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Réalisme/Historique
Philo : La Garde Noire de Peralda
 Publié le 31/12/08  -  3 commentaires  -  33265 caractères  -  51 lectures    Autres textes du même auteur

1143, Pons de Peralda, officier chrétien au service de l'empire almoravide, s'est constitué une garde personnelle d'esclaves noirs.
Extrait d'un roman à paraître...


La Garde Noire de Peralda


Le sol bouge, sous les pieds de Pons. De son perchoir improvisé, il peut mieux voir ses terres de la campagne de Marrakech, ses orangeraies, ses bananeraies, les champs de blé et de sorgho. Cette plate-forme est un peu mouvante, mais il aime à y monter. En dessous de lui, des épaules souffrent, des dos se cambrent, des corps se serrent. Il marche sur un parquet de boucliers, soutenus par les deux cents bras de sa garde noire. C’est un exercice fréquent qu’il leur impose : supporter les charges les plus variées sans plier ; aujourd’hui, il est seul, mais il lui est arrivé d’être accompagné de visiteurs de marque, ou même de faire monter des chevaux. C’est l’exercice de la tortue. Quand Pons a appris que les légionnaires romains s’y adonnaient fréquemment - « Il leur arrivait de devoir soutenir des chars avec leurs équipages ! » - il a décidé de l’imposer à sa garde particulière. Le toit de boucliers que ses hommes forment au-dessus d’eux peut résister aux jets de tuiles, de projectiles divers, aux chutes de pierres de toutes tailles. Tout glisse ou rebondit. Les boucliers constituent une carapace d’écailles articulées qui défie tous les agresseurs. Pons est satisfait, il frappe deux fois avec son épée, ses gardes s’agenouillent et les boucliers en cuir s’abaissent, puis forment une rampe jusqu’au sol. Les Noirs ont formé deux carrés de cinquante hommes, et ils attendent les ordres de leur maître. Ils passent d’une formation à l’autre, se placent en colonnes, en cercle, en carré, en lignes ou en tortue. Des années d’exercices, d’entraînements répétés, ont permis ces enchaînements sans erreur ni hésitation.


Les plus anciens sont à son service depuis douze ans, quand Pons, à son retour de Figuig, a résolu de s’entourer d’une garde qui lui serait spécialement dévouée. De ceux-là, il ne reste, depuis la mort de Sedar, que Maba et un archer mandingue. Ils étaient au départ dix prisonniers, dix esclaves destinés aux travaux pénibles et aux coups de bâton ; ils avaient été capturés aux limites du Pays des Noirs, enlevés dans l’Empire du Ghana par Zinedine et ses acolytes. À cette époque, le grassouillet trafiquant ne craignait pas de partir lui-même en expédition, et de défier le richissime empereur noir et ses troupes pour ramener à Sigilmassa des prises précieuses. Il était moins gros, et savait courir vite quand le danger pointait, car il risquait beaucoup s’il était pris. Maintenant, Zinedine se contente de revendre, il achète à des pillards et prend sa commission. Pons lui fait confiance : le jugement de Zinedine est sûr, et jamais les esclaves qu’il lui a fournis ne l’ont déçu.


Ces dix premiers hommes, à part Maba, étaient de parfaits novices. Aucun d’entre eux ne connaissait grand-chose au maniement des armes. Pons les avait confiés aux Murabituns, en surveillant étroitement leur instruction. Les Murabituns savent entraîner les Noirs, leur infanterie en réunit des milliers. Mais Pons voulait en faire ses gardes du corps, dévoués jusqu’à la mort. Il les avait vite retirés des mains des officiers maures, et les dix hommes aux vêtements déchirés, marqués du fouet de leurs instructeurs mahométiques avaient découvert éberlués les orangeraies de Pons de Peralda. Ils étaient passés en quelques semaines de leur village de paillotes au camp du djund mauresque, pour arriver, meurtris et ébahis, assis par terre au milieu du domaine de leur maître : l’officier de l’émir Ali, Pons de Peralda. Pons avait solennellement fait enlever les anneaux et les fers qui leur écorchaient les chevilles, couvertes de croûtes de sang séché. « Je vous ôte aujourd’hui vos chaînes, à jamais ! Soyez-moi fidèles et loyaux, et jamais plus vous ne serez maltraités ! ». Il avait dû répéter plusieurs fois, en ajoutant des gestes de plus en plus larges et nombreux. Vu de loin, on aurait pu le prendre pour un jongleur jouant une pantomime. Les Maures qui l’observaient pouffaient derrière la manche de leur habit. L’un des Noirs s’était alors levé, il s’était incliné vers Pons, puis s’était adressé aux autres, traduisant les propos de leur maître. C’était Maba, il comprenait suffisamment l’arabe et parlait le mandingue et le sonninké.


