdre sous sa peau, elle ressent chaque chose à la puissance mille. La dernière fois que cela lui était arrivée, elle était sous ecstasy. Sur les visages des gérants du bar, ce qu’elle lit est plus commun : c’est la peur dans son plus simple apparat. Mais elle se surprend à aimer ça aussi. Elle voit sur leurs traits une terreur viscérale, une peur de mourir, l’absurde refus d’être envoyé six pieds sous terre dans la fleur de l’âge. Carnassière, elle s’humecte un peu les lèvres comme pour goûter mieux à l’épaisse atmosphère d’angoisse. Le voleur la remarque. Il la regarde bizarrement. Il n’est pas vraiment beau, avec son gros nez et sa tête si longue qu’on dirait un ballon de rugby, mais le torrent d’émotions qui coule dans ses yeux attire Louise comme un aimant. Elle aimerait venir à ses côtés, tenir elle-même le pistolet, le tenir fermement, sentir sa pulsation magnétique, sentir le torrent d’émotions quand elle le lèverait vers les deux barmen, et nourrir son âme de leurs yeux mouillés. Mais elle attend la suite, comme un vautour attend la fin de la chasse.

Le ballon de rugby s’appelle Julien. Il n’aime pas son prénom, il aime pas sa gueule, et il aime pas tenir un flingue. D’ailleurs il n’aime pas du tout la personne qui le lui a vendu, un type qu’il avait connu au collège et qu’il avait revu lors d’une soirée quelconque. Un gars qui s’appelait Romain Buisson, et qui, en débutant total, avait sorti son flingue au beau milieu de la fête pour frimer, entre deux rails de coke. Julien l’avait regardé avec dégoût, mais avait noté dans un coin de sa tête que si besoin, il savait où se procurer un revolver.


– Victor. Il me faut votre argent. Je sais que vous ne le déposez à la banque que le samedi en début d’après-midi. On est vendredi soir. Je veux tout.


Sans rechigner, l’intéressé file soulever une latte du plancher et en ressort une jolie liasse ainsi qu’un sac de piécettes. Incapable de tout prendre, Julien propose à Louise de porter les sonnantes et trébuchantes. Le convoi redescend. Une fois en bas, Julien éteint les lumières, arrache deux rideaux aux grandes fenêtres, fait s’asseoir les deux commerçants sur deux chaises différentes dos à dos, et les lie ensemble.


– Comme dans Indiana Jones.


C’est la première fois que Louise prend la parole. Julien la regarde, un peu étonné, puis esquisse un sourire. Ensuite, il arrache le sac de piécettes à sa complice, et franchit le pas de la porte. Louise reste figée quelques secondes. Elle semble hésiter. Elle sait que le moment peut être crucial. Il faut prendre la bonne décision. L’opportunité. C’est maintenant. Elle choisit. Elle se dirige vers Victor et Olivier. Ceux-ci la remercient et l’encouragent à se dépêcher. Elle saisit Victor par les cheveux et lui enfouit un torchon sale dans la bouche. Avant que Olivier n’ait le temps d’élever la voix, il a deux grosses éponges en travers du gosier. Ensuite, Louise se dirige vers la sortie. Dehors, Julien compte ses sous, pas pressé.


– T’avais oublié de leur clouer le clapet.


Julien relève les yeux comme s’il avait été dérangé dans un travail exceptionnellement minutieux. Mais son regard agacé ne dure qu’un temps, il doit reconnaître que sa complice a bien réagi. Cette dernière poursuit :


– Je veux les pièces.

– Non.

– T’es vraiment un pauvre con.

– Je m’en fous.

– Donne-moi les pièces ou j’appelle la police.


Silence.


– Non.

– Bon, et tu vas faire quoi maintenant ? Ils vont tous cafter. Tout le monde va être au courant demain matin.

– À moins que je les descende.


Frissons.


– Tu serais pas capable, je t’ai bien observé, t’as pas ce qu’il faut.

– T’as peut-être raison. Tu sais, pour toi aussi, c’est fini, Oudon et son petit marché et ses petites balades le long de la rivière. Tu ferais mieux de te tirer d’ici.


Louise est étonnée qu’il soit au courant de ses promenades dominicales.


– T’as une voiture ? J’ai pas de voiture, moi.

– Bien sûr que j’en ai une.


*


Le type a une vieille R5 pourrie. Bleu foncé, portières enfoncées, pare-chocs défoncés. Une véritable épave. Il monte dedans, sans rien me dire. On n’a pas vraiment fini de discuter, et j’ai pas pu lui demander si je pouvais monter avec lui. Il allume son moteur. Encore, je dois faire le bon choix. Ma mère me répétait souvent : Louise, active-toi ! Il faut saisir les opportunités quand elles se présentent ! Arrête de tergiverser ! Si tu réfléchis trop, tu ne feras jamais rien ! Alors j’écoute ma mère et j’ouvre la portière. Je m’affale sur le siège passager. Julien ne m’accorde pas un regard et fait sa marche arrière en posant sa main sur mon appuie-tête pour se retourner. Ses doigts sales et collants d’alcool touchent ma nuque, ça me dégoûte. Ensuite, on monte la côte. La R5 râle un peu, mais elle nous emmène en haut.

Il est presque vingt et une heures, et c’en est terminé de la lumière. Dans toute la côte qui nous emmène jusqu’à la voie d’insertion pour rejoindre la départementale, rien ne nous éclaire que les phares jaunes de la R5. Je ne pipe mot, et mon chauffeur non plus. Je regarde ses doigts s’agiter nerveusement sur le volant, je le vois lutter contre le sommeil. Il n’a pas l’air au mieux de sa forme. Au bout d’un moment, il me dit :


– Je suis ivre. Prends le volant.


On s’arrête au bord de la route, sur le parking d’un garage Renault. Je prends sa place, et on redémarre.


– On va où ? je dis.

– Chez un copain, à Nantes.

– On a combien ?


Là, Julien se marre dans sa barbe visible.


– Comment ça, on ? Tu penses peut-être qu’on va partager ?


Je fais une énorme embardée sur la route, et je me place en contresens sur la voie de gauche. Un poids lourd arrive, et m’envoie une myriade d’appels de phares. Je fais de grands zigzags, Julien est secoué dans tous les sens. Moi, je fonce vers le camion. Cinquante mètres, quarante mètres, vingt mètres…


– OK, OK ! C’est bon ! On divise par deux !


Je me replace in extremis sur la voie de droite. Le klaxon du camion m’explose les tympans à travers ma fenêtre ouverte. J’essaie de ne pas montrer le volcan de panique qui bat sous ma peau. Rester stoïque. Il faut que je lui montre ce que j’ai dans le ventre. Que je ne suis pas une sainte-nitouche qui se laisse berner par le premier clampin venu.


– … Complètement cinglée… marmonne Julien avant de s’endormir, la tête contre la fenêtre.


Sur la route, j’enfonce une cassette dans l’autoradio. C’est From Earth To Eternity de Birthday Party, un des premiers groupes de Nick Cave. Je monte un peu le son et chantonne. Ça n’a pas l’air de déranger Julien, qui semble dormir profondément. La route défile.


*


Cette fille connaît les paroles de Birthday Party. Un bon point. Peut-être devrais-je… Non. Je vais trouver une combine, mais pas question de partager le butin.


*


Je le réveille quand on arrive à Nantes. D’une voix engourdie il me dit d’aller me garer rue des Olivettes, ce que je fais sans broncher. Pendant le trajet, j’ai eu tout le temps de réfléchir aux tenants et aux aboutissants de cette situation pour le moins imprévue. Je devais aller emprunter un DVD à ma mère et le regarder à moitié sous ma couette, à moitié en dehors, au lieu de quoi me voilà à faire la pilote pour un cambrioleur bas de gamme dans les rues de Nantes. Pour aller où ? Pour faire quoi ? Je ressens une inquiétude troublante quant à mon futur proche. Toutefois, cette dernière n’est rien en comparaison de l’excitation qui m’habite. Le souvenir frais du braquage me donne encore la chair de poule, et ma petite incartade en contresens bouscule encore les battements de mon cœur.


– C’est quoi ton prénom ? fait la voix ensommeillée.

– Louise. Toi ?

– Julien.


Louise et Julien. Julien et Louise. Je le regarde du coin de l’œil. Il observe la ville à travers sa fenêtre. Il semble réfléchir. Quand on arrive aux alentours de notre point d’arrivée, il se retourne vers moi.


– Tourne ici. Gare-toi là.


Il ne parle que par injonctions, courtes et précises.


– Sors de la voiture. Va voir au bout de la rue. Assure-toi qu’il n’y ait pas les flics. Puis reviens. Pas de bruit.


Je sors donc, je fais tout comme il me dit. Pas de flics. Rien. Pas un chat. Tout au bout tout au bout, je crois apercevoir deux passants qui se dirigent vers nous, mais ils sont loin et ils n’avancent pas vite. Quand je reviens à la voiture, Julien est en train de s’affairer sur les sièges arrière. Il les a soulevés, et est en train de planquer la liasse de billets dessous. Il a l’air gêné quand il me voit revenir. Je prends les devants :


– Tu comptais planquer l’argent ? Te débarrasser de moi ? T’es vraiment un pauvre type, Julien. Donne-moi ma part, et je déguerpis. Ne me la donne pas, et je te jure que je vais te rendre la vie impossible.


Il me jauge du regard. Il sent que je suis sérieuse. Résigné, il me file ma part, en soupirant comme si c’était moi l’emmerdeuse.


– Au revoir, je lui dis.


Il ne me répond pas. Il m’encourage juste du regard à me barrer le plus rapidement possible. Ce que je fais, dégoûtée. Fin de l’idylle. On aurait pu être Bonnie and Clyde… Je ne me retourne pas. J’entends les portières de la R5 se fermer. Et j’entends les talons de ses bottines claquer sur le pavé. Je m’arrête sous un réverbère, et je compte mes billets. Trois cent cinquante euros. Pas mal. Je souris, et réfléchis à quoi je pourrais m’employer pour dépenser tout cet argent. Perdue dans mes pensées, je ne vois pas les deux mecs arriver vers moi. Je n’ai pas le temps de me dire que je suis trop bête, sortir une telle somme en pleine rue de Nantes à vingt-deux heures. Tout ce que j’ai le temps de voir, c’est une main qui m’arrache les billets avec une rapidité déconcertante. Par pur réflexe, je me jette sur le voleur, les griffes en avant. Mais son pote me retient, me soulève comme si je n’étais qu’une planche de contreplaqué, et m’envoie valser contre les volets d’une maisonnette. Une violente douleur me cingle l’épaule. Je vois rouge. Je retourne au combat. Rebelote, les gars, beaucoup plus forts que moi, me rejettent comme une minuscule fourmi. Je tremble de rage, d’être si impuissante. Si Julien était là… Il est là. Il se jette sur mes agresseurs. Sa façon de se battre est très désordonnée. Il baisse la tête et enserre les deux mecs par la taille, ne réussissant à rien qu’à les énerver plus. Ils lui assènent des coups puissants sur le crâne, et je le vois faiblir. Au bout d’un moment, il s’extirpe et bat en retraite. Il reprend son souffle comme un taureau blessé. Les deux gars se remettent aussi, même s’ils semblent beaucoup moins amochés. Je prends le relais, en assénant un coup de pied bien ajusté dans les parties de celui qui a mon argent. L’autre ne m’intéresse pas. Il me faut mon argent. Ils n’en ont pas besoin. Ils n’ont pas l’air bien pauvres, avec leurs polos Lacoste et leurs coupes de cheveux d’école de droite. Ils doivent juste trouver amusant d’agresser à deux une pauvre fille seule dans une rue déserte. Sous la puissance et la précision de mon coup de pied, le type se plie en deux, le visage tordu par la douleur. Salope ! Il lâche même, ne se sentant littéralement plus pisser. Son pote, par solidarité masculine mal placée, m’assène une gifle d’enfer. Je tombe à la renverse, et je n’ai que le temps d’entrapercevoir Julien qui sort un objet métallique de sa poche avant de m’effondrer sur le trottoir. Il est temps de passer à la troisième personne.


*


Nantes, quartier des Olivettes.

C’était une rue d’ordinaire plutôt calme, à une quinzaine de minutes du centre-ville, principalement bordée par des petites maisonnettes au crépi grisé par le temps. Nos quatre protagonistes se regardaient en chiens de faïence. Personne ne bougeait. Louise était affalée au sol, sa tignasse blonde dans l’eau croupie du caniveau, le nez en sang. Elle fixait Julien, et dans son regard brillait une lueur étrange. Les deux étudiants tremblaient des genoux, soudain réduits à deux enfants apeurés. Face à eux, à un mètre cinquante à peu près, le bras tendu, la main fermement serrée sur la crosse, Julien les tenait en joue.


