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Horreur/Épouvante
REDBUCHE : Série B
 Publié le 19/06/13  -  3 commentaires  -  48711 caractères  -  98 lectures    Autres textes du même auteur

J’ai cherché dans l’amour un sommeil oublieux ;
Mais l’amour n’est pour moi qu’un matelas d’aiguilles
Fait pour donner à boire à ces cruelles filles !  

Charles Baudelaire, Les fleurs du Mal, CXIII.


Série B


Je jouais depuis environ quatre heures.


Le piano résonnait dans l’atmosphère enfumée du bar de Luigi. Mes phalanges continuaient leur ballet hypnotique, sur un rythme lascif et envoûtant. La mélodie qui prenait forme sous mes doigts évoquait la douce amertume d’une soirée sur Sunset Boulevard quand le cinéma était encore muet. Une soirée enivrée d’alcool et de musique, où les costumes et les robes scintillantes des danseurs traçaient des traînées de couleurs, sur fond de clair de lune. Une soirée à l’ambiance saturée des fragrances capiteuses du parfum des femmes, de leurs rires cristallins et des envolées lyriques de leurs voluptueuses cigarettes. J’entamais un morceau dans un tempo assez lent, quelque chose de calme, un peu mélancolique. Un air recommandé par le patron les jours de semaine pour détendre le client usé par le boulot.


J’en profitais pour observer çà et là les derniers clients épars dériver négligemment vers les îles lointaines de leurs existences. Deux couples, à l’une et l’autre extrémité de la salle, semblaient rivaliser d’indifférence, plongés dans l’intimité de leurs rêveries romantiques. Plus loin, accoudés au bar, deux hommes et une femme, silhouettes familières échouées ici en cherchant vainement à fuir leur quotidien misérable, sondaient d’un regard trouble le verre grossissant d’une réalité décevante, reflet de leurs ambitions brisées. C’était pour eux que je jouais, en tentant vainement de leur offrir un instant léger d’évasion, sachant pertinemment que la solitude est la meilleure condition pour apprécier la musique.


Un des types du comptoir louvoya tant bien que mal vers la sortie, soutenu par Luigi, le barman. Quelques instants après, c’était un des deux couples qui s’en allait, tous deux bercés par cette soif intarissable de désirs et de promesses. J’en profitai pour faire une pause, m’envoyer une clope et un scotch bien mérités.


– Pas très en forme ce soir, vieux, j’ai remarqué deux trois fausses notes !

– Ta gueule Luigi ! Et balance-moi un scotch, tu veux… Ça fait bien trois ans que j’en ai pas fait de fausses notes. Si tu m’écoutais un peu tu dirais pas de telles conneries… lui répondis-je, un peu nerveux.


Il se détourna en voyant que je n’étais pas d’humeur à rigoler.



Faut dire que j’en avais ma claque ce soir, de tous ces cons qui se pointaient boire leur coup, qui réclamaient leur chanson préférée, toujours la même soupe, alors que j’étais en train de leur jouer la quintessence des génies du jazz américain. Heureusement, ce soir on était vendredi, et comme chaque semaine, je m’octroyais le luxe de noyer mon cachet dans un torrent pur malt bondissant sur des rochers glacés. Plongeon revigorant. Je n’étais pas vraiment alcoolique comme ces poivrots qui revenaient toujours d’un soir sur l’autre vider leur sac de déprime et de rêves dans les poches de Luigi. Moi, je ne bois pas d’habitude. Enfin, seulement le vendredi soir. Une cuite par semaine et c’est tout. Un petit moment de poésie que je m’accorde, comme ça, pour donner à la vie sa part d’aventure et de sensations fortes.

Soudain, un rire de femme, rond, ample, tonitruant m’arracha à mes tristes pensées. Je tournai la tête vers la porte. Une jeune femme séduisante poussait la porte du Saloon (c’est le nom du bar de Luigi).


Pendant qu’elle traversait dans une nonchalance affectée les quelques mètres qui la séparaient du comptoir, nous eûmes tout le loisir d’observer ses atours aguichants et sa démarche, lascive et chaloupée, comme une pirogue glissant paisiblement sur l’onde d’une lagune amazonienne. Son élégance me laissa une impression vivace. Sa robe intensément noire lui donnait des airs de noblesse qui rendaient le bar de Luigi plus terne et piteux qu’à l’accoutumée. On aurait dit qu’elle s’était évadée d’une soirée cocktail, qu’elle avait craché du caviar à la gueule de je ne sais quel nanti de la haute pour venir s’éclater dans les bars pourris.


Elle commanda un bloody mary et alla s’asseoir nonchalamment à une table. Son parfum subtil et raffiné nous berçait d’une ivresse apaisante. Un parfum que je connaissais sans pouvoir le nommer, sans doute un cadeau effacé des plages de ma mémoire par l’ingratitude de sa destinataire.


Elle semblait ne pas nous voir, moi et les autres clients habituels, regardant par moments sa montre et sirotant son cocktail avec parcimonie. Elle attendait quelqu’un, et il ne viendrait pas. On le percevait aisément à son attitude nerveuse, à sa manière effarouchée de surveiller l’heure, comme si elle cherchait désespérément une raison à l’absence de cet homme (car c’était un homme, évidemment). Si je l’avais rencontrée un soir d’été dans une garden party sur la côte d’Azur, j’aurais sûrement tenté une approche… Mais ce soir, je n’avais vraiment pas le cœur à draguer la première venue, même sacrément bien roulée.


C’est elle qui m’aborda. Je discutais tranquillement avec Luigi sur les différentes façons d’interpréter Kiss of Fire au piano quand elle surgit à ma droite. Elle interrompit notre conversation pour commander un scotch. Sec. Sans glace. Elle le descendit d’un trait. Surprenant mon regard interloqué, elle sentit le besoin de se justifier :


– Vous vous demandez peut-être ce qu’une femme comme moi fait dans cet endroit sordide ?


Luigi grommela un truc du genre « merci du compliment » et se détourna, vexé.



Ce que je me demandai surtout, c’était comment une nana comme ça avait pu pousser la porte du bar de Luigi. Cette fille était vraiment fascinante, elle se balançait un whisky cul sec en pleine tronche avec un naturel effrayant. Sa beauté était insaisissable. Elle avait les cheveux de jais et les yeux délicatement ourlés d’une Asiatique, le port altier d’une Africaine, et la peau couverte de miel d’une houri sortie tout droit d’un conte des mille et une nuits. La finesse de ses traits, ses yeux noirs en amande, sa peau ambrée m’hypnotisaient. Elle avait l’air à la fois fragile et déterminée : elle semblait camoufler une béance profonde et mystérieuse sous un tempérament de feu. Ça lui donnait un charme incomparable.


– Vous attendez sûrement quelqu’un… répondis-je sur un ton volontairement distrait et désabusé.