Son médecin personnel les avait examinés l’un après l’autre, debout dans la cour, dans leurs habits poussiéreux. Des femmes lavèrent leurs plaies, le docteur Al-Razi les saupoudra de propolis pour hâter la cicatrisation. Des tailleurs mauresques prirent leurs mesures, et tracèrent à la craie les patrons de leurs vêtements sur de larges pièces de tissu indigo. C’était la toile la plus chère, celle que portait la noblesse murabitun, que l’on déroulait et découpait de cette façon pour vêtir des esclaves. Pons l’avait voulu ainsi. C’était sa façon d’humilier les Maures : en habillant de leur couleur préférée les hommes de la plus basse condition. Aujourd’hui encore, bien des années après, Pons ne peut leur pardonner leur fuite éperdue devant le groupe d’Unitariens qui les avait surpris à l’oasis. Les dix esclaves ont été tenus enfermés encore quelque temps. Ils sortaient le matin et, sous la conduite de mercenaires chrétiens, étaient devenus des piquiers. Maba s’était imposé comme leur chef, et Pons lui avait remis la large ceinture de coton rouge qu’il arbore encore aujourd’hui. Ces hommes avaient appris les différentes escrimes, à la lance courte, la lance longue, l’épée courte, au bouclier. Ils s’étaient essayés à l’arc, les plus doués y avaient été entraînés séparément. Pons était parti en campagne dans le Souss peu après, et au premier combat trois d’entre eux étaient morts, Maba y avait reçu sa première blessure. Pons avait compris qu’il les avait engagés trop tôt. Il les avait renvoyés à l’entraînement, avait acheté treize autres hommes, et fait venir deux officiers mahométiques. Pons avait découvert dans la bibliothèque de l’émir Ali les livres de Végèce dédiés à l’empereur Valentinien, et s’était appliqué à en suivre les indications. L’alliance de la discipline romaine et du fouet mauresque avait permis d’obtenir le résultat escompté.


Pons leur a redonné des armes africaines : des lances avec une large pointe, de la forme d’une feuille, des couteaux peuls dont le fourreau est attaché à l’avant-bras, des haches au manche très court, des épées moyennes aux poignées renforcées de fils de cuivre ou de laiton, des poignards de jet aux formes étonnantes. Il leur a fait distribuer des gilets matelassés et des hauberts, qu’ils revêtent sous leurs grands vêtements indigo. À chaque soir de bataille, Pons compte les hommes perdus, et il convoque Zinedine au retour de l’expédition. Chaque perte est largement compensée. Il a rêvé d’une armée personnelle exclusivement noire. Mais il n’a pas les moyens de la former. Le seigneur franj se contente donc de recruter une garde de plus en plus importante. Celle-ci l’entoure, fait un mur vivant autour de lui, à l’abri duquel il se jette dans les mêlées. À un contre cinq, ils ont rejeté des guerriers unitariens dans les eaux de l’Oued Dadès, bien au sud. Ils les ont achevés à partir de la rive à coup de poignards de jet, après avoir attaché le manche à une corde pour le récupérer après le tir, ils ont déchiqueté les hommes et les bêtes qui surnageaient. Les lames courbes, ressemblant à des faucilles, partaient par rafales vers leurs cibles. L’oued a rougi, les chevaux et les hommes morts se sont mis à dériver. Pons n’était pas venu sur les bords de la rivière par hasard. Un des hommes qu’il recherchait particulièrement était parmi ceux que le courant emportait, les vêtements déchirés, le tronc, les cuisses, les bras ouverts par les coups de poignard. Depuis douze ans, il n’a jamais préparé ses expéditions sans espérer débusquer un des Unitariens présents à Figuig ce jour maudit. Il lui en reste encore un à retrouver. « Plus qu’un… » Quelques semaines encore, et il retrouvera l’oasis. Cette fois il sera à la tête d’une véritable armée.