– Vous n’avez pas honte ? Bande de petits merdeux. Je vais vous faire sauter la cervelle.


Un des deux merdeux suscités se mit à sangloter. L’autre semblait trop terrorisé pour pleurer.


– Vous comprenez ? fit Julien en se rapprochant. Je vais vous buter. Maintenant. C’est fini pour vous. C’est con, crever à vingt ans. Enfin, ça fera deux enculés de moins sur terre.


Silence.


– BAM ! Julien cria.


Surpris, les deux petits bourgeois glapirent comme des chiots effrayés et s’effondrèrent. Une odeur nauséabonde s’éleva : l’un des deux s’était chié dessus. À quelques rues de là, on entendait des bruits de fête dans les cafés.


– Dégagez, fit Julien, mais sa voix se perdit dans le vide car les deux agresseurs s’étaient déjà carapatés.


Il adossa Louise contre un petit muret, et nettoya les taches de sang qui léopardaient son joli visage.


– On va aller boire un verre, lui dit-il quand elle rouvrit les yeux.


Louise ramassa ses billets, et les enfouit dans la doublure de sa veste, tout au fond. Julien rangea son arme dans la poche intérieure de son cuir de motard. Après avoir marché une dizaine de minutes, ils trouvèrent un café comme ils les aimaient : un peu excentré, pas bondé, qui ne payait pas de mine, et calme. L’endroit s’appelait le Mon Soleil. Tenu par une cinquantenaire, c’était un troquet de quartier, avec seulement trois tables mais une dizaine de tabourets au comptoir. Ils s’y assirent et commandèrent une pinte de Jupiler chacun.


– Merci, pour tout à l’heure…, fit Louise, d’être revenu.

– De rien. J’ai entendu crier, je me suis dit que je te devais bien ça.


Ils avaient soif et ils burent. Le bruit de leurs glottes fut pendant quelques secondes le seul à transpercer le silence.


– Tu crois qu’Olivier et Victor se sont libérés ? fit Louise avec un sourire dans la voix.

– Je n’en sais rien. Ce ne sont pas exactement des Indiana Jones en puissance…


Ils rirent doucement.


– Tu t’en es déjà servi ?

– Non. Pas sur quelqu’un.

– Et tu oserais… Si… Si par exemple les types de tout à l’heure m’avaient blessée… Ou tuée ? Tu aurais tiré ?


Silence. Julien se creusait la cervelle. Dans les yeux de Louise se lisait une faim, une faim carnassière, et tout ce qu’elle désirait c’était que Julien lui réponde que oui, oui, il aurait enfoncé son flingue dans la bouche de son agresseur, et lui aurait fait péter le crâne sans réfléchir, comme ça. Au lieu de quoi, Julien répondit :


– Des mauviettes comme eux ne t’auraient pas tuée. Ils n’auraient pas eu le cran. Donc inutile d’en parler.


Il descendit sa bière d’une traite, et en commanda une autre. Louise était un peu déçue. Ils sortirent du bar deux heures plus tard et d’un commun accord ils décidèrent d’aller faire la fermeture d’un autre abreuvoir. Joyeux et ivres, ils marchèrent en dansant, pour rejoindre la place du Bouffay, où ils s’assirent en terrasse et commandèrent bières et whiskies. Louise était sacrément fagotée : son collant noir était déchiré sur plus de la moitié de sa surface, sa jupe était par endroits grossièrement retroussée, et son maquillage bavait au coin de ses yeux, lui dessinant un visage de clown triste. Sa veste en jean noire était partiellement rentrée dans sa jupe, et quand elle se leva pour chercher ses cigarettes dans son sac, elle cassa un de ses talons en se tordant la cheville.


– AÏE ! PUTAIN ! cria-t-elle.


Les terrasses étaient pleines et bruyantes, mais son cri de douleur couvrit largement le capharnaüm. Les regards s’attardèrent sur eux. Julien s’en fichait. Il contemplait l’épave de Louise, il la trouvait magnifique. Lui-même n’avait pas trop changé d’allure, il avait juste les yeux plus rouges qu’auparavant. Louise s’alluma une clope. Elle la trouva immonde, mais quand elle vit que Julien la regardait, elle se força à continuer à fumer, sans montrer signe de dégoût. Elle s’efforça de fumer noble, fumer hautain, comme fument les prostituées de luxe. Julien était fasciné. Les gens autour étaient quelque peu gênés : ils voyaient un jeune homme affalé sur sa chaise, les pieds sur la table, les yeux rouges et le cheveu hirsute, regarder avec une passion démoniaque une jeune femme détruite par l’alcool qui avait un pied au sol et l’autre sur une chaise, et qui mimait une posture de précieuse vulgaire. Elle avait les jambes écartées, et laissait deviner à travers son collant troué quel genre de culotte elle portait : du genre de celles qui sont faites de peu de tissu. Elle tirait sur sa cigarette comme une pute et recrachait la fumée en direction de son homme, les traits et les yeux empreints d’une vulgarité obscène. Elle tanguait dangereusement, et menaçait de se tordre la cheville à nouveau.


*


J’observais les gens du coin de l’œil et je me racontais dans ma tête l’image qu’ils devaient avoir de moi, tout en fumant ma cigarette et en reluquant Julien. Je m’amusais bien. J’aimais bien l’héroïne qu’était devenue Louise. Je me voyais dans le reflet de la devanture du bar. Je ressemblais fichtrement à Helena Bonham Carter.


– Tu ne trouves pas que je ressemble à Helena Bonham Carter, Julien ?

– Non. Tu ressembles à rien.


J’aurais pu être vexée, mais il avait prononcé cette phrase avec une certaine emphase, une certaine poésie, comme s’il voulait dire : tu ne ressembles à rien qui existe, car rien ne t’arrive à la cheville. Du moins c’est ce que je décidai de croire. Pour le remercier, je lui soufflai un baiser. Puis, en m’efforçant d’imiter l’actrice, je criai à la volée, comme une comédienne de rue :


– On ne m’avait pas baisée comme ça depuis l’école primaire !


Une réplique de Fight Club. C’était idiot et puéril, mais Julien s’esclaffa dans sa bière et en renversa la moitié à côté. Les gens autour commencèrent à grogner et bientôt le serveur vint nous demander de débarrasser le plancher et que de toute façon il ne nous servirait plus. Bien sûr, cela me mit en colère, vous commencez à me connaître.


*


Elle devint complètement folle. Je la vis sucer son majeur en regardant le serveur, pendant que je la tirai par le bras pour qu’on s’éloigne. Le type resta estomaqué et la suivit du regard alors qu’elle enfonçait son doigt aussi profond que sa physionomie le permettait. Un peu plus et elle y mettait le poing. Ensuite, on rigola bien tous les deux en se remémorant la tête éberluée de ce con de serveur. Alors qu’on marchait à la dérive, Louise me racontait des tas de choses incohérentes et drôles. Elle était vraiment ivre, plus encore que moi. Mais je riais de bon cœur. Et pourtant quelque chose s’insinuait en moi, une intuition, quelque chose qui pressentait qu’elle était sur une brèche, qu’elle était funambule, qu’elle marchait sur des braises. Tout d’un coup, elle s’arrêta de parler. Pendant un bon quart d’heure, on entendit que nos pas sur le sol, et par moments je l’entendais soupirer. Au bout d’un moment, elle me demanda, d’une voix qui me parut faussement enjouée :


– On va où, maintenant, mon Jules ?

– On rentre. Demain retour à Oudon et on rend l’argent.


J’avais bien réfléchi pendant ces quelques instants de silence, et j’avais finalement penché pour l’honnêteté. Ne pas faire à autrui ce que j’aimerais pas qu’on me fît, ce genre de conneries. Louise n’était pas de cet avis.


– LÂCHE ! hurla Louise, en furie, LÂCHE ! JE NE RETOURNERAI PAS LÀ-BAS ! TU N’ES QU’UN PAUVRE DÉGONFLÉ ! Tu me dégoûtes ! Pédé ! J’ai HONTE pour toi !


Et en m’insultant elle me frappait les bras, les épaules, le torse. Elle pleurait comme une pisseuse. Au bout d’un moment, je l’ai prise par les bras, et je l’ai secouée dans tous les sens pour la calmer. L’ai fait virevolter comme une poupée de chiffon. Ses cheveux volaient dans tous les sens, de la bave jaillissait de sa bouche. Elle n’en finissait pas de hurler, et d’ennui je finis par la jeter contre le mur, et elle s’affala sur une poubelle. Puis je tournai les talons, direction rue des Olivettes. J’étais en colère, très en colère. Moi, un dégonflé ? Elle aura qu’à se démerder, je me dis en moi-même. Avec sa gueule de camion volé elle trouvera facilement un type à sucer pour vingt balles. Au bout d’une vingtaine de mètres, je me rappelai : merde, l’argent ! Quel idiot fini ! Il fallait que je rende tout à Victor et Olivier pour pouvoir espérer me faire pardonner. Je revins donc sur mes pas, en trottinant. Louise était toujours par terre, inanimée, la gueule dans un emballage de kebab en polystyrène. Sans vergogne, je fouillais son manteau. Là, la doublure. Le contact chaud des billets. Alors que j’allais les ranger dans mon blouson, un truc dur et froid vint heurter mon estomac. Louise avait les yeux grands ouverts, et elle murmura d’une voix cassée :


– Tu remets ça où tu l’as trouvé ou je me baigne dans tes tripes.


La maline était allée fouiller ma poche pendant que je fouillais la sienne. Sans un mot, mon visage tout près du sien, je remis les billets à leur place, doucement. Elle n’était pas en pleine possession de ses moyens, et un coup de feu était vite parti. Quand ce fut fait, Louise accentua la pression du canon sur mon ventre. Ça me faisait mal, mais je ne bougeai pas. Elle m’attrapa les lèvres avec les siennes. Elle me les mordit, jusqu’au sang. Pour me punir. Je n’avais pas le choix, c’était elle qui avait l’arme, et je lui rendis son baiser. Le contact froid d’un revolver sur le cœur, le goût du sang dans la bouche, le contact chatoyant des billets dans la main. J’étais comblé. Je l’ai relevée en douceur et nous nous sommes mis en marche.


*


– On va où ?

– Chez mon pote. Rue des Olivettes.

– Faire quoi ?

– Prendre la température. Se planquer. Dormir.

– Ensemble ?

– Non.

– OK. T’es vraiment chiant.

– Tu veux une clope ?

– Nan.

– T’as froid.


Claquements de dents.


– Nan.


Le vent souffle, glacial, les rues sont désertes. Il est cinq heures du matin et les vivants qui continuent d’errer ne le sont plus qu’à moitié. On entend des couples avinés se crier dessus à quelques rues de la scène. L’homme, presque la trentaine, a rentré sa tête dans le col de son blouson de cuir. Il fume une Dunhill, et recrache la fumée avec vigueur, comme pour évacuer un trop-plein de quelque chose. La femme, qui a l’air plus jeune, tremble violemment, les jambes mises à nu par les trous de ses collants. Elle boite. L’homme tente de la réchauffer en lui offrant son blouson. Elle refuse. Il insiste, et elle le repousse. Le blouson tombe par terre. Un revolver jaillit de la poche et vient glisser jusqu’au milieu de la route, dans la lumière des réverbères. L’homme peste, et le ramasse en vitesse. Il revient, secoue la fille dans tous les sens. Il lui chuchote des mots méchants à l’oreille en la menaçant avec son Beretta 92. Elle retient ses pleurs. Elle essaie de répondre, pour sauver sa fierté mais sa voix s’étrangle et elle réprime un sanglot. Elle sait qu’elle a fait une erreur, qui pourrait leur coûter gros. L’homme marche devant maintenant. La fille a du mal à suivre, il a augmenté la cadence, comme pour la punir. Elle essaie de courir. Sa cheville trop faible s’affaisse et elle s’étale de tout son long. Elle appelle à l’aide mais l’homme rajuste son col et continue de marcher sans se retourner. Laborieusement, La fille se relève. Elle pleure à chaudes larmes silencieuses, et elle le suit. Un homme en scooter passe en trombe à côté d’elle. Alors qu’elle se dépêche pour rejoindre son ami qui est à une bonne vingtaine de mètres devant elle, elle voit le scooter revenir, et la peur se dessine dans le reflet du phare qui vient colorer ses rétines. Le conducteur a un petit polo Lacoste et elle est sûre que sous son casque il a une coupe de cheveux d’étudiant en école de droite. On voit le bras du conducteur se tendre sur le côté. Au bout de son bras, une batte de base-ball, tendue dans le noir du ciel comme la menace d’un dieu en colère. La fille n’a pas le temps de réagir. La batte, propulsée par le bras de l’homme et par la vitesse du scooter, la frappe avec une force phénoménale dans les côtes. On entend un bruit d’os qui se brise. La fille vole sur trois bons mètres avant de s’étaler de tout son long. Le scooter fait demi-tour. Le phare éclaire Louise comme une poursuite sur une scène de théâtre. Du sang sort de sa bouche. Sa tête a heurté le sol, et elle saigne abondamment. Ça fait une petite flaque comme une auréole autour d’un ange déchu. Sa paupière gauche sursaute, agitée par un nerf récalcitrant. Sa respiration est très faible. Le scooter arrive vers elle. L’homme descend, lève sa batte une deuxième fois. Mais il n’a pas vu l’autre, avec son blouson de cuir, qui revient sur ses pas, le pas preste, le revolver levé. Un trou et une tache de sang viennent décorer la visière. Le jeune homme s’écroule. Julien accourt, s’occupe de Louise. Elle respire. Il la drape dans son blouson et la hisse sur son épaule gauche. Elle émet un grognement de douleur, et ça rassure Julien. Il l’emmène à travers les rues sombres, laissant le casque de moto se remplir du sang de son propriétaire. Toute la ville semble dormir. Quelques chaumières s’allument après le passage de Julien, et quand les légers du sommeil découvrent le corps sans vie du jeune conducteur de scooter, Julien est déjà loin, tout près de chez son ami.