– Et qu’est-ce qui vous fait dire ça ? lâcha-t-elle un peu brusquement, assez pour confirmer mon hypothèse.

– Une femme qui attend un homme ça ne trompe pas… Depuis que vous êtes arrivée vous n’arrivez pas à tenir en place… en plus vous êtes fringuée impeccable jusqu’au bout des cils, j’imagine que c’est pas votre dégaine habituelle. D’ailleurs si vous voulez un conseil, ne cherchez pas trop à vous dissimuler sous tous ces artifices, vous perdez en naturel. Une beauté comme vous n’a besoin que d’un joli sourire pour ressembler à une princesse.

– Merci du compliment, dit-elle en baissant les yeux.


Elle les releva en laissant éclater comme un feu d’artifice des dents blanches à faire pâlir un Ivoirien. J’étais sous le choc.


Monique, la fleur desséchée qui venait s’achever ici tous les soirs ne semblait pas du même avis. Elle avait vécu l’entrée de cette jeune et ardente rivale comme un coup de poignard venu taillader son amour-propre. Mes paroles cajolantes lui donnèrent la nausée, elle paya et s’éloigna à petits pas du comptoir.



Elle continua sur le ton de la confidence, en se penchant légèrement vers moi :


– L’homme que j’attendais ce soir. Il avait dit qu’il m’aiderait mais il ne vient pas. Il a dû avoir un empêchement. Ce n’est pas son genre de poser des lapins…


Elle disait ça en cherchant ses mots, comme si elle avait quelque chose à cacher, qu’elle devait se montrer prudente. Je sentais qu’elle avait décidé de me faire confiance, elle semblait m’inciter à satisfaire ma curiosité.


– Il devait vous aider ? Comment ça… Vous avez un problème ?

– Eh bien… C’est difficile à expliquer et… je ne voudrais pas vous causer d’ennui. Je ne vous connais même pas !

– Écoutez, ne croyez pas que mes intentions sont intéressées ou je-ne-sais-quoi mais… Si je peux faire quoi que ce soit pour vous aider, sachez que j’ai horreur de laisser une personne dans le pétrin.


Les lueurs d’espoir brillant dans ses yeux sombres me confirmèrent que mes paroles n’étaient pas si vaines qu’elles paraissaient.


– Bon Charlie ! J’veux pas te briser ton coup mais des clients viennent de rentrer. Tu pourrais peut-être jouer encore un peu, ça sera pris sur tes heures de la semaine prochaine.

– C’est bon Luigi, j’arrive.


Ce con avait le don de me faire chier aux moments les plus intéressants. Je priai la jeune femme de patienter un peu le temps que j’accomplisse mon devoir.


– Offre un verre à la dame et mets-le sur mon compte.

Mademoiselle comment déjà ? lui demandai-je avant d’avaler la dernière gorgée de mon scotch.

– Meïling… Leila Meïling… Merci pour le verre.


Elle me fit de nouveau grâce de son sourire désarmant puis je regagnai docilement ma place auprès du piano.


Je jouai pendant une petite heure. J’étais particulièrement inspiré ce soir-là. Mes improvisations se faisaient plus fougueuses, plus ardentes et colorées que d’habitude. Sans doute que les yeux de Leila y étaient pour quelque chose. Je lui jetais des coups d’œil à intervalles réguliers, pour être sûr qu’elle ne partirait pas en douce. Je sentais que je m’étais engagé un peu vite tout à l’heure, mais l’attirance profonde que je sentais pour ce regard tour à tour naïf et pénétrant m’empêchait d’agir autrement. Cette fille m’inspirait à la fois affection et désir sauvage, je sentais que derrière ses airs fragiles se cachait une tigresse aux appétits passionnés et dévorants.


J’étais captivé par son allure, mais quelque chose me gênait. J’avais une sensation de malaise face à son air impénétrable, comme si elle prévoyait toutes mes réactions, que je n’étais qu’un pion à manipuler pour finaliser une stratégie d’ensemble dont elle seule connaissait les fins. Peut-être était-ce seulement sa beauté flamboyante qui m’intimidait. L’espace d’un instant, l’idée me traversa la tête de la laisser en plan, de prendre mes cliques et mes claques et de me tailler sans demander mon reste. Mais hélas son charisme était à l’œuvre. Je connaissais mes points faibles : ma volonté se subordonnait toujours à mes désirs. J’allais me jeter dans la gueule du loup avec délectation.


Je retournai donc auprès d’elle, l’invitant à s’asseoir sur une banquette, un peu à l’écart du comptoir. Elle me fit d’abord des compliments flatteurs comme j’en avais entendu par milliers, je les reçus avec plaisir. Sa chaleur et sa générosité attisèrent un peu plus le foyer qui s’insinuait dans mon âme. Elle me dit qu’elle aimait beaucoup la musique, qu’elle avait joué de la flûte chinoise étant enfant mais qu’elle n’avait pas pu continuer, faute de temps, « vous savez ce que c’est »… Ça y est, le nom de ce parfum si intense et enivrant me revenait enfin : c’était Cinéma de Yves Saint Laurent, une odeur très sucrée, un peu artificielle mais très alléchante.


J’étais subjugué par cette femme. Son visage angélique et sauvage, sa taille fluette, le port impérieux et aérien de ses épaules, à la manière d’une danseuse étoile, ses petits seins saillants, sa voix posée de femme du monde qui conservait encore la spontanéité de celle d’une jeune fille. J’étais sous le charme.


******



En fait ce n’était rien de grave. Elle avait juste un petit problème avec un type qui la harcelait. Le truc classique. Un ex-petit ami qui n’arrivait pas à se remettre de leur séparation. Il avait d’abord passé ses jours et ses nuits à faire sonner son téléphone, puis il avait cherché à la coincer devant chez elle ou à la sortie de sa boîte. Elle avait toujours réussi à l’éviter pour l’instant mais elle préférait rentrer accompagnée, « au cas où il m’attendrait caché dans la pénombre avec un grand couteau », avait-elle dit dans un sourire. Elle avait donc donné rendez-vous ici à un ami costaud pour venir la chercher après sa soirée, et comme le type n’était pas là, c’était à moi que revenait ce plaisir.


Nous avons donc discuté, lié connaissance en parlant de tout et de rien. Elle travaillait dans une boîte de production, elle s’occupait de la publicité. Son job consistait à concevoir des affiches, des trucs comme ça. Elle travaillait beaucoup dans la parfumerie… C’était une grosse structure qui accueillait pas mal de vedettes du moment. Autant dire qu’elle devait brasser un bon paquet de tunes et fréquenter tous les jet seteurs gratinés du coin.


Elle était branchée culture, on s’est mis à parler cinéma, musique, littérature… On élaborait les théories les plus saugrenues pour le plaisir de parler, de cerner un peu l’autre et sa façon de penser… L’alcool nous montait à la tête, nous dérivions ensemble dans des divagations houleuses, proches du délire.


