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Sentimental/Romanesque
Vince : Pour un peu de poudreuse
 Publié le 27/01/07  -  11 commentaires  -  27110 caractères  -  77 lectures    Autres textes du même auteur

Marie. L’hiver. Et leur conjonction inévitable : la neige.


Pour un peu de poudreuse


Pour un peu de poudreuse


Il neige sur ma ville des flocons d’héroïne,

Le style de poudreuse qui vous plonge dans l’abîme.


I AM, Le sachet blanc (Ombre est Lumière, 1994)



Prologue


Une bruine glaciale s’insinuait entre les cols et la peau, refroidissait encore les visages rougis et imprégnait les habits de glace. Les pas s’accéléraient, les démarches se faisaient nerveuses et trahissaient la hâte. Les passants regardaient au sol. Le village entier cherchait un abri. Chacun voulait rentrer avant que la neige arrive. Dans le halo des candélabres, la bruine se faisait légère et semblait moins chargée d’eau. Elle mouillait encore le sol froid, mais ne lui donnait pas encore ses allures de miroir déformé reflétant par les lueurs de l’éclairage, un peu de cette vie de fin de journée. Dix-sept heures et le soleil n’était déjà plus qu’un souvenir. Dans une heure il ferait nuit. Dans une heure elle serait là. Inlassablement.


Les voitures ne montraient plus que leurs phares et s’avançaient en lumières blanches, jaunes ou bleutées, puis s’en allaient dans un rouge mêlé de clignotant jaune. Le jour qui tombait cédait à la nuit une nouvelle acception des choses. Une nouvelle vision de la vie. Une nouvelle vie. Dans ce décor qui s’installait, chacun s’affairait, accélérait, vociférait, s’exaspérait, puis disparaissait. Le petit village se fit fourmilière d’humains rejoignant leur reine. Chacun s’était préparé un cocon d’intimité, avait rempli les âtres de bois prêt à se consumer ; bon nombre se réjouissaient de son arrivée, d’autres pensaient déjà à son départ. Il allait pourtant s’installer pour une saison, la sienne, et rivaliser avec le soleil et ses ardentes idées, pour garder loin du printemps les arbres effeuillés sur lesquels il déposerait son empreinte glacée.


Elle, il ?


Marie. L’hiver. Et leur conjonction inévitable : la neige.



I. Marie


Le village était bâti autour d’une place qui donnait sur l’église, la mairie, le troquet du coin… Une rue pavée s’échappait au détour de l’école pour sillonner entre les maisons comme un cours d’eau et passait devant la petite demeure de Marie. Une porte de bois quelque peu défoncée s’ouvrait sur quelques escaliers. C’était tout ce qu’on voyait depuis la rue. Mais l’on pouvait sentir, en prêtant un peu les narines, comme une odeur de désespoir. Marie travaillait ici. Enfin, ici et juste en bas, dans la rue. Elle arpentait les pavés.


Marie n’avait pas choisi une existence de tout confort : elle vivait seule, depuis que Frédo était parti. Marie avait-elle choisi ? Ils formaient alors un couple de junkies, avec Frédo comme dealer et Marie comme marmite : Marie était sans cesse à l’ouvrage ; sous le soleil caniculaire, elle portait ses habits censés exciter la gent humaine et se parait des mêmes sous les frimas, sous les flocons, lorsque l’eau se faisait glace. Elle avait toujours un client d’avance, pour un petit bout de dose en plus. Et tous les jours elle recommençait, bien que Frédo fût parti depuis quelques temps, non sans emmener tout ce qu’il restait de valeur dans leur maison presque insalubre. Au village, on ne savait pas très bien vers quelles contrées il avait fui. Tout ce qu’on savait, c’est qu’elle était restée. Au café, on avait imaginé une course poursuite de la police contre ce Frédo, vendeur de mort, qui avait pris le large pour proposer ses mortels produits à d’autres victimes potentielles. Comme si les dealers étaient le problème central des trafics…


Tassée sous des plafonds bas, l’intérieur de la maison de Marie était sombre et sans âme. Elle n’en était pas propriétaire, elle louait ces quelques mètres carrés pour un montant usurier, mais c’était cela ou la rue. Quand on entrait, on tombait sur un lit refait sans soin, couvert de draps presque propres ; quelques habits jonchaient le sol ou s’étaient arrêtés sur une chaise… Un univers pauvre et sans lumière. C’est ici que Marie recevait ces hommes pleins de désirs qui allaient la remplir de détresse. Mais elle ne les sentait même plus coulisser, tant elle avait succombé au charme dévastateur de la horse, sa neige quotidienne. Une pipe de plus, un client qui la prenait par derrière, quelle différence ? Tant qu’elle gagnait de quoi cesser de souffrir un peu…


