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Sentimental/Romanesque
VDV : Amour pathologique
 Publié le 02/10/23  -  6 commentaires  -  26064 caractères  -  66 lectures    Autres textes du même auteur

Moment de vie d'un jeune couple de la génération Y, où se mêle l'intimité de l'appartement mais aussi, plus secret, celle des intériorités.


Amour pathologique


Dans la province de Hainaut en Belgique, en plein cœur de la ville de Tournai, Tristan regarde la cathédrale depuis la baie vitrée de son appartement. Ses yeux marron, empreints d’une sombre tristesse, reflètent une profondeur d’âme troublante. Allongé dans un canapé en tissu noir et gris, ses pensées virevoltent d’un sujet douloureux à un autre. C’est une pratique inconsciente, inscrite dans son tempérament. Il s’attarde malgré lui sur la souffrance et la misère de la vie. À peine âgé de vingt-cinq ans, ce trait de personnalité lui a formé quelques rides précoces sur le front.

Dehors, le soir est tombé depuis plusieurs heures sur les Tournaisiens. Les cinq tours majestueuses de la cathédrale se dressent dans un ciel noir, surplombant la ville gallo-romaine à plus de quatre-vingts mètres de hauteur. Ce spectacle rappelle à Tristan que les institutions religieuses ont encore une place considérable dans les sociétés. Il fronce les sourcils et songe à l’éducation chrétienne qu’il a reçue dans l’enfance, à Braine-le-Château. Une douce nostalgie commence à le caresser, mais il l’écarte brusquement au profit de ses rudes réflexions : les complexités de la théologie, l’histoire sombre de l’Église catholique, les schismes et leurs violences, les partis pris au nom d’un Dieu universel, les bigots et les fanatiques, le célibat des prêtres à l’encontre des besoins naturels, les ecclésiastiques accusés de pédophilie…, ses pensées tournent à plein régime, il se sent usé.

Non loin de lui, assise dans un petit fauteuil assorti au canapé, Maureen, soupirant d’ennui, fait la moue. Le joint qu’elle a roulé est bientôt consumé, mais l’effet du THC dans son sang ne l’immunise pas contre la frustration. Un peu d’attention de la part de son conjoint ne serait pas de refus. Le mec est resté distant toute la soirée, dans une attitude dépressive barbante. Elle se sent mise de côté, comme une jolie fleur qui ne recevrait pas à boire.

Sur le PC connecté à la télévision, Estas Tonne fait chanter sa guitare de ses arpèges envoûtants. Le couple a les mêmes goûts musicaux, ce qui a tendance à créer d’agréables moments de partage ou, dans le pire des cas, à calmer les éventuelles tensions. Mais ce soir, Tristan est d’une humeur morose. Enfin, disons plus que d’ordinaire. L’énergie lui manque pour s’extirper de sa grotte froide à l’atmosphère angoissante. Il songe avec espoir au néant, passe une main dans ses cheveux châtains mal entretenus, et ronchonne dans sa solitude mentale. Au salon, une fenêtre ouverte laisse filtrer un vent frais et léger. Maureen, vêtue d’une simple robe d’été bariolée commandée sur Zalando, est prise d’un frisson. Elle retrousse la manche de son bras droit, et regarde le fin duvet de sa peau se hérisser. La sensation est agréable, elle croit aussitôt à la manifestation d’une créature invisible cherchant à communiquer.


– Chou ! Regarde, chou ! dit-elle en se levant du fauteuil. Là, sur mon bras ! Je sens un contact !


Elle lâche le joint dans le cendrier, et regarde Tristan avec des yeux pétillants.


– Ah ouais… dit-il sans la regarder.

– Tu vois, je te l’avais dit ! C’est un ange ! Regarde !

– Hm…


Il finit par se redresser en position assise, dérangé qu’on le tire de son apathie. Surtout pour entendre des propos qu’il estime débiles.


