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Sentimental/Romanesque
Solal : Le pantin des lymphes
 Publié le 14/04/12  -  1 commentaire  -  37839 caractères  -  59 lectures    Autres textes du même auteur

La folie, non comme maladie, mais comme rapport au monde.


Le pantin des lymphes


« Encore des pâtes. »


Elles s’étalent devant moi, plates et sombres, un tas de vers noyés dans le sang. Mes jeudis ne se résumeraient-ils qu’à ça, des spaghettis à la sauce tomate ?

Je pense.

Cette assiette émet une fumée toujours identique, jaunie, chargée de toute la banalité de l’atmosphère. Je suis là, face à ce plat, j’ai l’impression de n’avoir jamais bougé. Je suis l’homme qui, malgré ses choix et les actes qui en découlent, est avachi, le dos courbé, telle une voûte en ruine, face à des nouilles en tête-à-tête. C’est elles et moi, toujours. J’observe ces asticots baignant dans le sang, vaporisant d’étranges colonnes de fumée âcre. Voilà ce que j’y vois, moi seul, c’est mon tête-à-tête. S’il me plaît, je peux en écrire un roman, il s’intitulerait L’odyssée du spaghetti bolognaise et tracerait la rencontre certaine, fatale, monocyclique, d’un œuf issu d’une poule de batterie, d’une tomate rougissante sous le soleil d’Espagne et d’un tas d’autres protagonistes qui, sous l’influence d’une force supérieure, qu’ils ne peuvent maîtriser, se retrouvent après maints et maints voyages, procédés chimiques, dans cette assiette qui trône devant moi, à la merci de ma voracité.

Mais, coup du sort, tous ces acteurs par leur agencement mental viennent à bout de leur adversaire, se mutant en un ensemble tellement laid, bizarre et inquiétant que cet amoncellement de lombrics me semble émaner d’une autre dimension sans lois, même sens. Et cette fumée, elle me coupe l’appétit.

Heureusement ce n’est pas le cas de tout le monde. Je lève les yeux. Face à moi mon collègue n’a que faire de telles élucubrations. Ça me rassure un peu cet homme qui dévore ces vers avec un appétit insatiable et innocent. Ça réchauffe.

Toute son humanité transpire durant son repas, ce besoin naïf, irréfléchi, d’alimenter son corps en carburant, en matière première, sans autre but ni ambiguïté, simplement pour continuer à exister.

Il est là, se ravitaillant, ouvrant grand sa petite bouche qui dévoile une dentition jaunie, sans éclat ni entretien, comme les ruines d’une splendeur appartenant au passé. Toutes ses dents sont bien alignées, proportionnées, d’une géométrie parfaite, mais tel un monument historique ne laissant que quelques débris au beau milieu des ronces. Le temps a volé leur beauté pour les fixer sur de vieilles photos jaunies. Cela traduit par ailleurs l’ensemble de sa physionomie. L’alcool s’est insinué à l’extrémité de son nez et dans ses joues pour y déposer de fins serpents bleus. Des poils blancs, usés, n’ayant plus la force de se pigmenter, déchirent sa peau, lézardent le milieu de son visage pour tomber, s’écrouler, pourrir au sommet de son crâne en friche.

Une sorte de mystère s’échappe tout de même de ces restes. Voilà quelques mois que, ce visage, je l’observe tous les matins. C’est quasiment le seul que je côtoie et il doit me motiver à attaquer chaque journée. Quel dégoût ! Combien de fois me sentais-je pris à la gorge, étranglé, tant son humanité putride me rebute.

Il ne m’est donc jamais venu le courage de lui poser des questions intimes. Il est sûrement marié avec une femme plus ou moins intéressante, a sans nul doute des enfants plus ou moins intéressants, à qui il donne une éducation plus ou moins stricte et qui réussissent plus ou moins leur scolarité. Le tout forme une famille plus ou moins heureuse avec des vies plus ou moins pathétiques, ponctuées d’anecdotes plus ou moins inhabituelles. Un ensemble mou, malléable, qui se mêle aux six autres milliards de vies qu’héberge cette planète.

Finalement, je dis que je n’ai pas le courage de rire de ses mésaventures, de m’attendrir sur sa famille, mais en réalité je ne veux pas avoir à m’accoler à cette pâte molle, me mélanger à elle. Cela m’écœure ou m’apeure, je n’en suis pas sûr.


– Tu n’as pas faim ? me lance-t-il comme un couperet.


Je sursaute :


– À vrai dire, pas vraiment.

– Ah ! C’est que tu n’as pas assez travaillé.


Il rit comme quelqu’un qui n’est pas sûr de sa boutade.

Je souris naïvement comme si j’avais besoin de lui faire croire que nos deux existences étaient suspendues à la même corde.

Mais là où lui voit une salle de réfectoire tout à fait banale, moi, je perçois un malaise, comme si des esprits invisibles à l’aura morbide transpiraient des murs, vaporisant leurs ondes malsaines, transformant les occupants braillards de ces lieux en morts-vivants sans contrôle sur leur existence. De pauvres zombies coincés à l’intérieur d’une salle immense et mauve, comme à l’intérieur du ventre d’un gigantesque mammifère dont les colonnes jaunies imiteraient l’ossature. Voilà un bien beau tas de viande qui une fois digéré suivra son cycle pour attendre patiemment l’étape suivante d’un procédé inéluctable.