Au début, Frédo lui avait balancé une petite dose dans les veines : elle avait cru qu’elle jouissait dans les instants qui avaient suivi, tant ce fut bon : le flash. Elle avait ressenti un orgasme continu sous les retombées mirifiques de ce produit interdit. Preuve que ceux qui l’interdisaient n’y avaient jamais goûté. L’orgasme de l’héro n’était pas pour les zéros. C’était si bon qu’elle en avait repris, pour grimper encore aux cimes de la jouissance sans même se toucher. Elle avait passé quelques semaines à planer, prenant un réel plaisir à s’envoler vers ces cieux artificiels, puis elle avait dû en prendre un peu plus. La lune de miel des toxicomanes, puis cette inlassable descente aux enfers. Elle était devenue de plus en plus tolérante à sa dope impitoyable. Tolérance à cette neige qui fondait son plaisir. Elle n’imaginait pas l’iceberg. Ces semaines de bonheur l’avaient fait voyager un peu trop loin, car un jour elle avait de moins en moins grimpé, elle avait eu de plus en plus mal. La dope lui bouffait le corps, le cœur et l’esprit, petit à petit, comme si elle n’était pas là et qu’elle ne voulait pas déranger.


Puis un jour, elle cessa même de décoller. Calme plat après les fixes, douleur insupportable entre les injections. Davantage de drogue, davantage de travail. Et de la drogue pour oublier ces hommes qui lui rentraient dans le ventre. Un shoot léger, une petite pilule d’autre chose, pour oublier, et de quoi cesser de penser à sa chatte visitée pour qu’elle puisse cesser d’avoir mal. Marie avait fixé toute seule les limites de sa dépendance. Pour elle, il s’était mis à neiger durant quatre saisons. Son cercle était devenu encore plus vicieux.


Ce soir, ce n’était pas la venue de l’hiver et de la neige, l’autre, qui allaient l’empêcher de travailler. Elle avait sa clientèle : des fidèles, d’autres occasionnels, tous sans un regard pour elle. Comme prostituée, elle avait cela de désarmant qu’elle acceptait tout : les rapports avec Marie étaient protégés, mais ses clients n’avaient pas à insister beaucoup pour qu’elle accepte de se faire prendre sans précautions. Crever de ça ou de la merde qu’elle s’injectait, c’était une question dérisoire. Alors depuis trois ans, Marie se faisait passer dessus pour acheter sa dope et elle fermait les yeux, attendant que ça passe. Une vie résignée, à attendre une mort qui lui semble encore plus promise qu’aux autres mortels. Dérisoire, cela aussi. Décrire tout ce qu’elle faisait n’exciterait même pas ceux qui le faisaient avec elle, tant c’était peu élogieux, rabaissant, humiliant – dérangeant et dégradant.


Ce soir, la route était humide : la nuit en ferait une patinoire. Marie n’avait pas mis de talons trop hauts, elle tomberait de plus bas si la glace la déséquilibrait. Elle serrait contre son corps frêle des vêtements de pute qu’elle portait comme une pute. C’était ce que ses clients voulaient et elle s’en foutait. Elle n’avait même pas vu que l’un de ses bas était troué. De toute façon, elle se serait dit que ce n’est pas ce trou-là qui les intéressait. Habituée à la neige, elle n’avait pas froid. Elle avait cessé d’avoir froid depuis qu’elle avait mal : pour elle, les crises étaient des tremblements, de la transpiration, des bouffées, puis ses dents qui claquaient quand elle se sentait gelée jusqu’au fond des tripes, jusqu’à l’intérieur des os. Le froid aussi s’avérait dérisoire, quand elle pensait aux moments de souffrance atroce qui précédaient sa piquouze, juste après avoir ouvert son pacson de ses mains tremblantes, puis préparé l’odieux mélange qui l’apaisait pour mieux la bouffer de l’intérieur ; c’est pour cela qu’elle se faisait baiser.


