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Fantastique/Merveilleux
SetsunaSoul13 : Golem de chair
 Publié le 02/08/12  -  3 commentaires  -  41662 caractères  -  54 lectures    Autres textes du même auteur

Quand le conte passe du rêve à la réalité puis de la réalité aux rêves, ne restent que l'émotion et les "et si..."
Dans un monde où le terme de "classe" définit davantage ce que l'on est que ce que l'on paraît être...


Golem de chair


Bien souvent, installée sur ce banc, sous ce vieux chêne, attendant le bus qui tardait toujours, il m’arrivait, bercée par son feuillage, d’accepter le partage de son souvenir.

Il me pénétrait d’images et de sons, communiquant la mémoire dont il avait hérité, comme seuls savent le faire les anciens sylphes. C’était l’usage à l’époque, qu’aux arrêts de bus, ou dans les salles d’attentes, on en place un. Un sylphe de mémoire, qui chantait, pour distraire les impatients, pour faire oublier les délais… Et le souvenir qu’on avait choisi de confier à celui-ci, coloré, parfumé, était, selon moi, des plus fabuleux qu’il m’ait été donné de partager.

« Une clairière, ensoleillée. Où elle dansait, tournoyait, comme portée par le vent. Fée des bois dont la chevelure d’or cascadait jusqu’aux chevilles. Fée mutine dont les lèvres charnues laissaient échapper une douce mélodie ; simple en composition, complexe en nuances. Le soleil illuminait sa peau d’albâtre, ses pieds nus caressaient l’herbe qu’ils foulaient. Des pétales, rouges, blancs, verts, virevoltaient en essaim, l’auréolaient, bercés par la brise estivale.

Elle dansait, pleine de grâce et d’harmonie ; c’était un spectacle qu’elle offrait, elle s’offrait tout entière à lui. Lui, le jeune homme allongé sous le grand chêne touffu. Entrelacé dans l’ombre protectrice, soutenu par de larges racines, ses traits, nobles, juvéniles, à demi dissimulés par l’obscurité, il fixait sans ciller, sans bouger. Il n’y avait pour luire que ses yeux, ses opalines, inquiétants d’immobilité. »

La scène ne consistait qu’en ça, cet étrange couple, cette danse, cette clairière. Mais je n’y coupais presque jamais, toujours prompte à accepter ce souvenir plus qu’un autre. Ne pouvant m’empêcher de noter à chaque fois l’angoissant contraste ; lui comme fait d’obscurité, et elle, scintillant en plein jour.


******


La brise était chaude. Sa chemise de lin lui collait à la peau. C’était l’été, et lui, il était cloîtré là, dans son cabinet d’étude.

Son précepteur était un incapable volontaire. Parce que Mérik était de fait le seul héritier de la famille, ce charlatan s’évertuait à ralentir le rythme de travail, pour conserver son poste, juste un peu plus longtemps ; grappillant un jour, un mois, un an, tel un rat glouton. C’était un incapable, par volonté. Tant qu’il était engagé, il avait le gîte et le couvert, il était rémunéré. Achever son instruction, c’était se retrouver à la rue, et ça, son précepteur le savait tout aussi bien que lui.

D’ordinaire, ça allait. Il lui importait peu de ne rien apprendre de nouveau, voire de ne rien apprendre du tout. Mais, aujourd’hui, c’était différent. Parce que la brise brûlait, que c’était l’été, et qu’il était seul, cloîtré là, dans son cabinet d’étude. Mérik ne supportait plus l’idée d’être retenu prisonnier, à faire face à ces exercices de médiocre niveau ; la forêt sentait bon, l’ombre de ses arbres un océan de fraîcheur qui le narguait, à peine quelques mètres plus loin, à deux pas. Il lui suffisait à peine de passer la tête par la fenêtre pour être assailli, de part et d’autre de senteurs boisées, pleines de promesses.

Alors Mérik s’était décidé. Il avait attendu, qu’une fois de plus, son cher précepteur prétende, fébrile, aller chercher un manuel à la bibliothèque ; le vieux rat ne reviendrait que très tard, quelques minutes à peine avant la fin des heures dédiées à l’étude. Mérik savait que le grippe-sou batifolait avec Velyad, la servante qui renouvelait les pichets d’eau pendant le dîner ; il y avait des coups d’œil qui ne trompaient pas, qui ne trompaient personne.

Il lui avait donc suffi d’attendre, juste un peu, dans cette étouffante chaleur, avant de pouvoir se glisser par la fenêtre. Un comportement qui, certes, était indigne du successeur de la famille Aurgon, lui vaudrait peut-être même quelques coups de bâtons, mais n’avait rien de plus compréhensible.

L’évasion réussie, le brun s’en fut à travers champs, parcourant d’un pas leste le bosquet de son domaine. Fort d’une âme aventurière par nature, il poussa l’exploration par-delà le sentier, s’enfonçant là où personne d’autre n’avait jamais paru poser les pieds. Il écarta branchages, racines et autres pièges végétaux de son chemin, avançant toujours plus loin, jouant à se faire peur.

Il n’avait pas la moindre idée de l’endroit où il se rendait, ni d’ailleurs de ce qu’il cherchait à atteindre ; et c’était bien là que résidait tout l’amusement de la chose. Explorer sans fin, se donner l’illusion de ne plus jamais pouvoir faire marche arrière. Et pourtant, pour que son voyage mérite bien son nom, il fallait qu’il y ait une destination, du moins une escale.

Il finit par déboucher dans une clairière, inondée de fleurs rouges, blanches et de soleil. Et là, du statut de héros solitaire, il chuta sans autre forme de procès. La bouche bée, il redevint candide, enfant presque, avalant du regard la scène, fantasmagorique, qui s’offrait à lui.