Il frappe à la porte.


– Pierrick. Salut. Aide-moi.

– Julien. Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?

– Une amie. Aide-moi.

– Eh, pointe pas cette chose sur moi. Je vais t’aider, pas besoin de me braquer.

– J’ai tué quelqu’un.

– Putain, non. Qu’est-ce que t’as foutu ? Et tu viens chez moi ? Tu m’as pris pour qui ? Si les flics débarquent…

– …

– OK OK, je vais t’aider… Mais arrête de me viser avec ton truc OK ?

– Aide-moi et je me barre.

– Emmenons-la dans le salon. On la pose sur la table basse.


*


Je regarde Pierrick s’affairer autour de sa trousse à pharmacie. Ses grandes mains maigres s’agitent et farfouillent, il saisit des pansements entre l’annulaire et l’auriculaire pendant qu’il débouche des flacons avec son pouce et son index. Il me fait penser à une mante religieuse. Louise a l’air vraiment mal en point. Elle tremble, et une couleur mauve s’installe sur ce qu’on aperçoit du bas de son ventre. Je me demande, faudrait-il l’emmener à l’hôpital ? Je demande à Pierrick. Lui il sait comment gérer ce genre de situation. Il me dit qu’il ne faut pas l’emmener. Il dit que c’est rapport au fait que je viens de tuer quelqu’un. Je lui demande de l’emmener, lui. Il me dit qu’il ne peut pas non plus, parce que lui non plus il aime pas trop signer des papiers ou montrer sa carte d’identité. Je m’en doutais un peu. J’ai envie de casser des choses, alors je m’allume une cigarette et je ne pose plus de questions. À l’intérieur de moi, je prie un petit peu. Drôle de moment pour commencer à croire en Dieu. Juste après avoir tué quelqu’un, c’est pas le meilleur timing pour se soumettre au jugement divin. Alors que je marmonne des prières incompréhensibles, Pierrick répare ma Louise. Il lui malaxe le ventre avec une crème gluante, lui fait un bandage qui lui fait comme une ceinture lombaire. Ensuite, il lui nettoie le visage. Je pourrais l’aider, mais j’ai les mains qui tremblent. Ma cigarette éparpille ses cendres à mes pieds. J’essaie de me concentrer, de ne pas céder à la panique, mais l’image de la visière tachetée de sang grimpe à l’assaut de mon cerveau comme la vague grimpe encore et encore au rocher. Et puis le craquement sec quand la batte a touché les côtes de Louise. Et puis le trou dans le casque. Et la chaleur de mon revolver. Le sentiment de puissance. Me sentir Dieu. Me sentir à la fois Dieu et le pire des pécheurs. Entre pouvoir et vice.

Pierrick est en train de recoudre l’arcade de Louise. Elle se réveille peu à peu, geignit sous la douleur, se réveille tout à fait, et souffre en silence. Je l’admire. Elle est courageuse.


*


Quand j’ouvre les yeux, je suis trop fatiguée pour hurler. La douleur dans mon ventre m’empêche de respirer. Je ne peux pas tourner la tête, j’ai l’impression d’avoir un torticolis d’enfer. Où est Julien ? Qui est cet homme penché sur moi ? Il a une tête de toxico. La barbe hirsute, le cheveu rare et fin, les dents jaunes. Il s’agite au-dessus de moi, s’agite autour de mon œil droit. Qu’est-ce que c’est ? Une aiguille ? D’un coup, alors même que je réalise ce qu’il est en train de faire, la douleur surgit. Comme un éclair. Elle m’aveugle. Je sens l’aiguille traverser ma peau, je sens les tremblements des doigts de mon chirurgien d’occasion, je sens quand il va trop profond, je sens quand il tord un nerf ou qu’il râpe un os. Et toujours cette douleur au bas-ventre… Où est Julien ? Il n’est peut-être pas loin. Il ne faut pas que je lui montre que je souffre.


*


Une semaine plus tard.


– Ça fait deux fois qu’ils appellent.

– Tu crois qu’ils vont venir ?

– Je les connais. Ils t’appellent une fois, c’est pour la forme. Deux fois, c’est que t’es suspect.

– Merde. J’suis désolé.

– T’inquiète. Mais vous devez y aller. Maintenant.

– Pierrick… Louise est à peine remise…

– Je m’en fous. Tu peux me menacer avec ton flingue, je m’en fous. Il faut que vous vous barriez. Ils sauront que vous êtes passés là. Je ne dis pas ça pour moi. C’est pour vous. Barrez-vous.

– Tu penses que… que je vais me faire attraper ?


Silence.


– Je ne sais pas. En tout cas tu ne pourras pas fuir toute ta vie. Fuir, c’est comme mourir, mais sans le repos.


Putain de philosophe.

Doucement, Julien vient réveiller Louise, en lui caressant d’abord la main, puis la joue, puis les cheveux. Rien ne se passe, et il est obligé de la secouer un petit peu. Elle se réveille, grimaçante.


– Putain. Qu’est-ce qui se passe ?

– Faut qu’on se tire. Les flics.

– Merde. Merde, merde, merde. Et merde.

– Tu peux rester là. C’est moi qu’ai déconné, pas toi. Toi t’as juste bâillonné deux patrons de bar. T’as tué personne. Moi, par contre…


C’est exprès que Julien a orienté le sujet vers le meurtre qu’il a commis. Il sait pertinemment que cela ne va pas dissuader Louise de l’accompagner, bien au contraire. Il aime voir le brillant que l’évocation de la tuerie donne aux yeux de Louise. Elle le regarde comme si elle allait le dévorer. L’autre jour, quand il lui a dit, elle venait juste de se faire recoudre l’arcade par Pierrick. Elle avait appelé :


– Où est Julien ? Où est-il ?


L’intéressé s’était montré, et quand Louise lui avait demandé s’il avait attrapé le gars en scooter, Julien avait dû lui expliquer qu’il l’avait tué.


– Pour moi ? elle avait soufflé, presque trop bas pour que Julien l’entende.


Mais il avait entendu. Cela méritait réflexion. La question n’était pas anecdotique. L’avait-il tué pour elle ? Ou bien pour lui ? Ou simplement par vengeance ? Par cruauté animale ? Tout ce qu’il savait, c’est que ça avait l’air de faire plaisir à Louise d’imaginer qu’il avait tué pour elle. Il avait donc acquiescé, et dans les yeux de la blonde blessée s’étaient allumées les lueurs du vice et de la joie.


DEUXIÈME PARTIE


La radio sifflait Sitting on the Dock of the Bay à bas volume. Le vent soufflait doucement, juste assez pour soulever les embruns. Le moteur de la R5 était encore allumé, et ronronnait au point mort, suffisamment fort pour couvrir presque la voix d’Otis Redding. À la place du mort, une jeune femme appuyait sa blonde mélancolie contre la vitre, et son regard s’accrochait dans les mâts du port de Ploubazlanec qui dansaient comme une forêt flottante. Leurs lents roulis la berçaient, et pourtant elle savait qu’il fallait qu’elle reste alerte. Elle s’en voudrait tellement de faire une erreur. Elle ne se pardonnerait pas. Il la détesterait si elle s’endormait et faisait capoter l’affaire. Mais pas autant qu’elle se détesterait elle-même. Elle lui avait juré. Alors elle détacha son regard de la forêt flottante, et elle se concentra. Personne n’arrivait de la rue des Croissants. Personne non plus dans les rétroviseurs. Tout était calme. Il était treize heures, et les gens mangeaient chez eux ou à la terrasse des crêperies, dans le bourg. Mais sur la place des banques, pas un chat. Elle consulta sa montre. Avant, elle avait pour habitude de consulter l’heure sur son téléphone portable, mais il avait décidé qu’il était trop dangereux d’en garder un sur eux. Plus de contact avec qui que ce soit depuis trois jours. Elle se demanda comment allait sa mère, et si elle avait acheté des nouveaux DVDs. S’inquiétait-elle ?

Soudain, il surgit du coin de la rue. Quand il retira le collant qui lui cachait le visage, le doute et l’angoisse qui meurtrissaient le cœur de Louise furent relégués aux oubliettes comme des vieilles chaussettes trouées. Son regard s’emplit d’une admiration sans bornes et d’une idolâtrie un peu stupide au fur et à mesure que la silhouette de Julien se précisait. Quand il arriva, il courait presque. D’une voix qui trahissait tremblements et excitation, il ordonna :


– On fonce.


Quand les sirènes policières se mirent à chanter, Otis Redding en avait quant à lui terminé depuis belle lurette et la R5 fonçait à travers les routes désertes des terres bretonnes. Autour d’eux, des exploitations agricoles abandonnées s’étendaient à perte de vue comme des mers délimitées.

C’était la troisième banque. En trois jours. Ils avaient été surpris par la facilité avec laquelle les braquages se déroulaient. Il suffisait de choisir de toutes petites banques, dans des villages isolés. Même si les fonds disponibles étaient moins affriolants dans ces dernières, la distance entre l’établissement et la première caserne de police aux alentours leur permettait de s’échapper sans se presser. Celle qu’ils avaient dévalisée la veille, la Banque Postale de Rochefort-en-Terre, n’avait posé aucun problème à Julien.


– Salut c’est un hold-up, avait-il dit, comme dans les films.


L’unique guichetière de l’établissement s’était mise à paniquer et s’était presque arrêtée de respirer. Après l’avoir calmée, Julien avait eu accès à un petit coffre en contreplaqué, ridicule de fragilité. C’était jour de chance : le coffre devait être rempli au maximum car une petite banque de ce genre n’était pas faite pour accueillir une somme aussi rondelette que celle qu’il découvrit : dix mille euros ! Quel coup de bol ! Dans la banque précédente, où il avait eu affaire à deux guichetiers récalcitrants, Julien n’avait trouvé que mille deux cents euros. Une bagatelle. Aujourd’hui, tout s’était bien déroulé aussi, mais il n’avait empoché que deux mille euros.

Dans l’auto, Julien réfléchit à la suite. À quoi pourrait bien servir tout cet argent, lui faudrait-il fuir toute sa vie, etc, etc. Il faudrait se barrer le plus rapidement possible de l’autre côté de la planète… Mais impossible en avion, trop de contrôles… Impossible en voiture aussi. En bateau ?

C’était la seule issue qu’il entrevoyait s’il voulait éviter d’être inculpé pour meurtre et incarcéré pendant une dizaine d’années au bas mot – il avait du haut de ses vingt-sept ans un casier judiciaire rempli comme un ivrogne le jour de sa paie. Un plan germa dans son esprit. Il leur faudrait traverser la Manche, en premier lieu.


– Tu n’as pas eu à utiliser ton arme ?

– Non, Louise.

– Tu t’en es quand même servi pour les effrayer hein ?

– Oui. La guichetière s’est mise à paniquer.

– Ah. Elle a pleuré ?

– Ouais.

– Tu as vidé le coffre ?

– Ouais.