Elle était travailleuse dans un petit village, mais l’on se déplaçait de loin pour Marie-portes-ouvertes. Des tarifs avantageux et un cul à disposition. En plus, la môme n’était pas toujours vraiment consciente de ce qu’ils lui faisaient, alors ils ne devaient pas affronter son regard quand ils partaient. Il y en a même qui lui reprenaient l’argent que son cul avait gagné, car elle était inconsciente quand ils terminaient : de quoi se demander où s’arrêtait la bassesse humaine. Ils roulaient la toxico. Elle n’était pas mal roulée, d’ailleurs, bien qu’elle avait beaucoup maigri depuis quelques mois, et ce noir sous ses yeux ne la rendait pas très jolie… Quand ils la prenaient, ils évitaient de regarder ses bras troués, les morsures de la pompe et leurs auréoles virant du noir au jaune n’étaient pas très enthousiasmantes quand ils étaient en train de baiser. Leur affaire terminée, ils s’en allaient comme ils étaient arrivés : de nulle part et de partout. Marie s’en foutait.


Il neigeait partout, maintenant : dans les veines de Marie et sur le trottoir de sa vie. Le bitume miroitant se faisait blanc, lentement, systématiquement. Il faisait moins froid quand il neigeait. L’hiver dernier, celui de ses vingt-deux ans, Marie trouvait encore un peu de distraction à laisser l’empreinte de sa chaussure dans cette neige fraîche et regarder la multitude de flocons tombant régulièrement dans un voile de points blancs recouvrir cette marque éphémère. Cette année elle resta debout, légèrement voûtée, statique. Elle ne se demandait pas pourquoi elle attendait ses clients dehors. Il lui aurait été tellement plus agréable d’attendre au chaud, d’ouvrir la porte au client qui heurtait. Marie préférait les attendre dehors. Elle avait l’impression de changer d’air, de respirer un peu mieux que dans cette petite maison aux plafonds oppressants. La plus grande pièce, celle qui donnait sur la rue, est celle où elle recevait. Elle avait une petite cuisine sans luxe qui lui permettait, parfois, de manger chaud. En réalité, c’était un souci mineur. Le reste de son espace se composait d’une chambre, avec un lit sur lequel elle s’effondrait après son shoot. Un décor qui la poussait donc à sortir pour attendre le prochain micheton.



II. Norbert


Norbert regarda encore une fois cette vitrine luxueuse, remplie de produits qu’il ne pourrait pas acheter. Il était seul, ce soir, comme les autres soirs. Il vivait comme chaque année la venue de Noël avec l’appréhension de sa solitude : ces cadeaux qu’il ne recevrait pas, mais surtout ceux qu’il ne pourrait pas donner. Car faire un cadeau lui semblait plus jouissif que de le recevoir. Une année, pour tenter de briser un peu sa solitude, il s’était acheté quelques babioles qu’il avait emballées pour se les offrir, afin d’essayer de faire comme les autres. Mais il lui avait manqué l’effet de surprise qui se listai sur le visage de celui qui reçoit et comblait ainsi l’excitation de celui qui offrait ; et de l’autre point de vue, il savait pertinemment ce qu’il découvrirait. Alors il s’était dit que c’était dérisoire et il avait renoncé à recommencer.


La trentaine bien tapée, Norbert était le cantonnier du village. S’il ne brillait pas en société par son esprit, il n’était pourtant pas détesté. Les gens du village croyaient souvent avoir trouvé avec lui leur nouvel idiot, bête de foire qui animait les rues et nourrissait les conversations. En vérité, personne n’avait essayé de l’écouter, de partager un instant de son existence. Pourtant, Norbert avait beaucoup à donner, mais il se montrait d’une timidité maladive, qui lui faisait perdre ses moyens et provoquait les rires et la moquerie autour de lui.


Il gagnait peu et se montrait économe. Norbert avait un secret, quelque chose qu’il faisait autant qu’il le pouvait : une fois par mois, il allait voir Marie. Douze fois par an : le métronome de son année.


Norbert n’avait pas été l’un des premiers clients de Marie, bien au contraire. Cela faisait déjà un an qu’elle se prostituait dans le village, occupant là le seul poste alors vacant, lorsqu’il avait enfin franchi le pas. Il lui avait fallu plusieurs mois pour se décider. Durant de longues nuits sans sommeil, il avait répété son texte, pourtant si simple, mais si compliqué pour lui. Il avait imaginé ses gestes, ses envies, la réaction de Marie, il avait tout prévu sauf pour ce qui est du sexe – elle allait lui apprendre. Il avait économisé, s’était préparé, jusqu’à ce que vienne le grand jour. C’était un soir d’été, assez tard, afin de ne pas être vu, que Norbert avait décidé d’aborder Marie.


