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Réalisme/Historique
yackreb : La neige sera ton linceul
 Publié le 03/01/12  -  4 commentaires  -  89373 caractères  -  217 lectures    Autres textes du même auteur

Mars 1917. Alors que la guerre fait rage dans la vallée de l'Aisne, les Allemands font évacuer le nord du département. Mais les rapports entre occupant et occupé vont déboucher sur un drame, ignoré de tous.


La neige sera ton linceul


1


– Ça commence ! Ça commence !


En quelques heures, ces mots s’étaient répandus dans toute la ville. Il ne fut pas une maison, un hôtel particulier, un magasin, une usine où ils ne furent prononcés. La nouvelle circulait d’abord sur les grandes artères pour se perdre ensuite dans les ruelles et les culs-de-sac. Combien de fois ces trois malheureuses syllabes avaient été répétées cet après-midi-là ! Combien de personnes les avaient-elles accueillies, avec l’espoir secret qu’il s’agissait d’une erreur !


Quelle que fût la réaction que ces mots provoquèrent, l’incompréhension chez les uns, l’incrédulité chez les autres, tous voulurent en avoir la certitude auprès de la municipalité, en dépit de ce que les soldats allemands pourraient leur faire subir. Si, en effet, la chose s’avérait exacte, ces derniers les laisseraient en paix comme ils pourraient redoubler de malveillance à leur égard. Cette préoccupation était secondaire ; il importait de connaître la vérité.


Comme la plupart de ses concitoyens, Jean B. s’était rendu sur la place de l’hôtel de ville afin d’y lire l’une des affiches que la kommandantur venait de poser dans toute la commune. Les hommes se bousculèrent au point que les soldats n’hésitèrent pas à en disperser quelques-uns à coups de bâton. Le cheminot aperçut d’abord une feuille blanche, au haut de laquelle il put discerner ces quatre lettres, imprimées en gros caractères : AVIS. Parvenu devant le placard, il lut et relut chaque phrase, de façon à connaître la proclamation sur le bout des doigts et à se convaincre de la triste réalité de la situation. Pendant qu’il effectuait cet exercice de mémorisation, un homme en fit une lecture à voix haute.


– À partir du 1er mars des évacuations d’habitants auront lieu à Saint-Quentin.

Je m’attends à ce que la population fasse preuve du calme et de la dignité montrés jusqu’à présent. Ce sera pour elle le seul moyen d’éviter des mesures rigoureuses dont elle aurait à subir toutes les conséquences.

Les ordres donnés sont à suivre ponctuellement. Pour faciliter l’évacuation des malades et des vieillards ayant besoin d’infirmiers, j’ordonne que tous ceux qui ne sont pas encore en traitement dans des hôpitaux soient nommés de suite au commandant de place.

Saint-Quentin, le 28 février 1917

Der Kommandant

Graf von Bernstorff

Hauptmann


Pour marquer encore plus l’autorité de l’occupant, la signature fut tapée en allemand et dans des caractères qui la démarquèrent du reste du texte. Pour ceux qui n’entendaient rien à cette langue, on lut cette signature en français. Certains tournèrent même en dérision ce qu’ils imaginaient être le prénom du signataire et tentèrent quelques calembours. Un bourgeois, qui connaissait parfaitement l’allemand, ayant vu l’affiche, leur expliqua que le prénom était en réalité un titre de noblesse.


Était-ce vraiment le temps des plaisanteries ? Ces jeunes ne prenaient-ils donc pas conscience de ce qui se passait autour d’eux ? Ne voyaient-ils pas que c’était la fin, que les canons gronderaient bientôt aux portes de notre ville ? Est-ce qu’ils avaient seulement une pensée pour nos compatriotes mobilisés, pour ceux qui étaient tombés en Belgique ? Oubliaient-ils donc les atrocités que les Allemands avaient commises depuis leur invasion ?


Au contraire, ils s’en rendaient parfaitement compte. Ils gardaient au fond de leur cœur une vive rancune contre l’occupant, surtout depuis qu’ils avaient été réquisitionnés pour déblayer la neige et dégager les rues. Ces moqueries étaient pour eux un exutoire bien innocent. Comme leurs aînés, ils considéraient le travail au service des Allemands comme une infamie, une trahison envers la Patrie. Comme leurs aînés, ils voyaient avec dégoût cet insigne de la honte, le brassard rouge que tout homme de seize à soixante ans devait porter au bras gauche, sous peine de payer une forte amende ou d’être emprisonné durant trois mois. Comment oublier que nous étions en guerre, que l’occupant imposait sa loi, malgré notre résistance ?