– Remontre-moi encore comment tu as pointé ton revolver sur la guichetière.

– Comme ça.


Louise regarda Julien. Leurs yeux se croisèrent. Des gerbes d’étincelles jaillirent et une lumière biblique tomba sur les deux amoureux. L’atmosphère de désir était si épaisse que Julien eut à manœuvrer le levier de vitesse à deux mains pour pouvoir rétrograder et enfin s’arrêter sur le bord de la route, pour s’adonner avec Louise aux plaisirs que l’on sait dans le coffre de la voiture, duquel Julien avait retiré la banquette dès qu’il avait été en âge de tourner un tournevis et de débraguetter une braguette.


*


J’étais encore transpirante et je sentais encore mon intérieur s’agiter quand j’entendis mon nom à la radio. Quand je dis que je sentais encore mon intérieur s’agiter, ça veut dire que ça faisait comme s’il était à mémoire de forme et que les à-coups répétés de Julien sévissaient encore entre mes cuisses. Je nageais pour tout dire en pleine béatitude dans un torrent de sueur et de liquides corporels. Julien, à mes côtés, pataugeait aussi dans cette délicieuse mélasse. L’odeur était forte, mais ne nous gênait pas. Nous fîmes silence pour écouter la radio :


– Le couple qui a perpétré le meurtre commis à Nantes le neuf août, composé de Julien Davis et Louise Bechet, a été repéré à Rochefort-en-Terre dans la matinée d’aujourd’hui. Ce village, qui avait été élu village préféré des Français en 2016 – une récompense décernée par Stéphane Bern en personne –, a connu aujourd’hui son premier braquage historique. On peut se demander si c’est là la fin de la tranquillité pour cette bourgade de caractère qui pourtant n’engage qu’à la tranquillité de l’esprit…


*


J’étais encore transpirant, mais je décidai de me rhabiller. Cet épisode radiophonique m’avait quelque peu glacé les sangs, et il fallait qu’on arrive le plus tôt possible sur la côte pour trouver un moyen de traverser la Manche. De plus, j’étais incapable de rester inactif plus de cinq minutes, car alors mon cerveau se mettait en branle et une angoisse dévorante emplissait mon cœur et mon esprit. Enjouée et arachnéenne, Louise me tira par la manche pour m’attirer dans sa toile. Je la repoussai, et un peu vexée elle demanda :


– On va où ?

– Chez les Rosbifs.

– Je parle pas anglais !

– Moi si.

– I love you.

– T’es conne. Rhabille-toi. Dépêche-toi.


*


La voiture passa Ploërmel aux alentours de quinze heures, et s’arrêta à Saint-Malo vers dix-sept heures, sous un soleil de plomb. D’elle descendirent nos deux compères, bras-dessus bras-dessous, on les vit traverser les portes fortifiées de la ville et monter vers les hauteurs pittoresques à la recherche d’un troquet pour siroter un café. Ils choisirent un bar situé à une intersection, pour obtenir une vue dégagée. Simple formalité, car Julien n’avait d’yeux que pour Louise, et Louise n’avait d’yeux que pour Julien. Dans leurs sacs respectifs, six mille euros chacun. Pas de quoi ronchonner. Pourtant, Louise avait été un peu vexée dans la voiture, quand Julien lui avait dit de se rhabiller et de se dépêcher. Elle n’aimait pas qu’on lui donne des ordres, et surtout elle n’aimait pas se rhabiller. Mais Julien s’était par la suite excusé, et il avait raconté encore une fois comment il avait tiré sur le jeune au casque de moto, comment il n’avait pas réfléchi quand il avait vu le corps sans vie de Louise, comment il avait été réduit à une bête sauvage aveuglée par la colère, et comment le sang avait giclé sur l’intérieur de la visière.

Louise regardait Julien en sirotant son café. Elle faisait des bulles, ça gargouillait. Parfois des petites giclées de mousse blanche venaient arroser son joli visage, parfois même elles atteignaient ses yeux. Alors Julien se levait, prenait une petite serviette et lui nettoyait les paupières, les joues, le bord des lèvres, puis se rasseyait en soupirant. Puis Louise se remettait à souffler dans sa paille. Et ça recommençait. Au bout d’un moment, Louise se lassa et voulut partir. Julien insista pour rester encore un peu mais Louise refusa et Julien céda, parce que c’était là la seule chose à faire.

À pied, ils quittèrent la citadelle et se dirigèrent vers les quais. Ils y arrivèrent après quelques minutes de marche. Le soleil cognait fort. Les mouettes riaient, et ça agaçait drôlement Louise, qui commençait à se demander si Julien avait bien toutes ses facultés cérébrales.


– Tu penses vraiment qu’on peut trouver un bateau, comme ça, en allant traîner sur les quais ?

– Ouais. Laisse-moi demander.


Julien se dirigea vers une petite guérite où des hommes en gilet réfléchissant taillaient le bout de gras.


*


Je ne faisais pas le fier. Les gars avaient des gueules de pas fins, ils avaient l’air un peu bourrés, et pas franchement contents que je vienne les déranger. Je fis de mon mieux pour paraître décontracté.


– Salut. Je cherche un moyen de me rendre en Angleterre. Il faut que moi et ma copine – je fis un vague signe de la main vers Louise qui était dehors – on se rende le plus rapidement là-bas. J’ai de l’argent. Beaucoup d’argent.


Les gars me regardèrent d’un air bizarre. Un des plus jeunes, qui paraissait être le chef, vint vers moi.


– On est là pour charger les marchandises nous, c’est compris ? On n’est pas là pour organiser les croisières de monsieur. Casse-toi.


Je tournai les talons, mon cerveau turbinait pour trouver une solution. J’avais bien mon revolver dans ma poche intérieure. C’était un argument solide, qui pourrait en convaincre plus d’un. Mais après quoi ? Ils me dénonceraient à la police ? Non, tant pis. Je revins la queue entre les jambes vers Louise. Alors que je marchais vers elle, je l’observais discrètement. Elle était jolie, elle pétait comme un feu d’artifice dans la grise monotonie du port industriel. Elle me regardait avec pitié.


– Mon pauvre Julien… Tu y croyais tellement fort. Tu es quand même sacrément naïf. On va faire quoi maintenant ? On retourne au café si tu veux ?


Des fois je me demandais si elle comprenait bien la gravité de la situation. Si elle comprenait qu’il n’y avait que très peu de chances pour qu’on ne finisse pas en prison, et que pour moi ce serait pour une sacrée paye. Elle semblait déconnectée de la réalité, trop à l’aise avec le danger qui nous guettait. Selon moi, si on arrivait pas à se tirer d’ici avant demain, on était fichus.


– Non. Il faut trouver une solution. Les flics vont nous retrouver.

– Tu ne les laisseras pas m’emmener, si ?

– Non. Personne t’emmènera nulle part.


Elle me sauta au cou et marmonna des choses douces à mon oreille.


– Pssst.


C’était un des gars, derrière un container, qui nous faisait signe d’approcher.


– Tout à l’heure, tu parlais d’avoir beaucoup d’argent, tout ça … Ben… c’est combien, beaucoup ?

– Combien tu veux pour nous faire traverser ?

– Ça dépend, dans ce container ou dans le bateau avec nous ?

– Ce container, il part quand ?

– Ce soir mais pas dans notre bateau. Il part dans l’Amarante, c’est le cargo qu’est là-bas.


Je me retournai. Un gros cargo à la coque verte. Quelques marins s’activaient déjà sur le pont.


– Alors dans le container. On est pressés.

– V’s êtes en cavale ?

– T’occupe.

– Bon ben… Pour l’argent ?

– Deux mille. Ça te va ?


L’homme sembla s’étouffer.


– Oui, oui…



L’homme en gilet réfléchissant nous fit rentrer dans le container. Ou plutôt il nous y enfourna. Nous étions comme les dernières pièces d’une partie de Tetris. On n’avait pas notre place dans ce foutoir dantesque de commodes, d’armoires immenses, de chaises empilées, de tabourets, de lave-linges superposés, de lits bringuebalants, de tables basses en verre, de VTT entassés, de luminaires énormes, de tracteurs-tondeuses, de tables de ping-pong… Je trouvais tout de même un endroit où poser une fesse (sur la moitié du couvercle d’un sèche-linge, l’autre moitié étant occupée par un énorme trophée de chasse – un sanglier) et Louise s’assit par terre, les genoux remontés jusqu’au menton. Les portes se refermèrent. Sympa, le gilet réfléchissant nous avait donné une lampe torche et un bout de pain pour le voyage. La traversée devait durer huit heures. Je jouais avec la torche pour éclairer Louise. Elle n’avait pas l’air heureux. Elle ne parut même pas gênée quand je jouais avec le faisceau pour viser ses yeux. Elle semblait si lasse… De nouveau, cette intuition qu’elle était sur la brèche. Funambule. Les braises. J’étais moi-même sur les nerfs, je dois bien l’avouer, mais je faisais tout mon possible pour que tout se passe bien.


– Qu’est-ce qu’on fait, exactement, Julien ?


Comment ça, qu’est-ce qu’on fait ? Qu’est-ce que c’est que cette question à la con ? Ça ne se voyait pas ? Elle n’avait pas compris ? Je décidai de rester calme, mais je sentais que mon sang commençait à bouillir.


– On part en Angleterre. Et puis peut-être après, on pourrait aller en Islande. Qu’est-ce que tu en dis ? Il paraît que c’est le plus beau pays du monde… On serait tranquilles là-bas…

– Tu as vraiment envie d’être tranquille toi ? Tu n’étais pas tranquille, à la campagne, chez nous ? Pourquoi tu as voulu partir ? Hein ? Tu penses vraiment que ta vie sera mieux, là-bas ? Qu’est-ce que ça va changer ? Rien. Rien du tout !


Là, sans trop savoir pourquoi, quelque chose explosa en moi.


– Ta gueule. Si tu n’es pas contente, tu restes à Portsmouth. Moi je me tire en Islande. Jamais eu besoin de toi. T’es tellement égocentrique. Égoïste. Tu veux que je te dise, Louise ? T’es tarée. Tout ce qui te fait mouiller, c’est de me voir avec ce putain de flingue à la main. Mais moi, j’compte pas avoir un flingue à la main toute ma vie. Alors quoi ? Si un jour je le jette à la baille, ce foutu Beretta, alors quoi ? Tu mettras les voiles ?


Silence.


– Pauvre conne…


Louise ne souffla mot. Elle se redressa de tout son long, comme une reine. Puis elle se dirigea vers la sortie. Elle trébucha sur un vélo d’appartement, et tomba à la renverse dans une pile de cartons. Elle se releva, et rejoignit la porte du container en boitant. Elle abaissa une poignée en métal mais rien ne s’ouvrit. Elle poussa. Frappa. Hurla. Elle cogna la porte de toutes ses forces, de ses petits poings minables. Elle s’épuisa très vite, et elle s’effondra. J’allumai la lumière, et dirigeai le faisceau vers elle. Je visai bien, et tombai sur sa silhouette recroquevillée. Elle me faisait l’effet d’un animal blessé, les mains en charpie, les chevilles écorchées, les vêtements tout déchirés et la peau du visage toute molle, toute rabougrie par les pleurs. Quelle chialeuse. J’éteignis la lumière. Nous ne parlâmes pas quand nous entendîmes des voix se rapprocher. Nous ne nous rapprochâmes pas quand on sentit le container bouger. Nous ne nous bougeâmes pas quand on comprit qu’un aimant géant venait nous soulever pour nous déposer sur le cargo. Nous n’échangeâmes pas de regards quand on sentit le bateau se mettre en route, et nous ne nous endormîmes pas quand le roulis vint nous bercer. J’allumais parfois la torche pendant une demi demi-seconde, le temps de voir si Louise dormait, mais ses yeux étaient toujours ouverts, et son regard vide me transperçait, comme si je n’étais pas là.


