Page d'accueil   Lire les nouvelles   Lire les poésies   Lire les romans   La charte   Centre d'Aide   Forums 
  Inscription
     Connexion  
Connexion
Pseudo : 

Mot de passe : 

Conserver la connexion

Menu principal
Les Nouvelles
Les Poésies
Les Listes
Recherche


Réalisme/Historique
steph081976 : L'étranger
 Publié le 06/06/12  -  9 commentaires  -  39231 caractères  -  90 lectures    Autres textes du même auteur

L'intégration d'un immigré espagnol dans un village des années 1920.


L'étranger


I


Il faisait froid. Le vent glacé s’engouffrait furieusement dans les ruelles, déchirant les visages de ses ongles de givre. Le ciel affichait une teinte laiteuse, uniforme, constante, comme si le bleu n’avait été qu’un rêve, une utopie dans l’esprit des hommes. La lumière blafarde peinait à s’infiltrer jusqu’au sol pavé de ces rues, bordées de maisons aux pierres vieilles comme dix hommes.

Sur la petite place, un sarcophage romain reconverti en bassin de fontaine voyait cristalliser l’eau en son sein. Une stalactite opalescente tombait d’ailleurs du déversoir surmonté d’une colonne de pierre blanche. Face à la fontaine, un antique clocher au toit de tuiles surplombait de peu les maisons médiévales.

L’est de la place s’ouvrait sur un ruisseau, s’écoulant plusieurs mètres en contrebas. Il serpentait entre les demeures, les murs, les roches, creusant son chemin au cœur même du village, avide de se fondre dans le grand Rhône. D’en haut, la rivière semblait s’être parée d’une robe de cristal et d’argent. En effet, chaque rocher, chacune des pierres de ses berges était recouverte d’une gangue de glace irisée. Le flux continuait quant à lui à galoper, improbable Midas de diamant figeant tout ce qu’il frôlait.

Deux hommes marchaient côte à côte. Ils s’engagèrent sous une voûte, qui marquait la naissance d’une rue étroite descendant au quai. Le froid pénétrait leurs vareuses noires, mordait leurs peaux autrefois recuites par le soleil. L’un d’eux marmonna, en espagnol.


– Alors, Diego… tu la prends, cette maison ?

– Oui, je pense. J’en ai assez du cantonnement, j’ai envie d’avoir une vraie maison, même si c’est petit. En plus, j’aime bien ce village… j’y suis venu m’y promener l’été dernier. C’est joli, avec le fleuve et les bateaux.

– Comment ça s’appelle, ici, déjà ?

– Serrières… Pourquoi ne cherches-tu pas une maison par là, toi aussi ?

– J’ai mal compris ce que nous disait la femme… Sur l’occupant précédent.

– Tu devrais essayer de progresser en français… Elle expliquait que la maison était inoccupée depuis quatre ans. Le gars n’était pas marié, et est mort à la guerre…


Un silence s’installa. La guerre, la Grande Guerre, qui éreintait l’Europe encore deux ans auparavant, était restée abstraite, lointaine, presque virtuelle, dans leur Andalousie natale. Et pourtant ce conflit avait orienté leurs destins aussi radicalement que s’ils avaient souffert l’enfer des tranchées, les privations et la mitraille.

Diego se souvenait. Cela faisait maintenant plus d’une année. L’été mille neuf cent dix-neuf mourait lentement. Le soleil andalou pesait cependant toujours, lourd comme du métal en fusion. L’homme au chapeau blanc errait encore vers les saisonniers. Diego et Paolo l’avaient déjà remarqué la veille. Ils s’étaient approchés, les mains encore terreuses du labeur ordinaire. L’homme promettait du rêve. Il contait un travail qui ne s’interrompait pas l’hiver. Il certifiait une existence sans misère, sans peur du lendemain, sans cette faim vicieuse qui naissait tôt ou tard au creux des estomacs. Il racontait l’histoire de ces usines, loin, là-bas, en France, vidées de leurs ouvriers par les shrapnells et les baïonnettes des champs de batailles. Des corps démembrés qui ne s’extrairaient jamais plus de la fange. Du travail qui s’offrait aux jeunes gens courageux qui voudraient bien le saisir.

Diego était jeune. Diego était courageux. Il croisa le regard déterminé de son ami, et tous deux firent un pas en avant.

Ensuite, tout s’était enchaîné. Les adieux, le visage ridé de sa mère recouvert de larmes, le dernier regard aux plaines andalouses ; le voyage, à pied, en train… et l’arrivée dans ce cantonnement espagnol attenant aux usines. Un quartier de cabanes de planches, peuplé exclusivement d’hommes jeunes et vigoureux. À quelques mètres, le bourdonnement sourd de l’atelier, surplombé par des cheminées crachant une âcre fumée sombre. Au loin, des collines boisées, où la forêt s’interrompait par endroits pour laisser apparaître des vignes.

Diego avait posé son sac marin sur sa paillasse. Ici commençait sa nouvelle vie. Existence qui prenait aujourd’hui un nouvel essor dans la froidure hivernale. C’était la première fois qu’il allait vivre dans une véritable maison.

Le froid lui sembla moins vif.


Les jours, les semaines, s’étaient égrenés avec leur inexorable lenteur. L’hiver avait peu à peu cédé devant les assauts d’un printemps qui s’imposait, imperturbable.

La nuit peinait à ensevelir le monde de son obscurité, trahie par une lune blanche blasonnant la voûte céleste. Quelques étoiles bravaient néanmoins la luminosité sélénite, quand elles n’étaient pas masquées par de larges nuages aux contours soulignés d’une irisation opaline.

Diego était assis sur le quai, au bord du fleuve. En amont, on devinait les frondaisons des arbres de l’île, par endroits dissimulées par la silhouette sombre du pont et de son imposant pilier central. En face, le village de Sablons dressait ses façades le long du Rhône.

Le Rhône. Il s’écoulait, impétueux. De chaque côté de la pile de pierre soutenant le pont, il semblait s’affaisser, sa puissance creusant la surface, avant qu’une meuille ne cicatrise son épiderme bouillonnant. Et la gigantesque masse liquide continuait, vive, rapide, exhalant son sourd chuchotement. L’onde offrait au monde son flanc pailleté de reflets argent, accrocs de lune sur des milliers d’écailles mouvantes.

L’Espagnol observait le fleuve, fasciné. Jamais de sa vie il n’avait vu l’eau posséder une telle puissance. Jamais il n’aurait imaginé qu’un tel charisme pourrait transpirer d’un élément naturel, s’élevant par là même à un statut quasiment mystique.

Chaque jour, Diego avait pris pour habitude de s’arrêter quelques instants près du Rhône, avant d’enfourcher sa bicyclette et de se rendre à l’usine. Quel que soit l’horaire où il prenait possession de son poste de travail, il sacrifiait à ce rituel. Ainsi, il lui semblait emprunter un peu de sa force au flux herculéen, et la pureté de ces minutes lui rendait supportables ces heures de transpiration et de sueur, entre les conduites de vapeur brûlantes et les gaz qui lui dévoraient les poumons.

