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Réalisme/Historique
Salima : Sabah
 Publié le 28/07/25  -  1 commentaire  -  11664 caractères  -  6 lectures    Autres textes du même auteur

Où nous mène le vent…


Sabah


Le miroir reflétait le khôl traçant avec une maîtrise de calligraphe le prolongement de la ligne des cils. Puis apparut le bâton de rouge, pressant sur son passage léger la pulpe des lèvres, pour la laisser nette et carminée. Du fard ici, du blush là, des vaporisations de jasmin et de fleur d'oranger. Sur la chevelure brune tressée puis relevée, un voile de broderies vint se poser, encadrant le visage, ajusté par de fines épingles dissimulées dans les replis du satin. Les mains, où de petits motifs au henné enserraient l'index et remontaient en arabesques jusqu'au poignet, retombèrent après cet affairement.

Sabah se détourna de son image, dont elle n'avait plus besoin pour orner d'anneaux ses poignets et ses doigts, qui dépassaient des manches de sa takchita. C'est un vêtement traditionnel marocain composé de deux pièces : ici, une robe longue et large, couleur crème, sur laquelle tranchait le noir des ornements au col et aux manches, et que tenait une large ceinture raide comme un corset, garnie de perles et fils d'or, dont les motifs se retrouvaient sur le pardessus transparent et richement orné. Son pied sortit de sous le tissu de la takchita et enfila un escarpin. Elle attrapa son sac à main et sortit pour héler un taxi.

L'appel à la prière médiane était déjà passé, celui de la moitié de l'après-midi n'était pas encore venu, le sirocco soufflait rageusement, les rues étaient désertes. Elle dut marcher jusqu'à l'avenue Abdelkrim Elkhattabi. Peine perdue. Elle continua jusqu'à l'arrêt de bus, assez éloigné, et souvent une rafale la happait et faisait vaciller son pied pourtant sûr, s'engouffrant dans ses voiles qui s'agitaient autour de l'axe ferme de son corps. Aujourd'hui était férié, les transports publics assuraient un service minimal et s'arrêtaient à la périphérie de la ville. Sabah, pourtant, devait poursuivre jusque dans les nouveaux quartiers, sur les collines. Elle monta tout de même dans le bus et, lorsqu'il n'alla pas plus loin, en descendit. À nouveau elle chercha un taxi, sans plus de succès.

Alors elle continua à pied. Elle avait le sirocco derrière elle maintenant, tel un ami qui la tiendrait par les épaules et la pousserait dans le dos, amplifiant ses enjambées pareil à l'effet d'une vague apesanteur. Sans doute, sa toilette était déjà un peu malmenée par cet ami bien intentionné mais rude ; une épingle avait dû glisser car le voile n'était plus si serré près du visage, et la poussière tourbillonnante, et le sable criblant l'air, et la moiteur de l'atmosphère, tout lui défraîchissait l'apparence. Mais il n'y avait rien d'autre à faire qu'un pas devant l'autre en regardant droit devant.

Elle était soulagée d'avoir les rafales dans le dos et non dans la face, car alors elle aurait avancé les yeux mi-clos pour se garder des poussières. Se fût-elle retournée, elle aurait aperçu les nuages noirs qui s'amassaient.

Il en allait toujours ainsi. Après que le sirocco avait retourné tout ce que la terre présentait en surface, après qu'il avait dragué le pays et propulsé dans les airs ce qui donnait prise, plancton entraîné par les courants dans les hauteurs célestes, alors venait la pluie. Gouttes lourdes et violentes, faisant brutalement retomber la matière en suspension : le minéral, le végétal, l'animal ou le synthétique, impactant la terre dans des projections de gerbes boueuses. Avec le premier coup de tonnerre, Sabah prit conscience de sa position. Il lui restait une bonne heure de marche, et elle se trouvait au niveau d'un lotissement en projet, entre des terrains bornés, d'autres viabilisés, et de place en place des constructions déjà lancées, murs dressés, grandes ouvertures béantes.

Les premières gouttes furent bues par l'air sec et la terre sèche, mais lorsque leur soif s'apaisa, la pluie continuait de tomber, s'infiltrant dans les crevasses, mollissant l'argile glissante, crissante, formant des rigoles qui charriaient la saleté. Sabah dégoulinait à présent, ses vêtements lourds d'eau collés à son corps, les couleurs de son visage emportées en traînées estompées.