Sa garde s’est déployée. Elle attend ses ordres. Maba s’est avancé de trois pas, sa large ceinture écarlate lui couvre plus de la moitié du ventre et le haut des hanches. C’est le chef de la centurie. Dans les rangs, deux autres noirs arborent une ceinture moitié moins large, ce sont les chefs de cinquante. Les chefs de dix ont un large galon amarante sur les manches, les chefs de quinte une bande étroite à la hauteur du coude. Des fanions de même couleur ornent les lances des gradés, qui servent de guidons, permettant aux gardes noirs de serrer leurs chefs pendant la bataille. Pons a fait peindre les boucliers du premier groupe de cinquante d’un brun foncé presque noir, et ceux du second groupe en jaune vif. Ce sont les couleurs de Pons, c’étaient celles que lui avait jadis imposées Deborah. « Elles m’ont sauvé la vie, jadis », il y est resté fidèle depuis l’Espagne. À quoi d’autre est-il resté fidèle, depuis ? Il se mord les lèvres, son genou se manifeste douloureusement. « Je porte toujours ces couleurs. Je suis connu ainsi, pourquoi en changer ? » Ces couleurs sont-elles le dernier lien qui le rattache à cette femme ? Que s’imaginait-il en quittant Medina del Tago, en l’emmenant dans le Maghreb ? Rien, justement, il ne s’imaginait rien d’autre que la fortune immédiate, la réussite dont il rêvait. L’amour s’est dissipé au fur et à mesure des années. Il n’a été guidé que par le désir de quelques nouvelles compagnes, et par celui de s’assurer une descendance digne de lui. « Pourquoi penser à tout cela ? À cause de la couleur des boucliers ? » Qu’importe qui les lui a imposées, ce sont les siennes maintenant. Qu’importe, réellement ? Non, le lien existe toujours. Même s’il ne se manifeste que par la teinte de boucliers en cuir d’antilope lamta.


On lui amène son cheval, un barbe gris, quelque peu âgé. Celui-ci a compris : bien dressé, il s’agenouille pour l’aider à monter. L’effort de Pons est moindre. Il domine maintenant sa garde, et fait signe à Maba de donner l’ordre du retour. Une dizaine de boucliers jaunes se rassemble à sa droite, une dizaine d’autres sur sa gauche, le reste se forme en deux colonnes derrière lui. Le porte-étendard sort de son étui un pavillon jaune et noir, et le déploie. La troupe se met en route, et une nouvelle fois Pons ressent l’impression de puissance qu’il affectionne. Protégé par sa garde, il se sent invincible. En marche, du haut de son cheval, il domine ses hommes. L’acier des lances brille dans le soleil, les longs boucliers balancent suivant la cadence des pas. La poussière s’élève du chemin, on doit les voir de loin.


Il se sent invincible. Dans peu de temps, il prendra la tête des colonnes que va lui donner Reverter. « Il doit être heureux de me voir partir, l’imbécile ! » Avec une armée d’Andalous, de chrétiens et sa garde personnelle, il va réaliser le coup d’éclat qui lui rendra les faveurs de l’émir Ali « ou de son successeur… Tashfin est bien plus brillant qu’Ali. C’est un vrai chef de guerre, quand Ali ne sera plus, ce sera un nouveau commencement. » Il hésite. Combien de temps peut encore vivre Ali ? Quelques semaines, quelques mois ? Al-Razi a lâché des informations. Il était ému, trop ému. Al-Marwan a convoqué les autres médecins de Marrakech pour leur demander leur avis. Une boule de chair de la taille d’une petite orange avait été retrouvée dans les selles de l’émir. Que cela signifiait-il ? Le sultan s’épuise, il souffre de plus en plus, s’amaigrit d’une semaine à l’autre. « C’est la fin, cet intriguant de Reverter va perdre son bienfaiteur… » Les rois aiment inaugurer leur règne avec des exploits. Tashfin sera satisfait. Figuig sera certainement la première victoire remportée en son nom par un de ses officiers rums. Les Unitariens reculeront, paniqués. Lui, Pons de Peralda « El Kafir, comme ils m’appellent ! » les effraie.