– Ah ouais, ouais…


Maureen est vexée par son manque d’enthousiasme, mais elle ne se démonte pas. Depuis qu’elle regarde des vidéos d’occultisme sur YouTube, elle juge son existence incomprise et passionnante. Persuadée d’être en contact avec le surnaturel, elle se sent privilégiée, différente et exceptionnelle. Inconsciemment, cette pensée la réconforte. Une pensée barrière, fragile et chancelante, qui la retient de faire le grand plongeon dans la dépression. Femme sans profession et de nature passive, elle fuit comme elle peut la misère de sa condition. Un sourire se dessine sur son visage, puis elle s’exclame en riant :


– Je capte son énergie !


Agacé, Tristan s’allume une cigarette. Avec une expression profonde et rembrunie, il fait mine de s’intéresser aux assiettes sales de la veille qui traînent sur la table basse. Cela fait environ trois ans qu’ils sont en couple et un peu moins d’un an qu’ils ont quitté leur nid familial respectif pour emménager ensemble dans cet appartement. Cependant, le jeune homme n’a jamais exprimé son allergie à la spiritualité de sa conjointe. Une petite voix intérieure lui conseille d’éviter les jugements hâtifs à propos des croyances, même si elles lui paraissent des plus stupides. Aussi, Maureen se vexe facilement, et il ne tient pas à la blesser. Oh ! ce n’est pas uniquement par bienveillance… La jeune femme déteste que son homme la contredise. Non seulement elle peut avoir des accès de colère redoutables, mais en plus elle sait se montrer rancunière. Pour cinq minutes de mésentente, elle peut le priver de sexe pendant plusieurs semaines. Tristan n’a pas le courage de se l’avouer, mais cette punition contribue à sa docilité.

Bien sûr, il n’a pas manqué de bons sentiments à l’égard de Maureen, mais rien qui ne ressemble à de l’amour. Les deux se sont rencontrés lors d’un festival local, et le soir même, sous l’influence de l’alcool, ils ont couché ensemble. Généralement, une telle union ne présage rien de bon. Tristan est épris du corps de sa compagne, mais nullement de sa personnalité. Par-dessus le besoin de combler l’abîme de son cœur, la sexualité a été le fondement principal du choix de sa partenaire. Erreur fatale, qui lui vaut à présent de détester son couple en plus de sa vie. À sa tristesse naturelle s’ajoute une irascibilité continue, comme des pierres tranchantes cachées par une eau calme et sablonneuse. Souvent, il se dit avec regret qu’une relation amicale et platonique n’aurait pas altéré sa bienveillance envers Maureen. Toutes les nuits il se demande ce qu’il fait là, dans un lit double, à ses côtés ; du coin de l’œil, il la regarde dormir comme il regarderait un monstre qui dévore sa vie, et il se dit qu’il devrait profiter du sommeil de la bête pour s’en aller comme un voleur.

Pour l’heure, craignant de froisser la susceptibilité de sa petite amie dont il n’est pas amoureux, il essaye de refouler son impatience, comme il le fait depuis des mois. Il a pris l’habitude d’acquiescer mollement aux divagations de Maureen, sans faire de vagues, dans l’attente pénible que ça passe. Mais aujourd’hui, c’est différent. Il contracte imperceptiblement la mâchoire, il tapote du bout des doigts sur l’accoudoir du canapé, il se tortille… Plus que d’ordinaire, il ressent une furieuse envie d’objecter.

Maureen ne cesse de fixer son propre bras du regard. Debout dans le salon, à pieds nus sur le tapis blanc molletonné, elle donne l’impression de prendre la pause. Malgré ses yeux bleus injectés de sang, elle demeure jolie. Sa mignonne petite robe multicolore à la silhouette évasée et au motif floral égaye l’espace. De nombreuses taches de rousseur sur son teint laiteux lui donnent la grâce d’une peau rare et le charme d’un ciel étoilé. Ses longs cheveux roux, frisés et flamboyants, tombent en cascade sur son dos, éclaboussent ses épaules, infiltrent son décolleté et sinuent entre ses petits seins, comme un cours d’eau exotique au milieu de deux ravissantes collines. Au grand dam de Tristan, il faut que cette beauté ouvre la bouche pour prononcer des mots qu’il trouve bien laids et dérangeants.