– … Tu vois par exemple, des gars comme Stan Getz ou Ray Charles, s’ils ne s’étaient pas camés à l’héro jusqu’à la moelle, ils auraient pas ressenti l’enfer du manque. Et ce manque, ils le comblaient comment à ton avis ? Par la création ! Ils jouaient et composaient comme des malades pour oublier la p’tite piquouze qui les torturait constamment, qui leur faisait passer des nuits entières les yeux ouverts, en nage, à serrer des mâchoires. Les psychotropes ont donc permis l’émancipation du génie des plus grands artistes et la création de bon nombre de chefs-d’œuvre…

– Hum… C’est vrai que ça tient debout… Si Jimi Hendrix, Jim Morrison ou John Lennon prenaient du LSD, c’est aussi parce que ça marche comme un catalyseur d’énergie, ça leur permettait de déployer une puissance de sensibilité et d’imagination considérable.

– Oui ! Et c’est pareil en littérature… Que ce soit la création sous l’effet de drogues ou comme palliatif à un manque, ça agit souvent comme un déclencheur, ça leur donne de l’inspiration. En fait la drogue, c’est une muse artificielle… Enfin encore faut-il avoir du génie…

– Oui… Les esprits supérieurs ont parfois besoin de plonger dans les vices les plus ténébreux pour libérer leurs pulsions créatrices les plus fécondes.

– … Et vous alors ? Vous avez une activité créatrice ?

– Oui, je peins. Des dessins et des aquarelles dans le style asiatique. J’ai hérité de cette passion par mon père, c’était un peintre qui jouissait d’une certaine renommée au Japon. Il ne vivait que pour la peinture… C’est d’ailleurs ça qui l’a tué : un jour son atelier a pris feu. Il ne pouvait pas se résoudre à abandonner ses tableaux alors il a tenté d’en sauver quelques-uns. Il n’est jamais ressorti de son atelier… Je l’ai vu se jeter dans les flammes. Je trouvais cette image d’une beauté incroyable malgré le chagrin qui m’étreignait. C’est cette image qui m’a décidée à peindre, j’en ai fait des centaines de variations avant de tirer un trait sur ma douleur et de m’essayer à d’autres sujets… Enfin, trêve de souvenir désagréable. Que dirais-tu de venir voir mes œuvres par toi-même ? Tu me diras ce que tu en penses et nous pourrions continuer la soirée chez moi…


Elle parlait très posément, de façon très circonspecte. Le regard profond qui émanait de ses yeux noirs était tranquille et témoignait d’une grande maîtrise de soi. La fixité de son regard contrastait avec mon attitude un peu distraite. Elle me scrutait comme un chat tapi dans les herbes qui lorgne sa proie avant de bondir sur elle toutes griffes dehors. Je sentais que je ne lui étais pas indifférent, son sourire amusé et ses yeux de braise me laissaient présager une soirée palpitante.



Dehors, la Lune projetait sa lumière blanche, comme un rétroprojecteur. Le décor de la rue saturé d’asphalte et de béton, la façade surannée du bar de Luigi avec ses néons hésitants, me donnaient l’impression d’incarner le héros d’un vieux film des années cinquante. Plus j’y réfléchissais, plus cette situation qui m’amenait à raccompagner une créature de rêve chez elle, et sans doute passer le restant de la nuit à ses côtés, plus cette situation me paraissait surfaite, factice, comme une ébauche de scénario de série B. Je m’attendais presque à voir une voiture faire irruption dans la rue et tirer une rafale de mitraillette.


Cependant, la chaleur du corps de Leila, lovée au creux de mon épaule, me berçait dans une douce torpeur qui m’enracinait inexorablement à la réalité. Par ses gestes, son parfum et sa voix mélodieuse, elle tenait mes sens en éveil et m’empêchait de sombrer dans mes rêveries inconsistantes. Nos pas résonnaient dans l’atmosphère fraîche et silencieuse de cette nuit de pleine lune. Du haut de certains immeubles aux fenêtres encore éclairées, nous percevions vaguement le murmure des conversations enflammées qui battaient leur plein au sein de quelques soirées particulièrement arrosées.


Nous approchions de ma voiture. Je me demandais quelle tête elle ferait en voyant ma vieille 309, écaillée par l’âge et les multiples accrocs dus à mes écarts de conduite. Je pris le parti d’en rire en faisant semblant d’ouvrir la voiture voisine, un roadster BMW dernier cri. Elle dissipa très vite ma gêne, déployant son sourire cristallin et arguant qu’au moins, elle ne risquait pas d’entendre parler de cylindrées toute la nuit. J’imaginais qu’elle devait trouver ça très romantique, de passer la soirée avec une espèce de musicien sans le sou, alors qu’elle devait, à n’en pas douter, flotter dans un univers soyeux sans la moindre tache de graisse pour gâcher le paysage.


Je démarrai mon épave en prenant soin de ne pas trop faire pétarader le pot d’échappement. Il devait avoir un trou ou quelque chose comme ça, parce qu’il avait tendance à attirer l’attention en ce moment… Je m’appliquais à conduire prudemment et sans à-coups, je ne voulais pas la brusquer et encore moins l’effrayer. Elle m’expliqua rapidement où elle habitait. Ce n’était pas très loin, dans un quartier résidentiel à l’extérieur de la ville.


Le reste du trajet se passa en silence, nous nous laissions tous deux bercer par le bruit du moteur, dans la délectation mutuelle du bonheur à venir. Je me garai dans la cour de sa résidence, une belle propriété à l’architecture soignée et moderne, garnie de verdure. Le chant des grillons nous accompagna jusqu’à la porte. Elle pressa les touches du digicode et je la suivis à l’intérieur. Un grand escalier central desservait chaque appartement.


Elle s’arrêta au premier, chercha ses clefs dans son sac à main et ouvrit la porte, laissant s’échapper une odeur délicieuse aux accents de cèdre et de jasmin avec une légère touche de curry. Elle m’invita à entrer d’un geste d’hospitalité, léger et gracieux, qui semblait surgir d’une coutume ancestrale. Je pénétrai dans l’entrée, ça sentait quand même très fort le curry, on devait être à côté de la cuisine. Leila m’expliqua que l’interrupteur était cassé, elle prit ma veste et me dit d’avancer jusqu’au salon.


Je parcourus une dizaine de pas dans la pénombre, vers la lumière que reflétait la baie vitrée. Mes chaussures claquaient sur le parquet verni. Je débouchai dans une large pièce aérée. Leila arriva derrière moi et appuya sur l’interrupteur. Une dizaine de petits spots se réveillèrent en crépitant, chacun braquant son faisceau lumineux vers une cible différente. La plupart étaient dirigés vers les murs, garnis de peintures rougeoyantes, au trait vif, aux formes à la fois harmonieuses et démesurées.