Jean en était là dans ses réflexions quand il sentit une main lui taper l’épaule. Il se retourna et reconnut Marc C., commis chez le tailleur Cœuilte, dont la boutique était située de l’autre côté de la grand’place, en face de l’hôtel municipal. Lui aussi venait aux nouvelles.


– Alors, c’est vrai, ça commence ?

– Oui, répondit Jean. Ils commencent l’évacuation demain.


Il lui répéta mot pour mot tout ce que l’avis contenait.


– Et rien d’autre ?

– C’est tout.

– Quoi ! Ils ne précisent pas comment nous devons nous organiser pour le voyage ?

– Il y aura peut-être une circulaire à ce sujet. À moins que M. le maire…

– Oh, le maire ! Il est comme nous tous, écrasé par la botte allemande. Il aura beau taper du poing, personne ne l’écoutera. Fichue guerre qui n’en finit pas !

– Du nouveau nous concernant ?


Il voulait parler de l’armée française. Marc s’était procuré, on ne savait comment, un récepteur de T.S.F. Malgré les perquisitions incessantes des casques à pointe, l’appareil n’avait jamais été découvert. Ainsi, à la barbe de l’occupant, le commis écoutait, tantôt seul, tantôt en compagnie de quelques citoyens, les dernières nouvelles lancées par le poste de la tour Eiffel.


Quand Jean formula cette question, Marc regarda autour de lui et lui fit signe de le suivre.


– Ça pue trop le Fritz ici !


Ils traversèrent tous deux l’avenue le long de laquelle étaient stationnées quelques automobiles de l’état-major allemand et parvinrent devant le monument de 1557, qui occupait depuis une vingtaine d’années le centre de la place.


Il était dangereux de parler de la guerre et des opérations militaires en cours, surtout quand des patrouilles ennemies se trouvaient à quelques pas de vous. Si l’on surprenait la conversation, on était aussitôt accusé d’espionnage et les conséquences en seraient terribles. Les deux hommes gardaient toujours à l’esprit cette funeste date du 27 décembre 1916. Ce jour-là, neuf civils français, que l’on avait appréhendés parce qu’ils avaient livré des renseignements de ce type, furent traduits devant le conseil de guerre allemand et fusillés.


– En vérité, je ne sais rien de précis sur le front. Je crois que l’on se bat encore aux environs de Soissons. Ce qui est sûr, c’est que nous avons l’avantage. Il se peut même que les Allemands reculent.

– Comment peux-tu croire ça ?

– Tu sais qu’il y a un peu plus d’une semaine, la région de Chauny a été évacuée. Figure-toi que les habitants ont été déportés au camp de Sissonne, autrement dit en plein territoire occupé. Si on a vidé Chauny, c’est qu’il y aura forcément du grabuge de ce côté-là. Ce matin encore, tout un régiment de cavaliers est entré dans la ville. Après cela, on nous demande d’évacuer. Je te le dis : le front se rapproche. Ils perdent du terrain.

– Oui, mais s’ils nous déportent dans le Nord ou, pire, en Allemagne ?

– Travailler chez ces pouilleux de Boches ? Je préfère crever sous la mitraille.


Ils gardèrent un moment le silence, observant les groupes d’individus qui s’agglutinaient devant les affiches blanches. Marc désigna ensuite le monument.


– Si nos ancêtres nous voyaient, ils auraient honte de nous. Eux au moins s’étaient battus avant de livrer la ville à l’ennemi…


Tout en examinant de la base au sommet l’impressionnant ouvrage près duquel ils se tenaient, Jean se mit à réfléchir sur les propos de son compagnon.


Représentez-vous un cône haut de onze mètres, avec à sa base une première plate-forme, dont le diamètre atteindrait neuf mètres de longueur. Au centre de cette assise, un second socle, également circulaire, prend l’aspect d’une couronne et soutient tout un ensemble de personnages de bronze figés dans leur action. Le pourtour présente, gravés dans le granit, des écussons ainsi qu’une inscription, trois mots suivis d’une date : Civis murus erat, 1557. Le citoyen était un mur.


Au-dessus de cette plaque, deux personnages en armure, l’œil rivé sur l’horizon, semblent se concerter. L’homme de gauche, l’épée hors du fourreau, est prêt à s’élancer tandis que celui de droite, tel un homme rompu aux pratiques de la guerre, statique et posé, laisse son arme dormir dans son étui et désigne du doigt le lieu des premiers combats. Voici le mayeur de la ville et l’amiral de Coligny.