Il laissa flotter sa main quelques instants, infime caresse sur l’échine du monstre-fleuve, puis s’éloigna, à regret. Il commençait à se sentir chez lui.


II


Le marché bruissait d’un pépiement constant de voix, d’imprécations et de rires. Ici, le fromager aimait à haranguer les ménagères, à provoquer les hommes de son timbre grave. Là, plusieurs femmes, la robe recouverte d’un grand tablier, vendaient leurs légumes posés sur une couverture rouge, à même le sol. Diego et son ami Paolo avançaient dans cette continuelle agitation, s’efforçant de ne pas percevoir ces regards un peu trop appuyés.

Paolo avait emménagé dans une petite maison, proche de celle de son ami. Son énervement croissait au même rythme que le volume de victuailles emplissant le panier d’osier. Bientôt, il se mit également à fixer fièrement les passants. Il marmonna en espagnol :


– ¿Qué pasa? J’ai un furoncle sur le nez ?

– Calme-toi, Paolo… Commence par arrêter de parler espagnol en public, les gens se méfieront un peu moins, ils n’auront pas l’impression que tu complotes de leur voler leurs poules !!!


Paolo eut un rictus nerveux, et continua dans sa langue natale.


– Si je voulais leurs poules, elles seraient déjà dans ma marmite…


Ils s’installèrent au comptoir d’un petit café, et commandèrent deux verres de vin blanc. Dans le fond, quelques jeunes gens cessèrent leurs conversations, avant de la reprendre sur le mode d’un chuchotement inaudible. Diego n’y prêta pas davantage attention.

Sur le Rhône, un bateau remontait le courant, forçant, crachant sa fumée noire par ses deux cheminées.

Aussi, Diego ne vit pas les regards de défi que Paolo échangeait avec l’un d’entre eux. Il ne vit pas ces quelques mouvements de mentons, provocateurs, de part et d’autre. Il ne vit pas davantage l’homme se lever et s’approcher. Il vit simplement des poings partir, s’écrasant sur des visages.

L’altercation ne dura pas, interrompue par le cafetier rougeaud, aidé de Diego. Il entraîna son ami dans la rue, récupérant leurs paniers. Derrière eux, ils perçurent quelques « sales Espagnols », « escargots »… Et il eut quelques difficultés à empêcher Paolo de retourner dans la mêlée. Une fois sur le chemin de leurs demeures, ce dernier lança hargneusement :


– Quels imbéciles, quelle bande de cons !

– Oui, ce sont des imbéciles… Mais tu l’es au moins autant…

– Tu ne les as pas entendus nous insulter ?

– Tu as tout fait pour.


Paolo serra les dents.


– Tu as honte d’être espagnol, c’est cela ? C’est pour ça que tu ne veux plus parler la langue de ton père ?

– Il n’est pas question de honte. Nous ne sommes pas en Espagne, ici. Mets-toi à leur place : des étrangers arrivent, parlent une langue inconnue de la plupart des gens… Leur méfiance est naturelle. Dialogue en français, arrête de faire le torero sans pour autant baisser les yeux, et tu verras, tout se passera mieux…. Après, oui, certains ne nous accepteront jamais… c’est la vie. C’est nous qui sommes venus ici, c’est à nous de montrer ce que nous pouvons apporter. Tu aurais été le premier à te méfier d’un étranger à Pulpi, en Espagne…

– Tu as tort, je n’ai pas à renier ma langue… Je suis né andalou, je mourrai andalou.


Il cracha à terre.

Diego ne releva pas. Il savait que son ami n’écouterait rien de ce qu’il aurait pu dire. Ils rentrèrent simplement chez eux, la mâchoire crispée.


III


La foule était massée sur les gradins de pierre. Même la butte herbeuse qui mourait en pente douce près du fleuve était envahie d’hommes, de femmes, d’enfants, assis à même le sol. Sur l’eau, deux embarcations se croisaient, se recroisaient, au gré des affrontements. Les joutes attiraient toujours énormément de spectateurs, surtout en ce jour de fête nationale.

Diego était debout, à l’ombre des platanes qui jalonnaient la partie supérieure du quai. D’ici, il admirait ces combats nautiques que rythmait une petite fanfare.

Quelques minutes auparavant, un de ses collègues de travail, accompagné de quelques amis, l’avait invité à partager un verre. Cela lui fut agréable.

Certes, il restait un étranger, dans un village où seuls quelques kilomètres suffisaient à vous définir comme tel.

Il demeurait un inconnu, dans une communauté où chacun était nommé par un prénom suivi de ceux de ses géniteurs, voire même de ses aïeux.

Mais il n’était déjà plus cet étrange barbare, qui aurait pu leur nuire, animé par quelque inavouable intention.

Diego pensait à cela, à ce pays qu’il apprenait à aimer, jour après jour… à Paolo qui s’enfermait obstinément dans son identité allogène.

Puis, soudainement, il cessa de penser.

Elle marchait au milieu de la foule, s’insinuant entre les épaules, frôlant les jupons, glissant le long des arbres…

Sa robe blanche, virginale, cintrait délicieusement sa fine taille, soulignant le galbe de sa poitrine, l’arrondi de ses hanches, avant de dévoiler ses chevilles élancées. Un chapeau de paille protégeait son visage des assauts de l’astre solaire, masquant en partie ses magnifiques cheveux noir corbeau retenus en un chignon un peu lâche.

Et sa peau… Blanche, délicate, douce, certainement…

Et ses yeux… de longs cils noirs, accentuant naturellement la ligne des paupières, dévoilant deux perles d’un vert très clair au centre desquelles les pupilles brillaient comme des puits.

Et ce nez parfait, et cette bouche charnue, rose… Et cette gorge, et la tombée irréelle de ces épaules, ces mains aux doigts interminables…

Diego s’était mis à suivre cette jeune femme sans même en prendre conscience, juste pour prolonger cette vision. Ainsi, la perfection pouvait se faire Femme ! S’incarner dans un être de chair et de sang !

Brusquement, elle grimpa sur le muret qui ceinturait le bassin de joute, et sembla scruter la foule. Ses si beaux yeux se plissèrent, inquiets, balayant l’espace. Enfin, elle aperçut l’objet de ses recherches et descendit promptement les gradins, bredouillant des excuses rapides pour tel chapeau écrasé, telle robe salie de son talon… L’Espagnol continua à la suivre, maintenant néanmoins une certaine distance. Une fois sur le bas-quai, elle se dirigea vers le bateau-lavoir, où quelques enfants jouaient. Elle interpella l’un d’eux.


– Oui, maman.


Le cœur de Diego se serra. Évidemment, une femme aussi belle était mariée… Il se détourna, et marcha en direction de la vogue, le regard las.

Soudain, un bruit. Celui d’un corps tombant dans le flot tourbillonnant.