– C’est un bon ange, parce que le contact est doux… dit-elle émerveillée. Ensuite, son visage devient sévère : Quand un mauvais ange se manifeste, tu te chies dessus ! J’espère que ça ne t’arrivera jamais chou !


Il déteste quand elle exagère les expressions de son visage. Sans parler de ses intonations vocales d’une solennité qu’il trouve absurde. Il a l’impression de regarder un jeu d’acteur calamiteux, aux dialogues dignes d’aucun scénario de qualité. Une exaspération familière le démange ; il sent naître en lui un désir d’insolence. Cherchant à maîtriser sa pulsion, il se masse les tempes du bout des doigts comme le ferait un fiévreux.

Un petit bruit sec se fait entendre depuis la chambre de l’appartement. Monsieur Arouet a bondi du lit sur le carrelage, et traverse maintenant le couloir en miaulant. C’est un majestueux maine coon au poil gris tigré, avec qui Tristan entretient une forte relation depuis cinq ans. Il l’a acheté chaton pour un prix de mille euros, alors qu’il vivait encore dans le domaine verdoyant de son père à Braine-le-Château. Depuis, les deux compagnons sont inséparables, et se vouent une dévotion mutuelle.

Le félin pénètre dans le salon, saute avec souplesse sur le canapé, et s’installe près de son maître. Au contact de son ami qui ronronne sous les caresses, Tristan s’adoucit un peu.


– Eh bien Monsieur Arouet… dit-il sur le ton de l’inquiétude. Je vous trouve bien tristounet depuis que nous avons déménagé en ville… Les petits plaisirs de la campagne doivent certainement vous manquer, n’est-ce pas ?

– Miaou, répond Monsieur Arouet d’un son aigu et doux.


Il y a quelques mois encore, Maureen aurait souri en entendant Tristan parler à son chat de cette manière. Depuis qu’elle le connaît, elle trouve ça drôle, touchant et adorable. Mais ces derniers temps, elle a du mal à supporter la présence de Monsieur Arouet, car son homme semble avoir plus d’affection pour l’animal que pour elle-même. En fait, elle se sent snobée, et ça la blesse.

Encore une fois, la jolie rousse ne se laisse pas démonter. Entre les amourettes, les plans cul et les aventures d’un soir, elle a connu plus d’hommes qu’elle ne peut en compter. Même si Tristan est à ses yeux comme un aigle royal au milieu des pigeons, elle connaît bien les côtés bourrus du se opposé. Un chien reste un chien, il faut juste de temps en temps les rappeler à l’ordre de manière subtile. Elle s’assoit sur la table basse pour faire face à son mec, et lui caresse la main :


– Comme ils savent interagir avec la matière, ils pourraient te traîner par le pied ou te cramer le bras… Un jour, dans la maison de mes parents, j’ai entendu les chaises bouger toutes seules… J’ai trop flippé ! Mais heureusement, les mauvais esprits ne peuvent rien contre moi, parce que je suis tout amour, une véritable boule de lumière !


Tristan a le regard fuyant. Il doit se mordre les lèvres pour ne pas lâcher quelques propos sarcastiques. En plus du sujet de conversation, cette proximité avec Maureen l’incommode. Il espère mettre fin à cet embarras, et choisit de feindre :


– Oh purée, c’est fou ça… oui, une lumière, ahah…


Ça lui coûte, ça manque de conviction, mais ça fait l’affaire. Maureen se lève et s’éloigne, tout en continuant son monologue. Ses cheveux lavés au monoï répandent un parfum de jasmin, qui serait agréable s’il n’était pas mêlé à l’odeur aigre de tabac et de cannabis qui stagne dans l’appartement.


– Mais oui, toi au moins tu vois toute l’étendue de mon amour ! Pas comme tous ces connards… Toi tu sais la chance que t’as… Pas vrai, chou ?


« Pfff… Vive la modestie ! » pense Tristan. « Les seules choses que tu mets en lumière, ce sont tes défauts répugnants ! »

Une vipère rampe dans un coin sombre de son âme. Il est difficile de la repérer pour celui qui ne sait observer ce qui se cache sous les broussailles. Lui-même, sur le coup, ne prête pas attention à la gravité de sa mauvaise conscience. Elle est là, comme une partenaire acariâtre que l’on voit au quotidien, mais que l’on a cessé de regarder à cause du dégoût que l’on éprouve à sa vue.