Il faisait doux, la fraîcheur de la nuit commençait à se faire sentir lorsqu’il avait traversé la place. Prenant la rue pavée, il avait rejoint lentement l’ombre de Marie, appuyée contre le mur de sa maison. Elle tremblait un peu. Il s’était approché et tout s’était brouillé dans sa tête. Lorsque Marie avait levé les yeux sur lui, il n’avait plus été capable de rien dire. L’insistance de son regard bloqué sur Marie et sa présence à cette heure-là dans cette rue avaient fait comprendre à la jeune femme qu’elle avait ferré un poisson. Elle s’était levée lentement, titubant légèrement, avait ouvert la porte et lui avait dit d’une voix rauque :


- Entre.


Norbert était entré et avait suivi Marie en haut de l’escalier.


- Tu me paies d’avance, lui avait-t-elle dit d’un ton monocorde.


Il avait sorti ses économies, mais n’avait pas pu recracher son texte. Il aurait voulu lui dire qu’il la trouvait belle, qu’il avait un peu peur, qu’il ne l’avait jamais fait. Marie s’était couchée sur le lit, avait remonté sa courte jupe, découvrant son sexe à disposition entre ses jambes écartées. Elle avait passé un bras sur ses yeux et lui avait dit :


- Mets une capote, si tu préfères, et fais ce que tu veux…


Décontenancé, Norbert n’avait plus osé bouger. Il n’avait su combien de temps il était resté debout devant cette femme offerte, la chatte à l’air, payée pour lui faire perdre sa virginité. Il s’était saisi d’une chaise, puis s’était assis pour contempler Marie, corps sans défense livré à l’animale gent masculine. Il n’avait pas pu la toucher. Pas comme ça, pas sans qu’elle lui parle, sans qu’elle le guide, pas sans voir ses yeux.


Dans un état presque comateux, Marie ne s’était même pas rendue compte que Norbert ne l’avait pas baisée. Lorsqu’elle était revenue à sa triste réalité, elle était seule, recouverte d’une couette. Les quelques billets que Norbert lui avait remis étaient toujours sur la petite table. Elle ne s’était pas posé plus de questions.


Norbert était revenu souvent voir Marie. Il ne l’avait jamais touchée, elle n’avait jamais vraiment remarqué qu’il était un client contemplateur et peu consommateur. Peut-être con, sot et mateur, mais inoffensif. Puis un jour, Norbert s’était endormi sur la chaise. Et Marie s’était réveillée avant lui. Elle avait émergé de son presque coma pour rejoindre le cours douloureux de sa vie et son regard avait croisé Norbert. D’abord, elle avait pris peur : c’était bien la première fois qu’un client s’éternisait après s’être vidé de son envie. Généralement elle ne voyait plus d’eux que les traces de sperme sur son lit, sur elle, parfois, et un préservatif usagé gisant sur le sol. Ce matin-là, rien de tout ça : aucune trace d’éjaculation et le micheton endormi sur une chaise…


Marie avait réveillé Norbert sans ménagement et lui avait demandé ce qu’il faisait encore là. Le pauvre endormi n’avait pas trouvé de mots pour s’expliquer et Marie lui avait demandé de partir. Il s’était levé, dirigé vers la porte et avait réussi, au prix d’un effort important sur lui-même, à murmurer :


- Je ne l’ai jamais fait…



III. Le cadeau


Ce soir, écoutant avec le plaisir d’un enfant le bruit de ses pas dans la neige qui s’amoncèle maintenant sur les trottoirs, Norbert s’avança sur la place. Il était assez tôt dans la soirée, mais Marie devait être au travail. Il tenait sous son bras un paquet cadeau. Depuis quelques jours, il n’était plus le même : son rêve secret allait devenir réalité. Il s’apprêtait à lui faire un cadeau. Longuement, Norbert s’était demandé ce qui pourrait plaire à Marie. Il avait passé son temps libre à observer les femmes, les autres, celles qui ne le voyaient pas. Ç’avait été simple de les dévisager, c’était l’avantage et l’apanage des ombres. Il avait vu des colliers, des bracelets, des téléphones, des sacs. Mais il avait surtout croisé une jeune fille du style de Marie, qui portait une grosse écharpe. Alors il s’était décidé. Elle aurait peut-être un peu de chaleur autour d’elle… Il avait répété son texte : sa représentation pouvait commencer.