*


Le voyage ne fut pas agréable. J’étais sacrément courbaturée en arrivant à Portsmouth. C’en était fini avec Julien. C’était décidé. C’était un gros porc, un pourri, un cyclothymique fini, un pervers narcissique. Quand les portes s’ouvrirent, c’était le petit matin. Ma première vision fut une flopée de mouettes qui s’envolaient vers le soleil levant. D’emblée, je trouvais les mouettes anglaises beaucoup plus poétiques que les mouettes françaises. Ma deuxième vision fut la tête d’un nouveau type en gilet orange. D’un œil entendu, il nous enjoignit de sortir. Sans me retourner, sans un regard à Julien, je quittai les « docks », comme on disait ici. Je longeai les différents ports, restai béate devant le H.M.S. Victory, fameux navire de ligne datant de la fin du dix-huitième siècle (c’était tout ce que mes maigres connaissances anglophones m’apprenaient du panneau explicatif). J’étais intéressée, les visites commençaient à dix heures mais il m’était impossible d’attendre deux heures : il fallait que je m’occupe l’esprit. Ne pas penser, c’était capital. Je me dirigeai vers le centre-ville, du moins je visai la grande tour blanche qui ressemblait un peu à une fusée. Je passai devant une épicerie ouverte. M’achetai une bouteille de gin et allai m’asseoir sur des marches qui formaient le perron d’une banque. Celle-ci, nous n’aurions pas pu la cambrioler, elle était trop proche du centre-ville, de l’agitation, de la civilisation. Je me calai contre une colonne style gréco-romain, et entamai la bouteille. Des hommes d’affaires passaient et repassaient devant moi, tous les mêmes, comme des figurines sur un plateau de jeu de stratégie. Il n’y avait qu’une équipe : les gris. Ils passaient et repassaient, comme des fausses notes sur un disque rayé. Ils ne me remarquaient pas, ils étaient trop absorbés par le néant. Pas besoin de chercher les trous noirs au fin fond de l’univers, ils étaient dans les pensées de ces gens-là. Dieu qu’ils m’étaient étrangers. Jamais, jamais, je pourrais le jurer sur ma mère et toute sa collection de DVDs, jamais je ne ressemblerais à un de ces petits soldats gris. Déjà un peu saoule, je marmonnai dans ma barbe :


– Pas de trous noirs dans ma galaxie !


Mais personne ne m’entendit et personne ne m’aurait comprise. Julien m’aurait comprise, lui, j’en suis sûre, même si l’on n’avait jamais vraiment parlé de tout ça, lui et moi. Nous en étions restés aux basiques : le sexe, les braquages et les questions d’ordre pratique. Comment m’avait-il dit ça ? Tout ce qui me fait mouiller, c’est son putain de flingue ? Et c’était moi la tarée ? De rage je crachai, et la substance visqueuse qui s’échappa de ma bouche s’écrasa sur une chaussure aussi noire que les trous du cerveau de son propriétaire, qui ne s’aperçut d’ailleurs de rien. Peut-être avait-il raison, au fond. Peut-être étais-je excitée par cette arme, ce jouet divin qui était au centre de ma vie depuis quelques jours. Jouet qui avait en quelque sorte sa propre volonté, car c’était lui et lui seul qui avait décidé de notre sort, qui avait provoqué la réaction en chaîne qui m’amenait maintenant dans le deuxième port militaire de l’Angleterre (panneau explicatif). Seulement, je n’étais pas la seule que cet instrument démoniaque faisait mouiller. Il ne le quittait pas. Il le gardait près de lui, dans sa poche intérieure, tout contre son cœur, comme si c’était un nourrisson. Il le chérissait. Il le caressait même, des fois, la nuit, quand il croyait que je dormais. Il ne vous l’avait pas dit, hein ? Il raconte bien ce qui l’arrange. Comment pouvait-il me reprocher d’être attirée par tout ce que cet engin représentait, par son irrésistible magnétisme ? Pourquoi une fois encore, l’Adam voulait à l’Ève donner la responsabilité du péché originel ? Nous étions tous deux coupables, aussi pécheurs l’un que l’autre, aussi heureux et viciés l’un que l’autre.

Ma bouteille de gin était terminée aux trois quarts. J’éructai bruyamment. Pas folle, je remarquai au loin un policier monté qui faisait le tour de la fontaine de la place, et qui me jetait un regard suspect. Je me levai, et entrepris de longer les murs jusqu’au premier pub venu.

Ce dernier ne mit pas longtemps à s’arrêter à ma droite. Je m’y engouffrai, non sans avoir terminé le gin et jeté la bouteille contre une colonne gréco-romaine qui passait par là. Qu’avaient-ils tous dans cette ville à vouloir planter çà et là des colonnes gréco-romaines ? Étaient-ils gênés par l’esthétique résolument industrielle et militaire de la ville ? Moi, c’était ce qui me plaisait. Une ville sans concession, une ville pas humaine, une ville faite de machines, de brouillards, d’odeurs de mazout et de pollutions gênante pour les poumons. Le pub, à la manière des pubs anglais, n’avait aucune fenêtre si bien que j’y perdis la notion du temps. En sortant, j’avais l’impression d’y avoir passé une nuit blanche de fiesta ininterrompue, mais il était dix-huit heures. Il fallait que je mange, et je me mis en route. Au bout de quelques mètres, je me rendis compte que j’étais suivie. C’était un des piliers pathétiques du pub qui m’avait draguée toute la journée et qui avait bu presque autant que moi. Pathétique je vous dis. Il m’avait invitée à danser, et j’avais accepté car j’adorais Joy Division, et le morceau qui passait était une reprise de Love Will Tear Us Apart. Seulement, nous n’avions pas la même conception de la danse et j’avais fini par le repousser violemment contre le juke-box, provoquant le passage de Ian Curtis à Britney Spears, et alors qu’il était parti ruminer tout seul dans son coin je me déhanchais le plus sensuellement du monde sur Hit Me Baby (One More Time). Je lançai là un véritable défi à tous les perdus du bar, provoquant quiconque de venir m’affronter, de venir poser ses sales pattes sur moi, de croire qu’un corps qui danse est un corps qui se touche.

Nous étions en plein jour et je n’avais donc pas grand-chose à craindre, mais je pressai le pas. Ce type n’avait tout de même pas l’air fin. Depuis que j’étais partie d’Oudon, les emmerdes n’arrêtaient pas. Une fille ne pouvait donc pas se promener avec ses collants filés, sa jupe trop courte et son maquillage bavant sans se faire emmerder par le premier obsédé sexuel venu ? Il faut croire que non…

Le type me rattrapa. Il m’agrippa par la manche. Je ne sais pas pourquoi, ça me fit comme une décharge d’électricité. Je revis le type avec sa batte de base-ball. Mes fusibles sautèrent. Furieuse, je lacérai tout ce que je pouvais du visage de mon agresseur. Je le rouai de coups, il tomba bientôt à terre, surpris de mon agressivité. Je lui assénai un bon coup de pied dans les parties, comme je savais si bien le faire. Il geint.


– … Bag… your… sack.


Il essayait de m’expliquer que j’avais oublié mon sac et qu’il me le rapportait. D’un bras tremblant, il me le tendit tout en restant couché sur le sol, plié par la douleur. Je m’en emparai brutalement.

Avant de partir, je décidai de ne pas laisser l’affaire se terminer ainsi.


– Fuck you.


Et je lui assénai un coup de pied magistral en pleine face. Il fit trois fois le tour de lui-même et se mit à pleurer dans le caniveau.


*


J’avais perdu Louise de vue après son arrêt rapide devant le H.M.S Victory. Peu importe, je me suis dit, pas besoin de cette ratée. J’avais bien assez de soucis comme cela. Entre autres, il fallait que je me procure des cigarettes, des fringues propres et des faux papiers. Je tâtais mes poches. J’avais bien ma liasse de billets, et mon fidèle Beretta 92. Son poids contre mon pectoral droit était rassurant. J’aimais bien sentir le lourd et froid métal venir cogner contre ma peau au rythme de mes pas. Concentré sur cette sensation, je ne remarquai pas la petite épicerie devant laquelle je passai la tête baissée. J’aurais pu y acheter une bouteille de whisky et des cigarettes, et y retrouver une jolie blonde devant le rayon gin. Je traversais par la suite une place avec une fontaine, où je m’hydratais rapidement, puis m’enfuis à la vue de quelques policiers à cheval qui arrivaient. Bronzi, Antoine de son prénom, habitait dans la banlieue de Portsmouth. C’est lui qui me ferait mes papiers. Un ancien collègue de job d’été. On s’était rencontrés aux vendanges à Annetz, une commune perdue au bord de la Loire. En plus d’être un as de la picole, c’était un crack en informatique. Ceci et cela donnant qu’un soir il s’était un peu trop confié et m’avait glissé qu’il avait dans ses contacts de véritables bandits, des qui trafiquent et qui se font leur beurre sur du commerce de faux papiers via les tréfonds du Net. Après ces fameuses vendanges forcément alcoolisées, on s’était perdus de vue mais grâce aux miracles des réseaux sociaux, je pouvais connaître exactement son adresse de résidence. Alors que je marchais d’un pas preste, un Anglais m’interpella :


– Scuse me, sir ?

– Yes, je fis, pas fou.

– Do you have the time ?


Le type me dévisageait bizarrement. Il avait le nez cassé, saignait abondamment et se tenait le sexe comme si ce dernier allait se décrocher et tomber au sol.


– No.

– Do you have a car ?

– No.

– Do you know where the hospital is ?

– No.

– Do you have a pound ?


Putain, tous les mêmes, de Nantes à Portsmouth. Je détestais qu’on me demande de l’argent. Parce que la plupart du temps, je n’arrivais pas à dire non. Mais là, je ne sais pas ce qui m’a pris, peut-être était-ce le fait de changer de langue (un article scientifique que j’avais lu il y a peu démontrait que notre perception morale changeait lorsque l’on changeait de langage), je lui répondis simplement :


– Fuck you.


Et je le poussais doucement, sans haine, comme ça, d’une simple pichenette, pour qu’il se décale de mon chemin. Malheureusement, il se prit dans ses lacets défaits et s’écroula de tout son long. Je remontai le col de mon cuir, et poursuivis ma route. Les maisons de briques rouges défilaient. À mesure que je m’éloignais du centre-ville, l’entretien de la voirie laissait de plus en plus à désirer. Malgré la pauvreté qui suintait par tous les pores de ces pavillons qui semblaient à l’abandon, les petits jardinets devant les portes d’entrée étaient encore recouverts d’une herbe rasée au millimètre, les petits portails étaient toujours d’un blanc nacré, et on voyait des femmes aux traits fatigués arracher les mauvaises herbes sur les murets.

Bientôt j’arrivais devant l’adresse que j’avais mémorisée comme étant celle de Bronzi. Je sonnai. Une fois. Deux fois. Au bout de la troisième fois, la porte s’ouvrit dans un grincement glacial. Dans l’encadrure se dessinait un type qui n’était pas Bronzi du tout. Antoine était plutôt maigre, portait le cheveu court et un grand chapeau noir qu’il ne quittait jamais, même sous la chaleur infernale du mois d’août, quand il fallait rester plié en deux pendant huit heures entre deux rangées de raisin pour effeuiller les vignes. « L’homme » que j’avais en face de moi était gros, sa grosse tête était recouverte d’une fine épaisseur de cheveu filasse et gras, son gros ventre dépassait sous un T-shirt à l’effigie de Patti Smith, et ses grosses cuisses étaient entièrement à découvert, car il était en slip. Je restai interloqué quelques secondes, effrayé par tant de laideur.


– Bronzi living here ?

– Nope.

– Can I come in ? I need his help.

– Nope.


Il se dandinait sur ses deux gros jambons boursouflés.


– Please. I need papers. I need to change my name. I have lots of money.

– OK. Come on.


Ah ouais, OK, je voyais le genre.

L’entrée était à l’image de mon hôte. Dégueulasse. Sur le sol s'étalaient des détritus en tous genres. Capotes (vraiment ?), emballages plastiques de sucreries, canettes de soda, canettes de bières, emballages plastiques de sucreries… Le type écoutait Current 93, un groupe que j’adorais moi-même, et cela causa en moi un vague élan de sympathie à son égard. Il me fit signe de le suivre au salon. Il m’ouvrit une bière en bouteille avec les dents. Elle était tiède, et médiocre. Puis il ne montra plus signe de vie. Il resta debout, les bras ballants, adossé au mur en face de moi, il regardait par la fenêtre, il semblait absent.


– I like Current 93, je fis, lançant ça au hasard comme une bouteille à la mer.


Il m’accorda un regard, un micro-sourire. Mais pas un mot. Je finis ma bière sur The Cat Is Dead puis me levai.


– Where is Antoine ?

– Wait.


Ce que je fis, conciliant, encore cinq bonnes minutes. Puis la porte d’entrée s’ouvrit à la volée. Un type tout maigre s’engouffra dans la maison, les bras chargés de sacs plastiques, eux-mêmes chargés de nourriture et de packs de bières. Bordel, ce n’était toujours pas Bronzi. Je commençais à me demander ce que je faisais là. Le petit maigre parla à son antithèse :


– Who’s the punk ?

– A friend of Antoine.