– Oui, c’est vrai ma chérie, répond-t-il.


La lâcheté a parfois ce bénéfice de ne pas exprimer les pensées ignobles, susceptibles d’être venimeuses. En considérant les monstruosités qui se terrent dans les âmes, l’hypocrisie est quelquefois préférable à la sincérité. C’est du moins l’avis de Tristan qui, malgré sa fausseté, ose se regarder à poil devant une glace.

Dans cette ambiance pesante devenue scandaleusement ordinaire, une sonnerie se fait entendre. Maureen a reçu un message sur son iPhone, ce qui redouble l’irritation de Tristan. Malgré le peu d’amour dont il fait preuve à l’égard de sa belle, la jalousie le ronge jusqu’à la moelle. Tous les matins, face à son miroir, quand il se regarde nu comme un dégoûtant ver de terre, il cherche à résoudre le mystère de ce paradoxe.

Maureen a les yeux rivés sur l’écran de son téléphone. Son visage se fend d’un léger sourire en coin que Tristan juge lascif. Elle pivote sur elle-même comme pour se cacher, faisant virevolter les pans de sa robe, et tape sur le clavier du téléphone à la vitesse de la lumière. Le son des touches est insupportable pour le jaloux ; elles semblent le narguer.


– C’est qui ?

– C’est Carolane… Elle fourre le portable dans son sac à main, et se dirige vers la commode en cannage de rotin postée devant la fenêtre du salon. Viens, on va allumer une bougie. On va prier l’ange de nous rendre riches, on le mérite.


« Putain, c’est pas possible ! » pense Tristan. « Elle les accumule aujourd’hui ! »

Un sachet de bougies votives rouges est rangé dans l’un des six tiroirs de la commode. Maureen en prend une, ravie d’avoir acheté des objets aussi mignons. Dans son dos, elle sent que Tristan pose sur elle des yeux assassins, mais elle s’en moque. Ou plutôt, elle en jubile. Le message obscène de son amant et la jalousie de son amoureux la rendent heureuse. C’est dans son cœur une douce victoire face aux affronts qu’elle a essuyés aujourd’hui. La soirée devient excellente. Planant sur un gros nuage bas de couleur gris foncé, elle pose la petite veilleuse rouge sur la table basse, et en allume la mèche à l’aide d’un briquet.

Le cœur gonflé de haine, Tristan la regarde s’asseoir sur un pouf en cuir rose. Malgré la pièce aérée par l’air frais du soir, une chaleur étouffante s’est abattue sur lui comme un soleil de Sahara. Des aiguilles lui piquent le visage ; un étau semble l’écraser. Il est convaincu que Maureen est en train de lui mentir. Il retire son gilet et le jette sur la table basse, puis se gratte la nuque aussi vite qu’un rongeur. Son corps et ses émotions sont en ébullition : le couvercle semble prêt à sauter.


– Tu penses que les anges ont une queue ? lâche-t-il.


En même temps, il pense : « Oups, c’est sorti tout seul meuf… sûr que tu sucerais tous les anges de la terre, et les diables aussi… »

La jalousie a planté sa griffe empoisonnée. Monsieur Arouet, ressentant peut-être la tension de cette atmosphère électrique, descend du canapé avec nonchalance, et s’en va grimper lestement sur l’arbre à chat disposé à l’angle du salon.


– Mais bordel, pourquoi tu demandes ça ?


Elle le fusille du regard.


– Bah j’sais pas, je trouve que c’est une question intéressante… Les parties intimes servent à la reproduction et à l’évacuation des déchets organiques. S’ils ont un sexe, ça voudrait dire qu’ils ont les mêmes besoins et pulsions que nous…

– Je t’ai déjà dit : les anges sont des purs esprits, ils n’ont pas besoin de ça !

– Ah ? Mais toi t’as l’esprit pur, et pourtant tu couches et tu manges… comment ça se fait ?