Après quelques clignements de paupières et un bref balayage de la pièce, mon attention se posa sur les tableaux accrochés au mur.


– Voulez-vous un peu de champagne ? dit Leila en s’éloignant pour aller chercher une bouteille.

– Avec plaisir, répondis-je en me dirigeant vers les œuvres.


Instantanément après la première coupe, le champagne me baignait dans une douce euphorie. Il me procurait un sentiment de clairvoyance, je percevais sensiblement les couleurs. Ma conscience flottait dans un plaisir vague, diffus.


Ces effets m’étaient assez inhabituels après un simple verre… Je me tournais vers la plus grande toile, elle me happa littéralement l’esprit, j’avais comme l’impression de faire partie du paysage. Un paysage dans le style asiatique, étrange et escarpé, singulièrement rocailleux et désertique. Seuls quelques arbustes, ou plutôt quelques broussailles, vivaient encore sur ce morceau de lune. Mais malgré la sécheresse de l’endroit, et la teinte sombre des couleurs, chaque élément du tableau dégageait une essence bouillonnante, comme si ces rochers étaient animés d’ardentes vibrations. La multitude des touches, les infinies nuances de couleurs donnaient à cette toile une aura sauvage et inquiétante.


La tête me tournait, je cherchais Leila des yeux. Elle avait disparu dans la cuisine. Je me tournais maintenant vers la peinture plus petite, un peu plus lumineuse, qui parait le mur de droite : j’avais du mal à dégager la signification de ces formes, les traits vifs et gracieux semblaient dessiner les contours d’un corps masculin, mais les lignes se brisaient et la perspective s’effaçait dans des gerbes de rouge incarnat. On aurait dit du sang bondissant hors du tableau.


Plus je regardais et plus ma vision se déformait, je trouvais de nouvelles perspectives, comme si ce corps se mutilait lui-même, ou du moins s’offrait avec délectation au supplice. Le visage était déroutant, on aurait pu lui prêter n’importe quelle expression, de la sérénité à la douleur… J’entendis les pas de Leila derrière moi.


Je me retournai : elle marchait vers moi de sa démarche flottante, elle était réellement captivante. Je me demandais comment une femme si sensuelle, si calme et si douce, pouvait pondre cet univers, gracieux certes, mais terriblement torturé et maladif. Je pensais que la peinture devait lui servir d’exutoire, d’une certaine façon. Elle devait faire ressurgir toutes ses passions dans ses toiles. J’avais hâte de posséder enfin ce regard froid et brûlant. Au pieu, ça devait être une vraie tigresse…


– Alors ça vous plaît ? dit-elle en me tendant un verre. Celle-ci je l’ai nommée La tentation, je reconnais que ce n’est pas très gai ! Mes origines asiatiques sont très ancrées dans mon imaginaire, et le désir, chez mes compatriotes, est parfois vécu comme une forme de souffrance coupable, assez intéressante à représenter… Mais, ne vous inquiétez pas, je suis parfaitement équilibrée.


Elle rit doucement, comme pour m’attendrir et solliciter mon indulgence. Je lui témoignai mon admiration, en louant avec sincérité la force d’expression de ses traits et son jeu très fin sur la nuance des couleurs, notamment sur le rouge qui revenait en abondance dans toutes ses toiles. Elle m’affirma dans un sourire que le rouge était sa couleur préférée, couleur de la vie, de la souffrance et de la passion…


J’étais irrésistiblement attiré vers ses lèvres, je m’apprêtais à l’embrasser. Mais elle se détourna avec un air mutin et entreprit de me commenter les tableaux suivants… Le mur du fond nous offrait la succession de trois peintures colorées et vivaces, elles représentaient des fleurs imaginaires, des hybrides d’orchidées et de plantes carnivores. Le second verre de champagne me donnait des vertiges, j’oscillais entre un sentiment de plaisir diffus et une angoisse sourde, souterraine qui me faisait rougir et transpirer.

La voix de Leila était hypnotique. Elle dissertait sur le pouvoir de représentation des fleurs et sur leur intérêt pictural : l’alliance subtile des formes et des couleurs, leur affinité à la lumière offraient des possibilités d’expression infinies au peintre assez sensible pour percevoir ces trésors esthétiques.


Moi, je buvais dans ses yeux la douceur et le plaisir qui s’y peignaient. Je flottais doucement dans un univers cotonneux où la volonté n’avait pas de prise, je ne m’apercevais pas encore de l’effet artificiel de mon état, absolument incapable de m’inquiéter ou de soupçonner des intentions malsaines de la part de ma ravissante hôtesse.


Elle finit par se laisser séduire par mon regard au charme insistant. Je profitai d’un silence pour lui prendre délicatement la main et l’embrasser langoureusement, elle s’abandonna dans mes bras comme on cueille une orchidée.


J’entendis d’abord un son de basse assez lent, comme le battement d’un cœur, se dessiner dans l’atmosphère, puis une ligne mélodique de guitares électriques et de violons fit son apparition. C’était une sorte de trip hop sombre et mélodique qui surgissait du néant pour rythmer nos caresses. Je ne cherchais pas à lui donner d’origine, plongé que j’étais dans l’exploration de ce corps si délicieux… Je parcourais sa peau mécaniquement, la tête vide, uniquement porté par le désir qu’elle m’inspirait. J’étais comme poussé par une force inconnue, une puissance extérieure qui aurait pris le contrôle de mon corps. J’évoluais dans un songe vertigineux, incapable de discerner le fantasme de la réalité et je me laissais emporter dans ce magma de tissu délicat et de chair palpitante sans la moindre étincelle de doute ou de résistance.


Un phénomène étrange se produisit. Cette fille, Leila, que je connaissais depuis à peine quelques heures, mais qui me semblait déjà si familière, se dédoubla subitement. Je sentis d’abord de légers baisers dans le cou et sur la nuque, à l’endroit où les vampires saignent leur victime, puis le chatouillement soyeux de cheveux longs et fins derrière mes épaules. Des bras m’enserrèrent la taille et un corps éminemment féminin se colla contre mon dos. J’avais pourtant bien Leila devant moi qui couvrait mon torse de baisers et me tâtait le corps comme pour s’assurer de son existence. Je fus légèrement déconcerté, l’espace d’une seconde. Je me retournai et découvris une réplique saisissante de mon amante. C’était la même avec un visage plus doux et des formes plus généreuses, vêtue uniquement d’un peignoir de soie rouge qui bâillait en laissant entrevoir ses seins. Je restai perplexe, troublé par cette apparition si séduisante. Je me tournai vers Leila : elle rapprocha son visage de moi, me caressa la joue et m’embrassa langoureusement. Je me laissai rassurer par ce baiser et décidai de rentrer dans leur jeu…


Nous nous dirigeâmes tous trois vers la chambre, baignée dans la lumière tamisée d’un halogène. Un lit japonais immense trônait dans la pièce. La tête du lit était sculptée dans un bois noir, lourd et massif, semblable à de l’ébène, ouvragée par des motifs cabalistiques aux formes étranges et compliquées. Une véritable œuvre d’art. Juste au-dessus trônait une peinture figurant une courtisane à demi-nue qui brandissait une sorte de katana luisant dans l’obscurité.