Immédiatement, un cri déchira l’air.


– LOUIS !


Diego n’eut pas le temps de réfléchir. Son instinct avait pris le contrôle de ses membres. En quelques enjambées, il avait atteint la bordure du quai, et plongé dans le courant. L’enfant se débattait, sa petite tête brune apparaissant et disparaissant de la surface mouvante. Il le ceintura, et le ramena petit à petit vers la berge. D’autres hommes, alertés par les cris de la femme, plongèrent afin de lui prêter main-forte.

Quelques instant plus tard, le garçonnet hébété était étreint, grelottant de peur plus que de froid, par les bras tremblants de sa mère. La femme avait le visage ravagé de larmes.


– Mon bébé… mon bébé…


Seuls ces deux mots semblaient capables de franchir le seuil de ses lèvres.

Les jouteurs s’étaient approchés, et félicitaient l’Espagnol, dont les vêtements dégoulinaient encore de l’eau fraîche du fleuve.

Enfin, la femme, encore chancelante, s’avança vers lui.


– Monsieur, je vous remercie infiniment… Louis devait être surveillé par son cousin… Si vous n’aviez pas été à proximité, je n’ose pas imaginer ce qu’il aurait pu advenir…


Des sanglots faillirent l’empêcher d’achever cette phrase. Diego rougit malgré lui…


– Je n’ai rien fait d’exceptionnel… Tout le monde aurait fait la même chose…

– Peut-être… mais c’est vous qui avez sauvé mon fils… Je vous dois quelque chose.

– Vous ne me devez rien.

– Oh que si…


Un silence gêné s’installa. Diego osait à peine poser son regard sur le visage, encore superbe malgré sa lividité, de la femme. Soudain, elle redressa la tête, plantant ses yeux de jade dans le bronze de ceux de son interlocuteur.


– Un repas… Vous viendriez partager notre repas, samedi prochain ?

– Je ne sais pas… Je ne voudrais pas vous déranger…

– C’est moi qui vous le propose.

– Et votre mari sera d’accord ?


Un ange passa.


– Je suis veuve de guerre…


Le visage de l’homme, déjà passablement rougi, vira à l’écarlate. Il s’excusa maladroitement. Rendez-vous fut pris pour la semaine suivante.

Elle se prénommait Anne.


Elle se prénommait Anne… Et était peut-être une magicienne. En effet, le simple souvenir de cette femme provoquait immanquablement l’étirement interminable des secondes, des minutes, des heures. Diego ne parvenait pas à chasser ce mirage persistant de son esprit enfiévré. Ces lèvres, cette taille, ces mains. Ces yeux, surtout. Des yeux d’un autre monde, irréels, chimériques, et pourtant si profonds, quand elle l’avait regardé.

Les journées de travail s’égrenaient une à une, infinies, douloureuses. Le vendredi soir, il ne prit pas immédiatement le chemin du retour. Il s’engagea en direction du centre-ville de Roussillon.

D’abord, il dépassa le cantonnement, baraques de bois alignées, où il avait vécu plus d’une année. Entre les palissades, des enfants jouaient… Leur teint bistre trahissait leur origine ibérique, rejetons d’immigrants plus âgés qui avaient manifestement accueilli leur famille. Plus loin, des cités flambant neuves, composées de maisons mitoyennes, toutes dotées d’un jardin. On en construisait d’ailleurs encore d’autres, dans leur prolongement… Ainsi naissaient des rues, des places, occupées par le petit peuple ouvrier. Beaucoup de Français, mais déjà quelques Espagnols, Italiens, se noyant dans la masse, voisins désormais ordinaires. Diego prit conscience que l’usine, mais aussi l’humanité qu’elle agrégeait, allaient modifier le pays en profondeur. Il comprit aussi les craintes des habitants autochtones. Les gens d’ici avaient une véritable identité, que lui, l’Étranger, commençait à apprécier. À lui de se fondre à l’intérieur, de permettre une continuation dans l’évolution sociale qui s’annonçait…

Il poursuivit son chemin, les roues de sa bicyclette s’insinuant entre les pavés. Bientôt, il s’arrêta devant une boutique. Au-dessus de la porte, l’enseigne indiquait la fonction du lieu. « TAILLEUR » s’y écrivait en grosses lettres noires. Derrière les carreaux des fenêtres, trônaient vestons, gilets, et autres pièces d’habits. Diego poussa la porte. La canicule régnait à l’extérieur, mais l’échoppe conservait une certaine fraîcheur. Un homme d’une cinquantaine d’années s’approcha.


– Monsieur, vous désirez ?

– Bonjour… Je viens acheter un costume…


L’homme eut un rictus nerveux, plissant la fine moustache qui lui surlignait la lèvre.


– Bon marché, je suppose…

– Enfin…. Oui… je pense…


S’ensuivirent quelques essayages, puis Diego paya, glissa son paquet derrière la selle de sa bicyclette, et prit le chemin du retour.

Il savait qu’il n’était pas devenu riche, mais cette dépense ne le condamnerait pas à une douloureuse disette, comme cela eût été le cas deux ans plus tôt, en Espagne. Il sourit. C’était la première fois de son existence qu’il faisait un achat qui n’était pas indispensable à sa survie. C’était la première fois de son existence où il se considérait autrement que comme une bête de somme. Plus que jamais, la vie lui semblait belle, pleine de promesses, sous le soleil de cette vallée.


Jamais jour ne fut plus long que ce samedi. Diego avait sué toute la journée entre les conduites brûlantes parcourant l’atelier. Enfin, la légère brise estivale caressait ses joues alors qu’il rentrait chez lui. Paolo l’attendait, assis sur les marches de son porche.


– Salut amigo !

– Bonjour Paolo, tu vas bien ?

– Plus que jamais ! Je viens te chercher. Tu sais que le vieux Pablo et d’autres anciens ont fait venir leur famille… Il y a une demi-douzaine de belles Espagnoles à marier au cantonnement ! Ce soir, Estéban et ses amis prévoient une soirée flamenco…

– Je ne suis pas disponible ce soir… Amuse-toi bien.


Paolo le fixa quelques instants.


– Tu vas faire quoi ?

– Je suis invité à manger.

– Chez des Français ?


Dans sa bouche, ce mot sonnait comme une injure.


– Oui, chez des Français… Je dois te rendre des comptes ?


Paolo cracha à terre, et descendit la rue sans un mot.

Diego ne se laissa pas troubler par cet échange. Ce jour était destiné à être magnifique, et rien, ni personne, ne lui volerait sa joie. Il se déshabilla dans la cuisine, et se lessiva entièrement le corps et le visage à l’aide d’un broc d’eau claire. Il passa ensuite le costume anthracite, et peigna méticuleusement ses cheveux noirs corbeau vers l’arrière de son crâne.