Un sourire que je n’aimais pas, mais alors pas du tout, se dessina sur le visage du petit nerveux. Quand le gros le remarqua, il se mit à sourire aussi, comme si tout d’un coup il pouvait s’en octroyer le droit. Ses lèvres s’allongèrent jusqu’à ses oreilles, et les dents qu’il montra étaient sales. Ses yeux aussi. Son nez aussi. Il était chaque seconde plus immonde. La lueur du jour descendait, il devait être vingt heures. Les deux ou trois ampoules de la maison n’éclairaient pas grand-chose, et l’ambiance devenait sacrément lugubre.


– Where is Antoine ?

– In the basement.


Sueurs froides. On aurait dit une réplique de film d’horreur. In the basement. Au sous-sol. Là où tu vas te faire égorger.


– Can I see him, je fis, téméraire et stupide, comme dans tous les films du genre.

– Yes. Go. Now.


Je posai ma canette sur la table basse, entre deux bangs et un magazine pornographique représentant une femme assise sur un levier de vitesse. Speedy Gonzales titrait le journal. Bravo.


– Where is… the… basement ?


D’un signe de tête commun et bizarrement coordonné, les deux affreux me désignèrent la cuisine. Dans laquelle je trouvai une trappe. Je conversais avec moi-même pour me rassurer.

Julien, Julien, Julien… Qu’est-ce que tu vas t’imaginer ? Si Antoine est vraiment un hacker, c’est normal qu’il se planque. Tu croyais qu’il allait vivre dans une belle maison, avec marqué « Chez Antoine, Faux Papiers » sur la devanture, comme on marque « Chez Tante Marie » sur les maisons de La Baule ? C’est même plutôt bon signe… Dans quelques minutes, tu auras ton passeport, c’est sûr.

Mes pas faisaient craquer les marches, que je descendais au ralenti. Soudain, je fus frappé par une révélation. Bien sûr ! Mais c’est pourtant évident ! Mon Beretta ! Mon petit chéri…

Je le sortis et le brandis devant moi, comme une torche. Soudain j’étais chevalier, flic, héros, sauveur, Jésus. Je descendis les marches quatre à quatre, fanfaron comme jamais. Au fond du sous-sol, il y avait un petit renfoncement d’où perçait de la lumière. Je m’y dirigeai, le flingue levé, le doigt sur la détente…


– Ah, Julien, je t’attendais. Tu veux une bière ?


Sacré Bronzi. On s’est raconté nos vies, un peu, pas tout évidemment. On a bu une bonne dizaine de bières, il avait à côté d’une de ses tours centrales un frigo de la taille d’une Renault Twingo. En fait dedans, il y avait autant de packs de bières que d’ordinateurs en fonctionnement.


– Elle est meilleure que celle que m’ont servie tes potes, là-haut !


Antoine s’arrêta de boire et déglutit.


– Quels potes ? Mes colocs ? Tu veux rire ? Ce ne sont pas mes potes ! Ce sont juste deux superbes écrans pour le voisinage. De par leur… authentique marginalité, toute l’attention des gens qui traînent dans le quartier est attirée par ces deux hurluberlus. Moi, je n’existe pas, je ne suis rien, je suis une ombre dans leur ombre.

– Ah… Ils écoutent de la bonne musique, par contre.

– Ouais. Comme tous les Anglais. Bon, qu’est-ce qui t’amène ? Et où t’as eu ce flingue ?


Il était temps de sauter à l’eau.


– J’ai fait une connerie. Il faut que je change d’identité, et que je me casse d’ici. Ne me pose pas trop de questions, s’il te plaît.


Antoine prit un air contrit.


– Je ne fais plus dans l’illégal… C’est plus de mon âge…

– Déconne pas Bronz’. Déconne pas. Faut que tu m’aides.

– Non. Désolé. C’est un non catégorique.


Je ne voulais pas en arriver là. Je ne voulais pas avoir à braquer le café de mon enfance, je ne voulais pas pointer mon revolver sur Pierrick, je ne voulais pas tuer cette merde en scooter. Je ne voulais pas me servir d’un revolver pour gagner un peu d’argent. Mais je voulais juste sortir de mon quotidien foireux, de ma vie triste d’intérimaire moyen. Et pour ça, il me fallait des papiers. La main tremblante, je relevai mon arme et la pointai derrière la nuque de Bronzi, qui finissait sa bière.

Il la reposa doucement. En une demi-seconde, il était soumis.


– OK. OK. Je vais voir.

– Maintenant, s’il te plaît, Bronz’.

– OK. OK. J’ai encore accès à une banque de données… Des amis à moi ont un compte sur ce qu’on appelle le DarkNet… Une petite entreprise en ligne… Rien de bien méchant… Je peux trouver un arrangement avec eux. Je vais voir s’ils sont connectés…


Alors que j’essayais de calmer mes tremblements, que je regardais le canon de mon Beretta tressaillir contre la nuque de mon ancien ami, je me dissociai de l’action, et montai hors de mon corps. Je me vis d’en haut, je me vis assis sur ma chaise, le bras tendu, braquant une arme sur un type qui avait été mon ami, qui l’était encore. Je me vis, en sueur, pâle, des cernes jusqu’aux commissures, tremblant, l’œil vide, l’âme morte. Je montai plus haut, et me perdis dans les nuages brumeux qui grondaient sur la ville.


*


Après avoir mangé un délicieux kebab, Louise se sentait d’attaque. Oui, elle repartirait de Portsmouth demain, pour l’heure elle pouvait profiter un peu de sa présence ici. Elle s’imaginait déjà ce qu’allait être le retour : se livrer à la police, tout avouer, supporter le regard désapprobateur de sa mère, passer au tribunal, faire quelques années de prison pour complicité de meurtre, dénoncer Julien, assister à son jugement à lui, l’accuser à la barre, et puis rentrer chez elle, déménager peut-être, loin d’une famille brisée… et puis un jour, et c’était là le pire, un jour, retrouver une vie normale. Épouser un homme gentil. Avoir deux enfants. Travailler. Acheter une maison. Attendre la mort.

Pour l’heure, elle était à Portsmouth, et elle avait envie de danser, ce qui était et avait toujours été le contraire de la mort, depuis la nuit des temps, depuis que l’homme était homme et que la femme était femme. Comme dans tous les ports à la tombée du jour, il régnait une mélancolie mystérieuse et futuriste. Les structures industrielles floutées par la brume étaient comme des machines extra-terrestres qui semblaient attendre un signal, quel qu’il soit, pour se remettre en branle. Les pas de Louise claquaient sur le sol alors qu’elle se dirigeait vers l’enseigne d’un club, sûrement l’un des seuls de la ville, qu’elle avait repéré durant l’après-midi. L’enseigne indiquait : Alcatraz et clignotait fort mal, c’est-à-dire très peu. L’entrée s’élevait à sept livres. Comme auparavant dans l’épicerie, Louise proposa le triple en euros et comme auparavant on lui prit sans trembler. Louise poussa la lourde porte coupe-feu et suivit un petit escalier très étroit qui descendait vers la piste de danse. En bas, le vacarme était quasiment inaudible. Elle reconnut les Cramps, qui jouaient Human Fly, un morceau Psychobilly sur lequel Lux Interior émettait des bzzz bzzz bzzz venus d’outre-tombe. Elle se détendit instantanément, relâcha ses épaules, et se mit à osciller d’abord du haut du corps, puis des hanches, et enfin elle se cambra et mit la main dans ses cheveux, comme le font toutes les filles qui aiment les Cramps. Après ce morceau, le DJ envoya Monkey Trick du groupe The Jesus Lizard. Elle adorait ce morceau, mais elle ne savait pas comment le danser, aussi elle partit au bar à la recherche d’une âme généreuse pour lui payer un verre. Les murs autour du comptoir étaient parés de miroirs dans lesquels elle put étudier les déviances de son accoutrement. Toujours ces collants troués, toujours cette jupe mal taillée, mais le maquillage avait disparu depuis longtemps, lavé par les larmes et le vent. Très vite, un Anglais au style cockney vint l’aborder. Il lui paya un verre de whisky, un Monkey Shoulder, et il fit une blague par rapport à la musique qu’elle ne comprit pas. Il était encore tôt, il n’y avait pas foule, aussi se laissa-t-elle convaincre de rejoindre la piste avec le skinhead. Ils dansèrent sur quelques chansons du meilleur cru. Dans le désordre : Banshee Beat d’Animal Collective, un truc à propos d’un chat de Current 93, une chanson des Kills, Shakin’ All Over des Johnny Kidd and The Pirates, et Fever repris par les Cramps. Durant ce dernier morceau, Theodore, car c’était là le nom de son cavalier, lui passa la main sur la nuque. Elle se laissa faire, il n’était plus l’heure d’envoyer bouler ses prétendants. Julien lui manquait. Lui manquait-elle ? Sûrement.


*


Louise. Il fallait que je retrouve Louise. J’errais dans les rues, comme un hère en peine, à la recherche d’un indice. Je vomis trois fois sur le chemin. Je n’avais pas bu plus que de raison chez Bronzi, mais quelque chose dans la scène qui s’était déroulée chez lui me donnait envie de gerber. J’éprouvais un sacré besoin de réconfort. Comme après une nuit de débauche on aime à retrouver les bras tendres et sains de sa compagne. J’allais de pub en pub, mais pas une trace de Louise. Avait-elle quitté la ville ? Était-elle partie ?


*


J’étais complètement partie. Je m’agrippais à Theo, je lui susurrais son nom à l’oreille, en mettant ma langue derrière mes deux incisives supérieures, comme l’on m’avait appris à l’école pour prononcer les « th » à l’anglaise. J’avais chaud, une forte envie de m’abandonner à lui. Ça jouait un morceau de Little Willie John que j’adorais : I’m Shakin’. Theo m’attirait à lui, avec force, il me faisait mal. Je le laissais faire, car c’était là la seule chose à faire. Au bout du morceau, je me calmais et demandai à Theo s’il pouvait me payer un deuxième verre. Je choisis un double whisky. Lui aussi. Par la suite, je m’éclipsai quelques secondes pour aller aux toilettes. J’y rencontrais deux pimbêches presque aussi vulgairement vêtues que moi qui sniffaient de la poudre. Elles m’invitèrent, je ne refusai pas. Elles me prêtèrent leur maquillage, et je m’en barbouillais avec ferveur. La drogue me sortait hors de moi, hors de mon corps, hors de ma prison.


*


L’enseigne portait un nom de prison. Je m’y engouffrai. Payai le guichetier trois fois le prix pour qu’il accepte mes euros. Le videur ne me fouilla pas. Je descendis en bas.


*


Je descendis en bas, pliant les genoux, et ondulais doucement à la hauteur de la ceinture de Theo. Il me regardait de tout en haut, et autour de sa tête baignait une lumière rouge sang.


*


Il y avait une quinzaine de personnes sur la piste, et je me dirigeai d’instinct vers le bar : je n’étais pas vraiment un aficionado de la danse. Je commandai un double whisky, un Monkey Shoulder. La barmaid me fit une blague à propos de la musique que je ne compris pas. Je la remerciai, et sifflai mon verre d’une traite, et en commandai tout de suite un autre. Elle me demanda ensuite de payer, et je payai le prix de huit verres avec mes euros. Je tâtai ma poche de jean, les pilules que m’avaient filées Gulliver et Nerveux étaient encore là. J’en avalais une avec mon whisky, et j’attendis sagement la montée.


*


Je remontais à hauteur des lèvres de Theo, et les embrassai sans lui laisser le choix. Bien sûr, c’était gagné d’avance, mais question d’honneur. Il me rendit mon baiser, et me prit par la main pour aller aux toilettes.


*


Je me dirigeai vers les WC, j’avais une forte envie de vomir de nouveau. Ça m’embêtait, rapport à la pilule que je venais d’avaler.


*


Theo me plaqua sur un lavabo, et le robinet me rentra dans le dos. J’eus très mal, et laissai échapper un petit cri étouffé qu’il dut prendre pour de l’excitation car il se mit à respirer comme un taureau dans mon cou. Je n’avais plus vraiment envie de lui, et je commençais à le repousser avec douceur. Il maintint la pression. Il était beaucoup plus fort que moi. Soudain, je le vis voler en arrière.


*


Le type se ramassa dans la porte ouverte d’un cabinet, et partit s’effondrer sur la cuvette. Je lui sautai dessus. La pilule faisait son effet. Je lui mis la tête dans l’eau croupie et jaunâtre. L’en sortis. Louise me tirait vers l’arrière. Je la repoussai d’un violent coup de coude dans les côtes. Elle gémit, et ça me rappela la batte de base-ball. J’écrasai la tête de l’Anglais au fond de la cuvette. Je tirai la chasse. Je me calmai enfin, et je lui accordai le temps de respirer. Il se retourna vers moi, il ne semblait pas effrayé. Très bien. À ce petit jeu, c’est moi qui gagnerait. Je posai le canon de mon Beretta sur son front.