Les caresses tendres et langoureuses de notre premier contact évoluèrent bientôt vers des jeux érotiques plus audacieux. L’avatar de Leila descendit le long de mon corps petit à petit et s’empara de moi du bout des lèvres. Elle y mit une application pleine d’ardeur et de finesse, alternant les circonvolutions délicates et les poussées plus énergiques dans un rythme ensorcelant. Pendant ce temps, je caressais Leila, qui me mordillait le cou et les épaules en poussant de petits gémissements plaintifs. Elle me faisait presque mal. Mais cette douleur semblait indispensable dans la composition de cet ensemble de sensations qui transcendait mon être en pure jouissance cosmique.


Je me laissais guider par mes deux geishas dans des ébats torrides, mélangeant nos corps jusqu’à en faire un amas de chair informe et incandescent. Nous nous abîmions dans une orgie débridée où chaque sens arrivait à saturation, et je devais redoubler d’ardeur et d’efforts pour contenir ma jouissance et rassasier leur soif de luxure. La musique des soupirs et des plaintes qu’elles poussaient au rythme de leurs hanches me transperçait de part en part, elle s’insinuait dans mon âme aussi profondément que je pénétrais dans leurs corps ; me déchirant dans une volupté qui m’attirait progressivement vers le précipice de la jouissance ultime.


En retournant Leila, je fus parcouru d’un frisson, subjugué de découvrir un splendide dragon qui se déroulait de la naissance de ses fesses jusqu’au creux de ses omoplates. Le tatouage était fascinant, il se développait avec la plus grande finesse : ces courbes ondulantes, aux méandres sophistiqués, épousaient la courbure des reins de mon amante, et donnaient à cette peau ambrée si délicieuse quelque chose de précieux et de rare qui la rendait encore plus exceptionnelle. Je ne pouvais détacher mes yeux du regard sévère et mystérieux de la bête, qui semblait me toiser dans une attitude de défi. Je caressais du bout des doigts cette créature longiligne, quand, peu à peu, dans un moment de transe et d’extase, je vis le dragon se décoller de son corps et venir flotter autour nous, virevolter et zigzaguer dans la chambre en frôlant nos trois corps enchevêtrés. Je sentais dans mon délire comme une force mystique et obscure, me donnant l’impression d’accomplir un rite magique ancestral.


La musique étrange et exotique montait progressivement en intensité, elle semblait émaner de nous comme la sueur qui perlait sur nos fronts rouges de désir. J’étais submergé par des vagues de jouissance diffuse qui me procuraient une sensation d’immortalité et de toute-puissance, renforcée par les regards brûlants, sauvages et inspirés de mes concubines.


Je rendis finalement le peu d’âme qui me restait et je sombrai dans un profond sommeil. J’eus l’impression de rêver, de me perdre dans une contrée imaginaire hostile, peuplée d’êtres surnaturels. Ce n’était qu’un cauchemar.



******



Ma conscience émergeait peu à peu d’un brouillard terne et livide. Mon crâne, mon visage et mes yeux semblaient parcourus par des millions de petites pattes, comme une fourmilière grouillante. Je sentis soudain une douleur terrible dans mes épaules, mon cou et surtout mes bras, pendus au montant de bois, exsangues, comme crucifiés, accrochés de part et d’autre du lit. Je tentai de me relever en remuant tant bien que mal mes membres engourdis. Leila entra dans la chambre, je la regardais abasourdi, elle se pavanait, rayonnante, comme après une délicieuse nuit d’amour. Elle me fixait avec des yeux brûlants de satisfaction jubilatoire.


– Alors espèce de gros con prétentieux, tu croyais vraiment qu’une femme comme moi frayait avec les losers de ton espèce ? Aveuglé par ton orgueil tu n’as pas saisi une seconde que tu étais la proie et moi le prédateur… Pauvre imbécile aveugle et vaniteux, tu n’es qu’un être vide, un simple mammifère comme on en croise partout. Pour moi vous n’êtes que du bétail, tout juste bon à alimenter l’élite. Enfin, passons… Tu veux sans doute savoir ce que tu fais ici ?


Je la regardais pantois, incapable de lui répondre, ni de donner un sens au charabia qu’elle racontait. Elle continua sur le même ton :


– Hier tu me demandais si je créais. Tu te prétendais toi-même artiste. Ce qui est assez offensant, soit dit en passant, pour ceux qui en font une profession de foi, tels que moi. Vois-tu je suis un peu plus qu’une barbouilleuse sans envergure. L’art est ma raison d’être. Je m’épanouis dans la création, elle donne un sens à mon existence. Mais une création ne serait être absolument parfaite, divinement harmonieuse, sans un acte de destruction préliminaire. Mes toiles sont intimement liées à cet acte de destruction fondateur. Je m’en inspire, m’en nourris profondément pour m’élever au-delà des contingences de la condition humaine… Le meurtre est l’expression la plus pure des forces du chaos, ces forces doivent s’exprimer pour faire surgir la nature surhumaine de l’individu et donner le champ libre à l’émancipation totale du Moi. Tu vois donc le sort qui t’attend…


Mon cœur se mit à battre la chamade, je tentais vainement de me débattre mais j’étais bel et bien prisonnier. Je n’arrivais pas à comprendre ce qui m’arrivait, et qui était cette femme qui me faisait face et me torturait en professant ce discours satanique. J’étais complètement dérouté, je ne pouvais pas donner foi à cet incompréhensible revirement de situation. La folie qui animait soudain la tendre Leila était si surprenante qu’elle semblait irréelle, qu’elle contredisait l’intense réalité de ma souffrance et de mes impressions.


– … Au fait, je ne t’ai pas présenté ma sœur Sonya, c’est elle qui se chargera de rendre ton sacrifice consommable. De te cuisiner en quelque sorte… Nous découperons chaque offrande quelques minutes avant notre rite usuel. Cela te permettra de goûter à l’intense souffrance prolongée de la chair. C’est une forme de consécration mystique pour clôturer ton existence terrestre… Nous avons de très bonnes connaissances médicales et nous savons conserver un gibier en vie pendant au moins une semaine. Enfin sache que si tu manques de courage nous sommes en mesure d’apaiser ton épreuve avec différents palliatifs.


À ces mots, une poussée d’angoisse irrépressible me parcourut l’épine dorsale, montant jusqu’à la pointe des cheveux. J’essayais de hurler, mais ma voix se comprimait dans ma gorge. Le regard froid qui se dédoublait devant moi était impassible, figé comme celui d’une statue. Seules les lèvres de Leila remuaient en laissant siffler une voix blanche et sadique, qui exhalait déjà les relents de la mort.