– T’es con ou quoi ? Ils sont des purs esprits, dans le sens ils n’ont pas de corps ! Et puis, qu’est-ce qui t’arrive aujourd’hui ? Laisse tomber, tu veux ? Tu me manques de respect…


« Si tu savais, salope ! »

C'est encore cette mauvaise petite voix dans la tête de Tristan. Ses vilaines pensées sont irrépressibles, elles apparaissent sans réfléchir. Comment a-t-il pu en arriver jusque-là ? Pourquoi s’est-il fourvoyé à ce point dans sa vie de couple ? Le voici aigri et insolent, lui qui a été attendri par Les confessions de Jean-Jacques Rousseau ou L’art d’être grand-père de Victor Hugo. Que penseraient de lui ces auteurs admirés qui prônent la vertu et la justice ? Il a conscience qu’eux-mêmes n’étaient pas exempts de fautes et de vices, mais cela ne l’empêche pas d’éprouver un profond dégoût pour lui-même. Sa machine interne vibre et gronde dangereusement, expulsant déjà les premiers jets bouillants de vapeur. Il désire reprendre le contrôle de ses émotions avant que les gros dégâts ne soient causés.


– OK, je laisse tomber…

– Merci chou.


Les dents serrées et les muscles tendus, Tristan doit faire appel à une volonté de fer pour se contenir. Maureen, toujours assise sur le pouf en cuir rose, s’installe dans la position du lotus. Ce n’est pas la première fois qu’elle lui demande de l’accompagner dans ses requêtes aux créatures célestes. La plupart du temps, elle demande la joie et la santé pour elle et pour ceux qu’elle aime, elle implore la paix dans le monde ou la guérison des malades… elle remercie l’univers et les bons anges, quémande un signe, quelques preuves du monde invisible ou une manifestation d’amour… convaincue d’avoir des dons de médium, il lui arrive également d’inviter les esprits perdus à se diriger vers la lumière. Cependant, c’est la première fois que Maureen évoque son espoir de vivre dans le luxe et l’opulence. Cette information perturbe Tristan, sans pour autant l’étonner. Devant les autres, elle parle de société lobotomisée et de gouvernements corrompus. Elle tend l’oreille à toutes les théories du complot ; fait entendre qu’elle souhaite l’effondrement de la civilisation actuelle ainsi que l’anarchie. Elle clame que l’humain doit vivre nu au gré du vent, se nourrissant d’amour et d’eau fraîche. Mais Tristan croit que dans le secret de son cœur, Maureen est une femme superficielle assoiffée de gloire et d’argent. Incapable de mener une existence autonome, responsable et modérée dans un monde qui le lui permet, elle ne supporterait pas la chute d’une civilisation basée sur le libre marché économique. Trop d’offres répondent à ses besoins (vitaux ou non), qu’elle n’hésite pas à assouvir grâce à l’argent de la Sécurité sociale déduit sur le salaire des travailleurs. Bien qu’elle en bénéficie, elle ignore tout des législations mises en œuvre au profit de la solidarité, et n’a de reconnaissance ni pour son pays, ni pour aucun être humain. Elle chérit le tabac et l’alcool, dévalise les magasins de mode, et a des sueurs froides lorsqu’elle ne peut pas se payer la technologie dernier cri. Elle est inapte aux études, et elle n’approfondit aucune matière des sujets sur lesquels elle se plaît tant à discourir. Sans effort de jugement ou d’analyse, elle répète ce qu’elle entend sur Internet, peu soucieuse de la fiabilité des sources. Tant que ça fustige l’intégrité de la politique et que ça remet en cause les règles établies, elle est heureuse de se donner un air intellectuel et rebelle. Elle prône sans le savoir une conception manichéenne de la société, saute comme un chien enragé sur ce qu’il y a de mauvais, laisse à l’abandon ce qu’il y a de bon, et rêve pourtant de mener une vie de star sous le feu des projecteurs, à siroter des martinis dans une villa isolée avec vue sur la mer.

