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Humour/Détente
OiseauLyre : Il était une fois en Patagonie
 Publié le 03/07/16  -  4 commentaires  -  22243 caractères  -  51 lectures    Autres textes du même auteur

Un exercice de style qui se transforme en épopée voulue comme baroque et hommage. Il n'y a ni morale ni leçon, amateurs de grandes envolées métaphysiques s'abstenir. Pour les autres, j'espère un peu vous distraire.


Il était une fois en Patagonie


Il s’est mis à raconter, comment, par pur arrivisme, il débarqua un jour au Chili. C’était une période du début du siècle ou du siècle dernier je ne sais plus, celle où les mœurs occidentales fondaient dans la chaleur des tropiques fraîchement conquises. Gabriel se réjouissait à l’époque d’avoir décroché ce voyage, il jubilait et ni l’atmosphère soufrée du grand volcan colonial, ni la couleur étrangement chaleureuse des dernières lunes d’hiver ne le décourageaient. Il trouvait formidables tous ces Wilson, Charlie, Kathleen et Francis qui voulaient le rencontrer, qui lui souriaient à pleines canines de requins en chasse et le scrutaient de leurs regards de crochets plus aiguisés que des hameçons de braconniers. Il admirait en bon invité la finesse avec laquelle on avait décoré la salle où il était reçu, lui et d’autres jeunes ambitieux, pendant que ses nouveaux amis continuaient d’élever la prédation au rang d’art. Et les costumes trois pièces étaient de mise et les chapeaux à plumes virevoltaient plus vivement que le plus agile des oiseaux de paradis. On avait reconstitué l’Amazonie entière dans le jardin de monsieur l’ambassadeur et puis après tout, les palmiers antédiluviens charmeurs de serpents, les nymphes du crépuscule rebaptisées en latin ou le trône lignifié du jaguar n’étaient pas si extraordinaires que ça. Ce pays plus millénaire que le nôtre n’est en rien vaste, disait un autre, et ils riaient tous de comment on avait condensé les fleuves en bouteilles, ensorcelé les ouragans de l’est et déchiffré l’énigmatique langage des chamans guérisseurs à l’aide de grands tableaux algorithmiques. Gabriel se rappela qu’à peine débarqué, il se fit très vite à cette nouvelle vie de gestionnaire, loin de Madrid et de ses tribulations silencieuses d’employé sans amour-propre. Il se rappela aussi d’omettre, à Hector, son amertume qui ne tarda pas à l’enlacer sans jamais le lâcher. Il visitait son nouveau lieu de travail, une petite mine de salpêtre récemment acquise par un rentier espagnol vivant à Los Angeles et qui voulait doubler sa fortune déjà conséquente. Ses instructions étaient simples, formulées par télégramme : rentabiliser mine – que ces dégénérés creusent jusqu’en Chine s’il le faut – fin de transmission. Il fallait bien à Gabriel, en ce temps-là, son salaire mirobolant pour le maintenir droit au milieu des mineurs du salpêtre. Il se rappela par secousses les bras et jambes noircis dépassant çà et là des grands groupes de travail. Il se souvint sans peine des yeux cernés, des voix crasseuses, des dents en fuite, des visages, des visages, encore des visages qui se retournaient blasés à son passage. Il se souvint de sa lâcheté aussi, de comment il se mit à essuyer péniblement la poussière colorée de la mine, la tête baissée, sans oser regarder ce spectacle de festin humain. Il scruta attentivement le sol et remarqua que cette terre minière plus affamée qu’un vampire qui avait déjà sucé le sang de beaucoup d’hommes, qui trahissait à chaque instant la confiance des enfants qui y étaient nés, cette terre vicieuse propre à vous poignarder dans le dos, était aussi plate et banale que celle de n’importe quel square municipal qu’il avait fréquenté. Il se rappela enfin comment, sur le chemin du retour, un mineur, l’ayant reconnu, le salua et comment il remarqua que ce supposé sous-homme lui parla en espagnol, sa langue maternelle. Rapidement instruit par deux de ses subalternes sur les affaires, il ne remit plus jamais les pieds sur place et menait tout depuis la véranda ensoleillée de sa villa de fonction, à une centaine de kilomètres de la mine. À mesure que se déroulait la grande désinsectisation du Chili nouvellement indépendant, que la magie exotique des grands secrets polychromes s’effritait sous le poids de la modernité conquérante, que le vide civilisationnel prenait la place des esprits locaux, Gabriel s’habituait peu à peu à sa nouvelle vie de membre éminent de la grande classe dirigeante très privée et apatride des expatriés. Il s’habituait difficilement par contre à la poussière minière de la lâcheté qui le suivait, lui envahissait régulièrement la maison et les narines, l’obligeait à essuyer sans cesse, à éternuer dans un grand mouchoir de soie et gâchait ses après-midi de sieste sur la véranda. Il apprit rapidement à braver le danger séculaire des portes de cabriolets massifs, à trier la monnaie vulgaire qu’il distribuait aux mendiants et à décorer de médailles ses domestiques les plus gradés.