Ici, les corporations des canonniers et des archers, originaires de Saint-Quentin, préparent le canon. Là, la femme du mayeur, connue pour avoir soutenu le siège jusqu’au dernier jour, prend soin, assistée de son fils, d’un citoyen blessé. Là encore, d’autres hommes, de tous âges et de toutes conditions, luttent désespérément pour la défense de leur ville. Au premier plan, un jeune homme s’apprête à lancer une énorme pierre. Derrière lui, un vieux gentilhomme enjambe un cadavre. Tout à côté, un moine, portant le froc et armé d’une hallebarde, porte la main à sa tête blessée. L’héroïsme de ces personnages est aussi grand que le sacrifice de leur vie. C’étaient des citoyens défendant leur ville. Civis murus erat.


Ces quatre scènes entourent chacune des faces du piédestal quadrangulaire, au sommet duquel sont représentées deux allégories. La première, qui domine l’édifice, porte un drapeau, tandis que la seconde, coiffée d’une couronne aux armes de Saint-Quentin, tenant dans sa main droite une épée, prête à livrer bataille, fait de son corps un rempart. C’était la Ville défendant la Nation. Civis murus erat.


Ils étaient huit mille contre soixante-dix mille, et ils avaient résisté dix-sept jours. Nous étions cinquante-cinq mille face à trois cent vingt mille en 1914, et nous les avions laissés prendre la ville, sans opposer aucune résistance. Autres temps, autres mœurs : ceux-ci avaient des remparts, ceux-là des obusiers.


– Et voilà le reste de la cavalerie !


En effet, Jean entendit de plus en plus distinctement un bruit de sabots frappant gravement le pavé. Il vit ensuite déboucher de la rue de la Sellerie, qui aboutit directement à l’un des angles de la grand’place, un formidable cortège de uhlans. Il devait le reconnaître, ces cavaliers avaient fière allure sur de pareilles montures. Pas un d’eux ne daigna baisser les yeux sur les passants. Ils longèrent les rails du tramway et s’arrêtèrent devant la mairie. Le premier d’entre eux poursuivit sa course et stoppa sa monture quelques mètres plus loin, sur le côté occidental de la place, près des marches du théâtre municipal. Il entra dans le Crédit Lyonnais, centre névralgique de la kommandantur.


En voyant ce régiment de cavalerie, Jean éprouva un serrement de cœur, cependant qu’une foule de pensées l’envahit. L’arrogance de ces militaires lui fit sentir cruellement le lourd poids de leur domination. Cette entrée solennelle acheva de le convaincre qu’une révolte ne serait plus possible. Il savait que la cavalerie allemande ne s’engageait plus dans aucun combat, qu’elle avait désormais pour rôle d’éclairer la marche des armées.


Ainsi donc la guerre prendrait ses quartiers ici, au milieu de ces rues, dans cette place ! Les habitations, les édifices seraient balayés par le souffle des explosions et des bombardements. Cette ville serait peut-être complètement détruite, et il ne s’y trouvait personne pour élever la voix, pour empêcher ce désastre d’arriver ! Il y en avait un autrefois, mais il avait été maté comme les autres. Jean porta un dernier regard sur les fenêtres de l’hôtel de ville, ayant cette pensée ridicule que le maire pût ressentir au même moment sa douleur.


***


Si le souffle glacial de l’hiver mordait les curieux qui se penchaient sur les affiches, une effervescence enfiévrée avait au contraire saisi toute la kommandantur depuis la matinée.


Tout avait commencé avec l’arrivée tonitruante d’un régiment de uhlans, appartenant à la première armée du général Fritz von Bülow. L’officier qui le dirigeait avait tendu au commandant de la place, le comte von Bernstorff, une dépêche dont le laconisme fut d’une clarté limpide : « Préparer l’opération Alberich. » Une fois cette missive lue, on tint un conseil de guerre au cours duquel on délibéra de plusieurs questions, tant logistiques que stratégiques.


Depuis plusieurs jours, une carte de la région avait été étalée sur la longue table de chêne. Autour de celle-ci se tinrent, immobiles, une dizaine d’officiers. Ils écoutèrent en silence les questions que von Bernstorff adressait au uhlan. Ils suivirent sur la carte l’évolution du front et l’avancée des préparatifs, tout en restant attentifs aux instructions de leur commandant.


Il parlait de la ligne Siegfried et de l’opération Alberich. Cette fameuse ligne partait de la côte et suivait la direction d’Ypres. Elle descendait ensuite sur Arras avant de décrire un arc de cercle jusque Péronne. Un autre arc, plus grand celui-là, avait à ses extrémités Péronne et Soissons. Elle longeait alors l’Aisne et, après Craonne, bifurquait vers le sud, en direction de Reims. De là, le front décrivait un axe horizontal pour contourner Verdun.