Il admire à nouveau la façon dont marchent ses gardes. Sans gêner le cheval, ils l’entourent d’un rempart vivant et souple, ils se rapprochent, s’éloignent, comme une ondulation. Leurs cheveux tressés forment comme une perruque épaisse, solide comme un casque. « C’est solide, des cheveux, j’ai eu l’occasion de le vérifier. » Sa garde ne passe jamais inaperçue. Les paysans relèvent la tête. Pons imagine leur envie et leur frustration. Les guerriers noirs vivent mieux que la plupart des Murabituns. Plus riches, bien nourris, luxueusement vêtus, ils sont dressés à tuer impunément des hommes libres. Ils sont toujours en groupe, aucun Maure n’ose les défier. Tous ces hommes, Mandingues, Peuls, Wolofs, Haoussas, forment une étrange famille unie par leur exil commun. Leur misère est devenue leur force, Pons de Peralda leur a rendu leur honneur et leur dignité. Ils ne baissent pas les yeux devant un seigneur lamtuna, et celui-ci devant ces hommes bardés d’armes préfère les contourner sans donner l’impression de les avoir remarqués. C’est un clan fermé, qui inflige à tout nouvel arrivant ses propres rites d’initiation. Pons le sait, mais il les laisse faire. Maba ne les laissera pas se détériorer trop entre eux. Pons leur a fait apprendre l’arabe et le tamazight pour se faire comprendre des Maures, mais ils emploient le patois roman de Moissac quand ils s’adressent à lui. À deux mille lieues de la frontière sud du royaume de France, cent noirs issus de dix peuplades parlent la langue des troubadours. Ces guerriers farouches et brutaux martyrisent cette langue de poètes, mais qui le sait à Toulouse ? Leurs accents étranges, les mots qu’ils déforment font sourire Pons. Leur syntaxe est sommaire et ils mélangent occasionnellement les différentes langues, mais leur idiome renforce encore leur sentiment de groupe. Ils s’enseignent maintenant les uns aux autres. Jadis, Pons a passé des demi-journées entières, avec l’aide d’un juif andalou – pédagogue renommé - à leur en inculquer les rudiments. Les officiers mauresques ne peuvent toujours dissimuler leur agacement de les entendre converser entre eux ou obéir aux ordres donnés dans cette langue qu’ils ne saisissent pas. Ils sont une secte militaire, vivant pour la guerre, sans autre raison de vivre que le dévouement absolu au maître qui lui a tout donné. Personne ne tente de s’évader ni de déserter, car ils sont terrorisés à l’idée des conséquences. Pons n’accorde aucun pardon à ceux qui tentent de le quitter. Cela n’est pas arrivé depuis longtemps.


Maba traîne toujours un peu la jambe. Il s’est écarté de la colonne pour mieux l’inspecter ; il la regarde passer, se place derrière elle, revient d’un pas rapide pour faire une remontrance à quelqu’un en critiquant son allure, puis revient près de Pons. Le grand guerrier Peul marche mal, il ne se remet pas bien. La flèche qui lui a traversé la cuisse ne devait pas être saine. Les archers de Pons salissent toujours la pointe des leurs avec des poisons végétaux, de la terre de cimetières, des morceaux de viande pourrie, voire leurs propres excréments. Tout le monde fait pareil avec ses armes. On veut transmettre des miasmes aux ennemis, et leur donner une mort lente si on ne peut leur procurer un trépas rapide. Al-Razi a déjà vu Maba, à leur retour du Djebel Tazzeka. Le médecin mauresque a nettoyé la plaie, il est allé profondément avec une pince et des instruments de chirurgie pour en sortir les humeurs. Maba semblait aller mieux. Maintenant, il semble à nouveau gêné. Pons sait qu’il ne se plaindra pas, qu’il attendra que son maître lui demande des nouvelles. « J’ai besoin de Maba…il faut qu’Al-Razi le guérisse ! » Pourvu que sa jambe ne se gangrène pas. Pons connaît trop bien cette odeur douçâtre et écœurante de chair corrompue. Malgré tous les soins, la propreté qu’il exige, des plaies parfois ne se ferment pas, et se décomposent sur l’os de l’homme blessé, qui souffre horriblement, perd ses forces et rapidement connaissance. Il est arrivé de devoir faire amputer des bras ou des jambes, pour tenter – parfois sans succès - de sauver la vie du guerrier. Tous les hommes de guerre connaissent cette maladie terrible, qui en emporte beaucoup dans les jours qui suivent les batailles. Pons se raisonne « C’est une plaie profonde, au milieu du muscle. Il est normal qu’elle cicatrise lentement. Maba devrait se reposer davantage. Comment peut-il aller mieux, s’il ne prend pas soin de lui ? » Il se dit que Maba commence à porter son âge. Plus de la moitié de ses cheveux sont blancs.


Tous les autres guerriers sont plus jeunes que lui. Pons n’a jamais pu savoir, même approximativement, quand Maba est né. Il ne l’a jamais dit, ni laissé entendre qu’il connaissait son âge réel. Le Noir ne se révèle pas facilement, il garde ses mystères ; il peut rester de longues heures à rêver en contemplant l’horizon. Pons s’est souvent demandé pourquoi il n’a jamais cherché à s’enfuir, ni demandé sa liberté. Maba aurait pu aussi prendre la tête d’une révolte, car il a assez d’ascendant sur les autres. Pourtant l’officier noir a choisi de rester d’une fidélité absolue. Pons se souvient : en lui, rien n’exprimait la crainte quand il est arrivé, lié aux neuf autres esclaves par des liens de fer. Il a appris bien plus vite que les autres le maniement du bouclier, et celui de la lance. Trop vite, oui, bien trop vite. Il connaissait ces arts avant sa capture. Maba doit être issu d’une famille noble, ou bien être un guerrier. Pourquoi s’est-il laissé capturer, aux confins de l’empire des Murabituns, sans proposer de rançon ? De tous, il est celui que Zinedine a attrapé le plus aisément. « J’hésite à te le vendre pour faire un garde, il est doux comme un agneau ! », telles furent les paroles du trafiquant. La peau de « l’agneau » finit par craquer et révéler le pelage d’un lion. Maba errait à pied, à la frontière du Pays des Noirs, pourvu d’un maigre bagage. Quand la caravane de Zinedine l’a cerné, il n’a pas cherché à s’enfuir, et s’est laissé attacher au reste de la colonne de prisonniers noirs. Cette passivité apparente a surpris Zinedine, qui en parle encore aujourd’hui. « On aurait cru qu’il souhaitait être capturé ! » Pourquoi marchait-il seul ? Voulait-il être pris ? Maba n’a jamais rien avoué. C’est un Peul. Il craint la honte plus que tout.