– Get out. Don’t come back.


Il regarda Louise. Il n’avait pas l’air d’avoir peur, et je ne comprenais pas. Quelque chose vint glisser entre mon cuir et mon T-shirt. Un bout de celui-ci tomba par terre. Le gars essaya de réitérer son geste. J’arrêtai son bras avec mon genou. Son surin tomba à terre, et je donnai un grand coup de pied dedans. Vaincu, le type s’assit sur la cuvette, prêt à recevoir son dû. Il plongea la tête dans ses mains. J’appuyai sur la détente. Le bruit fut couvert par les basses tonitruantes d’un morceau de Primus. Louise cria. Je hurlai plus fort qu’elle :


– Va bloquer la porte !


Elle y courut.

Je plaçai les pieds de l’Anglais dans la cuvette, et réussis à le maintenir dedans en pliant son corps et en le faisant reposer sur les parois de la cabine. Un corps mort, c’est lourd, et j’en ressortis tout en sueur.


– Julien… Tu saignes !


Le salaud ne m’avait pas raté. Un entaille profonde me déchirait l’abdomen. Rien de très dangereux cependant, il n’avait pas utilisé la pointe mais le tranchant de la lame. J’appliquai l’équivalent d’un demi-rouleau de papier toilette sur la blessure et maintins le tout sur ma peau avec du gros scotch noir trouvé sur les parois des chiottes.

On quitta les lieux.


*


Avait-il raison ? Étais-je avec lui parce qu’il avait ce satané revolver, ce putain de Beretta ? Je commençais bien à croire que cet objet était maudit. Ce que Julien venait de faire me dégoûtait, et pourtant j’étais là, à danser avec lui, oubliant qu’un cadavre pourrissait dans un compartiment des toilettes, à quinze mètres de là, oubliant que Julien l’avait tué de sang-froid.

La musique hurlait Kick Out The Jams des MC5. Je me prélassais contre Julien. Je l’aimais terriblement, peu importe pourquoi. Il était en sueur, et grimaçait par moments en se tenant le flanc droit, mais il tenait bon. Il dansait avec moi, il bravait la mort avec fierté. Il hurlait par moments les paroles, ou bien les chuchotait dans mon oreille. À la fin du morceau, nous quittâmes le club.


– Louise ! Tu m’as tellement manqué, dit-il dès qu’on fut dehors, avant de m’embrasser.


Nous restâmes collés devant l’entrée de l’Alcatraz pendant cinq bonnes minutes. Ce fut un moment très chic, un moment de verre, un moment de porcelaine. Nous savions qu’il allait devoir être brisé, que ce n’était qu’une question de secondes. C’est Julien qui s’en chargea :


– J’ai nos papiers. On peut s’en aller. On peut continuer à faire ça, si tu veux, mais on doit quitter l’Angleterre.

– À faire quoi, Julien ? Je ne veux pas partir en Islande, ni au Mexique, ni nulle part. Je veux rentrer. Je veux revoir ma mère.


J’attendis sa réponse, me préparant au pire. Revoir ma mère. La belle affaire. Où était-elle, la Louise badass, la furie de feu, la Bonham Carter ? En vérité, quelle adolescente pathétique j’étais. J’attendis la tempête. Mais la voix de Julien était calme et posée :


– Très bien. On rentre demain.


Il me prit par la main et il m’entraîna dans les faubourgs de la ville. On trouva un abribus. Il m’allongea sur le banc, me couvrit de sa veste en cuir et s’allongea par terre, à même le sol. Quand on se leva au petit matin, une flaque rouge et poisseuse tachait le béton à l’endroit où il s’était endormi.


Nous avons dû piocher dans mon argent pour payer le passeur. Julien n’avait quasiment plus rien, il était presque à sec. Il avait tout dépensé dans des faux papiers qui ne serviraient jamais. Par ma faute. Vraiment, je m’en voulais de lui faire ça. De briser son rêve. D’arrêter le voyage. D’être la destructrice. Mais il fallait bien que quelqu’un le fasse. Que quelqu’un détruise ce rêve terrible. Ce magnifique cauchemar. Le retour nous coûta quatre mille euros, ce qui ne me laissait plus que cent cinquante euros d’économies. Autant dire que j’étais fauchée, moi aussi. L’ironie… Une fois qu’on fut parqués comme des sales bêtes dans le container, Julien trouva de la place pour s’allonger par terre. Il ne disait quasiment plus rien, et sa respiration était drôlement saccadée. Je me mis à lui parler, pour éveiller son attention et pour faire passer le temps, et pour oublier les rats qui nous couraient autour.


– Tu te souviens de Titi, au café, à Oudon ? Celui qui nous racontait toujours ses histoires de quand il était à l’armée, et qu’on s’ennuyait ferme en l’écoutant parler. Tu t’en rappelles ? On ne se fréquentait pas à l’époque toi et moi, mais je t’observais quand il te parlait, tu avais vraiment l’air d’en avoir rien à faire, tu te souviens ? Un jour Titi est mort, et je t’ai vu pleurer un peu dans ta pinte de pisse. Je n’ai jamais compris pourquoi tu commandais cette bière coupée à l’eau. Moi, je ne prenais que de l’IPA, ou du muscadet. Ça au moins, on pouvait faire confiance. Le muscadet, c’est un repère pour les âmes des bords de Loire… C’est un phare, pas vrai ? Mais moi, ça me suffisait plus. Même les phares ne me guidaient plus. Avant de te rencontrer, j’étais à la dérive. Oh, pas la dérive comme la débauche, non, je ne faisais presque plus la fête. J’étais juste là. Ballottée par l’écume des jours, sans port d’arrivée. Je me demande pourquoi tu n’es jamais venu me parler. On aurait pu être amis, peut-être. Si ça se trouve, tu aurais aimé ça, toi aussi, les petites promenades le long du Havre. Si ça se trouve, on serait en ce moment en train d’écouter un album de Nick Cave dans mon canapé. Ou bien on serait partis en vacances. Faire du ski… Non, pas du ski, on n’aurait pas eu les moyens. Bordel, j’avais les moyens que pour l’IPA et le muscadet. J’avais les moyens que pour des phares qui ne me guidaient pas, c’est tout. Mais je me plains pas. C’était pas non plus la mer à boire. Toi, je connais un peu ton histoire. L’histoire de ton père. Ce qu’il a fait à ta mère. Ça n’a pas dû être facile. Je sais que ton père est en prison. Je sais que ta mère vit dans la rue, à Nantes, près des Galeries Lafayette. Je sais qu’elle se pique. J’imagine que je ne t’apprends rien. J’imagine que ça doit être dur, pour toi aussi. Dis, tu as vu ce vélo, là-bas ? Le vélo jaune ! Un VTT comme ça, c’est ce qu’il nous faudrait si on habitait tous les deux au bord de la Loire. Je t’emmènerai au Fourneau, là-bas, près d’Ancenis, j’ai un copain qui a toujours une piquette à picoler. Il est peintre, et il est drôlement doué. J’aimerais bien qu’il nous peigne, tous les deux. Histoire d’être immortels, tu vois ? Mais bon, on n’est pas près de mourir, pas vrai ? D’ailleurs, tu veux une cigarette ? Je prends ça pour un oui. Ouvre la bouche… Voilà, un petit peu, comme ça. Ne force pas. Je te l’allume, attends. Tu aimes bien ? J’ai acheté des Dunhill, j’ai pensé à toi. Je dois t’avouer, moi j’aime pas le goût du tabac. Je sais, c’est un peu la honte. Mais ne t’en fais pas, je vais me forcer. Je serai une bonne fumeuse. Ta petite fumeuse. Tu sais, j’ai bien aimé quand tu es arrivé pour dégager ce sale Rosbif hier soir, même si j’ai détesté ça aussi. J’aimerais bien que tu me laisses faire ce que je veux, à l’avenir. De toute façon, je te promets, tout ce que je voudrai à l’avenir, c’est être à tes côtés. N’en doute pas une seconde, non, s’il te plaît, n’en doute pas. Je serai ta petite Louise, et tu seras mon grand Julien. D’accord ? Louise et Julien. Julien et Louise. C’est moins classieux que Bonnie and Clyde, c’est sûr. Mais quand même, je trouve que ça sonne. Non ? J’ai trouvé que tu dansais bien. On n’avait jamais dansé ensemble, avant. Aussi, j’aime bien quand tu me prends dans tes bras. Julien. Julien. Julien.


*


Mais Julien dormait. Louise lui contait des histoires à l’oreille, assise en tailleur comme elle aimait, penchée sur lui, comme une mère au chevet de son enfant malade. Elle lui passait la main dans les cheveux, elle inspectait chaque partie de son visage, elle se concentrait sur son visage, elle ne regardait que le visage, seulement le visage, pour ne pas voir la plaie purulente, plus bas. Au bout d’un moment, elle voulut sortir le revolver de la poche intérieure du blouson de cuir, pour le lancer loin, derrière le tas de matériel électroménager. À ce moment, Julien se réveilla, et lui saisit le poignet. Il murmura des choses qu’elle ne comprit pas. Elle laissa tomber. Il posa sa main sur son cœur, enfin sur son Beretta 92, qui lui, reposait sur son cœur. Elle s’allongea sur lui. Il grommela, il avait mal. Elle se remit assise, dans cette position qui devenait diablement inconfortable, qui lui réveillait des douleurs impossibles dans les côtes, des douleurs qui lui rappelaient des souvenirs comme si c’était il y a dix ans. Elle se souvenait du choc de la batte de base-ball. Elle était heureuse, malgré tout. Elle était avec Julien, et Julien était avec elle, au moins un petit peu.

Quand le bateau arriva à destination, le front de Louise touchait presque le buste de Julien tellement elle était pliée en deux. La porte s’ouvrit, et le jour éclata. Elle eut d’abord du mal à voir l’extérieur. Sa terre, enfin. Les hommes à l’entrée ne portaient pas de gilet réfléchissant, ils portaient des uniformes bleus. Julien peina à se lever. Il s’interposa entre Louise et la lumière. Elle lui enserra le cou, le supplia, pria, invoqua des tonnes de dieux, tous ceux qu’elle connaissait et bien d’autres qu’elle inventa. Mais rien n’y fit. Julien sortit son Beretta. Il ne fut pas assez rapide. Dehors, les cinq flics firent feu, c’étaient des flics spéciaux, des flics pour les missions dangereuses, des flics super entraînés. Ils avaient des Famas. Les lave-linges furent transpercés par les rafales, les pneus des vélos éclatèrent, même ceux du vélo jaune, au fond. Les matelas répandirent d’immenses nuages de plumes, créant un paradis de douceur pour les deux corps encore juvéniles qui tombèrent en arrière, percés de mille trous, des trous noirs, des trous de vide. Des trous noirs desquels s’échappèrent des milliards d’étoiles.


 
Inscrivez-vous pour commenter cette nouvelle sur Oniris !
Toute copie de ce texte est strictement interdite sans autorisation de l'auteur.
   Robot   
29/1/2017
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Voilà, j'ai pris mon courage à deux mains pour lire (en plusieurs fois votre longue nouvelle.) Je ne le regrette pas. D'abord sur la technique de la nouvelle qui se tient aux deux personnages principaux, n'introduisant des secondaires que pour la nécessité du récit sans les développer. Car c'est Louise et Julien qui sont intéressants dans ce texte.
Dés le chapitre qui pose Louise au tout début, je me suis pris à l'envie d'en découvrir plus.
L'intrigue se développe petit à petit pour construire une histoire qui m'a intéressée de bout en bout.

Par contre, il m'a été un peu difficile au début de comprendre la construction du fait que parfois c'est Louise qui devient la narratrice. Et que me semble-t-il les changements d'interlocuteurs dans les chapitres et les dialogues ne sont pas toujours évident pour garder le fil.

Donc il faut un temps d'adaptation à la structure du récit.

En consommant le récit à petite dose, en revenant parfois en arrière, cette histoire m'a finalement passionnée et j'ai bien aimé cette idée que, de petits faits en petits faits, un évènement presqu'anodin, presque un enfantillage, conduise deux paumés à une fin tragique.

   vendularge   
5/2/2017
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Bonjour,

J'aime beaucoup ce texte, la qualité de cette écriture, vive et moderne, sa construction originale, où le narrateur est tantôt l'un tantôt l'autre.