Il se positionna face au mauvais miroir ornant la vieille armoire. L’image qui s’y reflétait était plutôt à son avantage. L’habit soulignait sa grande silhouette, laissant deviner sa musculature longiligne. Sa peau dorée tranchait élégamment avec le sombre gris du veston et le blanc immaculé de la chemise.

Il lui restait deux heures avant de frapper à la porte de son hôtesse, aussi il descendit faire quelques pas le long du fleuve. Il déambula entre les jeunes platanes jalonnant le quai, gêné malgré lui par ses vêtements inhabituels. Cet homme ne l’observait-il pas avec un peu trop d’insistance ? Et cette femme en robe noire, n’avait-elle pas de la réprobation dans ses yeux ? Afin de ne pas se laisser envahir par une sournoise paranoïa, il s’accouda à la barrière et se concentra sur le Rhône.

Le soleil tombait, loin, à l’ouest, et ne tarderait pas à être occulté par la colline. Ses feux irradiaient cependant encore à la surface scintillante, parsemant l’onde grise d’écailles de lumières. Par endroit, le fleuve apparaissait lisse, presque inoffensif… puis quelques mètres plus loin, il semblait frissonner sous l’effet d’un souffle de vent.

Vivant.

C’est le mot qui jaillissait dans son esprit tandis qu’il admirait le flot. Aussi vivant que ces chèvres broutant l’herbe jaunie de l’île. Aussi vivant que ce pêcheur menant sa barque à l’embouchure de la lône.

Enfin, l’astre diurne franchit la cime recouverte de vignes, et la relative fraîcheur de l’ombre gagna le paysage.

Diego s’arracha à sa contemplation. Il acheta un bouquet de fleurs blanches et se dirigea lentement vers le quartier Saint-Sornin, là où la plus belle femme du monde l’attendait.


Ses tempes résonnaient de battements un peu trop rapides lorsqu’il heurta par trois fois le bois de la porte de ses phalanges. Quelques secondes s’écoulèrent, puis le panneau s’écarta, dévoilant la fluette silhouette d’Anne. Il fallut un instant à Diego pour s’extirper d’une hébétude subite et enfin pouvoir répondre au salut de la jeune femme, lui tendant maladroitement le bouquet qu’il serrait de sa main calleuse. Elle l’invita à la suivre.

Était-il possible qu’elle soit encore plus belle que dans son souvenir ? Une charmante robe émeraude relevait le vert plus clair de ses iris. Un long tablier orné de dentelle en couvrait la jupe, et Diego ne put résister à la tentation d’admirer les élégants flots du nœud cascadant sur ses fesses.

Mais ce qui rehaussait encore sa beauté, plus encore que ce regard de fée, était ce sourire angélique qui illuminait son visage.

Il s’installa à la table où Louis, du haut de ses cinq ans, observait silencieusement cet homme qui pénétrait dans son espace.

La méfiance du garçon ne dura pas. Diego plaisanta avec lui, le fit rire, et rapidement l’enfant fut totalement à l’aise.


– Pourquoi vous parlez bizarrement ?


Anne intervint.


– Louis, tu es impoli !


Diego lui fit un clin d’œil.


– Mais non, tu n’es pas impoli ! J’ai un accent parce que je suis né très loin, derrière les montagnes, et que là-bas on ne parle pas le français.

– Et vous êtes venu ici pour nous voir, alors ?


Les deux adultes sourirent de concert.


– Eh bien… Peut-être, oui…


Le repas se déroula dans une bonne humeur omniprésente. Aucun silence ne vint hacher la conversation, simplement interrompue par Anne lorsqu’elle se leva chercher les plats, puis, plus tard, quand elle coucha le garçonnet qui aurait aimé veiller plus longtemps auprès de cet homme qui fascinait son jeune esprit.

Elle revint ensuite s’asseoir en face de son invité, posant deux cafés sur le bois jaunâtre de la table.

Il existe des rencontres agréables, des personnalités que l’on apprécie, que l’on a envie de revoir… Et parfois il existe des rencontres qui n’en sont pas. Deux enveloppes charnelles s’aperçoivent, se frôlent, mais leurs âmes semblent s’être toujours connues. Quelques minutes, quelques heures suffisent à créer une atmosphère de confiance, de chaleur, de complicité, un bien-être qui unit irrémédiablement deux âmes sœurs.

Parfois, il existe Anne et Diego.

Il lui conta l’Andalousie, la misère, le travail harassant, puis le voyage vers cette France qui lui avait donné sa chance.

Elle lui relata son mariage, à dix-huit ans ; l’arrivée de Louis, un an après, puis la mort de son Marcel l’année suivante, au Chemin des Dames… Funeste année mille neuf cent dix-sept. Maintenant, elle travaillait dans une mercerie, partageant ses heures de labeur entre la boutique et quelques travaux de couture.

Minuit sonna. Diego fit mine de se lever.


– Anne, j’aimerais que ces instants se prolongent indéfiniment, mais si je m’attarde, certaines personnes pourraient me voir sortir trop tard et nuire à votre réputation…


Elle posa précipitamment sa frêle main sur celle, bien plus robuste, de l’homme.


– Non !!!… Restez… S’il vous plaît.


Son visage gracile sembla plus vulnérable que jamais.


– Mais… Les gens ?

– C’est sans importance… Restez…


Dehors, la lune presque pleine continua sa course immuable. L’obscurité demeura maîtresse des rues, des porches, des quais… Et dans une maison, à la lueur d’une lampe à pétrole, un homme et une femme parlèrent. Les mots ne semblaient jamais pouvoir se tarir, tant cela apparaissait naturel, simple. Normal.

Déjà, l’est s’éclaircissait imperceptiblement quand deux silhouettes se dirent au revoir. L’homme, tremblant quelque peu, saisit délicatement la fine taille de la femme, et posa ses lèvres sur d’autres lèvres entrouvertes, offertes, abandonnées.

Puis il disparut dans l’ombre, se retournant plusieurs fois pour admirer la forme de plus en plus estompée de la femme, l’épaule appuyée sur le chambranle de la porte, un discret sourire fendant son sublime visage.


IV


Les jours, les semaines s’écoulèrent. Diego et Anne prirent l'habitude de partager chaque instant de liberté qui leur était offert.

Ils aimaient ces longues flâneries au bord du Rhône, ou encore sur les sentiers rocailleux veinant les collines.

Ils aimaient ces déjeuners dominicaux, tantôt sur l’herbe grasse d’une berge insulaire, tantôt près d’un ruisseau cascadant entre les roches grises.

Ils aimaient voir Louis suivre Diego comme une ombre, mimant ses attitudes, se référant sans cesse à lui.

Ils aimaient tous ces dîners pris ensemble, chez Anne, leurs mains se frôlant, se saisissant, s’étreignant… meurtris chaque soir de devoir désunir leurs doigts enlacés pour dormir seuls, dans de trop grands lits, trop vides de cet autre qui emplissait pourtant leurs songes.

Ils s’aimaient… Chaque jour un peu plus.