Marie vit Norbert qui s’avançait. Elle craignit un peu cet homme étrange qui la payait et la regardait, sans outrage ; le contraste avec les autres clients lui paraissait trop intense pour être confiante. Il arriva à sa hauteur et planta ses yeux dans les siens. Dieu qu’il avait l’air naïf, Norbert ! Ses grands yeux ouverts sur la dépravation de Marie, il ne voyait pourtant qu’une jeune femme, ombre comme lui, serpillière sexuelle des hommes en manque, mais si belle dans sa détresse. Il eut envie de la protéger :


- Bonsoir, Marie.


Norbert avait osé. Le pas était franchi : il avait parlé à Marie.


- ‘Soir.

- Si vous n’avez rien prévu, j’aimerais vous inviter pour le repas.


Il avait parlé d’un bloc et très vite, répétant cette phrase apprise par cœur depuis tant de jours. Marie fut décontenancée : elle hésita entre la surprise d’exister pour quelqu’un et le risque de plan foireux qui se dessinait.


- Je vais pas chez les gens. Si tu veux tirer un coup, c’est ici ou pas.

- Je sais, lui répondit Norbert, c’est juste que c’est le réveillon…

- Et tu veux que je te le fasse gratis ? C’est ça ?

- Euh… non… bien sûr que non.

- Tu viens ou pas ?

- Non, je… je vous attendrai…


Déposant le paquet cadeau dans les bras de Marie, Norbert lui jeta encore une œillade, puis baissa la tête et s’en alla, penaud. Il ne put plus rien dire, il avait terminé son texte. Il était à court.


Marie considéra le paquet et resta quelques minutes, hagarde, sur ce trottoir blanc. Sous le ruban qui maintenait le papier décoré de sapins et de cloches, Marie découvrit un billet sur lequel Norbert avait noté son adresse et ces quelques mots : Pour vous, Marie…


Vous. Avait-elle jamais été vouvoyée ? Du plus loin qu’elle se souvenait, elle était passé de petite fille à jeune toxicomane, sans vraiment se rendre compte qu’entre temps, elle était devenue majeure, adulte. Mais on ne vouvoie pas une toxicomane, surtout si c’est en plus une pute de village qui permet tout. Du médecin au policier, en passant par les passants ou les clients, Marie était restée Marie, elle n’avait jamais été quelqu’un à qui l’on dit vous. On ne vouvoyait pas une pute toxico.


Tenant son cadeau comme un trésor, Marie ressentit un besoin d’intimité et rentra dans sa maison. Assise sur l’escalier, elle défit lentement le ruban. Elle n’avait plus reçu de cadeau depuis des années. Elle écarta lentement les pans de papier qui laissèrent apparaître l’écharpe chaude que lui offrait Norbert. Doucement, elle passa sa main sur l’étoffe, la fit glisser, caressa l’écharpe comme elle l’aurait fait à un amant… Premiers gestes de douceur depuis tant de mois. Marie sentit une vive émotion naître en elle. Une larme quitta précipitamment sa paupière lorsqu’elle passa l’écharpe autour de son cou et la larme vint s’écraser sur sa main. Elle fut vite rejointe par une autre. Marie pleura à chaudes larmes. Des larmes de gratitude incontrôlables. Pour la première fois depuis de longs mois, elle eut le sentiment d’exister, pour quelques instants volés à l’inutilité de sa vie.


Norbert resta silencieux et écarquilla les yeux lorsque Marie heurta à la porte de son appartement. Il ouvrit la porte sur cette jeune femme au cou protégé du froid par son cadeau : elle avait un regard, elle le considérait. Derrière les traces indélébiles de la horse, Norbert vit Marie : un visage fin, malheureusement devenu gracile au fil du produit ; des cheveux bruns revenaient sur ses yeux. Il eut envie de les écarter pour laisser enfin à Marie le droit de regarder le monde. Saisi par l’intensité de sa présence, il put avancer sa main et osa ce geste intime. Ils croisèrent leurs yeux sans affrontement, s’observant, cherchant à savoir si cette intimité existait. Il découvrit que les siens étaient vert émeraude. Marie avait revêtu des vêtements qui cachaient ses bras, elle portait un simple pantalon, un simple chemisier, le tout perdu sous sa veste. Elle n’était plus celle qui aguichait, ce soir elle pouvait se reposer un peu. Bouffée de fraîcheur.


Ils ne dirent rien, peut-être parce qu’il n’y avait rien à dire. De nouvelles larmes vinrent suivre le contour noir et creusé des yeux de Marie, puis coulèrent sur ses joues blanchies par le mal qui la dominait. Elle s’avança vers Norbert, silencieusement, et se lova contre son torse en l’étreignant de ses bras.