Je n'ai lâché à aucun moment l'histoire de la rencontre explosive entre deux êtres borderline (terme général qui ne se veut pas diagnostique..). C'est précisément la rencontre qui génère instantanément une suite ininterrompue de comportements "de couple" anarchique et violent, sans réflexion, instinctif, qui les mènent inexorablement dans le mur..

Bref, du bel ouvrage, bravo

vendularge

   klint   
20/2/2017
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Un long texte qui a bien fonctionné pour ma part. Le cheminement interne de deux paumés.
En fait le texte m'a beaucoup plus happé par l'écriture, par le rapport entre les deux et par la vision intimiste (extremement poussée) de chacun, que par les pérégrinations des deux jeunes gens, dont chaque étape est presque "banale"

L'écriture est servie par un bon sens du détail et des descriptions, des reférences nombreuses que je n'ai pas toutes relevées et qui sont autant de clin d'oeil au lecteur.

Un léger regret : Quand le narrateur change, l'écriture ne change pas elle, j'aurais aimé une différenciation à ce niveau.

Merci vraiment pour cette lecture.

   Anonyme   
20/2/2017
 a aimé ce texte 
Un peu ↑
C'ets assez marrant, ce mélange de "Bonnie and Clyde" pour l'intrigue et de "Madame Bovary" pour le mal-être existentiel, l'ennui délétère des personnages (surtout Louise, bien sûr)... Le problème, c'est que la Louise, elle me sort tellement par les yeux à cause de sa malfaisance, et le Julien pareil parce que con à ce point, vraiment je me demande, qu'au final j'éprouve une sorte de rejet pour toute cette histoire.

C'est injuste, j'en conviens : l'action et sa progression sont bien menées, les changements de points de vue narratifs, s'ils ne m'emballent pas plus que ça, ont au moins le mérite d'exister et d'animer ce long récit, et la longueur, justement, me paraît bien gérée, avec un bon équilibre entre les moments introspectifs et ceux d'action. J'ai bien aimé notamment la malchance de ce pauvre et brave Anglais qui, après s'être ramassé une rouste par Louise, se fait insulter par Julien sans raison et sans que les trois sachent le rapport entre eux.

Mais ces deux-là, franchement, quelle plaie ! Du coup, le passage à la fin où Louise apparaît un poil moins auto-centrée et revient sur sa relation avec Julien mourant, le mal qu'elle lui a fait, les souffrances même de Julien me laissent froide. Et quand ils sont abattus à la fin par les flics dans le plus pur style "Bonnie and Clyde", avec 150 balles chacun dans le corps (ça fait très américain, ça), je me dirais facilement "bon débarras". Du coup, et malgré les qualités réelles du texte, je ne puis pas dire que je l'aime.

   Pepito   
20/2/2017
Bonsoir Mattirock,

Forme: des hauts et des bas dans l'écriture, c'est dommage.

"et s’étendit contre le dossier de sa chaise" > "s'appuya" "se cala" non, plutôt ?
"Et vous êtes toujours là." ben mince, comment vous avez deviné ça ?!!
"façon impressionnisme berlinois" tss, tss, pour un gars qu'a passé sa vie dans une bar...
"bouffée d’endorphines" idem
"Ses fluides corporels viennent sourdre sous sa peau," > "fluides corporels" ? !!! ;-)
"Victor. Il me faut votre argent." > on dit "Môssieur Victor" quand on vouvoie kekun...

"Une fois en bas, Julien éteint les lumières, arrache deux rideaux aux grandes fenêtres, fait s’asseoir les deux commerçants sur deux chaises différentes dos à dos, et les lie ensemble." > tout en tenant le pistolet avec les dents, canine gauche sur la gâchette ! ;=)

"rien ne nous éclaire que les phares jaunes de la R5." > ils éclairent pas vers l'avant les phares chez Renault ?

"J’essaie de ne pas montrer le volcan de panique qui bat sous ma peau. Rester stoïque." > et ""J’essaie de rester stoïque." tout simplement, non ? D'autant que la scène avant, avec le camion, est impec !

" aux alentours de notre point d’arrivée" ;=)))
" Il est temps de passer à la troisième personne." mhhh, pas sûr d'apprécier le procédé...
"– BAM ! Julien cria." > "cria Julien" plutôt, non ? Voir "Surpris par le cri de Julien, les deux...." marrant en tous cas
"qui léopardaient" > faut pas resister à celles-la ! ;=)))

"Ils avaient soif et ils burent." impec, la vie simple comme je l'aime... mais juste après, la cata : "Le bruit de leurs glottes fut pendant quelques secondes le seul à
transpercer le silence." oh putaingue !!!

"Elle tirait sur sa cigarette comme une pute" ça je veux voir !! ;=)
"Elle se réveille peu à peu, geignit sous la douleur," les temps changent, mon bon ami...
"mémoire de forme" !!! oh, misère !
"Elle n’avait pas l’air heureux." > les filles c'est jamais content !
"Je descendis en bas" avant de monter en haut, désolé pas pu résister ;=)

Des trucs bien aussi :
"Il est cinq heures du matin et les vivants qui continuent d’errer ne le sont plus qu’à moitié. " excellent !
"Ça fait une petite flaque comme une auréole autour d’un ange déchu." j'aime bien aussi
"Fuir, c’est comme mourir, mais sans le repos. Putain de philosophe" bien vu !

Fond : pas mal d'incohérences "Julien qui compte ses sous devant le bar, il se bat avec deux gars au lieu de sortir son flingue, il retrouve Julie dans une grande ville..." mais bon, j'ai tout lu sans sauter beaucoup de chose, c'est déjà pas mal.

La cavale est pas mal menée, juste l'écriture qui se relâche de temps à autre. L'ensemble se laisse lire...

Merci pour la lecture.

Pepito

   hersen   
20/2/2017
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Il y a quelques anicroches comme par exemple "geignit" passé simple au milieu de trois ou quatre verbes au présent, ou encore "je réitère ma question" (je ne vois pas Julien parler comme ça). je ne vois pas non plus quand Julien aurait fait le partage de la somme. Il lui tend juste une liasse (il compte vite !)

Désescalade annoncée, l'histoire se lit bien. Frappadingues tous les deux, ils forment un couple détonnant. Je n'arrive cependant pas à m'attacher vraiment à eux, dans un sens ou dans l'autre. Ils me restent étrangers et j'avoue que je ne sais pas pourquoi.

Mais le récit foisonne, et vous réussissez à créer un univers.

j'aime le changement de narrateur. Par contre, certaines fois, le changement devrait être plus évident d'emblée. En utilisant par exemple un adjectif (féminin/masculin) dès le(s) premiers mots du § ou alors un mot qui ne laisse aucun doute.
Je pense que ce point pourrait être facilement amélioré.

Merci de cette lecture,

hersen

   plumette   
21/2/2017
 a aimé ce texte 
Un peu ↑
Bonjour Mattirock,

Presque trop de rebondissements à mon goût.
Le ressort narratif s'est un peu cassé en route, les péripéties s'enchaînent vite, et la lectrice lente que je suis n'avait pas toujours le temps de s'installer dans les scènes que Vlan! on passait à une autre.

Et puis, votre novella m'a fait comprendre que si je n'ai pas un tant soit peu d'empathie voire de sympathie pour l'un ou l'autre des personnages, je me lasse du côté "actions".

un point très positif: les changements de points de vue sont intéressants et participent bien du renouvellement de l'intérêt pour le lecteur.

Pour les deux protagonistes principaux, si je me suis assez bien représentée Louise, j'ai eu plus de mal avec Julien.

Et surtout, je trouve que la partie psychologique et/ ou relationnelle entre ces deux paumés n'est pas très crédible.
Au début elle l'aggrippe et elle l'agace. Comment devient-elle si indispensable pour lui? de même, j'ai trouvé qu'elle se rétablissait un peu vite après le coup de batte qui lui démolit les côtes, je la trouve très immature, très inconsciente et j'ai du mal à admettre sa fascination qui dure pour le beretta.

Je ne suis pas très friande de violence et à la fin j'en avais marre.

Enfin, je n'ai pas été en capacité d'apprécier les références musicales, c'est sûrement dommage.

il y a donc un problème, vous l'aurez compris, d'affinités avec le genre que vous avez choisi, mais je vous ai lu!

Je salue le travail, l'écriture qui semble aller de soi (avec des imperfections par moments mais que je veux bien excuser vu la longueur)

Plumette

   vb   
30/5/2017
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Merci pour ce beau texte.

J'avais déjà adoré La sueur de mes mains et n'ai pas été déçu par ce nouvel opus.

J'aime le rythme. Ça bouge, ça rebondit. La longueur et le détail des descriptions sont bien adaptés par rapport au récit.

J'ai adoré la description de Louise au début. L'image de la fille qui "soufflait dans sa paille, ce qui faisait buller la boisson et provoquait un gargouillis sonore" est une image choc. Ça m'a tout de suite fit penser à Lolita.

J'aime aussi aussi la poésie mise bien en évidence, là où il faut:
"Il avait donc acquiescé, et dans les yeux de la blonde blessée s’étaient allumées les lueurs du vice et de la joie."
"Des trous noirs desquels s’échappèrent des milliards d’étoiles."

Cependant, bien que j'étais passionné par l'intrigue, j'ai souvent trébuché. Ce n'est pas toujours facile démêler qui est le narrateur. Par exemple le paragraphe qui commence par "Je regarde Pierrick s’affairer autour de sa trousse à pharmacie." ne devient clair qu'à la quatrième phrase "Louise a vraiment...". Je trouve que c'est trop tard.

Un autre problème est le niveau social des narrateurs. Une remarque du type de "comme l’ont fait Tolstoï et Flaubert avant moi." ne cadre pas avec le personnage de Louise. De même Little Willie John ne cadre pas vraiment avec ses goûts musicaux (Nick Cave, etc...).

J'ai aussi mis longtemps à savoir quand l'histoire se passe. Les protagonistes utilisent les euros mais écoutent de la musique sur un radio-cassette. La télé cathodique ne cadre pas non plus trop. Louise est jeune (18 ans ou moins) et pas cultivée, mais a des goûts musicaux de vieux qui ne cadrent pas bien. Elle connaît Britney Spears (et danse même dessus), Indiana Jones (qu'elle cite) et connaît les paroles de Birthday party.

J'ai été désagréablement surpris par Antoine, cet Anglais au français parfait qui est si facile à trouver. Je trouve qu'il aurait fallut annoncer plus tôt la raison pour laquelle Julien voulait aller à Portmouth.

J'espère que ces commentaires vous aideront et je me réjouis de lire d'autres nouvelles signées Mattirock!

   SQUEEN   
18/7/2017
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Je n'ai pas compris comment Louise pouvait connaître Nantes au point de savoir où trouver la rue des Olivettes. Mais ça c'est un détails. Le sujet m'a attiré. Et il y a plein de bonnes choses dans cette longues nouvelle. Le procédé narratif est complexe, trop complexe pour le lecteur, puisqu'il faut que Louise en donne une des clés au début du deuxième paragraphe, le lecteur est susceptible et pourrait se vexer. Je suis resté en surface de cette histoire, pas d'empathie pour les personnages. Pour le reste, on ne sent pas la longueur du texte, il se lit tout d'une traite. J'ai bien aimé la construction de l'histoire, les idées, j'ai trouvé par-contre, qu'à cause des quelques traits d'humour distillés ça et là, cela manquait de profondeur, voire de hauteur. Vous ramener chaque fois le lecteur à la trame, à la construction ça interrompt le processus d'identification et d'immersion dans le récit . L'approche en différents point de vues est intéressante, pas d'omniscience ici. Mais il n'y a pas assez, d'après moi, de différence dans le traitement de la psychologie des personnages, malgré les rebondissements et retournements incessants (très bien amenés par ailleurs) j'ai trouvé que c'était assez plat, on dirait la transcription d'un film (Tarantino?). Il ne manque pas grand-chose pour que ça décolle réellement... A vous relire, Merci

   ClorisMenset   
7/8/2017
C'est très cliché, mais j'ai bien aimé. Il y a plein de choses très bancales stylistiquement et dans la construction du récit, mais rythmiquement ça coule quand même rudement bien, sans forcer.

Ca raconte à peu près la même chose que la plupart des histoires de "fuck it". Je pense à Baise-moi, le film berlinois Victoria et à pas mal d'autres... Mais je trouve que ça ne le raconte pas trop mal.

Puis je suis nantais et je connais le Café du Havre à Oudon, ça aide à avoir les images!


Oniris Copyright © 2007-2023