Le village parlait. Un village parle toujours. Quelques regards noirs tentèrent bien de ternir leur félicité, mais, à leur étonnement, la plus grande partie de la population se montra bienveillante. Anne était aimée des gens, et Diego était réputé honnête et travailleur. Malgré quelques reliquats de méfiance due à son statut d’étranger, il apparaissait être un bon parti pour la jeune veuve. La guerre avait engendré tant de morts, et tellement de femmes étaient contraintes à la solitude, avec ou sans enfants.


L’été mourait lentement. Déjà, les nuits reprenaient leur dû, chassant chaque crépuscule un peu plus hâtivement que le précédent, avant d’inonder le monde de leurs ombres.

Ce soir-là, la brunante n’était pas venue seule. Toute l’eau céleste semblait s’abattre sur la ville en un déluge glacé, insidieux, pénétrant.

Diego remontait la rue, mal protégé par sa veste détrempée. Son esprit volait cependant loin de son corps transi, encore dans l’immédiat souvenir du baiser qu’elle lui avait tendrement offert sur le pas de la porte, de son sourire inquiet de le voir ainsi partir sous la pluie étouffante, du « je t’aime » murmuré dans le creux de son oreille.

Soudain, un porche dévoila une ombre, une silhouette ruisselante.


– ¿Crees que eres uno de ellos?


Diego reconnut ce timbre de voix, malgré la froide colère qui le déformait.


– Bonjour Paolo… Que t’arrive-t-il ?

– Tu te prends pour un Français ? Tu as honte de l’Espagne ?

– Je n’ai honte de rien du tout. Rentre chez toi.


Il fit mine de continuer son chemin, mais l’homme se plaça face à lui.


– Réponds-moi ! Tu n’es plus espagnol ?

– Je vais te répondre ! Oui, j’ai grandi en Andalousie. Oui, une partie de moi sera toujours espagnole, car les plaines de notre enfance feront toujours partie de mon cœur… Mais j’ai choisi de venir ici, de faire ma vie dans ce pays, d’y fonder ma famille et d’y voir grandir mes enfants ! Chaque jour, je suis un peu plus français, parce que je veux l’être et parce que je le dois à cette nouvelle patrie qui m’a donné tout ce dont je n’ai jamais osé rêver ! Ce n’est pas à ce pays de s’adapter à nous, mais à nous de devenir des hommes de cette nation… Et je veux que mes enfants soient français, et seulement français, car c’est la seule patrie qu’ils connaîtront ! Ils sauront combien l’Andalousie est belle, je leur parlerai de la terre de leurs ancêtres, mais ce ne sera jamais une concurrente à celle où ils auront grandi et seront devenus des adultes.

– Tu renies qui tu es pour te soumettre à eux !

– Je ne renie rien !!!… J’aime sincèrement cet endroit. J’aime ce qu’il m’a donné, mais j’aime aussi ce fleuve, ces collines, ce peuple… et, madre de dios, j’aime cette femme…


Diego, dans sa colère ascendante, ne vit pas le geste vif, masqué par l’obscurité et les trombes d’eau qui s’abattaient sur eux. En une seconde, Paolo lui avait empoigné le col et l’avait plaqué contre le mur dégouttant.


– Les filles de chez nous ne sont pas assez bien pour toi ? Tu n’es qu’un sale Espagnol ! Tu seras un sale Espagnol toute ta vie, et ta putain n’y changera rien !


Le sang quitta son visage. Diego se dégagea et cogna. Une deuxième fois, puis une troisième. Paolo chancelait déjà quand un ultime coup l’envoya à terre, sur le pavé dégoulinant d’une eau où se mêlaient désormais quelques gouttes de son sang.

Diego le menaça du doigt, la rage incrustée sur ses traits burinés.


– À partir de cet instant, tu n’existes plus ! Tu n’existes plus !


Puis il reprit son chemin, laissant celui qui fut son compagnon d’infortune étendu, souillé de boue, trempé de ces innombrables larmes célestes pleurant l’amitié anéantie.


V


L’univers s’était fait silence, après avoir été folie, joie et rires tout au long de la journée. Leurs mains s’étaient soudées, les laissant ainsi, face à face, dans la pièce baignée de la chaleur irradiant du vieux poêle.

Leurs mains s’étaient soudées, comme leurs regards, fondus l’un dans l’autre, noyés dans des iris vibrants, humides de bonheur.

Leurs mains s’étaient soudées, comme leurs cœurs… Comme leurs vies, unies à jamais par deux anneaux dorés qu’ils s’étaient glissés aux doigts quelques heures auparavant.

Diego contempla celle qui était aujourd’hui sienne. Aucune fioriture superflue ne venait rompre la pureté de sa longue robe blanche. La beauté émanait de l’Être même de la jeune femme, telle une nouvelle Aphrodite, que la simplicité même de ses atours magnifiait. Son voile diaphane était retenu par une couronne de fleurs tissées, dont le vert faisait écho à celui de ses merveilleux yeux.

Des mains rugueuses effleurèrent son visage, chassant le tulle et l’auréole florale de sa chevelure. Ces paumes frôlèrent ses épaules, glissèrent jusqu'à sa taille avant de la saisir en un baiser passionné. Aussitôt, les doigts furent plus maladroits, enfiévrés, tiraillant le tissu, les lacets, jusqu'à libérer sa peau frémissante de sa toge immaculée. Anne haletait, impatiente, offerte, abandonnée à celui qu’elle aimait. Bientôt, leurs corps nus ne formèrent plus qu’un en une étreinte douce et violente à la fois, passionnée, exaltante, se nourrissant des frustrations passées qui n’avaient plus lieu d’être, qui ne seraient plus jamais.

Il était sien, elle était sienne, unis devant Dieu et les hommes.

Pour toujours.


Était-ce si simple, le bonheur ?

Diego tentait de sculpter un pipeau pour Louis qui, assis à quelques pas, le dévorait des yeux. Plus loin, Anne ravaudait quelques vêtements. De temps à autre, leurs yeux se croisaient, pétillant, faisant naître un sourire sur leur visage.

C’était un bonheur qui aimait les mots, les discussions interminables des veillées, apaisées ou passionnelles, où chacun aimait entendre la voix et l’âme de l’être adoré.

C’était un bonheur qui aimait aussi les silences, ceux qui exsudent l’amour, la tendresse, la complicité… Ceux qui engendrent ces regards plus prolixes que n’importe quelle phrase.

Cela faisait quelques semaines maintenant qu’ils étaient mari et femme. Parfois, ils recevaient la visite de la famille d’Anne, ainsi que de quelques amis, Espagnols du cantonnement ou Serrièrois de longue date. Tous parlaient encore de cette superbe noce, de l’amour qui transpirait d’eux à chacun de leurs gestes.

Certes, un oncle de la mariée avait refusé de venir à ce qu’il considérait être une mésalliance. Certes, la maison dont ils avaient réservé l’achat leur avait été retirée au profit du fils d’un conseiller municipal, au mépris des lois, car un Espagnol ne se pourvoirait pas en justice.