Une jeune fille, qu’il jugeait à l’œil d’à peu près son âge, tourbillonnait au cœur d’un essaim de pétales. Ses pieds nus effleuraient le sol, vibrionnaient gracieusement dans l’air, sans jamais sembler devoir retoucher la terre ferme. Elle décrivait d’amples mouvements de bras, bougeant au rythme de la chanson qu’elle fredonnait. Elle sautait, tournait et sautait à nouveau, paraissant toujours devoir aller plus loin. Elle s’étendait vers le ciel, mue d’une grâce sans mesure. Sa chevelure d’or, brillante, d’aspect presque liquide, lui dessinant comme des ailes de papillons, voletait librement sous la brise.

Si ce n’était un ange, alors elle aspirait à le devenir. Mérik, aussi transporté qu’inquiet s’approcha à pas feutrés. Et plus il approchait d’elle et mieux il pouvait la saisir, elle dans son intégralité. Fasciné, il perdit patience, voulant en voir plus, il cessa d’être prudent, il s’approcha pleinement, à grands pas. Et en un clignement d’œil, tout s’était arrêté.

L’ange blond avait disparu comme par enchantement, la chanson avait cessé. Ne restait plus, pour prouver qu’il y avait bien eu quelque chose, que les pétales, tourbillonnant, qui achevaient de retourner au parterre de fleurs. Il fallut à Mérik, stoppé à mi-chemin, sous le soleil brûlant, plus d’une minute pour comprendre qu’elle s’était cachée. Là, juste derrière l’épais tronc du chêne. Le seul, trônant au centre de la clairière, gouvernant de ses branches épaisses l’ensemble du bosquet environnant.

Alors le jeune Maître, pris d’impatience, accéléra l’allure jusqu’à se retrouver face à l’arbre :


– Eh ! Toi, là, derrière, sors de là !

– Je ne peux pas, Maître

– Et pourquoi ça ?

– Mais… parce que vous êtes un Maître… et qu’il est interdit de se montrer, seul, face aux Maîtres

– Es-tu Humaine ?

– Non, Maître.

– Alors une Damnée ?

– Non, Maître


Roulant des yeux, irrité par l’incohérence de sa vis-à-vis, Mérik se retint de taper du pied :


– Si tu n’es, ni une Damnée, ni une Humaine, quelle loi t’interdit de te montrer à moi ? Montre-toi, maintenant, c’est un ordre !


Elle ne se fit pas plus entêtée, et ce fut regard baissé, pas traînant, qu’elle se présenta à lui.

Mérik eut un étrange pincement au cœur lorsqu’il reconnut la robe blanche et le bracelet d’argent distinctifs des Non Gradés ; il n’y avait plus aucun doute, cette fille appartenait à la plus basse classe de leurs esclaves. Il n’avait aucun droit de se montrer familier avec elle ; les éviter était, selon sa mère, faire montre de la plus élémentaire prudence ; ils n’appartenaient à aucune race civilisée, leurs réactions étaient imprévisibles.

Au-delà de cette prétendue dangerosité, Mérik se doutait bien que s’il n’avait pas le droit de chercher la compagnie des Non Gradés c’était pour une toute autre raison ; l’une de celles, bien plus profondes, inexplicables, qu’affectionnaient les adultes, et tout particulièrement ses parents.

Mais contrairement à eux, Mérik n’était pas encore adulte. Et il avait rarement l’occasion de fréquenter des enfants de son âge. Par ailleurs, quand l’occasion s’en présentait au hasard des dîners protocolaires, il était hors de question d’avoir un geste déplacé ou une parole de trop ; on devait se tenir droit, être poli, tout faire pour ne pas déshonorer son rang, sa famille. On jouait à paraître adulte.

C’était sans doute la raison pour laquelle, Mérik s’était si souvent surpris à épier les enfants Non Gradés, qui eux avaient le droit de librement s’amuser dans la poussière et la crasse. Mérik s’était souvent, trop souvent, glissé hors du château, se dissimulant, pour s’imaginer jouant joyeusement parmi eux. S’ils vivaient tous, entassés, dans une bâtisse à l’hygiène douteuse, au moins, personne ne les réprimandait jamais ; et il leur enviait cette seule liberté.

Et voilà qu’aujourd’hui il avait l’occasion de parler à l’un d’entre eux, pour la première fois de sa vie : « Relève la tête. » Le ton était plus bourru qu’il ne l’avait voulu, mais soit, elle s’exécuta servilement. Légèrement agacé, Mérik se décida à jouer franc-jeu, plongeant l’azur de ses prunelles dans l’ambre des siennes :


– Comment t’appelles-tu ?

– Je n’ai pas de nom, Maître.

– Comment ça peut être possible ? Personne ne t’appelle, jamais ?

– C’est parce qu’il n’y en a pas besoin, Maître. Je viens quand j’ai faim, que je suis sale, ou à l’heure de la leçon pour ne pas être corrigée. Personne ne s’inquiète de ce que je peux devenir. Quelle est l’importance d’un nom ?


Et cette explication, aussi triste fut-elle, ne lui avait laissé transparaître aucune émotion sur le visage ; elle exposait, franchement, un état de fait. De sa bouche, les mots eux-mêmes semblaient réduits à ce qu’ils étaient. Il n’y avait rien, dans sa voix, rien dans sa manière de se tenir ; elle avait les bras ballants, le regard fixe, la tête relevée vers lui, parce qu’il l’avait ordonné. Et c’était tout, elle était là, mais il manquait tout ce qui aurait dû être elle.

Mérik n’avait été que très légèrement surpris par la réponse qu’elle lui avait fournie. Même sans les observer avec grande attention il avait pu lui-même le remarquer ; cet alarmant désintérêt que semblaient avoir les Non Gradés adultes pour leurs progénitures.