– Il faut que tu saches également que je me servirai de ton sang pour peindre mes toiles. Toi qui t’étonnais de voir ces différentes teintes de rouge, savais-tu que notre sang prend des couleurs différentes selon l’organe qu’il irrigue ? Il varie aussi selon l’individu, ce qui me fait une palette très variée de tons… Il faut dire également que c’est une couleur très appréciée chez les amateurs d’art. Tu devrais te réjouir d’être tombé dans des mains qui transfigureront ton corps en chef-d’œuvre, ce n’est pas donné à tout le monde d’accéder à l’immortalité…


Je réprimai un cri qui se mua en un soupir pathétique. Puis la nausée me gagna et j’évacuai un accès de bile dans un spasme.


En me débattant, je remarquai que le montant en bois où étaient accrochées les menottes était rongé par les efforts vains et désespérés de mes prédécesseurs. J’y plaçai un espoir à la fois dérisoire et immense, et tirai sur la menotte de toutes mes forces pour la scier ou la faire craquer d’une façon ou d’une autre. Je me consacrais à cette tâche avec une ardeur surhumaine, insufflée par une peur à l’échelle de mon existence. J’entendis alors une voix délicieusement suave et délicate, comme une bouffée de douceur dans cet univers cauchemardesque, elle émanait d’une femme en tous points semblable à Leila, mais son visage semblait plus doux, les traits plus arrondis.


Ma mémoire émit quelques flashs à travers le brouillard épais qui m’obscurcissait l’esprit, elle me rappela que nous avions déjà fait connaissance hier soir.


– Tiens ! Toi aussi tu espères que la barre va craquer ? Sois mignon mon lapin, tu n’as aucune chance de t’en sortir…


Elle posa une main caressante sur ma joue, je la regardais, fasciné et suppliant.


– N’use pas tes forces inutilement voyons, tu n’as pas à avoir peur, tout se passera bien. Celui qui t’a précédé, un boxeur réputé, était deux fois plus large que toi et n’a pas réussi à faire craquer cette barre…


Elle me parlait avec un ton léger de réprimande, comme à un enfant boudant son déjeuner… J’eus soudain l’impression d’entendre le timbre de voix de ma mère. Cette voix qui m’avait tant envoûté par sa douceur, cette voix qui m’avait bercé pendant mon enfance, et donné goût à la musique… Je continuais à tirer, elle se remit à parler, de son timbre ensorcelant :


– Tu vas voir, la mort n’est qu’un passage vers une vie nouvelle. Ceux qui sont partis avant toi se sont tous résignés et acceptaient leur sort avec humilité. Ils ont tous tiré pendant quelques heures, parfois un jour entier, puis ils ont abandonné et se sont laissé dévorer… As-tu déjà croisé le regard d’une antilope avant qu’elle se fasse manger par un lion ? Elle se laisse tomber épuisée par la course et attend son prédateur en le fixant droit dans les yeux. Son regard n’est que paix, sérénité et acceptation de la mort. Cette paix dure jusqu’à la dernière minute, elle est toujours là, diffuse, quand les crocs du lion se referment sur sa gorge chaude et palpitante…


J’éclatai en sanglots : plié par sa voix désarmante, j’abandonnais toute résistance.


– Bien… dit Sonya, les yeux brillants dans un demi-sourire, voilà qui est mieux…


Elle sortit de la pièce et je perdis connaissance.


******


Ma conscience en sommeil fut bientôt alarmée par des décharges d’adrénaline provoquées par la peur et la douleur. Je me mis d’abord à contracter mes bras pour les irriguer. La tête lourde et la nuque douloureuse, j’essayais de faire de nouveau face à cet épisode cauchemardesque. Je remarquai que mes jambes avaient été sanglées fermement de part et d’autre du lit pendant que je dormais. Maintenant mes mouvements étaient complètement entravés, elles pourraient me manipuler comme elles le voudraient, je serais bien incapable de me débattre… Je lorgnai du côté de mes poignets pour distinguer une quelconque fêlure dans le solide montant de bois qui me retenait prisonnier. Il était toujours rongé à certains endroits, mes ces traces semblaient si superficielles qu’elles paraissaient négligeables en regard de l’épaisseur du bois…


Dans ma rage et mon découragement, je tirai un grand coup, en décollant mon corps du lit et en plongeant vers l’avant, comme pour un ultime effort. Le lit émit un craquement ! La partie qui se fendait n’était pas au niveau de mes poignets, comme je l’avais cru d’abord, mais à la base de la tête du lit. Je m’empressai soudain, le cœur gonflé d’espérance et la mort aux trousses, de recommencer la figure qui m’avait valu cette découverte en l’amplifiant tant bien que mal. J’en fis plusieurs séries sans ménager mon corps épuisé. Comme un prisonnier qui creuse un tunnel avec une petite cuillère, je sentais que chacun de ces efforts était un pas vers la liberté. Je gardais espoir.


Hélas ! Quand j’arrivais enfin à faire céder ce maudit lit, j’entendis du bruit dans l’appartement. Je compris que les harpies allaient bientôt faire leur apparition, tout juste au moment où j’allais pouvoir me libérer. Miné par la déception, je m’appuyai autant que possible sur le montant pour le coller au mur et camoufler le travail déjà bien avancé de mon évasion. Je savais qu’il ne restait plus qu’à arracher les dernières fibres du bois pour détacher la tête et s’en débarrasser d’une manière ou d’une autre. Le plan restait plus que jamais opérationnel.


Leila entra dans la chambre. Son sourire et sa bonne humeur me rassurèrent un peu, elle venait de rentrer, elle n’avait pas entendu mes efforts d’évasion. Elle commença par me demander comment j’allais, comme on s’enquiert du bien-être d’un invité de marque, puis elle m’annonça sur un ton également enjoué :


– Ce soir nous allons voir si tu es aussi appétissant que tu en as l’air !


Je tentais de sauver la face, de rester impassible, mais mon regard, comme la goutte de sueur qui perlait sur ma tempe, me trahissait fatalement. C’était la perspective de voir dévoiler mon stratagème plus que celle de finir en rumsteck qui me taraudait. J’aurais sans doute le temps de me libérer avant de devoir sacrifier mes parties charnues.


Elle commença à sortir de la chambre, puis elle revint sur ses pas pour ajouter une dernière chose :


– Un grand homme visionnaire a dit un jour qu’il n’y avait que trois sortes d’hommes respectables : le prêtre, le guerrier et le poète. Nous essayons simplement de réunir les qualités de ces trois castes : le mysticisme et l’élévation spirituelle, le déchaînement des forces du chaos et de l’agressivité dans un processus de destruction qui défie l’ordre naturel, et la création, la puissance démiurgique, aboutissement des deux autres.