Ils restèrent comme cela quelques instants, quelques minutes, des heures, qui sait ? Ils gardèrent cette étreinte aussi longtemps qu’elle leur fut vitale. Marie ne cessa de pleurer, comme si elle pouvait enfin épancher le marasme de sa vie dans des bras qui ne cherchaient pas à profiter d’elle ou simplement à user son corps un peu plus. Norbert se sentit utile. Il reçut la présence de Marie comme un cadeau. Deux êtres qui s’apprivoisèrent lentement pour partager enfin un instant de communion et de considération partagée. Il y avait fort à parier qu’ils vécurent ensemble leur plus belle seconde, leurs deux cœurs en écharpe…


Dans un film d’outre-Atlantique, Marie serait entrée le lendemain en cure de désintoxication et Norbert l’aurait soutenue dans sa démarche en assurant les revenus du couple. Ils auraient peu à peu fondé une famille et auraient tourné le dos au passé frappé du sceau de l’infamie de Marie et du vide de Norbert. La vie fut différente, plus cruelle en l’occurrence, et plus logique. D’ailleurs était-il possible de gommer un passé comme celui de Marie ? De repartir comme si de rien n’était, de vivre après être mort ? Les bons esprits se plaisent à y croire. Ne les perturbons pas…


Marie se réveilla en manque cette nuit-là. Son corps était secoué de spasmes typiques de cette douleur que sa neige atténuait. Elle se leva puis erra jusque chez elle pour trouver son sachet de mort et s’en prendre une bonne bouffée dans les veines. Elle pleura en pressant sa pompe ; elle n’osa pas regarder son écharpe. Elle eut honte de ses gestes dépendants, de son corps en charpies. Elle se jura qu’elle pouvait en changer. Après son fixe, des images de la soirée, déformées, lui traversèrent la mémoire. La horse en changea la donne, inventa certaines impressions, tua des sentiments.


Après leur étreinte vivifiante, Marie avait caressé lentement le visage de Norbert et ses mains avaient appris à le découvrir, tendrement. Elles s’étaient glissées sous son chandail, contre son torse d’homme. Elle avait senti poindre l’érection de Norbert et s’était mis en tête de bien faire les choses. Norbert était réceptif, anxieux et touchant. Il n’osait pas ces gestes simples que Marie connaissait tant : elle s’était sentie exister. Puis leur union avait suivi le rythme de leurs envies, simples, s’aimant en dilettantes, s’armant de passion pour tenter de faire au mieux, de séduire l’autre jusque dans le coït.


Marie avait mené Norbert au bord de l’orgasme lorsqu’elle le vit traversé par une énorme seringue, qui se faisait Faucheuse pour un soir. Elle entraînait son amant dans une mort qui était pourtant promise à Marie. Elle vit le sang de Norbert couler par ses propres veines, comme si, de par leur union, ils ne formaient plus qu’un et saignaient d’une seule voix. La tache rouge prit de l’ampleur et vint colorer de mort cette étreinte. Exsangue quelques heures auparavant, Marie découvrit alors qu’elle portait encore ce fluide de vie en elle. Ambivalence du sang qui fait vivre et mourir. Ambivalence de Marie qui tue ce sang et la tendresse de son amant avec elle, pour un peu de poudreuse, dans ce rêve de ce qu’ils furent cette nuit-là.


Bien entendu, Marie ne connut pas d’orgasme, mais elle eut le cœur au chaud pour un instant. Cela faisait trop longtemps qu’elle n’avait plus de sexualité pour revenir au plaisir en quelques caresses. Elle protégea le corps de Norbert, elle respecta sa vie en recouvrant sa virilité d’un plastique protecteur. Le plaisir qu’elle donna à Norbert lui montra une facette des rapports qu’elle avait oubliée. Comme une lueur dans la nuit de son existence. Norbert devint un homme, cette nuit-là, pendant que Marie revenait du monde des morts pour un sursis inespéré. Deux ombres qui se colorèrent, alors qu’au dehors, le village se paraît de blanc. Une parenthèse à leur solitude qu’ils ne désirèrent pas refermer.