Et cependant, il lui était toujours paru évident qu’ils observaient, au moins, la plus élémentaire des traditions ; à savoir qu’ils nommaient leurs enfants. Et il ressentit une grande honte ; la honte de son ignorance. Si seulement, au lieu de sans arrêt le seriner avec l’Histoire des Damnés, son précepteur pouvait lui parler des hommes qui vivaient sur son domaine…

Une nouvelle résolution l’habita soudain, animée par l’ardeur de ceux qui se refusent à juste accepter les choses telles qu’elles sont. Si on refusait de lui enseigner, il apprendrait de lui-même ce qu’il y avait à savoir des Non Gradés ; « Très bien, ça n’a plus aucune importance. À partir d’aujourd’hui, tu t’appelleras Aglaé. »

Le nom avait été lancé, désinvolte, presque comme on mouche un adversaire du bout de sa lame. Il lui était soudain apparu à l’esprit, issu de son inconscient ou d’ailleurs, il ne saurait trop le dire. Le nom s’était constitué du bout de ses lèvres ; Mérik avait voulu rejeter l’absurdité de son anonymat, et il avait donc décidé de l’effacer. Il s’était octroyé ce droit avec toute la majesté et l’impertinence inhérentes à ceux de son rang.

Et elle, elle l’avait reçue, comme un don. C’étaient ces mots qui avaient toujours manqué, qu’on avait oublié de chercher, et qu’elle avait toujours attendu. Ce qui auparavant s’était figé, quelque part dans l’obscurité, avait ainsi pu reprendre sa route. Lentement, comme un mécanisme rouillé, qui peinerait à bien reprendre son rythme, sa place, sa fonction. La lumière l’avait pénétrée. Pas en grande pompe, pas comme un grand faisceau lumineux ; ça n’avait pas été aussi spectaculaire que la divine grâce. Mais c’était là, ça s’insinuait, ça s’embrasait, en elle. La vie. L’existence. Être Aglaé, être tout court.

La jeune fille était un instant restée pétrifiée. Et sans vraiment savoir pourquoi, l’expression surprise, qu’il était finalement parvenu à lui arracher, gonfla Mérik de suffisance. Le jeune Maître parada, prenant place entre les impérieuses racines du chêne géant. Sans se départir de cet air pompeux qu’ont souvent les monarques peints en majesté, il s’était nonchalamment installé sur son trône sylvestre. Le léger étonnement qui s’était peint avec brièveté sur le visage lisse et pâle de son interlocutrice s’était déjà enfui, comme un rêve. Elle l’observait, sans bouger.

Ils se détaillèrent un bon moment, chacun essayant de déterminer en toute discrétion, sur quelle bête curieuse il était tombé. Bientôt l’examen silencieux dont Mérik était autant la victime que l’instigateur le mit mal à l’aise; il fallait qu’ils fassent quelque chose, cette inactivité allait le rendre fou.

Elle en revanche c’était comme si elle avait parfaitement l’habitude de rester ainsi, debout des heures, les bras ballants et le regard fixe. Mérik avait déjà observé ce comportement spécifique à ceux de son espèce ; à vrai dire, il n’avait jamais vu un Non Gradé dormir et, même lorsqu’ils s’assaillaient, cela semblait plus dû à une sorte de rituel qu’à la simple fatigue…

Il voulut chasser son malaise, s’attelant avec plus d’ardeur à la recherche d’une activité. Puis la comptine, comme soufflée par le feuillage du chêne, lui revint en mémoire ; la chanson magique qu’elle avait fredonnée, cet air envoûtant, sans parole, il voulait la réentendre. Fier d’avoir enfin trouvé quelque chose à faire, il releva le regard vers elle ; elle qui n’avait toujours pas bougé d’un cil. Elle avait l’air d’une vulgaire poupée, attendant patiemment les ordres.

Mais quand on est l’héritier des Aurgon, on n’avoue pas avoir peur. Aussi Mérik se para de suffisance et ce fut, tendant distraitement la main vers elle, qu’il ordonna : « Puisque tu sais si bien chanter, chante pour passer le temps… »

Ça n’avait été que quelques heures, volées, à la va-vite, dans un coin aussi isolé que féerique, mais déjà, il savait qu’il ne pourrait jamais se résoudre à la voir disparaître de sa vie. Alors Mérik lui enjoignit de revenir tous les jours dans la clairière ; ordre auquel, comme tous les autres, elle s’était pliée, sans rien objecter. Ce n’avait été que bien plus tard qu’il put avoir la satisfaction de constater que, peut-être, leurs rencontres l’enthousiasmaient au moins autant que lui.

Avec elle, tout était différent. Il cessait de paraître pour être ; il pouvait se plaindre, rire ou pleurer de tout cœur, jouer dans l’herbe, ou simplement flâner, être là. La vie prenait l’excitant goût de la liberté, l’électrisant parfum du danger. Leur clairière prenait chaque jour une teinte différente, elle était un océan de terres inconnues qu’il pouvait à l’infini explorer, sans jamais s’en lasser. Il suffisait qu’Aglaé soit là, qu’Aglaé chante pour que plus rien n’ait d’importance, pour que contraintes et frustrations s’envolent comme plumes aux vents.

Si bien qu’au bout d’un mois la compagnie de la jeune fille lui était devenue parfaitement indispensable. Aussi, sans plus prendre aucune précaution, tout à son bonheur de la retrouver, Mérik augmenta la fréquence de leurs rencontres. Qu’importait le risque, il savait pertinemment qu’en dépit du danger, il était impossible qu’Aglaé décide par elle-même de tout arrêter ; parce qu’elle était ainsi, parce qu’il ne lui en donnerait jamais l’ordre.

Dès lors que Delfia, la gouvernante du jeune Maître, avait remarqué son changement de comportement, lui qui avait troqué son caractère d’éternel impudent contre une docilité désarmante, elle avait été loin d’en être ravie. Très loin de là, elle en fut plutôt contrariée et suspicieuse. Car si le jeune Maître se comportait mieux, à quoi pourrait bien servir l’autorité qu’elle avait pris tant d’efforts à asseoir sur lui ?

Delfia abhorrait les Maîtres et, rongée par cette haine inavouée, alors même qu’elle s’efforçait chaque jour de leur plaire par maintes courbettes et faux-semblants, elle avait fini par trouver une bonne façon de se soulager. Un beau matin elle s’était découvert un plaisir malsain à voir souffrir les autres.