Certes, la bêtise habitait certains cœurs, mais les jeunes amants préféraient voir tous ces hommes et ces femmes qui les avaient acceptés, ces mariniers de père en fils qui parlaient désormais d’égal à égal avec Diego, et se félicitaient de voir un si beau couple au sein de leur communauté.

Le respect attirait le respect.


VI


La cellule était sombre. La grisaille des murs semblait manger l’espace déjà réduit, tant la pièce peinait à recevoir la lumière du fenestron rayé de barreaux qui, seul, aérait l’endroit.

Diego était enchaîné. Sa pommette enflée lançait des coups sourds, réguliers, jusque dans son cerveau embrouillé. Il tenta de remettre les événements en ordre dans son esprit.

Cette journée d’août mille neuf cent vingt-deux avait pourtant bien commencé. Assis sur les gradins, Louis, Anne et lui-même avaient admiré les joutes offertes par les sauveteurs. Sa main glissait presque malgré lui sur le ventre arrondi de sa femme, pleine d’un futur bonheur.

Que s’était-il passé ensuite ? Ce garçon dont le chien s’était enfui dans la ruelle. Diego, alerté par les pleurs de l’enfant, avait coursé l’animal. La poursuite avait duré plusieurs minutes, mais n’avait jamais abouti. Sous une voûte de la voie ferrée, une forme blanche, étendue, avait attiré son attention. Il s’était approché, d’abord doucement, avant de se précipiter. C’était une jeune fille, n’ayant sans doute pas plus de seize années. Sa robe écrue déchirée s’éventrait sur une peau lacérée, griffée, tuméfiée… Elle était inconsciente mais, heureusement, respirait. Diego tentait de la réveiller quand il avait entendu un rugissement derrière lui.


– Léonie !


Un homme courait vers lui. Il n’eut pas le temps de prononcer un seul mot avant que la lourde chaussure de cuir ne le frappât au visage. Il ne put que saisir cette vocifération avant de perdre connaissance.


– Qu’as-tu fait à ma fille ? Ordure !


La suite avait été confuse. Il avait repris conscience sur le quai, fermement tenu par plusieurs hommes en colère. Il se souvenait d’Anne, hystérique, hurlant sur ses geôliers.

Il se souvenait aussi de Paolo.


– Tu as recommencé ! Tu avais dit que tu ne le ferais plus, après l’Espagne !


Diego, l’esprit encore emmêlé, ne comprit pas immédiatement ce qu’il voulait dire. Puis les rouages de son cerveau jouèrent enfin.

Paolo voulait le détruire.

Puis, après avoir reçu plusieurs coups, il avait été enfermé ici, dans la gendarmerie. Certaines phrases l’avaient suivi jusque dans sa cellule, captives de ses pensées enfiévrées.

« L’étranger »… « Après tout, il reste un espingouin »… « Il nous a trahis »…


La nuit avait été quasiment blanche, à peine entrecoupée de somnolences saturées de cauchemars. L’aube semblait poindre par le soupirail. Le rai de lumière jaune fut soudain raccourci par l’ouverture de la lourde porte.


– Tu peux sortir… Léonie s’est réveillée. Elle a dit que ce n’était pas toi.


Diego resta apathique quelques instants, puis se leva. À l’extérieur, Anne l’attendait. Ses yeux étaient rougis par les larmes, cernés des sombres séquelles d’une nuit sans sommeil.

Il tomba dans ses bras. Le flot longtemps retenu brisa la digue de son orgueil et s’écoula en longs sanglots silencieux, vite rejoints par ceux de sa femme. Il leur fallut plusieurs minutes pour reprendre contenance et, leurs mains fermement étreintes, enfin rentrer chez eux.

La matinée passa, simplement enlacés, allongés sur le lit. Aucun mot ne franchissait leurs lèvres. Aucun n’était nécessaire. Ils se repaissaient simplement de savoir l’autre présent, de sentir sa chaleur, sa caresse, son étreinte…

La faim les força à revenir dans le monde réel, et Anne prépara un repas rapide. Louis étant chez sa tante, le couple avait toute cette journée de dimanche pour se retrouver.

Dès que cela était possible, la main de Diego s’abandonnait sur la hanche ou la taille de sa femme, comme si ce simple contact rendait plus tangible la réalité de sa présence.

Le repas achevé, leurs corps fatigués se serrèrent l’un contre l’autre. Fébrilement, il tira sur la lanière du tablier, délaça le fin corsage. À son tour, elle déboutonna la chemise de son homme.

Ils firent tendrement l’amour, ne se quittant pas des yeux une seule seconde, soudain conscients de la précarité du bonheur, et de leur chance de pouvoir encore le partager.


L’après-midi, Diego avait insisté pour se rendre à la vogue qui résonnait dans le village. Le couple avançait, se tenant par la main, la tête haute. Sur leur passage, des regards gênés fuyaient le leur, des visages s’abaissaient subitement vers le sol, honteux. Anne pinçait les lèvres, les joues colorées par l’afflux de sang. Soudain, elle explosa.


– Qui sommes-nous ? N’avons-nous pas d’amis, dans ce village ?


Quelques hommes et femmes osèrent enfin la regarder.


– Nous ne savions pas…

– Vous ne saviez pas quoi ? Que mon époux était un homme bien ? Auriez-vous été autant passifs si c’était un jeune du pays qui avait été accusé ?


Une femme plaida.


– Nous… Tout l’accusait, quand même…

– L’avez-vous seulement laissé parler ? S’expliquer ?


Le silence accueillit cette dernière déclaration.

Après un long moment, un homme osa enfin s’approcher de Diego, et lui tendit la main.


– Pardonne-moi.


Puis un autre. Et un suivant. Certains ne le firent pas, mais le regret et la culpabilité se lisaient sur leurs traits.


– Nous aurions dû te faire confiance… Après tout, tu es un Serrièrois, maintenant, nous te connaissons.


La journée s’acheva sans incident. Les mains des jeunes époux restèrent cependant scellées l’une dans l’autre, étreintes par la peur de perdre l’être qui était toute leur vie.



Le Rhône continua de s’écouler.

Les jours se muèrent en semaines, puis en mois, en années… En décennies.

Une autre guerre ensanglanta l’Europe. Des hommes marchèrent sur la Lune. Le monde changea radicalement.

Le Rhône continua à s’écouler.

Le journaliste était assis sur la chaise de jardin, au milieu d’une cohue d’enfants, d’adultes discutant bruyamment. Installés face à lui, deux vieillards lui racontaient leur vie. L’homme, incroyablement ridé, avait le teint bistre le faisant ressembler à un chef indien de western. Ses cheveux gris, clairsemés, se cachaient sous une casquette de toile ardoise. La femme, quant à elle, gardait un charmant sourire illuminant son visage marqué par les ans. Ses cheveux blancs ramenés en chignon encadraient joliment ses yeux vert clair… Couleur de jade, en fait.

