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Réalisme/Historique
steph081976 : La mort du géant
 Publié le 09/10/12  -  3 commentaires  -  24258 caractères  -  42 lectures    Autres textes du même auteur

Années 70. Le fleuve est victime de grand travaux sur son cours. Pierre a du mal à voir disparaître celui que l'on nommait le "Grand Rhône".


La mort du géant


D’abord, on entendait le bruit.

Les rugissements mécaniques des engins, les sirènes… et puis quelques cris, également. Des ordres, des invectives perdus dans le brouhaha omniprésent.

Puis l’on distinguait la blessure.

Profonde. Atroce. Le sillon déchirait le sein même de la terre, exhalant une poussière blanche qui embrumait les alentours.

Enfin, on voyait.

Des pachydermes d’acier arpentaient le fond de ce qui serait un canal. Des camions évacuaient la terre, d’autres machines éventraient ce sol sableux. Plus loin, le béton enveloppait déjà cette plaie de son linceul de ciment.

Pierre observait ce triste spectacle, de loin, atterré. Il s’était pourtant juré de ne pas venir voir ce carnage, mais sa volonté avait plié devant le poing qui lui fouaillait les entrailles depuis le début de ces travaux. Il posa sa canne à pêche ainsi que sa bourriche où achevaient de mourir quelques poissons, et s’assit à même le sol.

Ici, il y a encore un an, vivait une vorgine. Plus loin, le soc de générations de paysans avait extrait le blé de la glèbe. Bientôt, le bosquet d’arbres où il se trouvait n’existerait plus, happé par la marche en avant du progrès et par les pelles des bulldozers.

Et quand ces barbares auraient achevé leur travail, la mort viendrait cueillir son Rhône, le muant en un simple bras mort.

Cette idée lui était insupportable. Le Rhône, c’était sa vie. Pendant des années, il avait navigué sur une péniche. Il avait commencé à seize ans, et avait gravi les échelons un par un pour devenir capitaine. Depuis quatre ans, la retraite l’avait débarqué sur les berges du fleuve, où il avait appris l’art d’aimer le temps qui s’écoule paisiblement, entre promenades en barque, parties de pêche et simples balades sur une rive herbeuse, toujours le long de son Rhône.

Bientôt, il ne verra plus cette meuille qui tourbillonne sous le pont. Il n’admirera plus la puissance du flux qui impose sa dure loi à cette barque qui remonte. Il ne guettera plus jamais les bateaux derrière le carreau sale de sa cuisine. Les péniches devront désormais emprunter ce couloir triste et mort plutôt que le Rhône agonisant baignant son village.

Une poignée de minutes s’écoula, imprimant à jamais sur ses rétines cette scène de désolation. Lentement, il s’extirpa de la torpeur qui avait envahi son être, puis prit la direction du village. La main invisible qui lui torturait le ventre n’avait pas relâché son emprise.

Au contraire.


Le fumet de la carpe embaumait la pièce. L’animal, qui deux heures auparavant nageait dans les eaux troubles du fleuve, s’apprêtait déjà à être dévoré par son vainqueur. L’huile rissolait dans la poêle noire. Le poisson coula dans une assiette ébréchée disposée sur une table de bois tachée.

Pierre s’attabla. Les morceaux de chair blanche et tendre le sustentaient peu à peu. L’idée de se nourrir du fruit du Rhône lui apportait une délectation incommensurable.

« Ça, au moins, ils ne me le prendront pas… »

Son repas achevé, il brancha le transistor et s’installa dans son vieux fauteuil de toile grise. Devait-il rester ici cet après-midi ? Non, madame Oriol ne viendrait que demain. Cela faisait maintenant douze ans que son Émilie avait rejoint les anges, et une femme du village, qui lui faisait quelques heures de ménage chaque semaine, restait l’unique de son sexe à avoir franchi le seuil de cette demeure depuis ce deuil.

« Émilie, si tu voyais ce qu’ils font à ton Rhône, tu pleurerais toutes les larmes de ton corps. »

Sa femme était de sa race. Celle des gens du fleuve. Elle aurait pu maudire cette entité chronophage qui éloignait douloureusement son homme durant de longues semaines, mais jamais elle n’avait manifesté une telle faiblesse. Elle était née sur cette berge. Enfant, elle avait frotté le linge en compagnie de sa grand-mère dans les eaux du fleuve omniprésent.