Une sonnerie, c’est le signal. Tout le monde poursuit le processus. Moi y compris.


***


Une semaine de travail semblable à toutes les autres, je suis déconnecté, mes loisirs, toujours aussi inexistants, suivent les aléas du programme télé.


***


Cette place doit être l’antichambre de mes angoisses. J’ai le vertige et la nausée, tout ce monde grouille comme la vermine en milieu humide. Elle répand son souffle pestilentiel infectant l’environnement d’une vie puante. Toutes ces personnes si différentes, toutes leurs pensées qui s’entremêlent, ne forment qu’un tout, une machine aux rouages rouillés ne produisant rien que les sons assourdissants d’une terrifiante presse mécanique. Et j’en suis le rouage défaillant, la cellule cancéreuse, que l’on cherche à éliminer. Je le sais, l’on cherche à parasiter mon esprit. Mon regard est fuyant, dispersé, je ne peux pas le concentrer, affronter un point fixe.

La démarche presque désinvolte, j’évite de provoquer mes détracteurs.

Et là, je vois cet homme, le seul assis. Il tient un livre : Sa majesté des mouches, toute mon adolescence. C’est étrange, lui ne m’apeure pas, il semble si calme au beau milieu de toute cette agitation, comme une magnifique sculpture antique imperturbablement plongée dans un mouvement perpétuel. Je m’arrête, à la fois inquiet et curieux. Soudain, comme s’il avait patiemment attendu ma venue, il baisse son livre. Son visage carré est aussi sombre que sa longue chevelure, son épaisse barbe et ses yeux, qu’il oriente immédiatement vers moi. Il se lève, ses vêtements également sont noirs.


Pourquoi ne semble-t-il pas surpris d’intercepter mon regard et pourquoi ne suis-je pas moi-même surpris de rencontrer le sien ?

Veut-il me communiquer quelque chose que j’attendais depuis longtemps ?


Je le sens, ça s’échappe de son corps et rampe vers moi.


Tout cela n’est-il que le fruit de mon imagination ?


Je me retourne et continue ma route. Mon vertige est réapparu.


***


Ce soir, je marche d’un pas las, résigné, comme un condamné se dirigeant vers l’échafaud. Cela fait trois mois que je repousse ce rendez-vous. Cette fois, Miriam m’a imposé le choix de la date et de l’heure, de sorte que je ne puisse plus trouver d’excuse.


Pourquoi veut-elle absolument me voir ?


J’arrive devant la façade du café, la nuit tombe vite les jours d’hiver – cela m’est égal, mais déplaît beaucoup à Miriam – je vois parfaitement à l’intérieur, la décoration est contemporaine, claire, l’éclairage y est vif, presque agressif, et donne une fallacieuse impression d’espace. Un choix qui ne m’étonne pas de sa part.

Moi, je trouve que cet endroit tient à se donner l’allure de ce qu’il n’est pas, c'est-à-dire chaleureux et intime.

En explorant le lieu, j’aperçois mon « amie » en train de lire, sans doute l’autobiographie d’un homme narrant son combat contre une vie injuste. Le genre d’histoires qu’elle adore et qui m’ont toujours paru naïvement réalistes, voire insultantes pour leurs auteurs, car ils attendent de leur lecteur de grands élans de pitié admirative.

Si elle lit, c’est qu’elle devait savoir que je serais en retard, et inconsciemment, j’ai effectivement traîné en chemin. Elle pressent donc que ce rendez-vous ne m’enchante pas et s’y prépare. Je suis en terrain découvert, elle connaît mes penchants pour la circonspection et a élaboré une stratégie en conséquence.

Je ressens comme une répulsion et m’apprête à faire demi-tour.


Trop tard, a-t-elle senti ma présence ?


En tout cas, elle tourne la tête, m’aperçoit statique, un peu bête. Pour me réveiller, elle me fait de grands signes. Je n’ai plus le choix, plutôt je ne me donne plus le choix. J’entre.

Je ressens plusieurs regards se poser sur moi, ça m’éblouit, la salive me monte à la bouche, je la ravale difficilement. J’ai la vague impression de fixer une ampoule qui me brûle les yeux.

Je cherche tant bien que mal à me raccrocher à quelque chose de rassurant, de solide et instinctivement mon regard se dirige vers Miriam. Elle m’observe attentivement, son visage reflète une attention pleine de tendresse, comme si elle regardait une petite chose fragile, un enfant, un bambin, un petit chaton ; cela m’agace profondément, me fait perdre mes moyens. J’enlève ma veste et m’assois à sa table de la manière la plus ridicule et hésitante possible.


– Salut, le disparu.


Elle me tend la joue, elle tient à ce que l’on se fasse la bise, et ça aussi je le déteste, ce semblant d’intimité.

L’on se rassoit.


A-t-elle changé ?

Ou est-ce mon regard qui a changé ?


Elle est toujours aussi magnifique, un teint foncé colore son visage ovale aux proportions quasi parfaites, entouré de longs cheveux châtains ondulés, libres mais particulièrement bien coiffés. Ses grands yeux d’une profondeur un peu ténébreuse m’observent, me dévisagent, notant le moindre changement, mais avec une certaine chaleur. Son sourire espiègle dévoile juste ses dents du haut, naturellement alignées et blanches.