Epilogue


C’est quelques mois plus tard que les premiers signes apparurent. Marie s’entendit dire qu’elle avait passé un point de non-retour. Le médecin le lui annonça en la tutoyant. Les excès de sa vie l’avaient condamnée à mort prématurément. Une maladie augmentait maintenant les causes de ses maux et détruisait imparablement ce corps qu’elle avait tant oublié. Bien entendu, elle vit beaucoup Norbert, elle habita même chez lui. Ils ne refirent plus l’amour, comme cette nuit-là, car avec cette maladie-là, il ne valait mieux pas. Ils vécurent dans l’ignorance de ces questions inutiles : Norbert ne voulut jamais savoir pourquoi, comment, ni qui. La drogue tuait encore Marie, il ne voulait pas savoir comment ils s’étaient rencontrés et qui les avait présentés. Marie n’eut d’ailleurs pas envie d’en parler. Ce respect jusque dans la mort fut le plus beau cadeau de Norbert.


Puis, presque un an après leur rencontre, Marie s’effondra en pleine rue, alors qu’elle rentrait avec sa dose. Son cœur cessa de battre ; sa main s’ouvrit sur un sachet blanc répandant sa neige sur le bitume miroitant.


C’est alors que les premiers flocons de l’hiver apparurent…


Le sachet blanc compte un mort de plus

Dans ses rangs.


I AM, Le sachet blanc (Ombre est Lumière, 1994)




Petit toxicolexique…

(Dr Norbert-Georges Romain, La Drogue, le Toxicomane et la Société, Édition Liège – avril 2003)


Marmite : se dit d’une jeune fille junkie généralement âgée entre 15 et 25 ans, vivant avec un junkie et subvenant à tous ses besoins notamment par le biais de la prostitution et/ou de la délinquance.

Pacson : forme sous laquelle sont conditionnés l’héroïne ou la cocaïne.

Fixe, shoot, piquouze : injection de drogue, principalement par voie intraveineuse.

Flash : Sensation de plaisir intense « du corps tout entier », qui dure quelques secondes et qui suit généralement le fixe de la drogue.

Pompe : seringue à injection.

Horse : héroïne.


 
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   Nico   
10/10/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Je ne me lasse pas de ce texte, même si le passage « Dans un film d’outre-Atlantique... » aurait pour moi franchement pu être évité.

   Pattie   
6/8/2007
 a aimé ce texte 
Passionnément ↑
Moi aussi j'aime ce texte. J'ai eu l'honneur de le corriger sur un autre site, et j'ai fini en larmes sur mon clavier ! C'est quand même mieux un film d'outre-atlantique, pour l'étanchéité...

   Pat   
19/8/2007
 a aimé ce texte 
Passionnément ↓
Quelle belle histoire... si amère et juste à la fois... On vit avec les personnages, on ressent leurs émotions, la tristesse. On ressent de la tendresse pour ces deux échoués de la vie.
Belle image que cette comparaison des deux neiges !
Les descriptions précises, visuelles nous embarquent comme des spectateurs du film qui se déroule là, sous nos yeux, nous renvoyant à notre impuissance.... Vraiment bravo !

   Jeser   
4/9/2007
J'apprécie énormément cette histoire où chaque personnage est campé de manière magistrale.
Aucun jugement négatif n'est porté sur marie.
La dure réalité que connaissent probablement de nombreuses femmes victimes de la drogue.
Le dénouement est pressenti grâce au rejet d'une finale hollywoodienne que je trouve bien venue.
Merci pour le lexique qui aide un non initié à la compréhension des termes ésotériques.
Appréciation : 16

   Anonyme   
17/5/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
Trés bien décrit... On visualise parfaitement Marie même sans détails particuliers sur son physique... Histoire réaliste et désenchantée, hymne de déperdition, espoir en suspend....

Et puis citer IAM, c'est bien...

   strega   
17/5/2008
 a aimé ce texte 
Un peu
Bien, je vais finir par me dire que je ne suis pas normale.

J'ai détesté ce texte... C'est misérable, pas vous ou votre écriture, mais le fond, c'est la misère quoi.

C'est tout ce dont j'ai en sainte horreur, le misérabilisme, le stéréotype poussé dans ses derniers retranchements. Je n'ai pas compris... héroïnomanes = déchets ? C'est faux est archi faux. Ce serait tellement plus simple sinon.

Je suis désolée vraiment, mais un héroïnomane n'est pas forcé de vivre seul, dans la merde.

Bien sûr, être tox implique le vol à un moment donné, à moins d'être crésus. Et c'est vrai aussi que le schéma, copain drogué, je me drogue avec lui, et je finis par me prostituer est tragiquement habituel.

Mais là, le ton était trop généraliste, les prénoms n'y ont rien changé pour moi.