Devant le déchaînement des forces de la nature, plus d'une résolution avait faibli. Sabah s'avoua vaincue et au milieu des éclairs s'abattit dans la première ébauche de maison qu'elle atteignit. Le lieu promettait de devenir vestibule, sur la droite : une enfilade de pièces, au milieu : une volée de marches, sur la gauche : peut-être un salon, un jour. Partout, des soutènements, quelques bâches inutiles claquant au vent, une brouette abandonnée, et partout, partout, d'immenses ouvertures conçues pour des portes et des fenêtres, invitant les bourrasques et l'averse. Les murs étaient de briques rouges, le sol de béton gris, et Sabah grelottait, ne sachant comment s'installer pour passer les heures à venir, peut-être même la nuit.

Une voix l'interpella du dehors. Un homme lui faisait signe à vingt mètres de là. Il se tenait sur le seuil d'une cabane. Elle accourut.


— Marhaba ! lui dit-il. Bienvenue ! Je suis le gardien du chantier.

— Salam, répondit-elle. Paix ! Je suis la passante en détresse.


Ils sourirent. Sabah regarda autour d'elle avec le plus grand intérêt. La cabane minuscule était construite sur un monticule gardant de l'inondation. Elle était faite des mêmes briques rouges que celles du chantier, mais posées les unes sur les autres sans liant. Des bâches tendues avec habileté offraient un toit imperméable. Cinq planches clouées en guise de porte, et une petite fenêtre pour l'instant obstruée. D'un côté, un sommier était constitué des mêmes briques, empilées sur toute la largeur du mur, quelque deux mètres, ménageant un espace en dessous où ranger des effets. De l'autre côté, des caisses faisant office de table et sièges, des ustensiles de cuisine, des vêtements accrochés à des patères de fortune. Sur un réchaud, un tajine cuisait à petite flamme.

Et à l'extérieur, là où l'on aurait attendu un jardin attenant, l'enclos grillagé défendait les matériaux de construction du chantier : bétonnière, tuyaux de PVC, boiseries, rouleaux de corde, fers à béton, pelles et autres.

Le gardien, très conscient de ses devoirs d'hôte, se demandait perplexe comment traiter la petite éponge détrempée qui venait d'apparaître, car il est d'usage que les étrangers hommes et femmes préservent une certaine distance. Tout un tas d'idées le traversèrent. En temps normal, il aurait dû l'installer puis se retirer, par pudeur et décence. Mais se retirer pour aller où ? Il ne pouvait pas se permettre de prendre froid et manquer au travail. Il aurait pu lui offrir son lit et tendre un drap comme un paravent pour séparer la pièce en deux. Mais enfin, offrir un lit était par trop intime, et que ferait-elle, comme une reine derrière son palanquin, confinée derrière le drap jusqu'à la fin de la pluie ? S'il avait eu seulement quelques matériaux de plus, il aurait monté rapidement un appentis, certes moins confortable, mais fonctionnel. Finalement, car il ne pouvait s'éterniser, il coupa court avec le raisonnement suivant : la petite éponge était déjà sa sœur en religion, il la traiterait en sœur de sang pour les nécessités de l'après-midi. Il prit son Coran, le baisa et le posa comme témoin et protecteur en évidence sur une caisse ; un voile de sérénité descendit sur la cabane.

Puis il sortit des vêtements secs et sans façon se détourna pendant qu'elle se changeait. Elle flottait à présent dans une jellaba d'homme, un vêtement très ample taillé dans un rectangle de tissu, sur lequel étaient montées des manches larges et une capuche pointue. Du tee-shirt, elle s'était fait un foulard à la façon des campagnardes, retenu par un nœud sur la nuque. Son mouchoir mouillé de pluie avait essuyé le maquillage puis la boue de ses pieds.


— Où allais-tu, comme ça, sœurette ? demanda-t-il. Quelqu'un t'attend sûrement.

— Au mariage d'une cousine dans les quartiers de la Jaysh al-Tahrir. Elle ajouta avec un ton de regret : et plus loin, même. Je voulais aussi y rencontrer un oncle en visite qui habite à l'étranger et chez qui j'aimerais aller pour poursuivre mes études.

— Tu avais en effet encore une longue route devant toi… Et la pluie est tombée en travers de ton chemin. Ne lui en veut pas, elle a son utilité. Moi-même, qui ai une douleur au dos, elle me force à me reposer, pour que demain je reprenne le travail avec ardeur.

— Hélas, demain mon oncle sera reparti, soupira-t-elle. Il y a pourtant des choses qu'il faut trancher rapidement. Et il y en a qu'on règle plus facilement en face-à-face. Je voulais être fixée. Mais voilà…

— Si j'avais une voiture, je t'aurais déposée. Ou un téléphone, je t'aurais fait chercher.