Ils s’étaient rencontrés dans une vogue, lui, le jeune marinier, et elle, belle et fraîche jeune fille, délicieusement cintrée dans sa robe bleu lavande.

Belle à damner un saint ! Pierre se remémorait souvent ces heures sacrées à l’aune de son cœur. Des nuées d’hommes lui tournaient autour, mais c’était sur lui que son choix avait porté.

Et ces promenades en barque. Et ces chastes baisers brûlants d’envies refoulées. Et cette demande en mariage, rouge d’émotion. Et cette magnifique noce, où Émilie dépassait en beauté toutes les déesses du vieil Olympe. Et ces années de bonheur, hélas jamais gratifiées d’un enfant qui aurait magnifié leur félicité.

Pierre chassa ces réminiscences avant que l’infâme spectre de la douloureuse épreuve qui suivit ces temps de grâce ne vienne le tourmenter.


Le vin rouge râpait délicieusement son palais. C’était un vin né ici, mûri sous un astre solaire flamboyant qui inondait les coteaux rhodaniens de sa chaleur et de sa lumière. Un vin d’hommes, gorgé de ce terroir.

Pierre reposa son verre sur le comptoir dépoli. La Clo, fidèle au poste, essuyait machinalement quelques chopes. Plus loin, quelques jeunes parlaient, riaient, s’apostrophaient joyeusement.


– Tu verras ce que je te dis, Saint-Étienne, ils vont la gagner, cette coupe d’Europe !

– Qu’ils passent Kiev, d’abord…


Pierre connaissait le fervent supporter. Antoine, le fils d’Émile. Il connaissait les autres, également… Ou plutôt il connaissait leurs parents. Il en allait ainsi dans ces villages. L’identité était toujours une affaire de lignée, personne ne possédait le luxe d’un nom affranchi de celui de ses ascendants… Mis à part les étrangers.

Après quelques autres considérations footballistiques sur les talents comparés de Rocheteau et de son homologue soviétique, Antoine reprit :


– Ça embauche, à la carrière ? J’en ai assez de remplir des réservoirs à la station-service !

– Présente-toi toujours… Mais pas lundi : on fait péter la roche.

– Ils ne te donnent quand même pas la dynamite à toi… t’as deux mains gauches !

– Non… Moi, je la sors des réserves et je l’apporte à l’artificier, c’est son boulot… Et je lui laisse bien.


La Clo servit une nouvelle rasade. Antoine offrit un verre à Pierre qui le remercia d’un signe de la main.


– Alors, Pierrot, la pêche est bonne, en ce moment ?

– Ça peut aller… Je vais bientôt sortir le carré, j’ai envie d’une friture…


Pierre conversa encore un peu avec les jeunes. Les travaux du canal occupèrent une part non négligeable de ces échanges.

« Ce sont de bons petits… »


Ce n’était pas un rêve ordinaire.

Non, son esprit n’était pas égaré dans des limbes absurdes ou effrayants. L’onirisme ne s’était pas davantage saisi de sa raison, accordant une réalité fugace à quelque improbable monde enfiévré.

Non, ce n’était pas ce genre de songe.

Il était de retour dans ce bois. De retour en cet été mille neuf cent quarante-quatre. Rien n’avait changé. Ni les visages des gamins, ni le poids du fusil sur son épaule, celui de son sac à dos… Ni la peur mêlée d’adrénaline qui lui fouettait les tempes.

Le capitaine Cyrano était également présent… Le seul homme du maquis à être plus vieux que lui, et dont le pseudonyme signalait opportunément la taille de son appendice nasal. Il donnait les dernières consignes à cette armée de fortune, composée d’adolescents aux yeux d’adultes, dont l’enfance avait été assassinée par cette guerre. Il y avait aussi de jeunes hommes, réfractaires au S.T.O., ou plus simplement honnissant l’ignominie nazie… Tous portaient une arme, arsenal hétéroclite allant de simples carabines de chasse à des mitraillettes prises aux occupants, en passant par quelques fusils américains parachutés lors d’éprouvantes nuits.