Je ne comprenais décidément rien à ce charabia infernal…



Quand elle revint, cinq minutes plus tard, elle était à demi-nue, vêtue uniquement d’un déshabillé de gaze noir et d’un grand couteau de cuisine. Elle s’agenouilla à côté de moi, dans une immobilité statuaire. Une musique gothique se propagea jusqu’à nous, une mélodie de guitare sombre et glaçante vint se poser sur le fond composé d’accords saturés et de percussions aux cymbales retentissantes. Sonya entra dans la pièce, dans une tenue similaire, elle alluma un spot pendu au plafond, au-dessus de moi : l’éclairage relativement faible, orienté ainsi, dessinait une chapelle de lumière autour du lit, laissant le reste de la pièce dans l’obscurité. Sonya vint s’accroupir aux côtés de sa sœur et se figea dans la même attitude de recueillement. Soudain, elles relevèrent la tête et se mirent à prononcer des sons, des paroles obscures et gutturales dans une langue inconnue.


Elles se levèrent bientôt et s’animèrent, dansant et virevoltant autour du lit dans une chorégraphie symbolique et démoniaque, tout en continuant à proférer leurs incantations. Leila s’empara d’un récipient qui ressemblait étrangement à un crâne humain. Un crâne humain évidé et verni. Elle plongea sa main dedans et fit voler des poignées de farine sur le côté du lit, comme pour sanctifier l’autel sacrificiel et préparer la découpe. Je n’avais pas encore réagi, figé par la terreur, l’hébétude et la fascination, comme pétrifié par le spectacle qui s’offrait à moi, et dont j’étais pourtant le centre et le bouquet final.


Leurs mouvements étaient d’une sensualité terrifiante, elles se déhanchaient, se cambraient, s’embrassaient et se caressaient dans des poses langoureuses, parfois obscènes. Elles étaient possédées par une transe extatique qui les rendait absolument incontrôlables. Soudain, je les vis s’approcher de moi d’un agile pas de danse, et s’agenouiller de part et d’autre du lit, à deux doigts de mes jambes, dans une symétrie parfaite. Elles se fixèrent intensément dans les yeux et, dans une même mimique grimaçante, elles poussèrent un cri bestial et se jetèrent sur mes cuisses qu’elles entamèrent d’un grand coup de dents. Je hurlai de douleur en éprouvant cette double morsure d’une violence insoutenable.


Tout en versant quelques larmes, je les vis mastiquer avidement le bout de chair qu’elles venaient de m’arracher de leurs canines tranchantes. Chacune s’empara d’un crâne et se mit à recueillir le sang qui coulait abondamment de mes blessures. Quand leurs crânes étaient pleins, elles buvaient le sang goulûment, s’en versaient dans le cou, et se badigeonnaient la poitrine de ce rouge incarnat. Puis elles s’embrassaient sauvagement au-dessus de moi, le visage barbouillé, l’une vidant du sang dans la bouche de l’autre et vice-versa. Je voyais mon propre flux vital se répandre sur mon corps et s’imbiber dans le lit, coulant à flots, comme le vin dans une orgie romaine.



Leila fit un signe à Sonya qui sortit de la pièce. Elle prit le couteau et me regarda en souriant. Elle le posa sur le lit et entreprit de me garrotter la cuisse, juste au-dessus de la blessure. C’était le moment de tenter quelque chose et vite. Sonya était dans la cuisine, la musique mystique et tonitruante redoublait d’ardeur et inondait la chambre, elle pouvait me camoufler quelques secondes aux oreilles de Sonya. Si je ne parachevais pas ma rébellion maintenant, j’étais bon pour la poêle. Lisant dans mes yeux une attitude de défi inquiétante, Leila prit le couteau sans attendre et m’entailla brutalement le mollet, comme un boucher découpe une carcasse de bœuf. La douleur redoublant l’effet de la peur et de la colère, je tirai de toutes mes forces sur le montant du lit prêt à céder. Il rompit enfin. Je brisais les dernières fibres du bois pour l’arracher entièrement, sous les yeux de Leila, paralysée par la stupéfaction.


Elle réagit et se jeta sur moi en brandissant son arme. Mais durant le laps de temps qu’elle avait pris pour sortir de sa perplexité, j’avais passé le morceau de bois derrière ma tête, non sans heurt, et je parai l’attaque en déviant son bras. Je profitai de la situation pour lui écraser la barre du lit sur le crâne. Le coup émit un bruit sourd et mat, agrémenté du craquellement des cartilages de l’oreille, broyée sous le choc. Je vis son corps s’affaisser lourdement sur le côté du lit, les yeux blancs et vides, le visage bientôt englué d’un sang épais et noir.


Envahi d’une bouffée de triomphe et de liberté, je pris le couteau et rompis les liens qui m’entravaient les pieds. J’essayai de libérer mes poignets mais en vain, les menottes étaient en métal et le bois impénétrable avec la lame d’un couteau. Je m’élançai vers la porte avec mon trophée de bois pendu aux bras. Hélas, mes blessures se manifestèrent soudain dans un terrible élancement au mollet qui m’empêchait de faire le moindre pas. Je poussai un cri et me traînai tant bien que mal sur les genoux vers cette foutue porte.


Mais Sonya, elle, la franchissait avec aisance, et, plus prompte à réagir que sa sœur, se ruait sur moi en poussant un hurlement de contralto éraillé. Je me protégeai in extremis contre cette attaque éclair, elle n’atteignit pas ma gorge qu’elle visait obstinément, mais elle transperça mon bras, me causant une douleur effroyable. Je me jetai sur elle la tête la première, aussi violemment qu’un taureau bataillant dans une corrida. J’arrivai finalement à la faire glisser et s’affaler par terre. Je la maîtrisais en la tenant collée au sol par le poids de mon corps, et j’écrasais son cou avec une rage débordante pour l’empêcher de respirer.


Elle finit par pousser son dernier souffle et je sentis tous ses muscles se relâcher, vaincus. La bataille était terminée. Mais hélas, Dieu me pardonne, j’étais encore possédé par une rage furieuse. Je m’acharnai sur son visage avec la lourde barre en bois, galvanisé par la musique, frappant et refrappant jusqu’à faire de ce joli minois une bouillie visqueuse et informe.



Je reprenais vaguement mes esprits. Je me résolus à découper des morceaux de drap pour panser mes plaies. Les premiers soins accomplis, je me décidai enfin à sortir en claudiquant péniblement vers l’entrée de l’appartement. La musique retentissait toujours, mais le disque avait changé : la chaîne passait maintenant un éventail de grands classiques de jazz, les mêmes que ceux dont nous avions parlé Leila et moi, l’autre soir. Ces chansons semblaient célébrer ma victoire, mais elles me donnaient un arrière-goût bizarre au fond de la gorge.