Le premier qu’elle avait fait punir ? Elle s’en souvenait comme si c’était hier ; elle avait fait donner le fouet à un serviteur affamé qui avait eu l’imprudence de chaparder un fruit, pratiquement pourri, quasiment sous son nez. Et ça avait été presque à son plus grand étonnement qu’elle s’était senti exulter, à chaque fois qu’un coup de fouet avait été suivi d’un hurlement de douleur.

Ça avait été à partir de ce moment-là qu’elle s’était mise en tête de prendre en chasse tous ceux qui enfreignaient les lois, nourrissant en secret le noir dessein de voir assouvir ses plus sombres désirs via la salle de torture. Son excès de zèle l’avait fait profondément haïr de ses semblables. Mais d’un autre côté, à la naissance du jeune héritier, c’était lui qui lui avait permis d’accéder au rang de gouvernante.

Et son plaisir pervers à infliger la souffrance fut exacerbé ; elle avait, enfin, le pouvoir de l’exercer sur un Maître. Voilà pourquoi, risquant de perdre ce pouvoir, Delfia s’était rapidement décidée à découvrir ce qui pouvait bien avoir métamorphosé son jeune impudent.

Aussi minutieuse que discrète, elle l’avait observé à longueur de journée. Et si d’abord elle avait failli se décourager, perdant la trace du jeune fripon à travers la végétation, elle avait bien fini par avoir le fin mot de l’histoire. Quoi qu’elle ait pu s’attendre à trouver, à le voir faire, au beau milieu du bosquet, jamais elle aurait pu s’imaginer tomber sur une scène pareille. Jamais elle n’aurait cru qu’il irait jusqu’à violer le plus grand interdit du domaine.

Delfia n’était pas femme à rester paralysée, sous le choc, et encore moins femme à s’attendrir ; tout émouvant que pouvait être le spectacle des deux innocents se contant fleurette. Bien au contraire ce fut avec empressement qu’elle s’était précipitée vers le château, droit sur le chemin des quartiers de Madame. Et bien qu’elle répugne à sentir le regard méprisant et glacial de cette femme elle avait frappé à la porte, sans une once d’hésitation.

Non, Delfia n’était pas femme à s’apitoyer pour un rien, mais lorsqu’elle était entrée dans les appartements de Madame, qu’elle avait posé genoux à terre et que son front avait rejoint le sol, en signe de soumission, elle avait eu une petite pensée pour eux. Et peut-être qu’une fraction de seconde s’écoula où elle songea à rebrousser chemin.

Pourtant, quand la voix, nasillarde, de sa Maîtresse l’avait interpellée, c’était avec diligence qu’elle avait relevé les yeux :


– Delfia ?... Mais qu’a encore pu inventer mon fils ? Combien de temps encore compte-t-il me punir de l’avoir mis au monde ? À peine son père part-il en Chasse que cet enfant n’en fait déjà qu’à sa tête…

– À vrai dire Madame

– Taisez-vous !


La gouvernante tressaillit.

Les souliers de Madame passaient juste sous son nez ; la bonne femme avait omis de lui permettre de se relever et dans cette douloureuse position la chaleur la faisait suer à grosses gouttes. La paire de bottines de cuir noir reluisant faisait des va-et-vient, claquant le parquet. Plus secouée qu’elle ne l’avait cru par la nouvelle qu’elle avait à communiquer Delfia n’avait pas tenu compte de l’humeur de la dame. Une magistrale erreur.

La Maîtresse détestait les gens de basses conditions ; à dire vrai la Maîtresse détestait tous ceux qui n’appartenaient pas à sa race. Mais il était indéniable que ceux qu’elle détestait plus encore que tout autre chose, c’étaient les Non Gradés.

Delfia entrevit, en un instant de lucidité morbide, la punition qui se profilait dans l’air, et elle se sentit prête à faire des concessions ; prête à subir toutes les pires colères de la dame. Le tapis rouge de velours ploya sous sa fureur :


– Voilà, voilà pourquoi je lui demande si souvent de davantage rester à la maison ! Si même les serviteurs oublient leur place où va-t-on ? Et comment veut-il que son fils apprenne à traquer les Damnés sans son aide ? Sais-tu seulement ce qu’il a trouvé à me répondre ?

– Non, Madame.


Delfia avait appris à sentir quand la dame voulait entendre une réponse. Les aller-retour cessèrent brusquement et le bas de la robe en soie vint sèchement se glisser sur les pieds qui lui faisaient face :


– Bien sûr que tu ne le sais pas, idiote ! Qu’a-t-il répondu ? Tout naturellement que je n’étais qu’une femme, que je n’étais pas habilitée à comprendre son besoin de Chasser ! Delfia penses-tu que je sois sotte ?

– Oh ! Grand Dieu, non Madame

– Ah ? De toutes les façons, lui, il le croit ! Il croit ferme que je ne sais pas ce qu’il fait hors de ces murs avec cette ordure de Golem ! Une abomination, qui à peine Pactisée, se pense déjà l’égale à moi ! Mais qu’est-ce que le Pacte face à la pureté de mon sang ?! Oh ! Elle n’ose pas encore le dire à haute voix, la vile créature, mais je le sens parfaitement… ah ! Ce méprisant regard qu’elle me jette lorsqu’ils partent en chasse… D’ailleurs, s’ils chassent de plus en plus souvent n’est-ce pas parce que les Missions d’Aide se font de plus en plus fréquentes ? Qu’arrive-t-il donc aux gens de ton espèce ? La débauche vous habite de loin en loin ; misérables, ne l’êtes-vous pas assez pour qu’en plus vous vous abaissiez à ces pratiques sataniques ? Cela vous amuse-t-il de dévorer de la chair Humaine ? Y-a-t-il quelque chose de bien à se Damner ? Vous n’êtes tous que des animaux ! Des animaux, tu entends ? On devrait vous faire enfermer, les uns avec les autres ; que vous vous entre-dévoriez enfin, jusqu’au dernier !


Delfia ne cligna même pas des yeux, elle ne bougea pas un doigt. Entendre mépriser la race Humaine par ces individus, elle en avait l’habitude, elle n’en éprouvait plus aucune gêne, ni aucune honte.