Comme à l’époque, Pierre et Joseph se tenaient aux côtés de Cyrano. Lieutenants, dans cette armée des Ombres.

Ici, le rêve se brouillait quelque peu. Des images fugitives, décousues, venaient heurter son inconscient… Pourtant, il connaissait parfaitement le déroulement de ces événements.

Flou.

Une marche silencieuse à travers la forêt. Puis cette halte dans une cachette dissimulée sous une végétation aussi luxuriante qu’opaque. Des bâtons rouges emplirent son sac.

De nouveau, flou.

Le Rhône. La nuit enveloppait les hommes. Il s’affairait près de la pile d’un pont. Joseph effectuait la même tâche sur sa semblable, sur l’autre rive.

Dynamite.

Il fallait absolument bloquer les Allemands pour que les Alliés, récemment débarqués en Provence, puissent détruire les dernières forces de ce Reich qui devait durer mille ans.

Joseph avait déjà allumé la longue mèche, et le rejoignait. Il approcha une allumette et considéra quelques secondes la lente progression de l’étincelle. Ils regagnaient tous deux le reste du groupe quand les rafales déchirèrent l’obscurité. Une patrouille ennemie avait ouvert le feu. Ce pont devait sauter, à n’importe quel prix.

Ici, le songe ralentit brusquement. Pierre parvint presque à distinguer la balle qui disloqua le crâne de Joseph. Ses propres tirs s’égaraient, frappant tantôt un uniforme vert-de-gris, tantôt l’ombre épaisse de la nuit. Enfin, les salves cessèrent. Le rêve fit un nouveau soubresaut. Il tenait le cadavre de son ami dans ses bras. Un hurlement de désespoir jaillissait de sa gorge, perforait les ténèbres… mais finalement se perdit dans le fracas de l’explosion, plusieurs mètres derrière lui.

Le songe dérailla.

Les flammes.

Les flammes occupaient tout l’espace, son monde onirique ne se composait plus que du corps rougi de sang de Joseph, de son être mué en une entité de douleurs insensées, et de ce feu.

Ce feu qui paraissait lui dire « souviens-toi ».


Depuis son réveil, un léger malaise l’habitait. Une sensation étrange, comme une culpabilité perverse. Coupable ? Mais coupable de quoi ? Cela n’avait aucun rapport avec la guerre, il en était absolument certain.

Alors quoi ?

Loin, aux tréfonds de son esprit, une voix presque inaudible lui murmurait la réponse : de cette envie.

Ce n’était pourtant qu’une infime luciole, cachée dans les multiples circonvolutions de sa raison… Mais cette idée croissait de façon irrésistiblement régulière.

Il était un résistant. Il était capable de maîtriser le feu, ce feu destructeur.

Plus ses pensées se précisaient, plus la honte le tenaillait… Mais cela n’empêchait rien… Bien au contraire.

Il était un résistant. Pour la seconde fois de son existence, la folie s’emparait du monde qui l’entourait.

La première fois, le chaos nazi avait traîné l’Europe dans la fange. Aujourd’hui, des bureaucrates anonymes allaient détruire un fleuve tout entier, ainsi que le mode de vie qui lui était irrémédiablement lié.

Qu’aurait dit son Émilie ? La réponse était évidente. Elle l’aurait traité de vieux fou et aurait mis fin à ces élucubrations.

Mais Émilie était morte.

Pouvait-il gagner ? Là aussi, la réponse s’imposait d’elle-même : en aucun cas.

Il était un résistant. L’essentiel n’était pas de les battre, mais de les combattre. Chaque heure gagnée serait une victoire en elle-même. Il ne tuerait personne, après tout…

Ces réflexions lui firent prendre conscience de la tangibilité de ce qui était désormais un projet. La honte s’estompa.

Il était un résistant.


Madame Oriol quitta la maison alors que le soleil brillait encore haut dans le ciel azur. Pierre somnolait dans son fauteuil, peaufinant mentalement les dernières subtilités de son entreprise. Une fois libéré de tout regard indiscret, il fouilla méthodiquement les tiroirs de l’antique commode de chêne, occupant un angle sombre de la cuisine. Il dénicha enfin l’objet de sa recherche : le flacon d’éther, perdu parmi des médicaments périmés lui jetant cruellement au visage de sombres images, les derniers mois de la maladie de celle qui fut l’amour de sa vie.