Mais quelque chose dans l’ensemble de son visage a changé, il a perdu sa fraîcheur juvénile, s’est durci, effaçant le côté enfantin que j’ai connu, pour laisser place aux traits piégeurs d’une femme venimeuse.

C’était d’ailleurs cette fraîcheur qui m’avait poussé dans ses bras, une nuit. Je m’en souviens, elle m’avait beaucoup attiré par le passé, d’abord par ses expressions, ses traits, exposant une gentillesse maligne, puis encore plus quand je découvrais qu’elle cachait une intelligence candide. Mais cette nuit, il me fut impossible de me livrer totalement à elle, et je me rendis compte que jamais je ne vivrais dans l’intimité d’une personne quelle qu’elle soit.

Aujourd’hui, plus qu’hier, malgré les changements que je perçois en elle, je ressens une vieille, étrange et rare impression d’infériorité.


– Alors ! Tu ne me demandes pas ce que je suis devenue après tout ce temps ?


Je sursaute, presque.


– Très bien, que deviens-tu depuis tout ce temps ?

– Ben tu vois ma vie suit son cours, mon nouveau travail est agréable et puis tu sais…


Je l’écoute, sans vraiment l’entendre, toutes ces familiarités m’agacent, ne se rend-elle pas compte que nos chemins se sont séparés, il y a longtemps, et que depuis nos péripéties n’ont plus rien en commun, nos deux existences ne présentent plus d’intérêt l’une pour l’autre.

Malgré cette pensée, je me sens humble face à elle. Tout en l’observant, je hausse régulièrement la tête comme pour feindre mon attention.


Tout de même, quel est ce vague attendrissement ?

Pourquoi mon attitude est-elle si tâtonnante ?

Comment cette femme peut-elle me déstabiliser ?


Elle souhaite faire renaître en moi la larve de la sociabilité, un rejeton qui mis au monde se mettrait à dévorer mon indifférence et m’obligerait à redescendre sur terre, à discerner un discours tangible dans ce qui était, il y a quelques instants, un flot tumultueux de paroles vaseuses.

Ainsi quand elle évoque l’homme qu’elle a rencontré, ses fiançailles programmées, je sens une légère piqûre d’où suinte progressivement le liquide corrosif de l’angoisse.


– Et toi, s’esclaffe-t-elle finalement, que deviens-tu ?


Bon sang, ressaisis-toi.


– Eh bien, je travaille, cela me prend du temps. (Ridicule.)

– Tellement, que tu ne cherches même plus à revoir tes amis !


Je le savais, toutes ces prémices ne devaient aboutir qu’à cela, une montée de salive avant qu’elle vienne vomir devant ma porte. Cette philanthropie vulgaire m’agace terriblement, malgré son innocence.


– Tu étais si ouvert avant, exubérant, épanoui, quand je te vois à présent, tu es tout le contraire, renfermé, introverti, pourquoi donnes-tu l’impression d’avoir quitté ce monde ?

– Ben…


Je le sens, elle monte en moi, cette sourde colère.


Va-t-elle comprendre que je cherche un nouvel épanouissement, plus sain, plus neutre ?


Non, elle ne peut pas comprendre. Je n’ai plus envie de me laisser balancer au gré de mes sentiments.

Tout l’absurde qui nous entoure. Ce café n’est autre pour moi que l’œuvre d’un peintre sans talent, dont les couleurs se mélangeraient anarchiquement, sans contrainte de forme ou de contraste. Rien d’autre qu’un tas de pâte molle, difforme, malléable à l’infini, sans réalité palpable. Tous les êtres qui l’habitent, avec leur sentiment, leur sensation, brouillent la réalité, en font à mes yeux un immense gouffre, irréel, où bouillonnent toutes les lois de notre monde dans le chaos de mes propres sens.

Ça suffit. C’est fini, je ne veux plus de toutes ces inconnues. Je veux un monde ordonné autour d’une réalité stérile. Le contraire est trop inquiétant.

Il me faut faire fondre ce voile, dégager ma vue, je ne dois plus voir la personne face à moi comme la tendre maîtresse de mes jeunes années, mais tout au plus comme une femme prisonnière, elle aussi, de sa propre vacuité.


– Tu sais, les choses changent, les gens aussi, nous n’avons plus les même atomes crochus qu’à l’époque.


Ah ! Quelle banalité pleine d’aisance.

Je m’intrigue, voyant une expression de surprise déformer son visage. Oh ! Oh ! Madame ne pensait pas que je dirais une telle phrase ! Peu importe, je dois vraiment avoir changé.

Soudain au summum de ma victoire, je me sens vaguement mal à l’aise, comme épié.

Je tourne mon regard, et me retrouve face à des yeux d’un noir à la fois profond et envoûtant. Je plonge dans les abysses obscurs d’une pupille bienveillante. C’est lui. L’homme de la place, il me fixe, moi seul, par-delà la vitrine. Toujours vêtu d’un ensemble sombre, son corps se confond avec l’obscurité extérieure comme une ombre qu’on aurait dotée d’un visage. Il tient dans son gant un livre, à nouveau. Je reconnais la couverture de L’étranger. Curieusement, je n’ai pas peur, sans croire aux coïncidences, je me doute bien qu’il m’a suivi, une intuition. Je dois savoir pourquoi. Alors je sors mon portefeuille, dépose un billet au hasard, salue Miriam sans émotion, à sa grande stupeur, et me dirige, me précipite hors du café, sous le regard effaré des clients.