Maba est revenu au centre de la colonne qui serpente au milieu des bananiers. Cette troupe est une masse compacte, animée d’un esprit de corps, qui réunit les tribus différentes qui la composent. Pons s’amuse en pensant que les « boucliers noirs » aiment à exciter et provoquer les « boucliers jaunes », que les Mandingues et les Wolofs se secouent de temps à autre, que certains se veulent plein de finesse et d’esprit tandis que d’autres se proclament les plus durs au travail et à la peine. Les querelles tribales n’ont pas cessé, leur mise en servitude ne les a pas éteintes. Elles réapparaissent à chaque instant. Mais au coup de trompe ou de sifflet de Maba, à sa voix, au moindre péril, cette légion se regroupe autour des guidons. « Ils ne vivent que pour moi… la centurie est leur raison d’être. Où iraient-ils ? Que feraient-ils maintenant ? On ne les attend plus nulle part, ils sont oubliés dans leurs villages. Leurs femmes se sont remariées et leurs enfants - s’ils en avaient - ne doivent plus se souvenir d’eux ! » En est-il si sûr ? Pons hésite. Peut-être y a-t-il, à des dizaines de jours de marche d’ici, des garçons qui conservent encore, depuis des années, dissimulé au fond d’un sac ou cousu dans un pagne, l’amulette que leur père leur avait donnée, ou le bout de bois qu’il leur avait taillé, avant de partir chercher du bois, travailler un bout de champ ou conduire des vaches ? Cet infime trésor d’enfant est le lien précieux qui les rattache à un homme. Cet homme qui n’est jamais revenu et qui, maintenant, est ici, enrôlé dans l’armée personnelle du seigneur Pons de Peralda.


Le maître blanc se reprend. Ce sont là des histoires d’enfants ! Son propre père l’a bien éloigné et laissé grandir seul, au milieu de garçons d’écurie, de pages, d’écuyers et d’hommes d’armes brutaux. De Castres à Marrakech, Pons de Peralda a tracé son sillon. Les hommes de sa propre garde n’ont pas d’autre famille que leurs compagnons d’armes, pas d’autre père que lui. Quand ils quitteront son service, par blessure, par limite d’âge et de forces, il leur permettra de fonder leur foyer, tout en restant sur ses terres. « Limite d’âge… suis-je devenu idiot ? », Pons ressent son genou. « C’est moi qui atteins maintenant la fin de ma destinée. Ai-je encore deux ou trois années complètes devant moi, et dans quel état ? Cette garde est ma béquille. J’ai encore, grâce à elle, la possibilité d’être un homme de guerre. Je n’ai plus beaucoup de temps à perdre ! », et s’il abandonnait tout ? S’il les libérait, leur permettait d’épouser les compagnes noires qui partagent leurs couches ? S’il quittait Marrakech pour finir sa vie au milieu de sa campagne, de ses vergers, de ses terres, de ses concubines ? Parmi ses esclaves noirs qui jetteraient la lance pour saisir la houe et devenir des paysans ? Ce n’est plus possible, il a lancé le défi de conquérir Figuig, Pons se doit de mener cette expédition. En outre, ses hommes pourront-ils reprendre une vie ordinaire ? « Ils ont goûté au sang, la paix les ennuiera. Ils ne redeviendront pas comme avant. À ma mort, Yacub sera bien servi. Cette garde lui sera aussi fidèle qu’à moi. Il la connaît déjà très bien. Il fera ce qu’il voudra d’eux. Je sais qu’il les traitera comme il faut. »