La fiole glissa dans une poche de sa veste, bientôt rejointe par un linge de toile écrue.

Cela avait incontestablement commencé.

Il déposa également une masse dans le coffre d’une « deux chevaux » Citroën éraflée qui l’accompagnait depuis une quinzaine d’années.

Il était encore tôt. Trop tôt.

Il avait le temps. Celui d’errer, de vider son esprit quelque peu. Sans surprise, sa déambulation lui fit longer le quai de la petite cité, et s’échouer au plus près d’un Rhône encore plein de fougue. Pierre s’assit sur une bitte bientôt vouée à une terrible inutilité, destin tragique des objets tombés en disgrâce. Le fleuve était superbe. Hypnotique. Les eaux de fonte des neiges alpines gonflaient encore le flux, entretenu par les pluies printanières. Là-bas, dans le méandre, une péniche forçait sa machinerie afin de triompher de ce passage difficile. Les arbres des îles, face à lui, se paraient de leurs robes émeraude, pudeur soudainement retrouvée d’improbables nymphes sylvestres, se mirant dans un reflet ondoyant offert par le Dieu-Fleuve en personne.

Le Rhône en lui-même était un spectacle fabuleux. Sa surface roulait, frisait, s’élevait en vagues engendrées par un vent du midi colérique. Ici, une meuille indiquait un rocher presque affleurant. Là, cette ombre presque imperceptible dénonçait un banc de sable. L’étendue était vivante, sauvage encore… Indomptable ? Hélas non… Le Rhône était déjà mort, mais ne le savait pas encore.

La nuit emplissait l’espace. Les ombres s’étaient allongées, puis avaient été happées par l’Ombre. Puis l’Ombre avait été à son tour vaincue par les ténèbres. Chaque seconde avait donné au fleuve sa propre beauté éphémère et magnifique, écaillant d’or puis d’argent le dos de ce monstre de puissance et de majesté.

Cela faisait des heures que Pierre scrutait l’onde, et désormais seule une lune pâle, chétive, illuminait médiocrement l’homme et son univers devenu monochrome.

Le temps était venu.

Le moteur de l’automobile se lança au second essai, et les roues mordirent le macadam.

Le faisceau de lumière jaune révélait subrepticement le bas-côté herbeux, ainsi que l’irrégularité du bitume. Pour l’heure, il s’éloignait de ce canal haï. La carrière était son premier objectif. Les quelques kilomètres furent rapidement parcourus. Pierre gara le véhicule hors de vue et d’écoute du cabanon où officiait le gardien de nuit. Il s’approcha furtivement. L’obscurité donnait une apparence particulière au flanc de colline tronqué qui le surplombait. Une hypothétique créature pétrophage semblait avoir mordu insatiablement la montagne de ses dents d’acier, offrant à la lune le cœur même de la pierre.

Une lumière filtrait au travers des deux seules fenêtres du bâtiment de planches. Pierre osa un regard par l’une d’elles. Le gardien, assis à une table de camping, feuilletait attentivement le journal du jour. Le vieux pêcheur imbiba abondamment d’éther sa pièce de tissu, et s’apprêta à passer à l’action. Il s’agissait de la partie la plus hasardeuse de son plan. Il projeta plusieurs poignées de gravillons sur la porte, puis se dissimula prestement sur le côté de la cabane. L’homme, apparemment d’une quarantaine d’années, émergea du local, lampe-torche à la main. Il fit quelques pas. Quelques pas qui suffirent à Pierre pour passer à l’action. Il ceintura le garde en jaillissant derrière lui, et lui plaqua le linge humide sur le visage. Le surveillant se débattit, et Pierre douta subitement de ses muscles vieillissants, s’effrayant qu’ils ne puissent plus maîtriser sa victime suffisamment longtemps. Les secondes mêmes semblaient le trahir, s’étalant en longueur à l’instar de siècles, distendues, distordues par l’adrénaline et la peur. Son incertitude enfla encore quand un coude vint violemment percuter son thorax, diffusant sur l’intégralité de son côté droit une douleur intense. Enfin, alors que sa carcasse s’apprêtait à rompre face à la vigueur de son adversaire, il sentit couler le corps qu’il serrait de moins en moins fermement, vidé de son énergie par l’anesthésique qui saturait ses alvéoles pulmonaires.