Le front lourd de jugements et d'accusations, Tristan la regarde d’un œil inquisiteur. Elle se tient droit, les poignets posés sur les genoux. À chaque main, le pouce et l’index se rejoignent pour former un cercle, alors que les autres doigts sont ouverts. Elle a croisé les jambes. Sa robe déjà courte est relevée sur ses cuisses. Tristan songe que s’il s’abaissait un peu, il pourrait voir sa chatte. Il sait qu’elle ne porte pas de sous-vêtements aujourd’hui. Mais à quoi bon ? Maureen est prête à entamer son petit rituel. La flamme de la bougie vacille, répandant faiblement sa chaleur sur le bloc de cire qui commence à fondre.


– Tu fermes les yeux avec moi ? demande-t-elle.


« Jolie symbolique ma chérie », pense Tristan. « Fermons donc les yeux sur qui nous sommes… » Et il ferme les yeux.

TUDUDUT-TUDUDUT !

L’iPhone de Maureen qui sonne.


– Ah merde, attends chou.


Tristan ouvre un œil, et aperçoit de nouveau les doigts filer à la vitesse de la lumière sur l’écran tactile. Intérieurement, le jaloux chagrine, rumine, fulmine et abomine.


– Bah alors ? Tu laisses ton ange sur la touche pour ton amant ? Faut revoir tes priorités mon cœur.

– Quoi ? Mais putain, qu’est-ce que tu racontes ? T’es vraiment trop parano, sérieux ! C’est Caro j’te dis !

– Oh ça va, c’était pour rire…

– Mouais… pfff… idiot va… ben c’est pas marrant, na !


Elle active le mode silencieux de son téléphone et le remet dans son sac à main.


– Bon, on y va ?


Sur le petit écran, Peia Luzzi accompagne maintenant la guitare d’Estas Tonne de sa voix cristalline. En proie à une irritation croissante, Tristan n’est pas ému par le duo. D’habitude, il demeure silencieux lors de ces courtes séances de prière. Bien qu’il ne croie ni aux anges ni aux fantômes, il ne voit aucun mal à prier pour les malades, pour les victimes d’injustice ou pour les défunts. Il estime qu’avec un minimum de sincérité et de recueillement, cet exercice peut même dilater le cœur sur la misère d’autrui et conduire à réaliser une ou deux bonnes actions dans la journée. C’est la piété intarissable de son père qui l’a mené à cette conclusion. Son père a bon cœur, Tristan l’admire, même s’il n’est pas d’accord avec ses croyances. Mais prier pour devenir riche, cela dépasse son entendement. Conforté par sa colère et sa jalousie, il ne résiste pas à la tentation de délier sa langue :


– Demander la richesse, ce n’est pas contraire à toutes les religions et spiritualités qui prônent l’amour ?


Il sait qu’ils vont se brouiller avec une telle discussion, mais l’emprise du mal l’emporte sur sa conscience.


– Alors non, faut arrêter avec ces conneries ! dit-elle. L’argent n’est pas contraire à l’amour, on a bien le droit de vivre !


Tristan songe soudainement au Vatican, avec des cardinaux censés suivre Jésus dans la pauvreté, et pourtant riches comme Crésus. Il imagine Maureen habillée en soutane noire, la taille entourée d’une ceinture rouge et coiffée d’une calotte. Putain, mais c’est à ça que tu ressembles, pense-t-il.


– T’as conscience que la cupidité est une forme d’égoïsme, pas vrai ? Ou alors t’es pressée d’être fortunée comme Picsou pour jouer les Robins des Bois ? Il pouffe. Toi qui es même pas foutue de donner deux euros à un SDF…

– Mais purée ! Comment tu me parles ? T’sais quoi, tu me saoules, espèce de moralisateur de merde !


Elle se lève, folle de rage. Le rouge lui monte aux joues.


– Bah… sache que ceux qui n’aiment pas la morale sont ceux qui n’en ont pas… médite bien là-dessus…

– Ouais c’est ça, toujours réponse à tout… Mais tu peux parler, toi t’en as que pour mon cul !


Sur ces deux derniers mots, la voix de Maureen est montée dans les aigus. D’ordinaire, Tristan aurait jugé cette attitude pathétique. Cependant, décontenancé par le propos en question, il reste coi, rougissant de lui-même. Maureen a marqué un point.