À leur passage, les paysans relèvent la tête. Pons voit leurs fronts trempés, leurs burnous humides sous les aisselles, la poussière qui leur fait des masques jaunâtres. Ils regardent ces Noirs qui défilent, la tête haute, le bouclier autour du cou, le tambour autour de la taille, chargés d’épées, d’arcs et de flèches, la lance droite, entourant leur maître. Pons ressent leur amertume et leur envie, quand ils contemplent ces esclaves incroyants bien nourris et richement vêtus. « Ils en ont ri, au début ». Maintenant, ils les craignent. Ils font la police du domaine, et quand ils accompagnent l’intendant du maître blanc, ils n’hésitent pas à jouer de la trique si les paysans rechignent à montrer l’état des récoltes ou celui des troupeaux. Toute la campagne sait que des opérations de guerre vont bientôt commencer. Chacun cache son or et ses bijoux. Les impôts de l’émir Ali vont-ils suffire à payer ces nouvelles expéditions ? Pons sent que tout le monde en a assez de ce conflit qui dure depuis vingt-trois ans. Entre la guerre en Espagne, où l’autorité des Murabituns agonise, et celle contre les Unitariens, toute la richesse du pays ne sert qu’à payer des mercenaires, acheter des armes et conduire des offensives aux résultats désastreux. Ali considère le Maître de Tinmel comme un simple révolté, Abdel Mumen juge les Murabituns comme autant de misérables impies. Ses émissaires parcourent les campagnes et s’introduisent dans les villes, promettant le salut et le paradis à ceux qui mourront dans la lutte contre le pouvoir officiel. « Le Paradis ! C’est bien ce dont ils rêvent tous ! », comment lutter contre cela ? « Heureusement que mes hommes restent en dehors de tout cela ! » Pas de débat religieux dans sa centurie. Ils ne sont pas mahométiques, Pons a veillé soigneusement à ce qu’aucun imam ne s’approche jamais d’eux. « Mais j’ai des chrétiens maintenant », peut-être s’est-il trompé en achetant ces dix hommes arrivés du Darfour ? « Ils sont ici depuis peu, et ils suent sang et eau pour devenir de vrais guerriers. Ils n’auront pas le temps de discuter religion, et d’ailleurs, dans quelle langue ? » Cette pensée l’amuse. Ces jeunes recrues n’influenceront pas la vieille troupe. Les plus anciens y veilleront. « Ils ne chercheront même pas ! » la bonne graine ne tombera pas dans la bonne terre ! Le souvenir de cette parabole achève de le faire sourire. Non, ses hommes ne sont pas des sujets de conversion. Pons restera leur seul maître, le Maître, comme chacun doit l’appeler.


Des bâtiments apparaissent au loin, au creux d’un vallon. C’est le cœur des propriétés du caïd Pons de Peralda. Des constructions pour recevoir les récoltes, des logements pour les fellahs et leurs familles, un palais campagnard pour leur maître, où il réside avec sa suite et ses gardes. Des oliviers d’un côté, des orangers et des citronniers sur l’autre versant, Pons a sa richesse constamment sous ses yeux, quand il vient passer quelque temps ici. C’est aussi le camp d’entraînement de ses hommes. Il a gardé des officiers mauresques, qui se chargent des nouveaux venus. Pons les aperçoit. Les dix hommes du Darfour portent encore la tenue de toile grise que Zinedine leur avait donnée. Ils sont exténués, les Maures les ont fait avancer au pas de course pendant des heures, lourdement chargés d’un sac plein de pierres. Un jour sur deux, on leur impose cet exercice épuisant. Pons voit plusieurs d’entre eux qui ne peuvent plus avancer. Ils tombent à quatre pattes, se relèvent avec l’aide d’un de leurs compagnons, couverts de terre et de poussière ; leurs poitrines se soulèvent péniblement pour tenter de happer l’air desséché et brûlant. « Je dirai aux Maures de les laisser se reposer quelques heures… » Pons veut être un maître bienveillant. Il se demande s’ils seront prêts à temps, pour les suivre d’ici deux mois. « Dix hommes de plus, c’est peut-être important… », sauront-ils manier assez bien l’épée ? Arriveront-ils à suivre la troupe ? « Ils ne doivent pas nous ralentir, notre vitesse sera celle du plus lent d’entre eux ! » On ne peut imaginer abandonner un seul homme sur le bord de la route. Il l’a toujours défendu. Si un de ses gardes faiblit, les autres doivent le soutenir, porter ses armes ou ses sacs, l’aider à marcher s’il le faut. Les gradés sont responsables. Encore faut-il que les traînards ne soient pas trop nombreux. S’ils peuvent bien tenir la lance, faire corps avec les autres, ils seront emportés et pris dans le mouvement. « Avec l’avis de Maba, j’en placerai cinq dans chaque demi-centurie ». Un pour dix, ce ne sera pas assez pour affaiblir l’ensemble. Il faut qu’ils tiennent comme il faut le bouclier, pour ne pas faire de trou dans la muraille impénétrable qu’ils savent former, et sur laquelle dévient tous les projectiles et tous les coups. « Il faut des hommes sûrs… » Dix nouveaux, ce n’est pas négligeable. L’amalgame entre les nouvelles recrues et les anciens s’est toujours bien fait. Il en sera encore une fois ainsi.