Pierre s’effondra à terre presque simultanément avec le corps endormi du gardien, le souffle rauque et haletant. La douleur irradiait de son flanc en vagues successives. Il avait une côte de brisée, au minimum. Sa respiration fut longue à reprendre un rythme plus ou moins normal. Il ligota le garde solidement, lui banda les yeux, puis le traîna péniblement dans la pièce restée ouverte où l’homme vivait l’essentiel de ses nuits. Ceci fait, il approcha sa voiture et récupéra sa masse.

La réserve.

Le cadenas céda au second coup. Chaque frappe avait semblé l’atteindre en personne, tant cette sensation de déchirement torturait sa blessure.

La dynamite était bien là, accompagnée de plusieurs mètres de mèches.


La Citroën roulait de nouveau, exagérément basse malgré la générosité de ses amortisseurs. L’explosif emplissait le coffre, l’habitacle arrière, et même le siège passager supportait une caisse inefficacement masquée par une vieille couverture.

Pierre conduisait prudemment, évitant le plus possible tout changement de rapport afin d’épargner son flanc droit qui commençait à s’engourdir. La route longeait le Rhône sur une courte partie de trajet, avant de s’en éloigner pour fuir au travers des champs labourés.

Avant enfin de rejoindre… ça.

Il lança un regard sur la droite, sur les eaux noires du fleuve qui grondaient encore à proximité.

« Je ne vais pas te sauver… personne aujourd’hui ne le peut. Te venger ? Peut-être, mais la vengeance ne sera jamais à la hauteur de l’outrage. Je vais faire ce que je pense être juste, même si mon combat est perdu avant même d’être mené.

Je te dois bien ça. J’ai vécu sur ton ventre, parcourant inlassablement ton échine sur toute ta longueur, d’ici à la mer, où tes eaux vont se mêler à celles de centaines d’autres fleuves. Tu m’as donné un travail, tu m’as offert ta beauté… Tu m’as fait le présent de mon identité. De l’identité de tous ceux qui vivent ou ont vécu sur tes rives. Mille fois, j’ai admiré ta force. Mille fois, j’ai lutté avec toi, mes mains serrant des poignées de rames ou mon corps immergé dans ton flux. Et le vainqueur fut toujours le Respect.

Et ces fous t’assassinent ! Ils te tuent, toi et ton peuple ! Oh, ils ne suppriment pas les gens, bien sûr, mais ils te détruisent, toi, celui qui nous unit. Je ne sais pas combien d’années il me reste à faire sur cette terre, mais j’ai peur de cet avenir en compagnie de l’ombre de toi-même. »


Les mastodontes s’alignaient dans le fond de cette saignée hideuse. L’immobilité de leurs corps de métal évoquait leurs morts, simulacre qui s’estompait dès le soleil levé et les hommes de retour sur le chantier.

Pas demain.

Pierre s’approcha des monstres, chargé de nombreux cylindres rougeâtres.

D’abord, il piégea les camions, plaçant l’explosif entre les réservoirs de carburant sur chacun d’eux. Il réunit les longs fils d’amorçages en une mèche unique de plusieurs mètres, qui déclencherait toutes les explosions simultanément.

L’action assoupissait sa douleur et éclaircissait son esprit, faisant émerger des réflexes endormis depuis la fin de la guerre.

Ensuite, il s’occupa des pelleteuses et bulldozers. Puis vint enfin le moment des scrapers.

Certains appelaient ça des décapeuses. Ces engins ingéraient littéralement le sol, creusant une terre limoneuse chargée dans leurs immenses bennes, évacuée ensuite par une autre machine.

Pierre escalada péniblement chacune d’elles, posant la dynamite au sein même de leurs structures. L’inconvénient était qu’il lui était impossible de faire un allumage groupé, n’ayant plus assez de longueurs de mèches.