En revanche, les description oui, ça c'était excellent. Décomposé mais cohérent, violent et jouissif. C'était très crédible oui. Et ce sont ces descriptions qui font remonter le tout.

Je suis désolée, mais pour moi, ce texte est loin d'être la réalité...

Evidemment, ce n'est que mon avis...

   Anonyme   
17/5/2008
 a aimé ce texte 
Un peu ↓
Moi je suis surprise que tu parles de ses dents... vu la vie de débauche de c'te pauvre fille elle ne devrait plus en avoir beaucoup...

Malgré une belle façon de décrire les choses, je n'ai pas aimé ce récit.

Prévisible (la junkie prostituée qui meurt du Sida soutenue par l'Amour du seul être qui l'ait jamais aimé).
Misérabiliste (parfois jusqu'au stéréotype).
Parfois un peu surréaliste, dans le sentiment de culpabilité etc... près de deux ans à ce rythme et la maladie qui la ronge (si jeune...depuis combien de temps a t'elle une vie sexuelle?), et je la trouve repentante et emplie de compassion... euh... je n'y crois pas.

Ce que je repproche ici n'est pas le talent de l'auteur mais le choix du récit, le fonds plus que la forme...
J'aurais aimé une vraie junkie insouciante.
C'est ce qui manque à ton récit à mon gout, la simplicité, l'insouciance.
J'ai même parfois eu l'impression d'un sens de la responsabilité (vis à vis de Norbert) que je trouve déplacé...

Et pour finir, ayant beaucoup fréquenté le milieu nocturne, je me permets de remarquer un manque évident de "rock'n'roll" dans ta vision de la toxicomanie...
L'isolement de notre petite Marie me semble exagéré, misérabilisé (une fois de plus caricatural, ce qui ne me semble pas être le but recherché).
J'aurais aimé la voir apprécier quelque chose mis à part ce petit clin d'oeil à l'arrivée de Norbert.
Ne fut-ce qu'un chouilla.

Bref, désolée pour mon analyse négative mais je trouve que malgré un style sympathique l'histoire pourrait être travaillée.

Moi non plus je ne dois pas être normale...

   aldenor   
18/5/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
J’avais noté en guise de rappel « Vince, 17 Drôlement bien écrit, style un peu vieillot » sur un bout de papier qui traîne sur mon bureau depuis des mois, en attendant de le relire un jour… Qui n’est pas encore venu ; mais puisque du monde à l'air de s'interesser à ce texte, j’en profite pour me débarrasser du rappel.

   Anonyme   
6/8/2008
 a aimé ce texte 
Beaucoup
heu ... Je trouve quand même que dans la présentation de Marie, la partie une, quoi, tu oublies trop souvent de décrire pour dire eh oui c' est ça l' héro, la tolérance, la dépendance, la prostitution, et on recommence ... On dirait une histoire écrite juste exprès pour mettre en garde les ados. J'aurais préféré que tu t'en tiennes à l' histoire. Et l'histoire est belle. Certes, il n'y a pas à proprement parler de happy End, mais tout de même, la fin pour Marie est moins sordide et la vie pour Norbert plus clémente que ne l'a laissé présager ta mise en garde. J'ai quand même inondé mon clavier, mais plutôt de joie pour une fin d'une douceur toute relative.

PS : j'ai tout compris sur la bizarreté des dates, et je n'ai plus peur du tout ... OUF !

   wancyrs   
26/12/2009
 a aimé ce texte 
Beaucoup
AAAAHHH ! Ce texte !

Bien qu'étant banal dans sa trame, la poésie qui s'y dégage entraine dans un monde magique. Je ne suis pas fan de longues nouvelles, mais là j'ai lu d'une traite et je suis ravi de l'avoir fait.

Le piège dans ce genre d'histoire, c'est le happy end, que l'auteur a essayé d'éviter, mais la mort infectée par le virus de l'immuno défiscience était prévisible, ce qui gache le plaisir d'une si belle lecture.

L'auteur aurait pu se passer aussi de l'intermède sur les films outre-atlantique, qui selon moi provoque une cassure du rythme impreigné par la trame dès le début.

En somme, une lecture qui donne envie de rectifier notre style d'écriture.

Wan

   Mistinguette   
3/2/2010
 a aimé ce texte 
Un peu
Je trouve l’écriture de ce texte sublime, mais (et je suis incapable d’expliquer pourquoi) cette histoire ne me fait pas vibrer. J’en suis d’autant plus désolée que le style est à mon sens plus que parfait.


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