Une fois à l’extérieur, j’ai beau porter mon regard de gauche à droite, je ne remarque pas le moindre indice de sa trace. Il s’est volatilisé comme… une ombre.

Inconscient plus qu’intrigué, je mets un pied devant l’autre, avance soulagé, débarrassé des appréhensions d’une dure soirée.

La rue est calme, seul un groupe de jeunes hommes bruyants fracturent le temps et l’espace. Qu’ils dégagent leur puanteur nauséabonde d’humain. Elle ne me dérange plus.


***


Mon collègue est malade depuis quelques jours. Cet homme à la forte personnalité avait beau se grandir, son corps n’a pas résisté à l’assaut du plus petit organisme vivant. « On est bien peu de choses », comme dirait ma mère. C’est étrange, cela faisait des mois qu’elle n’interférait plus dans mes réflexions.


Comment l’oublier avant ?


Elle était si simple, si pure, son existence se fondait dans la mienne. Elle ne vivait plus que par mes sens, m’arrosant continuellement de son amour. Il me paraissait ignoble à cette époque. Mais avec le recul, je me rends bien compte que c’est moi qui y étais imperméable. Allant même jusqu’à me persuader que cet être fragile s’était volontairement rendu malade, non pas de son plein gré, mais inconsciemment, afin de rester perpétuellement à mes côtés. De peur, sans doute, que je ne l’oublie. Elle me connaissait mieux que quiconque, alors elle s’accrochait à ma vie, me rappelant de me vêtir « d’un gros manteau » lorsque soufflait un petit vent frais.

Finalement je me trompais. Un jour, en rentrant, je l’ai trouvée raide, évanouie, déjà morte pour moi. Bien sûr à l’hôpital, elle demeurait vivante d’après les estimations d’une machine électronique. Seulement, sa mort, c’était à moi de la choisir puisqu’elle ne respirait qu’à travers mon existence.

Quand je suis rentré dans sa chambre, ce n’était plus qu’un bloc de vieux marbre blanc, une sculpture à jamais immuable. Elle avait accompli une vie.

À présent, elle patiente entre quatre planches de bois, oubliée dans la pesante solitude de la décomposition, attendant mon retour, se nourrissant de mes racines.

C’est peut-être ça, le deuil. Alors l’on peut dire que ma mère a un appétit vorace.


Pourquoi me le rappeler ?


Au fond, il n’y a pas d’indécence à oublier les morts. Au contraire, c’est montrer le plus grand des respects imaginable pour la notion de vie, en la prenant pour ce qu’elle est : « Une réalité dont la mort est la fin. »


– Bonjour, monsieur Astin.

– Bonjour.


Mince, me voilà dans le couloir de mon appartement, face à madame Durand. Quel retour à la réalité, j’ai arrêté de travailler, je suis rentré chez moi sans même m’en rendre compte. Voilà ma vie, je reste sur place, seul mon environnement se déplace, comme si un tapis roulant m’entraînait toujours en avant, sans que je puisse reculer.


Cela doit-il m’inquiéter ?


J’entre dans le salon, me voilà nez à nez avec cette porte, celle de sa chambre.


Vais-je m’y risquer ?

Me battre avec son souvenir ?


Voilà peut-être ce qui me hante.


Suis-je assez fort à présent pour entrer ?


Ma main tremble mais il me faut abaisser cette poignée.

Courage, j’ouvre la porte.

Tout en suivant anxieusement la rotation des charnières, je me sens envahit par une atmosphère gluante et putride.

La présence de cette commode provoque l’assaut de milliers de minuscules monstres dont les dents acérées s’attaquent à ma chair. C’est la matière même qui transpire toutes ces entités. Elles attendaient patiemment que je vienne me désaltérer à la source de mes souvenirs. Des draps du lit s’écoule encore le sang vomi jadis. Il glisse, silencieusement, se répandant à mes pieds. Puis à ma grande frayeur, le liquide rouge défie la loi de la gravité en remontant le long de mes chaussures.


Oh mon Dieu, qu’ai-je fait ?


Je voulais chasser ma nativité, me persuader d’être l’enfant de la raison. Un jour n’existant pas puis, par je ne sais quelle volonté, apparu, sans amour, sans gestation, sans génitrice, sans orgasme.

Je me sens défaillir.


Comment le décrire ?


La linguistique, dans certains cas, ne peut traduire avec exactitude nos maux les plus profonds. Je m’embrouille, si au moins je savais ce que je veux, quelle est la nature de mon tortionnaire.

Me ressaisir, le miroir, mon reflet, la preuve que j’existe bel et bien, la voilà la solution. Mais face à la glace, ce n’est pas mon visage qui me juge, c’est le sien, celui de l’ombre, ses longs cheveux aussi noirs que sa barbe, ses yeux profonds et déstabilisants. Je ne comprends plus rien, il vomit.


« Qu’est-ce que tout cela veut dire ? »


Dans le fracas d’un flacon de parfum se brisant contre le sol, tout s’arrête.