Ils lui relatèrent leur rencontre, les enfants, la guerre de quarante, avec leurs activités résistantes. Ils insistèrent sur leurs fils et petits-fils, jouteurs émérites, qui faisaient leur fierté.

Il prit une photo de groupe, et salua ses hôtes avant de prendre congé. Cela ferait une bonne chronique. Des noces de diamant, cela ne se voyait pas tous les jours.



C’était toujours intéressant de converser avec ces grandes familles, enracinées dans ces villages…


 
Inscrivez-vous pour commenter cette nouvelle sur Oniris !
Toute copie de ce texte est strictement interdite sans autorisation de l'auteur.
   Anonyme   
19/5/2012
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
Une belle histoire, simple. Un peu trop optimiste à mon goût dans la mesure où je trouve l'intégration de Diego finalement trop facile... enfin, pas tant son intégration dans le village que son histoire d'amour, en fait. Tout est tout de suite évident, romantique, et cela ne me paraît pas très réaliste. Mais enfin c'est votre choix (j'ai trouvé la fin très émouvante), et vous avez à mon avis su servir votre récit par une écriture ample, qui toutefois selon moi n'évite pas toujours la lourdeur ou la préciosité (cf. mes remarques ci-dessous). La description du tout début m'a beaucoup plu.

"bordées de maisons aux pierres vieilles comme dix hommes" : j'adore !
"Du travail qui s’offrait aux jeunes gens courageux qui voudraient bien le saisir" : je trouve la phrase lourde, avec ses deux relatives imbriquées introduites par "qui".
"Quelques étoiles bravaient néanmoins la luminosité sélénite, quand elles n’étaient pas masquées par de larges nuages aux contours soulignés d’une irisation opaline." : pour moi, l'adjectif "opaline" déséquilibre la phrase, la fait basculer dans un précieux où "sélénite" la faisait déjà pencher.
"Un chapeau de paille protégeait son visage des assauts de l’astre solaire" : là, pour moi, c'est "astre solaire" qui détonne.
"C’était la première fois de son existence qu’il faisait un achat qui n’était pas indispensable à sa survie" : je trouve la phrase un peu lourde.
"parsemant l’onde grise d’écailles de lumières" : vous avez employé plus haut le mot "écailles" en rapport avec les reflets sur le Rhône ; l'image est assez remarquable pour qu'on s'en souvienne, et je pense que la répéter est une erreur.
"Enfin, l’astre diurne franchit la cime recouverte de vignes" : le mot "astre" me paraît mieux en situation ici, mais ressort davantage du fait de la répétition me semble-t-il.
"plus tard, quand elle coucha le garçonnet qui aurait aimé veiller plus longtemps auprès de cet homme qui fascinait son jeune esprit" : je trouve lourde cette portion de phrase.
"La beauté émanait de l’Être même de la jeune femme, telle une nouvelle Aphrodite, que la simplicité même de ses atours magnifiait" : la répétition de "même" se voit, je trouve.

   Anonyme   
31/5/2012
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Une longue saga très intéressante à laquelle je ne trouve pas de défauts majeurs.

On retrouve bien ce qu'a pu être la vie de ces milliers d'émigrés espagnols ou autre venus en France. J'aime toutes les contradictions qui traversent les personnages, les ruptures de l'Histoire.

Un beau travail vraiment. Merci.

   Anonyme   
31/5/2012
 a aimé ce texte 
Bien
En voulant faire de la belle littérature, je me demande si vous n'en faites pas un peu trop. Ainsi ces phrases empreintes de préciosité dans leurs descriptions :
«  la rivière semblait s’être parée d’une robe de cristal et d’argent »
«  Midas de diamant »
«  Quelques étoiles bravaient néanmoins la luminosité sélénite »

Ici ça en devient comique :
« les élégants flots du nœud cascadant sur ses fesses. »

Je pense qu'il faut garder une juste mesure au risque de voir votre écriture dévoyée par une forme d'exagération. Avec plus d'épuration vous améliorerez encore votre style qui est correct, hormis la description maladroite d'Anne : « et sa peau.... et ses yeux … et ce nez ... »

L'histoire en elle-même ne m'a pas séduit outre mesure, affaire de goût personnel, mais je reconnais qu'elle est bien menée. L'intégration par l'amour, un sujet romantique par excellence !

   Marite   
6/6/2012
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Noces de diamant et confidences à un journaliste … je ne m’attendais pas du tout à cette chute pour la nouvelle. Mais après tout c’est bien et cela permet de conserver toutes les images et ressentis perçus à la lecture. A vrai dire j’étais tellement emportée par cette histoire que j’aurais pu encore la voir continuer longtemps. L’écriture porte les personnages, les évènements de telle sorte qu’elle se fait oublier. Il n’y a qu’un mot qui m’a paru maladroit : « … ses fesses. » Il était possible, je pense, de trouver une expression plus en phase avec l’ensemble. Peut-être y a-t-il aussi un excès d’adjectifs par moments ? Mais ils affinent aussi les images alors, difficile de trop les supprimer.
Quant au fond, il est réaliste surtout à une époque où les contingences matérielles n’avaient pas encore pris le pas sur sentiments et où la priorité était de revivre et de reconstruire.
Très belle histoire. Merci à l’auteur.

   Anonyme   
6/8/2012
 a aimé ce texte 
Un peu
Bon, Steph, je vais être direct : je crois en vous... mais il faut tout changer. Ou presque.
Si vous étiez un auteur endurci, j'aurais arrêté ma lecture exactement à la fin de la deuxième phrase. Juste après " le vent glacé qui déchire les visages de ses ongles de givre ". C'est déjà de la très mauvaise poésie, mais c'est rédhibitoire en littérature. Rassurez-vous, j'ai refermé plus d'un bouquin que j'avais pourtant acheté (sur les conseils d'une amie de ma femme, il est vrai).

Pourquoi vous compliquer la vie à forcer votre style, qui par moment est même plutôt agréable?
En cherchant un peu je trouve des phrases comme " Diego avait posé son sac marin sur sa paillasse. Ici commençait sa nouvelle vie ". C'est super, ça. Simple, descriptif, efficace. Un style au top. Reprenez tout et réécrivez-le comme ça.

Laissez tomber la " stalactite opalescente " , le chapeau de paille pour se protéger " des assauts de l’astre solaire " . C'était Brassens qui parlait "d'astre solaire" , mais lui c'était pour rigoler. Jusqu'à l'impayable " les élégants flots du nœud cascadant sur ses fesses". Si avec ça Diego arrive à se retenir, moi je dis bravo.

Alors bien sûr, tout le monde n'a pas forcément envie d'écrire comme Bukowsky, Virginie Despentes ou Frédéric dard. Tout le monde n'a pas non plus forcément envie de lire leurs bouquins. Mais quand même...