C’était ainsi, les Maîtres étaient nés pour anéantir les Damnés. Et les Damnés, c’était potentiellement elle, potentiellement le jardinier ou même ces écervelées de servantes ; c’était potentiellement chaque Humain cédant à la Tentation. Ceux qui se perdaient, à jamais, des rebuts.

C’était de là qu’ils tiraient leur force, ces Maîtres, ces abominations, de la faiblesse des plus faibles ; quel mal pouvait-il y avoir alors, qu’elle, Delfia se charge de faire payer les plus petits pécheurs ? N’était-ce pas le même métier ? Le même but ?

Les souliers de Madame ne reprirent leur déplacement qu’un pas plus léger. Enfin dévidée de sa rage, elle était fin prête à écouter ce que la nourrice avait à dire :


– Alors… qu’a bien pu faire mon ingrat de fils pour me déplaire un peu plus aujourd’hui ?

Madame, j’ai bien peur qu’il n’ait commis cette fois-ci une faute irréparable…

– Ne pas suivre assidûment ses leçons du soir, ce n’était pas encore assez grave pour lui ?

– Dame, je me devais de vous avertir au plus vite…

– Mais parle donc maudite femme ! Crois-tu qu’écouter tes piaillements soit la seule chose que j’ai à faire de ma journée ?

Maîtresse, loin de moi cette idée ! C’est juste que j’estime que l’importance du délit m’interdit la concision… – puis suite au regard mauvais lancé par la dame – … Je crains que mon seigneur Mérik ne fréquente assidûment une Non Gradée sans votre autorisation.


Quand Delfia avait quitté les appartements de sa dame, elle n’avait toujours aucun doute quant au bien-fondé de sa délation. Pourtant, cette mince certitude ne suffisait en rien à stopper les violents frissons qui lui parcouraient tout le corps. La peur que lui avait inspiré le rire dément de la dame, animé par les ondoiements de sa robe, n’avait d’égale que la terreur que lui soufflaient les flammes d’ombre de l’antre des Damnés.

Cette peur s’était soudain manifestée, s’élevant plus haut encore que son désir de blesser le jeune Maître, s’insinuant plus profondément que son souhait d’assister à la torture de cette innocente Non Gradée.

Et elle eut maintes fois envie, alors qu’elle traversait le domaine en direction de la bâtisse Sud, de rebrousser chemin. Le frisson avait perduré, lui montrant combien son âme pouvait être noire, alors que sa course la menait, inexorablement, sans dévier d’un caillou, à l’annexe où couchaient les enfants Non Gradés.

Pire que cela, elle, cette sombre jouissance, lovée dans un délicieux effroi, lui fournit la patience d’attendre que la jeune fille revienne. Delfia s’était délectée, tremblante, de chaque seconde que l’inconsciente passait dehors en compagnie du jeune Maître, aggravant l’ampleur de sa punition.

À l’instant même où il remit le pied au château Mérik eut un mauvais pressentiment. L’un de ceux que l’on a en descendant, un jour de pluie, des escaliers carrelés. Et il sut, dès qu’il croisa un serviteur et que celui-ci s’empressa de le conduire jusqu’aux appartements de sa mère, qu’il ne s’était pas trompé. Se faire ainsi appeler par sa mère était toujours de très mauvais augure ; quoiqu’il exècre Delfia sa gouvernante, il était de loin préférable d’être confronté à elle.

Il suivit docilement le serviteur. Mais à sa plus grande surprise leur destination ne fut pas celle à laquelle il s’était attendu. En lieu et place de la chambre de sa mère, il se retrouvait face à une pièce des plus sordides, qui lui était inconnue.

Une salle qui bien qu’entièrement plongée dans les ténèbres, lui laissait entrevoir l’ombre de divers instruments ; des instruments qui ne pouvaient que servir à la torture, et qui envahissaient chaque carré du sol et des murs.

Alors le jeune seigneur se demanda, un court instant, si pour le punir, la grande dame n’avait pas tout simplement décidé de le tuer. Et il ne put s’empêcher d’avoir un mouvement de recul. Il percuta un amas de tissu, dont il reconnut immédiatement le froissement singulier ; la soie qu’affectionnait tout particulièrement sa mère.

Sans oser se retourner, il se réavança aussi dignement possible. Il s’était évertué à paraître nonchalant :


– Mère, qu’est-ce encore que cette folie ? C’est donc là, votre nouvelle salle de réception dont on parle tant ?

– Mérik cessez d’être impertinent. Ceci est notre salle de torture, mon fils – elle avait pris une voix d’une douceur mielleuse – Ah ! Je vois sur l’air que vous avez que j’ai piqué votre curiosité. Rassurez-vous, l’explication de votre présence en ces lieux vous deviendra claire bien assez vite…

– Je crains que ce ne soit pas exactement l’endroit approprié pour avoir une conversation mère… quelle qu’elle fût.

– Moi, au contraire, je pense qu’on ne trouvera pas plus bel endroit pour illustrer les propos de notre entretien.


La porte s’ouvrit, mettant un terme à cette discussion que Mérik trouvait, sous divers aspects, des plus déplaisantes. S’il fut soulagé de se taire, voir Aglaé apparaître dans l’entrebâillement de la porte, escortée de deux serviteurs et suivie de près par Delfia, le plongea dans une profonde détresse, l’une de celles qui ne donnent qu’une envie ; hurler.


– La reconnaissez-vous, mon fils ?


La voix, affreusement stridente, se fraya un chemin à travers sa poitrine, telle la lame aiguisée d’un rabatteur dépeçant méticuleusement le cadavre de sa proie.


– C’est une Non Gradée mère, parvint-il à murmurer dans un sursaut d’énergie.

– Ça, je le vois bien, Mérik. La revoir si vite vous aurait-il fait perdre de votre langue ? – Elle adressa un geste aux serviteurs – Déshabillez-la.


Désemparé, le jeune homme vit, impuissant, les deux domestiques dépouiller Aglaé de sa robe.