Son flanc était désormais un volcan de souffrance. Il s’extirpa du scraper. Il devait enflammer tout d’abord l’amorce des autres engins, car le temps de progression de l’étincelle y serait sensiblement plus long.

Le briquet argenté transmit son ignition à une première mèche, puis à une seconde. Il lui restait largement le temps de s’occuper des imposantes décapeuses. La pierre à feu roula encore plusieurs fois, l’étincelle naissait à chaque fois et partait sans hâte vers son destin de destruction.

Il était sur le dernier dinosaure d’acier. Sa respiration avait accéléré au diapason de ses battements cardiaques. L’effort, l’action, l’excitation… La peur, surtout.

La flamme jaillit, encore.

Encore, le feu fila, crépitant.


Pierre se relevait juste quand les camions explosèrent, ce qui le fit basculer dans la profonde benne de l’engin.

Quelque chose n’avait pas fonctionné, l’explosion aurait dû se produire dans au moins cinq minutes.

Quelque chose n’avait pas fonctionné. Pierre regarda avec horreur l’angle impossible formé par sa jambe gauche.

Quelque chose n’avait vraiment pas fonctionné, il venait de comprendre que dans quelques instants, il serait mort.

La douleur n’était pas insupportable. Même ses côtes semblaient avoir renoncé à le tourmenter trop durement.

« Je vais mourir. »

Les larmes se mêlaient à un rire nerveux qui secouait son vieux corps. Mourir. Il avait échappé à la faucheuse de nombreuses fois, la regardant emporter, impuissant, ceux qui comptaient le plus pour lui.

D’autres détonations, plus proches, retentirent. Les mèches achevaient une à une leurs combustions. C’était une question de secondes, maintenant.

Émilie ? Était-ce bien elle, là, dans le fond de cette benne ? Elle le regardait, jeune et belle, cintrée dans sa robe bleu lavande. Elle lui souriait, tristement. Il tendit un bras affaibli vers ce visage adoré. À ses côtés apparut Joseph, le béret vissé sur sa tête dépeignée et une cigarette roulée pendant à ses lèvres. Sur son épaule pesait une mitraillette américaine.

Son bras retomba. Pierre savait que la folie s’emparait de ses derniers instants.

Maintenant venaient ses parents, son frère aîné, tous morts et enterrés depuis des décennies.

Et puis soudain, le feu.

Pierre mit trois secondes à mourir. Trois secondes éternelles où le linceul ardent l’enveloppa, déchira le métal autour de lui et consuma ce corps que quittait son Être pour se précipiter dans le Néant.

Le chaos avait fusé, détruisant les outils des hommes comme l’homme qui abhorrait ces mécaniques.

Détruit les machines à détruire.

Machines qui seraient remplacées très vite. Trop vite.

Et bientôt, ce canal accueillerait l’eau devenue grise d’un fleuve jadis trop puissant pour que les humains ne le tolèrent.


Antoine était assis sur la berge. Il pensait au vieux Pierre.

Trois ans, déjà, qu’il avait trouvé la mort dans son ultime coup d’éclat. Antoine aimait bien l’ancien marinier, et avait été profondément touché quand la nouvelle lui était parvenue. Une question avait brûlé toutes les lèvres, à l’époque : « Pourquoi ? »

Antoine connaissait la réponse. Il le savait parce que lui aussi, il aimait ce fleuve. Lui aussi avait détesté ces travaux, ce canal… Mais il avait eu la même lâcheté, ou la même intelligence de jugement, que l’immense majorité de ses semblables. Pas le vieux Pierrot.

Il se leva et parcourut la rive incertaine sous un vent du nord qui le transit malgré son blouson de cuir.

Il se tourna vers le Rhône. Pierre n’avait pas eu entièrement raison.

Certes, le fleuve était dompté. Là où jadis dévalait un ogre impétueux ne s’étalait plus d’ordinaire qu’un plan d’eau au mouvement presque imperceptible. Là où les bateaux amenaient vie et marchandises par le flot fougueux, ne restait qu’un quai désormais inutile et des photographies qui jauniraient d’années en années.

Le fleuve était soumis, dompté… mais pas mort pour autant.