Voyant que son adversaire est dans les cordes, elle désire enchaîner les coups. Complètement hors de ses gonds, elle ne veut pas qu’il soit juste sonné, elle veut le défoncer. Malheureusement, la répartie ne lui vient pas. Elle prend la télécommande qui traîne sur la table basse, et la jette avec force sur le divan.


– Tu fais bien de te taire, sale connard ! T’es toujours en train de me rabaisser alors que je suis tout amour ! Je donne, je donne, je donne, et c’est comme ça qu’on me remercie !

– C’est ça, t’es une belle lumière toute rouge… un vrai coucher de soleil…


Il se traîne du canapé jusqu’au hall d’entrée sous les vociférations, et enfile sa veste.


– Tu fais quoi là ?

– J’me casse…


Il prend la laisse du chat au porte manteau. Monsieur Arouet, reconnaissant le signal de la promenade, descend de l’arbre à chat et marche à pas feutrés vers son maître.


– En fait t’as raison, c’est ridicule de rester ensemble, on ne s’aime pas. Je retourne vivre chez mon père.

– Non mais t’es sérieux ?

– Ouais… dit-il en accrochant la laisse au collier du maine coon. Venez Monsieur Arouet, nous rentrons à la maison… Puis, en s’adressant à Maureen : je repasse dans la semaine pour récupérer mes affaires. Ciao ! Et ne m’appelle pas.


Il part en claquant la porte.

Dans l’appartement, Estas Tonne a laissé la place à Ana Vidovic jouant Asturias de ses doigts de fée. Maureen se dit qu’elle ne pourra plus jamais apprécier ce morceau. C'est terrible comme elle souffre. À sa colère se mêle la tristesse, le désarroi et la vengeance. Ne sachant quoi faire pour remédier aux douleurs de son âme, elle se promet que demain elle ira baiser avec son amant. Il est nase au pieu, mais ce sera un bon début, le temps de trouver autre chose.

Comme pour accompagner ces sombres évènements, un orage éclate dans la chaleur du soir. Une rafale de vent s’engouffre dans la pièce, par la fenêtre restée ouverte. La flamme de la bougie s’éteint d’un coup sec, laissant derrière elle une traînée de fumée odorante. Maureen a délaissé la créature invisible. Le cœur déchiré, elle ne songe pas à percevoir les signes. Elle ferme la fenêtre, éteint les écrans, plonge l’appartement dans le noir et pénètre dans la chambre. Le t-shirt avec lequel dort Tristan est posé en boule sur un oreiller. Terrorisée par un sentiment d’abandon et de solitude, elle le prend et le serre contre sa joue humide. Elle désire en humer le parfum, mais prise d’une douleur abdominale, elle se ravise et le jette violemment au sol.

L’idée lui vient de regarder son téléphone. Super, Benjamin a répondu, et c’est salace à souhait. Ça ne l’excite pas, mais elle s’en fout. Les amants s’engagent par textos dans un scénario sexuel. C’est sa façon à elle de punir Tristan. Le temps qu’elle se masturbe, elle en oublie un peu ses frustrations. Ensuite, elle pleure jusqu’à l’épuisement.

Au milieu de la nuit, alors qu’elle dort d’un sommeil plein de cauchemars, une chaise grince sur le carrelage de la cuisine. Elle ne l’entend pas, comme elle n’entend pas la porte s’entrouvrir derrière elle. Un léger courant d’air traverse la chambre ; un poids semble froisser les couvertures. En une seconde, la peau de son bras droit se fend d'une entaille. Le sang apparaît, mais sans couler.

C'est profond comme une griffe de chat.


 
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   Jemabi   
11/9/2023
trouve l'écriture
aboutie
et
n'aime pas
Une écriture soignée au service de pas grand-chose, c'est ainsi que je résumerais mon ressenti au terme de la lecture de cette nouvelle. Ce qu'on nous raconte ici m'a paru d'un intérêt fort limité, dont le niveau n'est guère réhaussé par une quelconque profondeur chez les personnages. Entre la mystique et le désabusé, le courant - autre que sexuel.- ne semble pas passer, mais fallait-il nous imposer tous leurs points de désaccord jusqu'à la rupture ? À la vérité, je me suis un peu perdu dans l'exposé de leurs sentiments et ai attendu la fin, par ailleurs plutôt belle.