Au cours des réceptions qu’il fréquentait, il se distinguait par ses aptitudes mondaines de torero et savait jongler avec les cornes verbales de ses fréquentations même après plusieurs verres de champagne, ou de blanc mousseux pour les plus radins. Toujours en costume trois pièces que seule la mort séparera de lui, il baladait sa moustache finement taillée parmi les femmes frivoles et adultères. On pouvait croire qu’il avait du succès auprès de ces novices de l’amour véritable mais il n’en était rien. Gabriel se mit à tousser car il se rappela et voulait cacher l’amertume qui lui encombrait la poitrine. Il cracha beaucoup aussi mais plus de mots que de salive. Elle s’appelait Hélène, était la seule Française du groupe et si la poussière se contentait de saboter ses siestes, elle, s’évertuait sans le savoir à rendre ses nuits introspectives. Il croisa son regard pour la première fois à une réception et parmi la foule routinière très soigneusement habillée et maquillée, ses yeux émeraude étaient les pierres précieuses qui manquaient à cette expédition. Il se rappela qu’elle était belle et qu’en sa présence il ne put rien dire. Tous les toreros finissent poignardés un jour. Il se rappela aussi sans le vouloir ce bon vieux Fernandez, champion du village qui, bien qu’inhabituellement petit pour un torero, courbait ses reins comme personne au passage des cornes. Il ne voulait pas prendre sa retraite Fernandez, il ne voulait pas décrocher alors il mourut atrocement, les artères du flanc déchirées. Elle l’avait tué, Hélène, elle l’avait tué puisqu’il ne vivait plus que pour elle. Il faisait tout pour la revoir, avançait les horloges pour accélérer le temps en son absence, murmurait à l’oreille des innombrables moustiques son nom et retournait même les étoiles du midi parce qu’il croyait qu’elle les préférait à l’envers. Quel fut son malheur quand il comprit qu’elle en aimait un autre.