Ils sont enfin arrivés. À l’ordre de Maba, ils se rassemblent près du puits, et se rafraîchissent vigoureusement. Ils s’aspergent, rient, plaisantent. Un Mandingue au bouclier jaune semble en vouloir à un Bwa au bouclier noir. Le ton monte. Ils se secouent. L’un deux fait le geste de saisir son poignard de jet, l’autre relève son bouclier et abaisse sa lance. On les sépare. Deux gradés à la manche galonnée de rouge les sermonnent. On convient d’un arrangement. Les autres s’écartent et forment cercle. Le Bwa et le Mandingue déposent chacun leur arsenal. Le Bwa est un archer, il a fini avant le Mandingue qui a deux haches et deux lourds poignards de jet à quitter. Le Bwa va se précipiter sur son adversaire : il est retenu. Le Mandingue est prêt. Ils n’ont gardé que leur bouclier. C’est avec celui-ci qu’ils vont s’affronter. Pons n’intervient pas. Il laisse les gardes noirs régler ainsi leurs différends : au bouclier, au bâton, ou à mains nues. L’issue est souvent rapide, elle n’est jamais mortelle et se borne à quelques meurtrissures de part et d’autre.


Les deux Noirs se font face. Pons observe les différences de style. L’archer porte son bouclier horizontalement ; redressé, il observe son adversaire. Le piquier s’est ramassé, il se présente de flanc, se couvre bien, ne laissant pratiquement rien dépasser. Chacun attend que l’autre tente le premier assaut. C’est le Mandingue qui le porte : il se détend d’un coup, percute l’archer, bouclier en avant. Celui-ci, trop relevé, doit reculer de plusieurs pas, il tente de s’accroupir pour passer sous son assaillant. Trop tard, le piquier crochète le pied d’appui de l’archer et le Bwa tombe en arrière, il arrive à éviter deux grands coups de bouclier que le Mandingue tente de lui porter, mais celui-ci finit par le sonner d’un large revers. Le Mandingue lève les deux bras en signe de victoire, ramasse son bouclier, et va chercher une calebasse d’eau pour la verser sur la tête du Bwa défait qui s’est rassis, l’air hébété. Les deux hommes rient, le Bwa se relève avec l’aide du Mandingue, et le reste de la troupe éclate à son tour en cris de joie. Pons aime les voir ainsi. Les compagnes noires de ses guerriers se rapprochent. C’étaient de jeunes esclaves, Pons a voulu offrir des vierges en récompense aux meilleurs de ses hommes. Elles se sont habituées à cette vie. Les hommes sont parfois absents plusieurs mois ; elles travaillent alors aux champs, aux côtés des fellahs. Elles sortent de leurs paniers des pots en terre cuite ; les guerriers se régalent des dattes, des oranges confites, des rayons de ruche ruisselants de miel qu’ils mâchent longtemps avant de recracher des boulettes de cire. L’un d’eux se fâche : sa compagne a renversé une fiole de lait sur la poitrine du guerrier, maculant de blanc délayé et de taches de graisse le superbe tissu indigo. Sous les rires il se relève, se saisit d’une badine et flagelle la maladroite. Pons, une nouvelle fois, laisse faire les choses. « Un esclave n’est jamais un bon maître. » Qui, d’ailleurs, pourrait imaginer que les guerriers noirs de Pons de Peralda subissent la loi de la servitude ? Maba est resté seul. Il n’a jamais gardé longtemps ses compagnes. Il les laisse libres au bout de quelque temps, et elles rejoignent un autre guerrier. Ces filles ne peuvent rester célibataires. Qui les protégerait ? D’où tireraient-elles leur subsistance ? Pons ne s’en occupe plus, une fois qu’il les a données à ses gardes. Pour du mil, du sorgho, un peu de viande et des habits, elles se proposent à la troupe. Les hommes se les prêtent, ou même souvent se les échangent. Les filles obéissent et partent avec leur nouveau maître.