   Vilmon   
13/9/2023
trouve l'écriture
aboutie
et
n'aime pas
Bonjour, c’est bien écrit, j’ai bien apprécié quelques passages descriptifs en métaphore. Mais le rythme est trop lent à mon goût, le récit s’allonge à plat et s’écoule sans direction pour culminer par un raz le bol qui termine le tout dans la colère et les frustrations. Les dernières phrases viennent contraster tout en suggérant la fantastique apparition d’un esprit mauvais qui la griffe. Une chute qui ne semble pas faire contrepoids avec tout le contexte mis en scène auparavant, à part d’en conclure que la fille a des liens avec les esprits.

   jeanphi   
15/9/2023
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Bonjour,

Une nouvelle presque parfaite, entraînante, vibrante, souvent intrigante, souvent dérangeante. On entre très bien dans l'intimité du couple. L'alternance entre appartées, dialogues et actions est réussie. Je trouve une originalité dans ce texte et j'aime à constater que l'auteur a pris la peine de décortiquer avec une application égale chaque rouage de son exposé.
Là où l'on pourrait lire une simple démonstration de l'incompatibilité de deux personnalités, se trouve en réalité une histoire romancée, avec des ambiances de décors et des situations humaines.
Le style est vivant et neutre, abstraction faite des dialogues qui sont très bien amené. La nouvelle entière être prise comme un seul dialogue, intime et relationnel, un huit clos très prometteur.

   Lariviere   
27/9/2023
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour,

J'ai beaucoup aimé cette nouvelle. Ecriture impeccable qui parvient à dire toute la complexité des choses. Le thème n'est pas enchanteur mais les personnages sont terriblement vrai avec leurs bassesses et leurs paradoxes. J'ai aimé la chute.


Merci pour cette lecture et bonne continuation

   Geigei   
2/11/2023
trouve l'écriture
aboutie
et
aime beaucoup
Deux personnages. Un couple ensemble depuis 3 ans semble se déliter.
Le ciment n'est pas de bonne qualité, essentiellement constitué de sperme et de cyprine. Nous l'apprenons au début.
Le personnage masculin a 25 ans. Génération Y ? Le texte a pu être écrit il y a une dizaine d'années. Ou alors l'action se passe il y a plus de 10 ans.

Le narrateur est omniscient. Pour autant, il pensera du point de vue de l'homme. Pour la femme, il décrira seulement les comportements, pas les pensées.
Dès lors, l'utilisation de la 3e personne m'apparaît paradoxale. Comme si une pudeur de l'auteur lui faisait craindre une confusion entre l'auteur et le locuteur. La 1e personne eut été plus naturelle ici.

L'amour dure 3 ans. Une passion sexuelle ne dure que 3 ans.
Nous suivrons pour savoir si cela est vérifié avec notre micro échantillon.

L'écriture est descriptive, sans fioriture, exempte de figures de style.
Cela rend la lecture rapide, mais le lecteur avide de fulgurances sera frustré.

Les caractères sont bien décrits. L'ambiance aussi.

   fopouete   
15/2/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Bonjour,
Je me suis laissée embarquée par ce tableau de la génération Y. L'écriture est fluide et agréable. Je ne sais pas si c'est l'effet voulu, mais les deux protagonistes m'ont agacée. J'ai eu envie de donner des claques à Tristan, dont les "besoins" sexuels (le sexe n'est pas un besoin - je dis cela à Tristan pas à vous :-) ) semblent être une priorité dans sa vie fade. Et de l'autre côté, sa copine qui ne capte pas du tout qu'elle a choisi quelqu'un d'hermétique à toute forme de spiritualité, mais sort ses croyances de manière totalement naîve ... Donc si je ressens une émotion à la lecture concernant les protagonistes, c'est que l'exercice semble être réussi.
Merci pour ce moment de lecture !


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