La jeune fille ne réagissait à rien, docile, elle leva même les bras pour faciliter leur besogne. Mérik peinait à contenir la panique qui lui enserrait les entrailles, sa voix s’étranglait :


– Pourquoi l’avez-vous emmenée ici ?

– Pour la punir, voyons ! C’est à cela que sert une salle de torture, mon fils !

– Mais pourquoi ?


Elle, cynique, enjouée presque, tandis que dans son esprit à lui seule l’horreur prenait place.

Les serviteurs attachaient maintenant la jeune captive :


– Si elle est punie c’est parce qu’elle a désobéi à mes ordres ; parce que, vous, Mérik, avez désobéi à mes ordres. Je sais qu’en dépit de l’interdiction, vous vous trouviez avec elle dans une clairière, non loin d’ici il y a à peine quelques minutes. Ne vous avais-je pas dit qu’il s’agissait d’une mesure de sécurité ? Notez bien que je n’ai jamais précisé qu’il s’agissait de la vôtre…


Alors que la colère de la matriarche culminait, les fins poignets d’Aglaé étaient entravés par des cordes rugueuses.

Bien maintenue en hauteur elle offrait sa nudité aux regards avilissants des deux serviteurs, et pourtant pas la moindre expression ne se peignait sur son visage. Elle semblait juste témoin de sa propre condamnation.

Sur une indication de leur Maîtresse chacun des serviteurs se munit d’un fouet. Et ce fut sous le regard désarmé du jeune Maître qu’ils commencèrent à tour de rôle à flageller, avec une précision malsaine, le jeune corps qui leur était sacrifié. Submergé par un désespoir grandissant Mérik ne put que lui laisser libre cours :


– Arrêtez ! Mère, stoppez-les ! C’est de ma faute ! C’est moi qui ai ordonné qu’elle reste ! Pourquoi la punir elle ? De quel droit faites-vous une chose pareille ?


Les zébrures sanguinolentes continuaient d’apparaître sur la peau d’albâtre, sauvagement lacérée, alors que sa mère éclatait, prise d’un effrayant fou rire.

Le rire fusait de part en part dans la pièce exiguë, s’entremêlant lascivement à l’odeur du sang, au fer, aux claquements, et aux larmes silencieuses qu’il versait.

Il aurait voulu se jeter sur eux, les arrêter de ses propres mains, hurler, mais il n’arrivait plus déjà plus rien ; son corps s’était statufié dans l’horreur, ses muscles s’étaient vidés de toutes forces, comme si ça avait été lui, qu’on avait flagellé.

La chair mise à nue saignait, les coups de fouets se faisaient de plus en plus brutaux, mais pas un cri ne s’échappa de la bouche d’Aglaé. Le creux de ses cuisses, son ventre, ses bras, son dos, nul endroit de son corps, frêle, offert, ne fut épargné par l’avidité du cinglant fil de cuir.

L’atrocité de la scène le mit à genoux, en larmes, priant sa mère, priant pour qu’on arrête ; priant pour que quelqu’un, avec la force qui lui manquait à lui, face cesser le supplice. Sa mère lui caressa doucement les cheveux, comme pour le câliner, le rassurer : « De quel droit me demandez-vous ? Mais de celui que vous n’avez pas Mérik ! N’était-ce pas évident ? Aujourd’hui vous n’êtes rien, rien pour personne ; c’est ainsi que fonctionne ce monde. Vous êtes un Maître sans Golem, un oiseau sans ailes. Et c’est moi, votre mère, qui suis la seule à vraiment me préoccuper de vous ; lorsqu’on vous présente au monde, ce n’est qu’en tant que fils de la Dame d’Aurgon. Et en ce sens, mon fils, tout ce que je fais n’est toujours que pour votre bien. » La démence s’éteignait à peine de son regard quand d’un mouvement de la main elle fit arrêter le massacre.

Les bourreaux cessèrent et détachèrent la jeune fille. Elle chancela, ses plaies suintant d’un liquide rouge carmin qui s’écoulait, sans interruption. Et son visage n’avait, pas une seule fois, perdu sa neutralité. Les sillons de sang qui se détachaient de sa blancheur lui donnèrent le tournis et ce fut au bord de la crise de nerf que Mérik la regarda sortir ; dénudée au vu de tous, poussée sans délicatesse par ceux-là même qui l’avaient molestée. Sans un regard en arrière et sans jamais une plainte Aglaé disparut de sa vision embuée de larmes.

‘‘ Il m’a offert le nom d’Aglaé. Et avant, qu’étais-je ?

Je n’ai ni parents, ni famille. J’ai toujours existé, seule, parmi les autres ‘enfants’ ; ces enfants aussi seuls en eux-mêmes que j’ai pu l’être en moi.

Eux, qui ne tournent même pas les yeux sur mon passage, qui continuent à jouer comme on leur a ordonné de le faire. Comme toujours, pour ne pas effrayer les Humains, pour complaire aux Maîtres. Jouer, apprendre, manger, et encore jouer, jusqu’à ce que nos membres s’allongent, jusqu’à ce qu’on atteigne la taille ‘adulte’ qu’on devienne utile. Voilà ce qu’ils attendent, qu’on leur ordonne d’être utiles, d’arrêter de jouer. Voilà ce que j’attendais, moi aussi, avant. Avant qu’on m’offre le nom d’Aglaé.

Avant, par exemple, je n’avais jamais pensé au vrai sens des mots ‘triste’ ou ‘seul’ ; je savais juste qu’ils s’utilisaient dans une phrase avec d’autres mots, comme me l’avait dit le Professeur. À présent, traînée par ces hommes sans nom ni visage, je pense comprendre, un peu mieux, ce que c’est d’être seul. Seul et triste. Personne ne se retournera sur mon passage, c’est triste. Personne ne viendra m’aider, me réparer ; parce que c’est une punition de la Maîtresse, je suis seule.

Avant, je pensais que ‘rancœur’ ce n’était qu’un mot, toujours un mot. Et aujourd’hui je sais que ‘rancœur’, ça se sent. Un sentiment, l’un de ceux qui brûlent, qui mordent, qui rongent ; qui fait tout ça à la fois, jusqu’à ce qu’il ne reste rien autour.