Je suis là, dans la chambre de ma mère, tout y paraît matériel, solide, absolu. Le papier peint fleuri n’ondule plus comme la terre sous la pluie. Le lit exhibe fièrement de vieux draps blancs, sans un pli. La commode reflète les rayons lumineux de la fenêtre. Seuls des débris de verre témoignent encore de la scène dont j’ai été victime. Je ne vais rien ranger, cet endroit n’existe plus dorénavant. Je referme le verrou, abandonnant cet antre et les abominations qui y perdurent.


Je suis stoïque dans mon salon. Seuls les battements de mon cœur tambourinent encore, comme pour me rappeler l’assaut de ces légions de souvenirs. Ils rythment un silence d’outre-tombe.


Suis-je, l’espace d’un instant, devenu fou ?

Pourquoi cet homme s’immisce-t-il dans mes rêveries mélancoliques ?

Pourquoi, à sa vue, toutes ces hallucinations m’ont-elles paru si réelles ?


Un miaulement me tire de mes pensées, tournant la tête, j’aperçois, à travers la baie vitrée, un chat dont la fourrure noire reflète admirablement le soleil. Il appartient à la voisine et passe souvent d’un balcon à l’autre pour sa promenade quotidienne. Il a même pris pour habitude de déféquer sur le mien, sans aucune complaisance. Je le regarde tourner en rond, indécis. Ma mère très superstitieuse, comme beaucoup de campagnardes de sa génération, m’a plusieurs fois expliqué que les chats noirs abritaient en fait l’âme d’une sorcière. Cela leur donne un charme, inquiétant.


***


Aujourd’hui, c’est jeudi. Nous avions des pâtes au réfectoire, je les ai mangées avec un appétit tout particulier.

Je sens que mon but approche.

L’autre jour, j’ai refusé l’invitation d’une secrétaire de bureau. Une femme effacée, avec qui j’ai discuté plusieurs fois, sans jamais porter un quelconque intérêt à ses paroles.


J’aurais peut-être pu l’aimer avant ?


Non ! De toute manière je me le serais refusé, car il y avait ma mère.

À présent, c’est différent, je veux le refuser.

Il souffle comme un vent de liberté dans mon cœur.


***


Mon collègue est revenu travailler. Sa présence, je ne la supporte décidément plus. Avant sa convalescence, il faisait partie intégrante de ma vie, se mêlant aux sédiments de mon atmosphère.

Mon équilibre quoique précaire se construit sans sa présence. Indépendamment de ma volonté, je le rejette comme un corps rejette un greffon. Malgré son utilité indéniable, il reste une inconnue génétique venue envahir mon organisme.

Voilà comment je le considère.

Il faut qu’il s’en aille, qu’il me laisse tranquille. Et je ne sais pas par quels moyens l’y obliger.

Pour l’instant, il faut me calmer, profiter du vide de mon appartement, bienheureux silence bercé par le son sourd de ma télévision. Sa compagnie, seule, m’est appréciable, car son monologue impersonnel fusionne facilement avec mes pensées.

« … Ce soir à 20 h 50, vous retrouverez donc ce film de guerre récompensé par plusieurs Oscars… »


***


« … Avec ce dégraissant, finis les problèmes de saletés tenaces… »


La sonnerie du téléphone, je l’avais presque oubliée.


Qui peut bien m’appeler ?


Je pensais m’être suffisamment extrait de tous rapports sociaux quels qu’ils soient pour ne plus jamais avoir besoin de décrocher mon combiné.


Que dois-je faire ?


Il sonne à nouveau.


Pourquoi suis-je tant tenté de répondre ?


Troisième sonnerie, j’y vais :


– Allo ?


Ma voix sonne faux.


– Salut, Adrien.


Mon Dieu ! C’est Miriam. Elle se donne encore la peine de m’appeler après notre dernière entrevue.


– J’ai longtemps hésité à appeler après « ta fuite », l’autre soir. Finalement j’ai rassemblé tout mon courage et je suis contente de voir que tu as décroché, pour une fois. Je voulais… euh…


Elle hésite, elle n’ose plus me faire de reproches faciles, comme ça lui arrivait avant.


– Je voulais savoir pourquoi tu étais parti si précipitamment l’autre soir ?


Je ne réponds pas. Elle me prend au dépourvu. Je ne peux décemment pas lui avouer que c’était pour suivre un inconnu. Je vais détourner ma réponse, car moi aussi, je veux savoir quelque chose.


– Je ne pensais pas que tu me rappellerais, après le manque de politesse dont j’ai fait preuve.


En réalité, j’espérais qu’elle ne le fasse pas.


– Mais ça n’est pas une question de politesse ! Je pensais qu’on était amis. Tu sais, je voulais juste te faire sortir un peu. J’ai l’impression que tu cherches à te faire oublier de tous.


Sa voix est presque plaintive. Je suis convaincu, malgré la longueur du câble téléphonique qui nous sépare, que cette plainte est celle d’une enfant égoïste à qui on aurait retiré son jouet préféré.

Voyant que je ne répondrai pas, elle se permet d’ajouter :


– Tu sais, toutes les personnes que l’on côtoyait avant me demandent de tes nouvelles et je ne sais pas quoi leur répondre.