Il revoyait en pensées cet homme étrange et iconoclaste et ne manqua pas de le décrire à Hector. À la fois raffiné et négligé, il laissait pousser une fine barbe bien entretenue, méprisait l’uniforme de costume trois pièces et sa chemise bien coupée et condescendante était celle d’un aventurier. Il avait cet air détaché et froid de celui à qui on avait montré les secrets des hommes et de l’univers pour ensuite le retourner dans la bêtise. Ces réceptions et leurs manières de gentilhomme étaient pour lui des balivernes, un tas de gesticulations dans le néant sidéral de l’existence. Il voyait en ces riches du Nouveau Monde grossiers et menteurs à eux-mêmes des bestioles minuscules qui ne tarderont pas à s’écraser la bouche ouverte sous le marteau de l’insensé. Ce que Gabriel ignorait était que cet homme au regard de massif inaccessible était tourmenté de l’intérieur. Il méprisait un monde contre lequel il avait lutté et qu’il fuyait mais aimait une de ses créations. Merde alors, merde, comment pouvait-elle supporter ce clochard de luxe, cette tapette aux chemises mal repassées, et puis merde alors, en plus il la faisait souffrir ce bougre de n’être jamais là alors que moi je l’étais toujours, putain quel merdier, il faut se débarrasser de lui, vite pour qu’elle comprenne, je l’aime et puis c’est tout. Chaque fois que Gabriel le voyait, l’air devenait visqueux de ses incantations. Il invoquait jusqu’aux esprits meurtriers de ce foutoir de pays de dégénérés dans lequel je me retrouve. Ils sont où leurs sorciers tatoués et leur magie sacrificielle à la noix de coco. Il se mit à rechercher les faveurs d’une culture devenue folklorique, qui n’avait résisté ni au temps, ni à la décolonisation officielle et ce malgré l’emploi excessif des plus efficaces des conservateurs. Une voyante lui prédit un jour dans le café un bel avenir avec Hélène qu’une autre balayait au creux des lignes de sa main. Il surprit un soir une conversation entre la femme et son amant. Je ne veux plus devoir t’attendre et puis je ne veux plus que tu ailles aussi loin, c’est déjà bien assez exotique ici, reste. Tu ne me perdras pas, tu le sais bien. Je serai toujours aux mêmes endroits. Là où la terre devient plus vivante que ses occupants, où l’on ne distingue plus ni lune ni soleil, tu me trouveras, et il ne prenait même pas la peine d’essuyer les larmes de son interlocutrice.

Quelque temps plus tard, on apprit la mort de l’aventurier. Il aurait, selon les mauvaises langues habituelles, après avoir traversé à la nage le détroit guinéo-indonésien et survécu seul dans la jungle se nourrissant de singes tués à mains nues, succombé à la piqûre malencontreuse d’un moustique et pour sa défense, il apparaissait, selon les témoins oculaires, que ce moustique était aussi gros qu’un rat volant. Hélène fut bouleversée mais trouva naturellement le réconfort dans les bras de Gabriel. Celui-ci l’accompagnait partout où elle allait. Ils se promenaient ainsi ensemble dans les bras l’un de l’autre dans les quartiers historiques où siégeaient les anciens palais des conquistadors transformés en musées ou se perdaient au milieu des vieilles villas coloniales, qui donnaient ce cachet d’exotisme civilisé de vacances d’été et que les plus jeunes trouvaient irrésistibles et mystérieuses. Il se rappela comment plusieurs décennies passèrent sans heurts, comment à bientôt quarante ans, il avait passé quinze années à poursuivre cette femme pour enfin l’obtenir. Il se rappela aussi que son couple tant imaginé chancelait sans cesse. Car il se ravisa, à l’époque où il était avec Hélène, à avaler sa fierté. Il se ravisa à répondre sans rien dire quand elle l’appelait parfois du prénom de son défunt ou l’interrogeait sur des souvenirs qu’il n’avait pu connaître et, le comble, à accepter les chemises rebelles qu’elle choisissait et qu’il trouvait hideuses. Et pourtant, il s’accrocha à elle. Il se rappela parfaitement, dans un serrement de poitrine, pourquoi. Il lui semblait dans ce merdier de taudis postcolonial de riches cons que c’était là la seule issue. Il se persuadait qu’il ne supporterait pas longtemps, sans la compagnie de cette femme, sa misère de bourgeois despotique. Plutôt mourir que de revenir et une fierté de torero piquait au vif le taureau qu’il était devenu. Quinze années de fuite en avant avaient tué ses espoirs. Il s’était obstiné pour une vénus de plâtre se disait-il quand, après l’amour où elle ne faisait que crier le nom de son aventurier dans les positions les plus tropicales ; fermant les yeux pour essayer d’entrevoir la possibilité surnaturelle qu’il était effectivement entre ses bras, elle s’échappait vers la salle de bain, refusant à Gabriel la vue de son intimité et le laissant seul en proie à un crépuscule carnivore de rouge industriel et de silence accusateur. Il leur arrivait de pleurer tous les deux sur les corps de ces amours perdues. C’est dans ses moments de profonds regrets que la poussière minière revenait chatouiller les narines de l’homme en costume trois pièces et achevait de le démoraliser. Il se rappela comment il gâcha quinze années de sa vie à guetter le clignement de paupière d’yeux réputés d’émeraude mais ne tombait que sur le verre dépoli des colliers vendus au marché.