- " ses yeux de jade dans le bronze de ceux de son interlocuteur ". C'est l'auteur qui veut se faire plaisir, ou c'est le narrateur qui n'a rien compris à ce qui passe?

- " Ses feux irradiaient cependant encore à la surface scintillante, parsemant l’onde grise d’écailles de lumières " . On va finir par le savoir que ça brille.

- "Deux enveloppes charnelles s’aperçoivent, se frôlent, mais leurs âmes semblent s’être toujours connues. Quelques minutes, quelques heures suffisent à créer une atmosphère de confiance, de chaleur, de complicité, un bien-être qui unit irrémédiablement deux âmes sœurs ".
Pourquoi le narrateur prend-il tout à coup cette hauteur? Ne peut-il pas tout simplement nous parler de Diego er Anna, sans vulgariser ce concept du coup de foudre.

Tout ça, et le reste, nous éloigne de l'univers de ce pauvre Diego, qui n'a pas vraiment le romantisme d'un héros de Musset. Ne serait-il pas plutôt un personnage ancré dans un réalisme social, qui lutte pour sa dignité, bien éloignée de tous les fantasmes stylistiques de l'auteur.
Vous voulez devenir écrivain ou quoi? Alors, gommez tout ce qui dépasse de la vérité. Epurez votre style, supprimez toutes ces tournures artificielles qui dénaturent vos héros. Ils ont besoin de chair et pas de faux habits.

Vous teniez une vraie histoire. Diego a un désir, il a des faiblesses, il a un adversaire, Paolo. Il ressort transformé de son expérience d'immigré. Par contre, du point de vue de la structure narrative, il manque la confrontation finale entre Diego et Paolo, qui doit impérativement être le climax de toute cette histoire. Mais ça, ça peut facilement se corriger.

Vous avez des idées, votre écriture recèle par moment d'indéniables qualités, mais vous avez besoin de dénuder votre style, pas d'y rajouter des plumes.

A vous relire.
Cordialement.

   Anonyme   
7/6/2012
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Bonsoir steph08... Après tirage papier, tout de même plus agréable qu'un écran, j'ai véritablement savouré votre nouvelle dont le titre et la catégorie avaient attiré mon attention. Certes il y a sans doute quelques passages un tantinet emphatiques qui pourraient être revus et corrigés mais honnêtement ça ne m'a pas dérangé le moins du monde. Au delà de l'histoire, ô combien romantique, de ce couple franco-espagnol, je trouve que par les temps qui courent c'est un très beau symbole de l'intégration et du rapprochement des peuples que vous nous proposez à travers ces lignes. Est-ce volontaire ou non ? Peu importe... Quoi qu'il en soit, je suis très sensible aux valeurs et sentiments, amour, tolérance, amitié, mais aussi défiance et parfois rejet de l'inconnu, que véhicule ce texte et je vous remercie de nous l'avoir offert...
Inutile de vous préciser que j'ai trouvé la chute vraiment géniale... Les noces de diamant, il fallait y songer !
Très bonne soirée. Amicalement, Alexandre

   matcauth   
7/6/2012
 a aimé ce texte 
Un peu
bonjour,

Ma lecture de cette histoire n'a pas été simple. J'avoue que l'emploi d'adjectifs à outrance, d'expressions ampoulées dans un texte qui globalement ne l'est pas, de mots un peu trop précieux, d'un emploi incongru ici, tout cela, quoi, a concouru à rendre la lecture déplaisante.

D'autant que, vraiment, ce texte mérite un tristement des plus simple, sans fioritures, sans tentatives trop vaines de vouloir tourner les phrases et les ranger dans une catégorie qui se voudrait poétique mais qui est la plupart du temps éculée.

quelques exemples :
"les visages de ses ongles de givre."
"l’astre diurne franchit la cime recouverte de vignes, et la relative fraîcheur de l’ombre gagna le paysage."

l'emploi d'un vocabulaire peu simple nuit ici au sérieux du texte.

"lorsqu’il heurta par trois fois le bois de la porte de ses phalanges."

il frappa à la porte, quoi.


Mais, je crois, c'est surtout les hauts et les bas dans l'écriture qui rendent le contraste si important.

Quant à l'histoire, je n'ai pas trop accroché, je l'ai jugée un peu trop banale et la fin, qui rend celle-ci réaliste (alors que pour moi elle ne l'était pas) m'as surpris dans le sens ou elle n'a pas eu l'effet escompté : la rendre définitivement réaliste. J'aurais peut-être préféré voir en-haut de cette nouvelle qu'il s'agissait d'une histoire vraie ? Je ne sais pas.

   Charivari   
8/6/2012
 a aimé ce texte 
Un peu ↑
Bonjour.
J'avoue que je suis un peu mitigé, surtout par le fond, car je trouve le style très bon.
Tout d'abord, souci historique. Il y a quelques anachronismes et imprécisions qui m'ont dérangées.
-Le "flamenco" -> dans les années 20, personne ne parle de "flamenco", on a pas conscience d'un genre musical spécifique. Au maximum, cet immigré andalou devrait parler de "copla".
-Je n'ai pas très bien compris : Paolo est espagnol ? Avec un nom italien?
-L'immigration espagnole en France, ce n'est pas vraiment dans les années 20 que ça se passe. Italienne oui, mais pas trop espagnole. Les espagnols partaient soit en Algérie, soit en Amérique latine (Argentine, mexique, Venezuela)... L'immigration espagnole en France a vraiment commencé avec la guerre civile. Ceci dit, des immigrés, il y en avait quelques-uns quand même, mais dans des zones limitrophes de l'Espagne, et essentiellement dans le monde rural. Les andalous qui migraient souvent le faisaient pour des motifs politiques, anarco-syndicalisme... En règle générale, l'aspect socioculturel du personnage n'est pas très bien cerné: sa culture, son système de pensée, il devrait être à moitié analphabète, mais on ne le sent pas du tout dans son expression, très religieux ou alors complètement anti-clérical, machiste... Après on parle des "plaines andalouses", il vient donc du bassin du Guadalquivir... Et la majorité des migrants étaient d'Alméría ou des Alpujarras. On ne sait pas vraiment pourquoi il a migré, il a apparemment perdu tout contact avec sa famille d'origine, ce qui est pour le moins étonnant... Bref, un personnage qui n'a pour moi absolument rien d'andalou, qui est transparent. C'est gênant, je trouve.

L'ambiance du village français par contre est mieux rendu, mais on aimerait un peu plus de détails, sentir ces rumeurs, le poids des préjugés... Ça reste trop flou pour moi...

Le style est bon, voire très bon, mis à part les dialogues, qui me paraissent très artificiels... Et l'histoire d'amour me parait un peu trop "conventionnelle", à l'eau de rose, pas assez réaliste.

Bref, on sent un vrai talent pour écrire et construire un récit, mais ça manque à mon sens de vraie recherche documentaire, et et d'une vraie psychologie pour ces personnages

   steph081976   
8/6/2012


Oniris Copyright © 2007-2023