Pourtant, moi, on m’avait bien dit que je n’étais pas pourvue de cette fonction ; sentiments. Il y a sûrement quelque chose de cassé ; je voudrais le leur dire, leur demander de m’emmener au Professeur, pour qu’il me répare. Mais comme je n’en ai pas reçu l’ordre, que je n’ai toujours pas la permission de parler… Je me tais.

Ma fonction primaire, me souvenir. J’étais faite de ces souvenirs, tout embrouillés, qui se mélangeaient les uns aux autres. Comme la toile d’araignée qui flotte au vent, derrière l’annexe… je me souviens d’elle aussi, de l’avoir longtemps regardée, pendant des heures, sans savoir pourquoi. Maintenant, je sais pourquoi ; parce qu’elle était ‘belle’, qu’elle me plaisait. C’est moi tout entier qu’ils ont cassé avec leur grand fouet ; je suis secouée, j’ai mal ; des anomalies.

Pourquoi est-ce qu’ils referment la porte de ma cellule ? Qui va prévenir le Professeur ? Qui lui dira que je suis cassée si je ne peux plus sortir ?

Alors je me souviens, tout à coup, de cette cellule, de ce qu’elle signifie. La lumière n’y entre pas, il fait tout noir. Ici, tout ce qui fait ‘moi’ va s’effacer petit à petit, je sais qu’il ne restera bientôt plus rien ; on me l’a appris.

Pourtant, il y a encore des choses que je veux garder. Il ne faut pas que j’oublie, que j’oublie de m’accrocher, de toutes mes forces, au souvenir ; l’image du Maître qui sourit, qui tend la main, qui parle doucement. S’il faut qu’il en reste un, un qui fasse ‘moi’, c’est sans doute celui-là. Il est ‘agréable’.

L’eau salée me coule des yeux, brûle mes plaies, ma poitrine se soulève. Je pousse de petits cris. Sans pouvoir me retenir. Depuis qu’on m’a ramenée de l’Autre Monde, il y a quinze ans, c’est bien la première fois que je réussis à utiliser la pleine fonctionnalité de mes yeux.

On m’avait dit que si on m’avait rappelée de l’Autre Monde, c’était parce qu’on avait besoin de ‘guerriers’, d’armes pour combattre le ‘Mal’; on me l’a bien dit, « Tu es une poupée, confectionnée pour tuer, et rien d’autre. Ne te pose pas de questions, et tu verras, tout ira bien ; mais si, un jour, tu t’en poses, si un jour tu ressens une anomalie, dis-le au Professeur. Dis-lui, et il te réparera… »

Voilà, j’étais cassée ; j’avais mal, je pensais, je voulais. Mais même si je le criais, personne ne venait me réparer et j’avais toujours aussi mal et je voulais toujours que le aître vienne me chercher.

Je suis longtemps restée dans le noir. Toute seule. Très longtemps. Et l’eau salée ne s’arrêtait toujours pas de couler. Mon corps se secouait, des bruits étranges me sortaient de la gorge. Et plus je restais, et plus je pensais, et plus j’étais défectueuse. Je me disais que tout allait bientôt s’arrêter, comme on me l’avait promis, que j’oublierais.

Je demandais à ce qu’on me ramène dans l’Autre Monde. Alors que je savais que c’était impossible ; qu’une poupée n’avait plus le droit d’y retourner.

Aujourd’hui, je regrette, je regrette qu’ils m’aient ramenée, un jour. Je regrette que le signe de vie ne puisse être effacé de ma chair morte. Je regrette de m’appeler Aglaé. ’’


Deux jours s’étaient écoulés depuis la fameuse scène de torture. Et Mérik avait réfléchi, longuement réfléchi. Bien plus réfléchi en deux jours qu’il aurait dû le faire en toute une vie. Il avait conclu de ses réflexions que sa mère, s’il osait encore l’appeler ainsi, avait entièrement raison. Dans le fond, s’il voulait vraiment faire ce que bon lui semblait, il lui fallait du pouvoir.

Depuis il s’était souvent rendu au pied du chêne, à attendre sans savoir quoi. Redoutant tout en espérant, d’avoir à se confronter à Aglaé. Il y était retourné, encore et encore, même s’il lui était très vite apparu qu’elle n’y reviendrait jamais.

Aussi, ce jour-là, il avait décidé de s’y rendre une dernière fois, au pied du chêne qui avait vu naître leur précieux lien. Et il s’était posté dessous comme s’il s’attendait à la voir surgir de l’une des ramures du vieil arbre, et se tint ainsi debout jusqu’à ce que le soleil décline.

Lorsque le ciel fut teint du même rouge qu’il se rappelait, jour et nuit, avoir vu sur sa peau meurtrie, sa voix avait retenti dans la clairière vide : « Depuis longtemps, le Don se transmet dans ma famille. Personne ne sait quand et où est apparu le premier Damné, mais je suppose que, nous les Maîtres, sommes apparus en même temps.

J’ai toujours détesté être un Maître. Je trouve injuste que les Humains puissent vivre en paix alors que moi, je ne sers qu’à combattre. À combattre leurs monstres. Et puis je t’ai rencontrée et j’ai compris que nous, les Maîtres, ne devions pas nous plaindre, car de toutes les races c’est la vôtre la plus maudite… »

Sa voix mourut au moment où il laissa le chagrin l’enrouer, mais il se força à reprendre d’un ton enflammé : « Si je te raconte tout ça, maintenant, c’est parce que je sais tout. Je sais ce que tu es, ce que tu étais appelée à devenir. J’aurais voulu m’excuser, te demander mille fois pardon de t’avoir ‘nommée’, pardon de ne pas avoir su te protéger.

Mais, ce que je sais aussi, c’est qu’à cause de ça, ils n’ont pas pu te détruire ; qu’ils n’en ont plus le pouvoir. Que bien que tu ne m’entendes pas aujourd’hui, tu te trouves quelque part, sur ces terres… Alors je vais faire tout ce qu’il faut pour te récupérer ; je te promets que je ferais tout… » Parler tout seul, c’était bizarre.