Elle a décidément le chic pour me provoquer. Je sens toutes les minuscules particules de colère refoulées se matérialiser en épaisses molécules de haine.


– Que veux-tu que je te dise !


Le ton de ma voix est tellement agressif qu’il m’étonne moi-même.

Je la sens surprise.


Se rend-elle enfin compte que ses initiatives m’agacent ?

Va-t-elle renoncer ?


Je ne crois pas.


Sinon pourquoi aurait-elle composé mon numéro ?


Elle est déterminée.


– Écoute, à présent sa voix semble avoir pris de l’assurance, j’en ai marre de tourner autour du pot. Je n’ai jamais perdu d’être proche, je ne peux m’imaginer la tristesse que…


Ose-t-elle me faire la morale ?


– … mais si tu crois que c’est en te laissant dépérir dans une espèce de neurasthénie que tu franchiras ce cap. Il faut se battre face à la fatalité. Et moi, je veux t’aider, te faire comprendre que tu n’es pas seul.


C’en est trop, qu’elle arrête avec ces niaiseries.


– Arrête ! je hurle à présent. Tu ne comprends rien, je me bats tous les jours. Seulement ma propre souffrance m’indiffère. Ma mère, je ne la supportais plus, son caractère autoritaire, la peur de l’abandon, tout cela m’étouffait. Sa mort n’a pas été un drame, elle a été une délivrance. Et à présent, je me bats pour ne plus avoir à subir aucun asservissement sentimental.


Je transpire à grosses gouttes, mon cœur monte dans ma tête.


– De toute façon, tu ne le comprendras jamais car je n’aurai jamais envie que tu le comprennes. Vois-tu, je sais à présent ce qui rapproche deux êtres. C’est un pacte d’autorité qu’ils signent entre eux. L’un idéalisant son maître, l’autre tolérant l’admiration. Moi je ne vivrais plus jamais ça avec quiconque. Même si cela doit être au prix de mes sentiments.


Elle sait que la discussion va s’arrêter.


– Adrien, attends, att…


Au summum de ma haine, je tire de toutes mes forces sur le câble téléphonique, arrachant la prise du mur.

Tout devient flou, ma bouche est pâteuse et sèche comme si je respirais une fumée épaisse et rance. Paradoxalement mes facultés cognitives sont poussées jusque dans leurs retranchements.

Un son. Je tourne la tête. Ma porte claque. C’est lui. Je le sais. Il est là, à nouveau.

Je suis assez fort pour l’empêcher de me hanter.

Je ne sais pas comment me débarrasser de lui. Peu importe, je bondis dans le couloir de l’immeuble.

Je suis à l’affût. J’aperçois un bout de sa veste passer dans l’angle. Je m’élance de toutes mes forces pour le rattraper, mais quand j’arrive au niveau du tournant, je me retrouve confronté à… un chat noir. À présent j’en suis sûr, cette entité n’est pas vivante.


Est-elle le fruit de mon imagination ?


Mais d’où qu’elle soit venue, elle ne m’empêchera pas de devenir un homme. Je dois la chasser, lui faire comprendre qu’elle n’aura plus aucune influence sur moi.


Peut-être est-ce le Diable ?


Un mal venu éradiquer un nouveau genre d’Homme, dépourvu de sentiments donc de vices, de dévotion.


En tout cas, elle ne m’empêchera pas de devenir libre. Et pour ça, je vais la supprimer sous son apparence animale. Je suis persuadé qu’il ou elle se cache sous la forme de ce chat noir.

Il me faut vite trouver un moyen de l’abattre. Je rentre dans mon appartement et me saisis d’une chaise.

J’accours à la poursuite du félin en tentant de lui fracasser le crâne. Mais au contact du sol, ma chaise se brise sans le blesser.

Alors je saisis un des pieds restant pour continuer la traque.

Il ne peut pas m’échapper.

Plus je tape à tort et à travers, plus mes sens s’aiguisent, se précisent. Le sang me monte à la tête et… j’exulte.

J’aperçois tantôt des dizaines, tantôt des centaines de chats qui courent et me narguent. Puis il apparaît, le visage de l’homme en noir, me regardant avec la tristesse d’un patriarche désespéré ou le sourire audacieux d’un ennemi opiniâtre.

Alors je frappe encore et encore. J’ai chaud, la lumière des néons me transperce la peau et les yeux. Je vois les murs qui ondulent, absorbant ces centaines de chats, pour laisser ressortir les traits de l’homme en noir.

Je suis de plus en plus étourdi, épuisé. Mon corps se dissout de part en part pour rallier l’incohérence environnante et ne plus faire qu’un ensemble discontinu et anarchique.

Les derniers sons qui s’immiscent encore dans mon cerveau sont les cris de ma voisine.


– Albert ! Albert ! le voisin, monsieur Astin, est devenu fou. Mon Dieu ! Appelle les gendarmes ou les pompiers, fais vite !


***


– Vous me dites, donc, que c’est pour cela que les gendarmes, après l’appel de vos voisins, vous ont trouvé dans les couloirs de votre immeuble dans un état d’agitation extrême.


Que me veut-il donc cet homme ?