Elle finit par se lasser et le quitta pour une existence de rentière au cœur de Paris auprès d’un oncle richissime. Il apparut que cet oncle était en fait un des nombreux amants de sa mère aujourd’hui défunte, du temps où elle dansait dans les cabarets de Pigalle. Le père d’Hélène, riche héritier sans avenir, dilapidait sa fortune en fourrure et en femmes dont sa mère faisait partie. Et tout ce joli monde croyait revivre les grandes épopées amoureuses des pièces de boulevard par des galipettes discrètes entre le dessert et le café de quinze heures. Gabriel, découvrant brutalement la disparition de sa compagne, s’étrangla de peur. Il se tint la poitrine et le cou, essayant d’endiguer l’hémorragie mortelle de son ego blessé tout en essayant d’esquiver le gargouillement sonore des parasites de la lâcheté qui se cramponnaient à ses entrailles. Il les revoyait par décharges, ses choix merdiques. Il revoyait ses mineurs et sa villa, sa soirée de bienvenue, l’aventurier et tout le merdier. Dans un accès de folie, il sauta dans le premier paquebot pour la capitale française avec pour seul bagage son costume trois pièces. Il revoyait, pour la dernière fois, avant Le Havre, ses rêves de sucre et sa fortune de chocolat se dissolvant dans ce qui avait été son paradis. Ruiné, il parvint, épuisé après une si longue traversée, à retrouver la femme qu’il poursuivait toujours. Ses joues étaient glaciales, sa face velue de rancœur et ses yeux, autrefois émeraude, avaient été noircis par tant de mépris. Elle expédia Gabriel en cinquante et une secondes précisément, débitant machinalement pourquoi elle était partie et pourquoi elle ne reviendrait pas, en deux parties et sous-parties avec, en guise de conclusion, qu’elle avait fait son deuil et qu’elle n’avait par conséquent plus besoin de lui. Ainsi s’acheva cette grande relation d’amour. Sur le coup, il se sentit triste mais plus tard, il comprit qu’il était libéré. Endetté depuis ces semaines passées à Paris, seul, parlant mal le français, il jubilait et passait le plus clair de son temps à sourire bêtement. Il était enfin parvenu au fond, non pas ce fond désespérant où il ne lui restait plus qu’à se suicider pour achever le processus, mais un autre type de fond. Il avait détourné les yeux du monde de son destin. Il s’était laissé briser par le monde qui, après l’avoir secoué énergiquement, croyant avoir affaire à un cadavre, le laissa tomber pour aller ailleurs. Il observait à présent autour de lui l’œuvre de la grande machinerie sociale, écrasant obstinément toute résistance, réduisant les hommes à l’état de bouillie. Pour la première fois depuis le Chili, il se sentit libre à nouveau, libéré par son insignifiance et sa déroute. Il pouvait à présent s’émerveiller devant ce qui lui était interdit. Sa pensée se clarifia : il devait simplement survivre, c’est-à-dire se loger et se nourrir et le reste on s’en fout. Et il repensa à ses anciens camarades d’équitation ou de jeux de cartes, avec condescendance, il eut pitié d’eux, de lui-même, d’avant. Jamais il n’avait ressenti un pareil soulagement. Comment avait-il pu oublier l’essentiel ? Il était temps de se ressaisir.