Elles ne peuvent qu’espérer que le nouvel homme qui se soulagera dans leur ventre soit aussi bienveillant que le précédent. Leur désir et leur goût ne comptent pas. Leur vie est celle des prostituées logées à demeure, et payées par le maître blanc, pour le plaisir de ses serviteurs noirs. En cet instant, elles s’offrent quelques moments de comédie, ou de songe éveillé. Elles servent leur guerrier, contrefaisant une situation de couple dont elles rêvent sans doute. Avoir un homme, pour elles, un homme à jamais, et non cent dont elles peuvent devenir la paillasse à tout moment, selon leur caprice. Elles sont passées de la virginité à la prostitution purement alimentaire ; peu d’entre elles ont des enfants. Ceux qui naissent vivent peu de temps. On les trouve parfois morts la bouche remplie de sable. Les mères prétendent qu’il s’agit d’un accident. Tout le monde se contente de cette explication. Mais la plupart du temps, ils ne résistent pas aux fièvres, se perdent en diarrhées, s’affaiblissent et meurent. Les enfants conçus et nés sans amour n’ont jamais beaucoup de chance de subsister ; personne ne veut d’eux, ni vivants, ni morts. Un petit cimetière a été créé derrière la propriété. Les tombes creusées à la hâte disparaissent en quelques semaines. Rien ne rattachera les fiers guerriers de Pons de Peralda à leurs compagnes ni à ce lopin de terre : ni l’amour d’enfants, ni celui des femmes qui traversent leur vie.


L’une d’elles peut tenter de s’échapper. C’est rare, mais cela arrive. On la retrouve à chaque fois : affamée, redevenue esclave de Maures sans bienveillance, elle est ramenée à la propriété de Pons. Alors, elle est livrée à la troupe pour une orgie qui dure deux jours et deux nuits. Violée cent fois, elle ne recommence jamais. Pour la seconde évasion, elles choisissent le suicide, par le poison ou par le couteau, seul moyen d’être définitivement libre. Trois d’entre elles ont choisi cette voie. Leurs tombes forment une petite butte à cent toises des derniers bâtiments. Les autres femmes s’y rendent parfois, s’y asseyent et parlent entre elles de longues heures. « On a toujours sacrifié des vierges pour la réussite des expéditions et le succès des armées, pour calmer les tempêtes et permettre l’appareillage des navires. Ces femmes sont comme cela. C’est comme un sacrifice antique. » Ce soir, le roum Pons de Peralda, seigneur blanc incontesté de cent guerriers noirs, a l’âme grecque. Les tourments de cent femmes, pour la réussite d’une grande mission, lui paraissent soudain d’une grandiose nécessité. L’enchaînement des choses, des événements, a conduit à cette situation. Pour la réussite de sa destinée, pour garder la fidélité de ses hommes et pour leur satisfaction, rien ne peut être négligé. Et pour cela, la garde noire de Pons de Peralda, qui va faire face à son destin, a droit à ses victimes sacrificielles.


Pons a trouvé les œuvres de Végèce, ses « Constitutions militaires », dans la bibliothèque de l’émir Ali. Il y a découvert aussi des tragédies antiques. Le seigneur blanc voit dans le défi qu’il lance à la face du monde, une dernière provocation lancée à toutes les puissances de l’Univers. « Avec cette centurie noire, je soulèverai le monde de son socle ! »


 
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   xuanvincent   
1/1/2009
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Quelque peu prise en cette période de fêtes... mais j'essaierai de lire cette nouvelle (qui, comme les épisodes précédents, me paraît intéressante) plus tard.

PS (après avoir pris le temps de lire ce texte):

J'ai apprécié retrouver les aventures de Pons de Peralda, dans le Maroc médiéval. Le personnage dans cet extrait de roman semble assez nostalgique. Peu d'action anime cet épisode, si ce n'est vers la fin la lutte entre les deux soldats. Pas d'intrigue sentimentale non plus, même si les femmes sont présentes dans l'évocation des souvenirs du héros.
Cette nouvelle m'a paru bien écrite et certainement bien documentée comme les précédents épisodes.
Certains paragraphes, comme pour les extraits précédents, m'ont toutefois semblé un peu longs.

   David   
2/1/2009
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Bonjour Philo,

J'ai commencé cet épopée de Pons de Péralda par "le maitre de Tinmel" mais je ne pense pas que la chronologie de l'histoire soit aller plus loin, la prise de Figuig était dans l'épisode précédemment paru, mais celui-là est riche par ses à-côtés, Pons se révèle (encore) sociologue, historien, un paradoxe d'homme de guerre humaniste.

   Philo   
3/1/2009
Les épisodes ne sont pas publiés dans l'ordre chronologique. La porte du Vent est le premier chapitre du roman. Le lecteur peut maintenant s'essayer à reconstituer le cours de l'histoire...
Le roman est terminé depuis qlq jours. Il reste à le retravailler un peu ( ou beaucoup).
Le personnage est-il un humaniste, ou quelqu'un dévoré par son ambition, qui se voit vieillir et qui veut lancer un ultime défi au monde et à Dieu ( posture du héros de la tragédie grecque) ?


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