Je me sens las, fatigué, engourdi. Je tourne un peu la tête et perçois toutes les vertèbres de ma nuque se plier sous les impulsions nerveuses. Elles gagnent des degrés de liberté dont je ne soupçonnais pas l’existence. Je porte mes mains à mon visage. Bon sang, elles en mettent du temps avant que je puisse sentir un contact se faire. On dirait que l’amplitude de toutes mes articulations s’est étendue, ou bien qu’il me soit devenu impossible d’apprécier les distances.

Lorsque mes yeux regagnent un peu de champ de vision entre mes doigts, c’est pour se confronter au regard de cet homme. Un regard étrange, serein, mais où on dénote un soupçon d’impatience. Il donne la vague sensation de me retourner dans tous les sens, comme analysé.

Un regard équivoque.

Comme le reste du visage de ce type, aux traits tendus et figés. Un léger battement au niveau de la fossette gauche étire d’épaisses lèvres sèches. Des énormes narines, finissant un long nez fin, se dilatent et se rétractent à une cadence effrayante.

La nature, avec son goût pour la contradiction, tente toujours de donner des saveurs aux visages vieillissant.

Il est hagard mais veut se donner une position dominante.

Comme un petit mammifère, qui tout en chassant reste sur ses gardes de peur de devenir à son tour une proie.

Soudain, je me retrouve ébloui par un rayon de soleil qui traverse les persiennes de la fenêtre positionnée derrière la tête du petit campagnol. Il ricoche sur son crâne nu et se projette directement dans ma rétine.

Cette agression m’oblige à tourner la tête, toujours aussi difficilement. Et je remarque que la pièce est entièrement vide.

M’y voilà, je suis sans nul doute à l’hôpital psychiatrique, dans ce qu’on appelle une chambre capitonnée.

Cette révélation sonne en moi comme un coup de cloche annonce le début d’un round.

Je laisse retomber mes mains. La tête de campagnol m’observe toujours et attend, me laissant le temps de répondre, même si ses tics burlesques révèlent son impatience.

Je reste imperturbable.

Peu importe ma condition à présent, je peux finir mes jours ici, cela m’est égal, tant que l’ombre noire me laisse en paix.

La petite souris se languit toujours de ma réponse. Moi, je ne sais même plus quelle était la question. Cela fait longtemps que je le laisse mariner. Une autre réponse m’intéresse :


– Répondez-moi, est-ce qu’il est mort ?

– Qui ça, l’homme en noir, le chat ?

– Peu importe, dites-moi si c’est mort ?

– Est-ce vraiment cela qui vous intéresse ?


Pourquoi ne me répond-il pas ?

Se venge-t-il de l’attente que je lui ai précédemment fait endurer ?


Je me jetterais volontiers pour étrangler son petit cou maigre et fragile jusqu’à ce qu’il se décide à me répondre. Mais je suis trop faible. De la drogue, je comprends, ils m’ont administré des calmants.


– Écoutez, je n’irai pas par quatre chemins, votre cas présente des risques pour la société. Je déplore que vous n’ayez plus de famille pour valider votre internement, aussi, j’ai pris mes précautions. Dans l’hypothèse où vous ne souhaiteriez pas de vous-même vous soumettre à un traitement psychiatrique au sein de notre établissement, j’ai soumis votre dossier à plusieurs collègues qui ont validé mes conclusions et j’ai obtenu les autorisations préfectorales. Vous êtes donc légalement tenu de rester dans notre clinique. Je pense que notre thérapie vous fera beaucoup de bien. Les infirmiers vont vous conduire dans votre chambre pour vous installer et vous apporter plus de précisions.


Je voudrais exploser et répandre toute ma haine sur lui.


Comment pense-t-il me soigner alors qu’il ne répond même pas à mes questions ?


De toutes les façons, il ne cherche qu’à mettre de simples mots sur mon existence, je ne suis pas un cas que dénombrent bêtement les vulgaires bouquins de sa bibliothèque.


Comment peut-il seulement croire que l’on peut m’aider ?


Je crois surtout que l’ombre vit encore, plutôt existe encore. Cette chose n’est ni vivante, ni morte. Elle est là, c’est tout, on ne la tue pas, on la fait fuir. Elle rôde, se terre, attendant le bon moment pour posséder mon âme comme un charognard dévore un cadavre.


– Quelle question aurais-je dû vous poser ?

– Ça c’est à vous d’y réfléchir. Quand vous le saurez, vous serez sans doute sur la bonne voie.


Sa tendresse est écœurante.

Il jauge mes paroles.


Pour qui se prend-il ?


Malgré toute ma colère, cette parole repousse mes angoisses.


Aurais-je inconsciemment envie de le croire ?


– Infirmier ! Vous pouvez présenter le service à monsieur Astin.

– Monsieur, je m’appelle Benoît, lui c’est Claude, veuillez nous suivre, nous allons faire plus ample connaissance.



– Au secours, il y a un chat dans ma chambre. Aidez-moi ! Je vous en prie. Chassez-le ! Je vous en supplie.


Je sanglote.

Quand je me suis éveillé, il était là, sur ma couverture, m’observant fixement. Mon sursaut l’a effrayé. Il a sauté à terre et s’est glissé sous l’étagère.

Je dois m’en aller, je ne peux plus rester ici, en sa présence. Il me veut du mal ! Logique, j’ai bien essayé de le tuer.

Je n’arrive pas à me mouvoir. Je pivote la tête, des sangles attachent mes bras et mes pieds aux barrières du lit.