Gabriel habitait une auberge maintenant, en échange, il servait les clients et parfois faisait office de plongeur. On lui laissait les restes des repas et un petit salaire fait de pourboires qu’il économisait. Les samedis soirs, le restaurant de l’auberge se transformait en cabaret. Il suffit de déplacer les chaises, d’assigner à des volontaires le soin de jouer de la guitare ou de la trompette et d’apprendre des pas de danse aux femmes. Les artisans et ouvriers du coin avaient l’habitude de ce coin de Paris. Ils promenaient leurs mains dures, brunes, transformées en écorces où poussaient parfois des fleurs entre leurs ongles sur les tables et les couverts pour les reposer. Gabriel se fit leur ami et les accompagnait parfois au boulot. Il regardait éclore chacun des bourgeons qui leur servaient de doigts en autant de bouquets délicats de tiges et de lianes. Il voyait se tordre et s’enrouler ces petites danseuses végétales autour des outils et des matériaux. Il se demandait quels caprices animaient cette éclosion créatrice puis voyait, contre toute attente, naître l’objet voulu, dans le battement incertain de feuilles et de branchages des bras travailleurs. Il se souvint du Chili et ses jungles miniatures. Chaque artisan possédait sa personnalité. C’est ainsi que les luthiers attirent les ailes bavardes des mésanges ou des pinsons ou que les charpentiers laissent filer entre leurs jambes et leurs racines l’euphorie de deux ou trois castors. Il n’y avait que ceux qui travaillaient à l’usine qui le répugnaient. Ils sentaient toujours la mort-aux-rats ceux-là et rien ne poussait entre leurs doigts. Tous se retrouvaient le samedi soir pour chanter, danser et beaucoup boire et quand un gentilhomme leur rappelait la messe du lendemain, il se faisait insulter tendrement. Les grands pieds indélicats frappaient le sol au rythme d’un morceau et les mains suivaient en applaudissements. La musique débutait timidement avant de s’accélérer. Lorsque la danseuse la plus habile atteignait une vitesse d’exécution suffisamment grande, on avait l’impression que l’air se brouillait autour d’elle, telle une dune ou un mirage. Elles étaient ainsi, les jolies filles de l’auberge avec leurs robes et leurs distractions, salvatrices comme des mirages. L’air de la pièce se mettait ensuite à bouillonner à grosses bulles et les pigments couvrant le monde et les choses se mettaient à se décoller et se confondre. Les couleurs se dispersaient de leurs contours matériels et se mélangeaient en courants suivant la musique et les cris. Tout se terminait paroxystiquement dans l’irruption soudaine d’un noir complet. On se réveillait le lendemain encore ivre pour aller à la messe. Il valait mieux racheter tout de suite les péchés même non commis que de laisser traîner avant de s’en souvenir. Gabriel s’autorisait enfin à se sentir heureux. Il se plaisait dans cette vie anonyme de galères quotidiennes ce qui le surprenait, lui qui avait toujours visé très haut. Il se disait que cette période passera et qu’il pourra revenir à ses ambitions et préoccupations plus tard, pour l’instant, il jouissait de la vie.