Aujourd’hui, c’était sans conteste le grand Rhône qui courait aux pieds d’Antoine. La crue avait gonflé peu à peu. L’eau avait d’abord submergé le quai, puis avait envahi les champs en jachère. Enfin, les maisons les plus basses avaient subi l’intrusion du fleuve.

« Pierre aurait aimé voir ça ! »

Les meuilles étaient réapparues aux mêmes endroits, la fantastique masse des eaux terreuses avait emporté des barques, enlevé des arbres, détruit ce qui avait eu l’audace de s’ériger sur des berges prétendument devenues inoffensives…

Le Rhône était ressuscité, il s’était extirpé des langes de béton qui le contenaient, et montrait sa puissance aux inconscients qui avaient oublié de le respecter.

Inévitablement, il rentrerait dans le rang. Dans quelques jours ou quelques semaines… Mais jamais, plus jamais quiconque ne pourrait le prétendre mort. Cela emplissait Antoine de fierté.

Il appartenait au peuple du Fleuve.


 
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   Anonyme   
26/9/2012
 a aimé ce texte 
Bien
J'aime bien la toute fin, la réaffirmation de la puissance vitale du fleuve, en revanche je trouve trop facile le choix que vous avez fait de la mort de Pierre... Selon moi, il aurait été plus intéressant de lui faire affronter les conséquences de ses actes, ce qui lui aurait éventuellement permis de clamer (au cours du procès par exemple) son petit discours qui, dit au Rhône dans l'intimité de la nuit, ne me convainc pas du tout : je le trouve beaucoup trop solennel pour un discours sans public.

Sinon, j'ai aimé l'histoire mais en ai trouvé le style un peu trop solennel.

"sa volonté avait plié devant le poing qui lui fouaillait les entrailles depuis le début de ces travaux" : la volonté qui plie devant le poing fouaillant des entrailles, c'est beaucoup trop "organique" pour moi cette image, je la trouve burlesque.
"La main invisible qui lui torturait le ventre n’avait pas relâché son emprise" : je pense que, sans le poing fouailleur d'entrailles un peu plus haut, cette expression passerait mieux pour moi.
"L’essentiel n’était pas de les battre, mais de les combattre" : joli !
"il sentit couler le corps qu’il serrait de moins en moins fermement, vidé de son énergie par l’anesthésique qui saturait ses alvéoles pulmonaires" : je trouve cette portion de phrase gauche, d'autant que, à première vue, j'ai eu l'impression que "vidé de son énergie par l'anesthésique" se rapportait à "il" plus proche, donc à l'assaillant. Bien sûr, le sens s'impose, mais la lecture n'est pas fluide à mon avis.

   macaron   
30/9/2012
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Je suis toujours subjugué par les passionnés de la nature, en l'occurrence dans votre nouvelle: le fleuve-Dieu, le Grand Rhône.
On peut dire que vous nous faites partager votre amour pour ce cours d'eau d'une jolie manière, avec beaucoup de souffle. L'histoire de ce "résistant" est agréable à lire, écrite dans un style classique limpide, sans temps morts.
La fin tragique révèle la difficulté qu'aurait eu cet homme à s'adapter à son nouvel environnement. Je la trouve un peu étroite!

   Palimpseste   
9/10/2012
 a aimé ce texte 
Un peu ↑
hmmm...

Bonne histoire mais le style est lourd comme un gâteau breton avec trop de farine et pas assez de beurre.

Des phrases comme " Pierre chassa ces réminiscences avant que l’infâme spectre de la douloureuse épreuve qui suivit ces temps de grâce ne vienne le tourmenter." sont trop pleines de mots... Ou l'autre "Le vin rouge râpait délicieusement son palais." me semble d'une préciosité excessive.

L'abondance des qualificatifs donne un ton plus ou moins poétique qui finalement nuit à l'ensemble du texte. Il faudrait peut-être secouer une bonne fois les paragraphes pour en faire tomber tout les mots en trop et les images trop appuyées.

L'histoire en elle-même est bonne, avec ce résistant de toujours, accroché à son fleuve et qui n'hésite pas à faire sauter un chantier, dans un geste désespéré et vain. J'ai bien aimé.

[Edit du 9/10: j'avais noté Moyen en EL, en relisant, je change pour Moyen+ parce que j'aime bien les histoires de fleuves]


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