Si je reste là, je n’arriverai jamais à un équilibre. Maintenant qu’il m’a retrouvé, il finira par me tuer, pas physiquement, mais mentalement en lacérant mon âme jusqu’à en faire de minuscules bouts de chiffons. Et mon esprit ne renaîtra jamais plus, même dans un monde qui suivrait la décomposition de mon corps.

Voilà ce qu’il souhaite, annihiler mon existence jusque dans le néant.

Je souhaitais juste ne plus avoir à exister aux yeux des autres. Je voulais me recroqueviller hors du monde extérieur, ne rester fidèle qu’à moi-même.


Pourquoi cette chose ne le comprend pas ?

Pourquoi cette différence représente un blasphème pour l’espèce humaine ?


À nouveau du bruit, je cherche son origine. Horreur, la commode en bois s’est ouverte. Sept têtes de chats ténébreusement noires se détachent de la ligne supérieure du panneau. Ils s’échappent tous lestement en proférant de terribles miaulements suraigus.


– Au secours, on me veut du mal. Détachez-moi ! Je vous en prie.


Ça y est, j’entends enfin une voix féminine faible mais bien présente, elle me parvient à travers le mur.

Je redresse ma tête, la porte de la chambre est ouverte. C’est de là que provient le mince filet de paroles :


– Docteur, nous lui avons déjà administré le traitement prescrit, mais ses délires ne cessent d’empirer !


Tout en écoutant attentivement, je le vois, l’homme en noir, le roi des chats. Il marche lentement dans le couloir, son visage est coupé verticalement en deux par un livre, La nausée. Tout en passant devant ma porte, ses yeux accusateurs me fixent.

Mon Dieu, je suis terrifié, il arrive.


– Injectez-lui tout de même des calmants. Il faut à tout prix le soulager !


Ils ne comprennent donc rien ?


Je n’ai jamais demandé que l’on soulage ma souffrance. Je ne veux pas qu’elle soit prise en compte. Ce que je veux, ce que je veux…


C’est que l’on honore mon sacrifice. Brusquement, ma peur s’évanouit. Que l’on disloque mon âme aux quatre vents, que l’on se délecte de mes pensées, tout cela me paraît tellement futile.

En réalité, il n’est pas question de fuir un monde sentimental qui me dégoûte. Non, car maintenant que je n’ai plus de marque, il faut comprendre que mon martyre sert à nourrir l’amour des gens que j’ai moi-même aimés. Plutôt que d’apprécier leur présence, j’ai préféré laisser les démons me crucifier. Et une fois consumée, ma disparition retentira à jamais aux oreilles de ceux qui me plaignent, comme les pleurs intarissables de ma mère.

Je m’éveille, à nouveau, à un renouveau.

Je le vois à présent, l’homme en noir, il se montre si calme, si serein…


Que se passe-t-il ?


Des milliers de fils de soie nous relient en de multiples points, placés symétriquement sur nos deux corps. De chaque point d’intrusion s’écoule une sorte de liquide aqueux et translucide. Il glisse le long de nos liens, pour finalement se mélanger en un fluide mou, visqueux mais uniforme.

Je comprends mieux, cette entité est en fait liée à moi, cependant je la repoussais.


Ne cherchait-elle qu’à reprendre sa place ?

Son existence serait-elle tributaire de mon existence ?


Je dois savoir :


– Mais… Mais qui es-tu à la fin ? Réponds-moi !


Là, il ouvre ses lèvres et remue enfin la masse rose et impalpable de sa langue. Il va enfin me répondre, je vais enfin savoir.


– Je serai toujours là.


Le sommeil me gagne, et je sais à présent qu’il m’emporte vers un rêve, un mauvais rêve, sans nom et sans solitude.



 
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   matcauth   
17/4/2012
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Cette histoire est bien écrite, la structure et le rythme sont très bons. Elle se lit très bien grâce à une apparente simplicité dans les phrases mais une vraie plume.

Le sujet, le champ lexical qui va avec (le sang, le vomi, leur puanteur nauséabonde) sont douloureux, difficiles.

les premières phrases
"Elles s’étalent devant moi, plates et sombres, un tas de vers noyés dans le sang. Mes jeudis ne se résumeraient-ils qu’à ça, des spaghettis à la sauce tomate ?"
m'ont franchement fait hésiter à continuer. L'ambiance est assez lugubre, sale.

C'est un sujet vraiment particulier, cette histoire peut apporter un certain malaise au lecteur, tourmenter, bref ce n'est pas une lecture aisée. Mais le tourment du héros, en tout cas, est bien décrit, la progression est intéressante, bien mise en place, grâce à cette description réaliste et précise de son entourage, de sa vie, des choses banales mais qui ne le sont pas de son point de vue.

Cette dépression du héros, sa folie qui s'installe peu à peu est lentement distillée, avec soin, il y a beaucoup de cohérence entre lui et les éléments extérieurs qui sont le déclencheur de sa folie.

L'épisode avec les chats est également très bien, sans excès, toujours dans le réalisme. La fin me laisse toutefois une impression un peu mitigée, on ne sait pas trop quoi pense quant au futur du personnage, si futur il y a.

Voilà, une très bonne lecture malgré ce sujet, je le rappelle, difficile à appréhender.


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