Des années en arrière, bien avant le Chili ou Paris, dans Madrid bouillonnant de vie, il y avait ce jeune homme nerveux, impatient d’en découdre. C’était Gabriel, étudiant ambitieusement les lois des marchés et des spéculations. Il projetait, en bon alchimiste moderne, de faire jaillir l’or de ses poches. Alors, il étudiait, étudiait sans cesse, se tuait à ses tâches estudiantines pour renaître en bon phénix le jour suivant. Il y avait une jeune femme qui l’attendait aussi et qui l’aimait. Gabriel et Rosa étaient originaires du même village provincial, un de ceux qui s’éteignent par consanguinité de leurs unions, un de ceux où les duels entamés deux siècles auparavant ne cesseraient de ressurgir. Elle l’aimait outrageusement mais ne se doutait pas que son promis n’était déjà plus. Un mal avait rongé l’homme qu’elle avait vu partir pour la capitale des mois plus tôt. Il ne subsistait que l’enveloppe extérieure et à l’intérieur de celle-ci germait un homme nouveau. C’est ainsi que changent les hommes, intérieurement, insidieusement, par destruction totale et renaissance. Rosa ne savait pas qu’elle n’aimait plus qu’un visage familier, quelques automatismes de langage et de comportement. Gabriel, lui, ne se souciait plus de son amour, ne laissait rien entrevoir à travers ses yeux factices de faux villageois, il gagnait du temps. Au début, il comptait étudier pour découvrir la vie et les hommes et pour travailler mieux aussi. Il comptait faire venir ensuite sa bien-aimée en ville pour lui offrir mieux que ce qui l’attendait. Ils auraient fini ainsi leurs existences ensemble, paisiblement, dans une évasion citadine et sociale dont les gens de leur origine se seraient contentés. Il se rappela comment et pourquoi tout avait changé si vite. Un jour, il se rendit à la banque et debout dans une file d’attente chargée où il s’amusait à écouter les conversations des uns et des autres, il aperçut un homme qui l’intrigua beaucoup. Ce dernier, soigneusement coiffé et parfumé, arborait un costume trois pièces fait sur mesure. Il avait pris l’attention d’assortir le cuir de ses chaussures et de sa ceinture avec celui de sa montre-bracelet et son visage respirait la santé. Une jeune femme l’accompagnait. Elle était brune, n’était pas spécialement jolie. Gabriel remarqua sans effort sa robe brodée et les nuances de son maquillage. Il arrêta son regard quelques instants sur les détails de sa coiffure et de ses bijoux puis se réjouit à la vue de ses manières sophistiquées. Ce couple se présenta au guichet fièrement, c’était des habitués de la maison. L’homme savait ménager son entourage. Il glissait çà et là des compliments personnalisés à chacun des employés et cachait quelques blagues consensuelles dans ses manches. Il était d’une fermeté douce et joviale et parvenait sans peine, avec la légèreté d’une danseuse sur un air de grand maître, à son but. Gabriel était fasciné, puis la surprise franchie, se laissa dominer par l’évidence. Celle-ci le pénétra d’un seul coup comme un air frais et humide qu’il respirait. Il se mit à se sentir léger, aussi léger que l’homme au costume. L’évidence devint mots dans ses esprits. Il se dit que cet homme aux manières raffinées et condescendantes n’était pas plus intelligent que lui. Il se dit même qu’il pouvait faire mieux, que certaines choses étaient à reprendre, puis se félicita d’être plus éveillé sur son environnement que l’homme au costume. Cette rencontre acheva la transformation de Gabriel. Elle rendit conscient ce qui n’était que ressentis et intuition, elle offrit à l’étudiant ce qui lui semblait être la bénédiction du monde, ce même monde qui lui offrait à son tour un modèle en chair et en os à suivre. Il rompit avec Rosa, coupa les ponts avec son ancienne vie de villageois et s’acharna à y arriver coûte que coûte.

Le vieux se tut. Son récit s’achevait ici, dans les réminiscences de son regret. Il pleurait de chaudes larmes qui brillaient dans sa barbe de sorcier. Hector, assis près de lui dans la gare depuis plusieurs heures à attendre, jeta un coup d’œil rapide en direction de Gabriel et remarqua ses habits de clochards. Ils étaient à Paris où l’hiver mordait les joues et grignotait les doigts. Le vieux tenait certes un billet pour train mais le train qu’il attendait n’existait plus depuis des décennies.