Mais le dire tout haut, faire cette promesse, ça donnait un air solennel, un air vrai. Et puis, il ne savait pas où aller d’autre, où il aurait pu aller pour avoir l’impression de s’adresser à elle.

Quand le soleil mourut derrière l’horizon, il quitta la clairière, le cœur lourd, s’enfonçant dans la nuit profonde, Mérik disparut dans les ombres et devint la plus sombre d’entre elles…


******


Et dès que je rouvrais les yeux, le chêne reprenait sa place, au beau milieu d’un terrain vague de béton froid.

Le bus arrivait, enfin. Je montais machinalement les trois marches et j’oubliais le sylphe, son souvenir, jusqu’au lendemain matin.

C’était comme un rituel, inlassable. Nourrissant sans cesse mon imaginaire. Jusqu’au jour où l’arbre disparut ; remplacé par un hostile lampadaire à hologrammes publicitaire.

Alors j’avais gravement pensé que la véritable histoire des deux tourtereaux ne devait pas être aussi merveilleuse que ça.

L’amour, les rêves, ça s’enfuit, ça se coupe ; pour le progrès, parce qu’on grandit. C’est ça, le monde ; on se détache de ses rêves d’enfant, des vieux contes de fée, on finit par les couper, comme on l’avait fait du sylphe, dépassé, vieillot.

Restait mon bus. Cette machine de ferraille, toujours la même, impassible, morne. Restait ce trajet, sur la ligne ‘‘Aglaé’’. Restait mon boulot ; enseignante chercheuse en développement énergétique dans l’université ‘‘Mérik Aurgon’’.




 
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   Anonyme   
10/6/2012
 a aimé ce texte 
Bien ↓
J'ai bien aimé cette histoire que je ne pourrais certes prétendre avoir bien compris : d'un côté j'ai l'impression d'une scission de l'espèce humaine en trois sous-espèces à "fonctionnalités" différentes (dont une mort-vivante, dirait-on, recréée de toutes pièces), d'un autre côté j'ai beaucoup de mal à imaginer, justement, des humains à qui on accorde la possibilité de vivre en société, entre eux, l'accès au langage, mais qui ne penseraient pas à se nommer... pour moi, ça ne colle pas. C'est dommage, j'aime beaucoup cette idée du nom qui donne la vie, mais je pense qu'il serait intéressant de mieux expliquer comment c'est possible, cette absence de dénomination, dans un groupe d'une espèce intelligente ou qui a du moins la potentialité de l'intelligence.

D'une manière générale, j'aurais préféré moins de flou dans l'histoire et ses enjeux, mais ce côté vague donne aussi du charme au récit à mon avis.

   costic   
15/7/2012
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Bonjour !
D’abord j’ai adoré l’idée de ces arbres conteurs, il faudrait penser à en disposer au pied de nos arrêts de bus ! L’histoire développée ensuite est plus classique mais on la suit avec un certain intérêt. Cependant j’ai noté quelques remarques qui ne sont qu’un avis très personnel.
« La scène ne consistait qu’en ça, cet étrange couple, cette danse, cette clairière. Mais je n’y coupais presque jamais… »(registre de langage étonnant dans le contexte plus précieux de la description précédente.
« incapable volontaire »(effet curieux, heureusement comprend l’association que plus tard grâce à l’explication qui suit…pourquoi ne pas inverser et donner l’explication d’abord ?)
« L’évasion réussie, le brun (jeune homme brun ?) s’en fut à travers champs. »
« Et là, du statut d’héros( de héros ?) solitaire »
« il chut sans autre forme de procès » : l’expression me semble maladroite dans le contexte.
« Une jeune fille, qu’il jugeait à l’œil »( à vue d’œil ?)
« Si ce n’était un ange, alors elle aspirait à le devenir »( c’est son aspect sa pureté qui permet de l’affirmer ?)
« il s’approcha pleinement (tout à fait ?), à grands pas. »
« Et en un clignement d’œil, tout s’était arrêté. »(temps du verbe ?)
« que les pétales, tourbillonnant, qui achevaient de retourner au parterre de fleurs » : retourner ? »
« Roulant des yeux, irrité par l’incohérence de sa vis-à-vis »(expression maladroite)
« à vrai dire, il n’avait jamais vu un Non Gradé dormir et, même lorsqu’ils s’assaillaient, cela semblait plus dû à une sorte de rituel qu’à la simple fatigue…. » (je ne comprends pas le lien entre le fait de « s’assaillir et le sommeil)
« A l’instant même où il remit le pied au château Mérik eût un mauvais pressentiment. L’un de ceux que l’on a en descendant, un jour de pluie, des escaliers carrelés. »( peut-être un peu trivial ?)
« il se ré avança( re inutile ?) »
« ça s’enfuient, ça se coupe (le « ça, inutile et lourd ?) »
Un ensemble assez intéressant sur le fond, peut-être un travail supplémentaire sur l’écriture qui gagnerait à mon avis à être plus simple et plus travaillée.

   matcauth   
8/8/2012
 a aimé ce texte 
Bien
c'est une histoire bien écrite mais qui a pour moi davantage la dimension d'un roman. Peut-être d'ailleurs est-ce l'objectif final ?
Car il y a ici un monde bien posé, très complexe mais d'une complexité que l'auteur maîtrise et qui donne de la profondeur, ou du relief, au texte. Mais cette complexité est un peu trop vaste pour qu'on puisse l'appréhender dans le format étriqué de la nouvelle.

Mais l'écriture est intéressante, douce, apaisante, laissant diffuser ce brin de poésie qui correspond bien à l'histoire et à son côté merveilleux.

J'ai eu, par contre, plus de mal à rentrer dans les sentiments de personnages que j'ai trouvés un peu froid, je ne sais pas pourquoi, peut-être à cause de la grande place qu'occupent tous les rouages de cette histoire.

Un travail très riche, en tous cas.


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