Sabah sentit que sa contrariété pouvait être blessante pour celui qui la recueillait. Elle secoua ses pensées dépitées tournant autour de musique, de pâtisseries fines, d'assemblée réjouie, de remise des présents, de tintement des bracelets d'or, de tout ce qui fait le charme des mariages traditionnels, et d'un air joyeux :


— Ta maison est magnifique. Un peu bruyante, peut-être, mais ce n'est pas la faute des voisins…


La pluie tombait avec une intensité croissante sur les bâches et faisait un vacarme assourdissant, les obligeant à forcer la voix pour s'entendre. Une odeur de terre mouillée montait du sol par vagues chaudes. Le reste du monde, la veille et le lendemain, tout était noyé dans un déluge. Le soleil semblait déjà couché tant il faisait sombre. L'hôte alluma deux lampes à pétrole et servit le thé à la menthe. Le tajine mijotait en diffusant un délicieux fumet de poulet aux olives.

Comme il n'y avait rien à faire, après qu'ils eurent parlé du temps, ils en vinrent à se raconter leurs vies.

Mohammed vivait d'un chantier à l'autre, à la force de ses bras, sous le soleil et sous la pluie.

Sabah était toute en projets et nécessités de carrière. Aller en Europe, au Canada peut-être.


— J'ai deux sœurs, dit Mohammed. L'une est partie, elle revient pour les vacances avec des valises remplies de cadeaux, ses enfants ne parlent pas l'arabe, elle est étrangère là-bas, elle a une tristesse au fond du cœur, qui remonte parfois à ses yeux. Mon autre sœur est restée, elle ne mange pas de la viande chaque jour, elle travaille pour payer les médicaments de son fils diabétique, mais elle est dans son pays, elle se tient droite et son rire est une cascade de bonheur. Si toi, Sabah, tu pars à la recherche des richesses de ce monde, tu risques de les trouver… et de perdre autre chose en échange. Tu sais que ton chemin ne s'arrêtera pas dans une villa luxueuse, il continuera jusque dans la tombe. Et il faut de solides chaussures pour faire ce trajet.


Sabah jeta un œil à ses brodequins. La nuit était tombée. Le repas avait été partagé. Mohammed avait pris sa flûte, taillée dans un bambou, une flûte sans bec qu'il faut tenir de travers pour la faire vibrer, et joua, joua, joua, pour accompagnement la pluie, pour public une jeune femme un peu perdue, pour thème la quête de l'insaisissable bonheur.

Et la pluie, la pluie… La pluie qui lavait et emportait les scories de ce monde…

Elle dormit sur le lit de briques, il se fit un sommier de caisses et de broc. Elle s'enroula dans une couverture, il se serra dans un chandail.

Le lendemain matin, sous le chant des oiseaux et les caresses du soleil, elle repartit. Il ne devait jamais la revoir. Mais à quelque temps de là, au retour d'une course, il trouva un paquet sur le pas de sa cabane, où étaient proprement pliées sa jellaba à lui et sa takchita à elle. Il y avait aussi une paire de brodequins. Sur un papier épinglé était écrit : « Un cadeau pour ta sœur, celle qui est restée, de la part de celle qui restera aussi. »


 
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   papipoete   
28/7/2025
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
bonjour Salima
Elle avait un long chemin à faire, la belle Sabah, aussi se préparait-elle pour ce voyage, où l'on remarquerait sa grande beauté.
Mais cela commençait mal, avec les taxis en congé et les bus rares, et le temps vira au cauchemar, la trempant à rechercher quelque abri... là, sur ce chantier de construction ; un homme respectueux lui offrant un toit inespéré...mais sans confort minimum, même pas un paravent pour se déshabiller
NB la Belle et l'Ouvrier dont on écoute les bonnes paroles, envers cette femme qui rêve d'Eden sur Terre
- Tu trouveras ce que tu cherches, mais perdras ce qui avait tellement d'importance...dont tu t'étais habituée, sans importance désormais.
Entre ces deux-là, un courant passe tout en retenue ; on pourrait rêver au début d'une romance, mais non rien qu'égard et respect lors de cette halte imprévue.
- n'en veux pas à la pluie ?
Une Reine de Sabah que j'imagine si belle, en partance pour un risqué road-trip, que la pluie ne troublera que de petites gouttes.
J'aime particulièrement la fin, lorsque le maçon trouve le paquet laissé par " la passante en détresse "
La strophe introductive nous fait deviner un visage maquillé, qu'un voile de broderies vient encadrer, non point cacher derrière un grillage ; voici donc l'aventure d'une femme libre, considérée et respectée comme le furent adorées les pharaonnes, Hatchepsout et d'autres...


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