 
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   Anonyme   
14/6/2016
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Pourquoi Gabriel est-il ruiné au moment de retourner en Europe ? Hélène ne m'a pas fait l'impression d'une croqueuse de diamants, et il n'est dit nulle part qu'il néglige son travail... C'est assez logique au vu de la situation, j'en conviens, mais enfin ce n'est pas explicite.

J'ai apprécié l'écriture insolite, riche en images, en raccourcis saisissants : la poussière de la lâcheté qui étouffe Gabriel, par exemple, je trouve cela bien vu.
murmurait à l’oreille des innombrables moustiques son nom : joli !
Ses joues étaient glaciales, sa face velue de rancœur et ses yeux autrefois émeraude, avaient été noircis par tant de mépris. : oui !

En revanche, j'ai l'impression que, souvent, dans le souci de suivre votre pensée au plus près, vous ne vous préoccupez pas tellement de l'expression, vous lâchez tout ; moi, lectrice, je me suis retrouvée dans une jungle plutôt touffue où je risquais par moments de m'égarer. Un exemple ci-dessous.
remarqua que cette terre minière plus affamée qu’un vampire qui avait déjà sucé le sang de beaucoup d’hommes, qui trahissait à chaque instant la confiance des enfants qui y étaient nés, cette terre vicieuse propre à vous poignarder dans le dos, était aussi plate et banale que celle de n’importe quel square municipal qu’il avait fréquenté
Pour moi, ce bout de phrase est trop articulé en propositions subordonnées : que qu' qui qui qui que qu'. Je pense qu'il serait intéressant d'alléger, soit en trouvant d'autres manières d'agencer les idées que par des subordonnées, soit en distribuant sur plusieurs phrases.

Au final, disons-le, le sujet ne me passionne pas, mais je trouve que votre écriture le porte et me fait toucher les tourments à la fois banals et uniques du protagoniste.

   hersen   
17/6/2016
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Bien que l'incipit ne me convainc pas, je me suis lancée dans cette histoire.

Les richesses générées par le sucre ou le cacao ou le café ou le caoutchouc...

je pense que l'auteur tient là un excellent sujet. Malheureusement, c'est d'une part un peu décousu, d'autre part un peu top focalisé sur une histoire d'amour pas très intéressante, ou en tout cas racontée comme telle.

En fait, pour moi, le début et la fin sont très intéressants ; dans le premier, on frôle une certaine "aristocratie" de l'expat et dans le second, les raisons qui ont poussées ce jeune homme à tout larguer; mais ce n'est pas assez développé, de mon point de vue.

Entre les deux, une histoire d'amour pleurnicharde qui n'apporte pas grand-chose et je regrette vraiment que l'auteur ne se soit pas lancé dans plus, beaucoup plus.

   Perle-Hingaud   
3/7/2016
 a aimé ce texte 
Bien
Bonjour !
Il y a un gros travail à faire sur la mise en page. Là, les "murs" arrachent les yeux...
Pour une lecture sur écran, il faut absolument aérer davantage vos textes, créer des paragraphes.
Sinon, j'ai bien aimé. Il y a une sorte d'emportement dans ce texte, un peu d'ailleurs dans le rythme des romans d'Amérique du sud (bon, je me comprends) ou de cet auteure française dont j'ai oublié le nom, celle qui a écrit "la grâce des brigands", je crois. - Véronique Ovalde- Des expressions, aussi.
Mais quelle idée de vouloir faire entrer un roman, une vie entière, dans une nouvelle de 22.000 signes ?
Bref, un drôle d'objet que vous nous livrez là.
Le baroque tenterait-il un timide retour ?
Merci pour cette lecture !

   MissNeko   
3/7/2016
 a aimé ce texte 
Bien
Bonsoir

La lecture de votre nouvelle n est pas facilitée par sa mise en page : c' est un gros pavé qui n est pas évident à lire sur un écran. J ai failli me perdre à plusieurs reprises.
Sinon la plume est belle même si parfois elle flirte avec un côté confus.
L ensemble de l histoire est de qualité.


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