En passant dans la grande pièce, j’aperçus une table dressée pour deux personnes : nappe blanche, chandelles et couverts en argent. J’imagine que la musique qui passait devait accompagner cette nouvelle phase de la soirée. Je repris enfin du poil de la bête. J’eus même un sourire narquois en pensant à la façon dont j’avais si bien conjuré le sort qu’elles m’avaient réservé. Quelle prétention ! Penser qu’elles allaient me faire frire et me dévorer sans même que je réagisse ! J’étais finalement très fier de m’être débarrassé tout seul de ces monstres. J’étais un peu comme ces héros des films américains, j’avais peut-être sauvé la vie d’un tas de personnes en les éliminant. Ouais, c’est ça, j’étais un héros…


J’étais à quelques mètres de la porte d’entrée quand Leila ouvrit ses beaux yeux ourlés. Elle se releva d’un bond, resta une seconde captivée par le spectacle de sa sœur gisant, la tête écrasée sur la moquette de la chambre imbibée de sang, puis se précipita dans la grande pièce. Elle alla chercher le 9mm qu’elle cachait précautionneusement dans le bar américain et s’approcha à grand pas de ma silhouette fébrile et maladroite. J’entendis sa voix derrière moi, douce et ferme, pénétrante et glaçante comme une nuit d’hiver. Elle m’intimait de me retourner.


Malgré le choc qu’elle avait pris, son visage restait illuminé par la grâce. Elle me contemplait en tenant son revolver à bout de bras, le regard aligné avec le canon de son arme, ses cheveux soyeux collés de sang sur la moitié du visage, les yeux révulsés par la haine. Je n’avais plus peur, j’étais séduit. Je ne l’avais jamais trouvée aussi belle qu’à ce moment précis, baignée dans le tourbillon de notes envoûtantes de Soflty, as in a Morning Sunrise, un de mes airs préférés. Elle me tira une balle dans chaque genou. Je m’écroulai à ses pieds, hypnotisé, vaincu, à la fois par sa rage et par sa beauté. Elle dit encore une phrase, « même le tigre a des moments d’assoupissements », un proverbe chinois il me semble…


Juste avant de perdre connaissance, je remarquais quelque chose de terrible : elle ne m’avait pas tué. Elle m’avait simplement immobilisé. Elle me gardait vivant. Mon calvaire ne commençait qu’à peine…


 
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   Anonyme   
5/5/2013
 a aimé ce texte 
Un peu ↑
Cela, pour moi, pose toujours un problème logique, un récit au passé à la première personne où le narrateur meurt ou va certainement mourir à la fin... Car enfin, si le mort parle, il le fait d'outre-tombe, et ici la vie après la mort n'est pas évoquée. Un détail, sans doute, mais qui me gêne.

Me gêne aussi le fait que l'apparition de la belle dans le rade sordide, et toute la première partie en général, me paraît entachée de clichés, dans les idées exprimées comme dans le choix des adjectifs et du style des descriptions. Quelques exemples qui ont contribué à me rendre cette partie ennuyeuse :
"douce torpeur"
"sa voix mélodieuse, elle tenait mes sens en éveil"
"Les esprits supérieurs ont parfois besoin de plonger dans les vices les plus ténébreux pour libérer leurs pulsions créatrices les plus fécondes."
Quant à ceci : "plus cette situation qui m’amenait à raccompagner une créature de rêve chez elle, et sans doute passer le restant de la nuit à ses côtés, plus cette situation me paraissait surfaite, factice", je n'ai pu m'empêcher de me dire que j'étais bien d'accord avec le narrateur !

Bon, ensuite, à mon avis, c'est mieux. J'aime bien l'horreur, le gore, là j'ai été servie. Le sursaut du narrateur, l'espoir finalement déçu, la chute n'est pas franchement originale dans ce contexte, mais c'est toujours plaisant. (Sauf, bien sûr, le coup du narrateur qui nous raconte sa mort à la première personne.)

Je pense que la première partie gagnerait à être resserrée et surtout nettoyée de ce qui m'apparaît comme des expressions toutes faites, moyennant quoi j'aurais je pense plaisir à lire cette histoire d'horreur, sexe et mort.

   Anonyme   
28/6/2013
 a aimé ce texte 
Bien
j'ai trouvé que l'action dans l'horreur a pris beaucoup trop de temps à arriver, ça a fini par m'ennuyer au fur et à mesure de la lecture jusqu'à ce qu'enfin elle invite sa victime chez elle. j'ai trouvé les passages de leur rencontre au bar vraiment trop longs. vous vous attardez trop dans le descriptif de la fascination de l'homme sur la beauté de la fille.

je trouve que l'homme a plus d'épaisseur que Leïla, il a du caractère, il a un sens de la comparaison assez spécial, on peut lire ses émotions, et surtout quel prétentieux! alors que la fille on ne connais pas trop sa personnalité juste qu'elle est belle et que c'est une vrai psychopathe.

il y a un passage qui me chiffonne:

"Je me résolus à découper des morceaux de drap pour panser mes plaies"

comment peut-il découper des morceaux de draps alors que juste au-dessus il est dit:

"J’essayai de libérer mes poignets mais en vain, les menottes étaient en métal et le bois impénétrable avec la lame d’un couteau. Je m’élançai vers la porte avec mon trophée de bois pendu aux bras."

alors est-ce un oublie? car j'ai relu et à aucun moment il est écrit qu'il ai réussi à se libérer de ses menottes.

et malheureusement la fin se termine mal pour lui, dans l'horreur la tradition veut que se soit toujours le méchant qui gagne. c'est très bien écrit, ce qui m'a permis de vouloir continuer de lire pour connaitre la suite malgré mon ennui au milieu de ma lecture. j'ai surtout aimé le passage où l'homme s'est mis à admirer les tableau chez la psychopathe, j'ai aimé sa description de la contemplation des dessins peints des tableaux, c'est très bien fait pour donner une belle impression visuelle au lecteur. dès qu'on rentre chez la fille j'ai aimé l'ambiance et le décor de l'appartement, ce dont on ne trouve pas dans le bar, c'est coloré, musical et l'atmosphère est sensuelle et inquiétante

   tania   
9/8/2013
 a aimé ce texte 
Bien
Bonjour,

J'ai bien aimé cette nouvelle, malgré que je trouve que le début est un peu trop "classique" pour la suite de l'histoire. En découvrant les personnages j'aurais plutôt imaginé une entrée en scène plus mystérieuse concernant leila, plus glaciale peut-être même... Mais après tout, l'auteur écrit comme bien le pense son récit car il en est le seul maître...

J'ai beaucoup aimé la suite, l'ambiance et les retournements de situation, qui bien plutôt prévisible, m ont laisser sans voix...

La nouvelle m'a captivée du début à la fin, je ne me suis pas ennuyée comme je l'ai déjà été par certains livres que j'ai lut y a 1ans...

Bonne continuation...


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