– Maintenant, écoutez bien, ordonna von Bernstorff. Sur l’axe nord-sud, entre Vimy et Soissons, les Anglais menacent notre armée. De Soissons à Reims, les Français. Il est fortement probable que leurs armées vont opérer une offensive sur les deux versants. Toute leur stratégie repose sur la configuration actuelle de notre ligne de front. Voilà en quoi consiste l’opération : reculer cette ligne de près de soixante-dix kilomètres dans cette zone précisément, c’est-à-dire entre Arras et Soissons. Elle s’arrêtera notamment à La Fère et Saint-Quentin. Le temps qu’ils comprennent ce qu’il se passe, il sera trop tard pour eux. Comme vous le savez, nous avons déjà évacué certains secteurs. C’est maintenant au tour de Saint-Quentin et de ses environs. Les consignes sont claires : une valise par personne. Ceux qui refuseront de partir seront aussitôt emprisonnés. Je ne tolérerai ni désordre ni lenteur au cours de cette évacuation. Le déclenchement de l’opération ayant lieu dans deux semaines, inutile de prendre trop de retard. Ce repli va nous rapprocher de l’ennemi. Qui sait s’il ne rôdera pas dans les parages ? Il y en aura même qui se terreront dans les maisons abandonnées. Soyez donc extrêmement vigilants.


Le commandant consacra le reste de la matinée et le début de l’après-midi à régler certains détails concernant le transfert des infirmes et des vieillards, la disponibilité des moyens de transport. Comment en effet évacuer une aussi grande population en aussi peu de temps ? Si les consignes avaient été transmises d’officier à sous-officier et de sous-officier à soldat, aucun civil ne devait savoir ce qui se tramait. Les habitants n’apprirent la triste nouvelle que vers les quinze heures, par voie d’affiche. Nous savons quelle réaction cette annonce avait suscitée.


Jusque-là, le comte von Bernstorff n’avait pas informé M. Arthur Gibert, le maire de la ville, de la situation. Était-ce un simple oubli de sa part ? Avait-il été accaparé par des détails de dernière minute qui exigeaient une solution immédiate ? Personne ne saurait le dire. Toujours est-il qu’il convoqua le magistrat aux alentours de seize heures.


Les élections municipales de 1912 avaient porté au pouvoir Joseph Muller. M. Gibert, ingénieur, devint alors le second adjoint. Cependant, tout bascula en août 1914, quand la France entra en guerre contre l’empire allemand. L’armée ennemie s’apprêtant à occuper la Thiérache, Muller et son premier adjoint fuirent Saint-Quentin. Seul M. Gibert était resté. Il prit officiellement ses fonctions de maire le 27 août. Deux jours plus tard, la première armée allemande, commandée par le général von Bülow, s’empara de la ville.


M. Gibert n’oublierait jamais cette journée fatidique : les militaires tirant sur n’importe qui, traquant les territoriaux et les Anglais jusque dans les casernements, son cabinet bâillonné par cette proclamation lénifiante : « La ville se trouve aux mains du gouvernement militaire allemand avec des sentiments paisibles et ne veut pas faire la guerre à la population civile… » Il avait d’abord cru que les Allemands le laisseraient gérer la municipalité tranquillement, pacifiquement. Il déchanta quand, en septembre, il vit la kommandantur occuper définitivement la ville. Quant à ses fonctions, elles furent restreintes : lui et les autres municipaux furent cantonnés au service des billets de logement et des réquisitions.


Ne pouvant supporter l’idée d’être prisonnier dans sa propre ville, sans rien faire pour aider efficacement ses concitoyens, M. Gibert se révolta. Au risque d’être arrêté et déporté, le maire déploya une énergie incroyable à entraver l’autorité de l’occupant. Il avait le plus souvent gain de cause. Entre autres choses, il était parvenu à faire cesser le travail de ses administrés pour la construction de barbelés, à écarter la famine alors que le chômage sévissait depuis de nombreux mois. Une fois encore, quand le comte von Bernstorff le menaçait de le fusiller s’il ne faisait pas livrer les soldats que des citoyens cachaient, le maire eut cette réponse à la fois digne et magnifique : « Si je vous obéis, je serai fusillé par les Français ; or, puisqu’il faut que l’on me fusille, autant l’être par vous. »


Depuis le début de l’occupation, il s’était instauré entre le maire et le comte une certaine froideur, presque sibérienne. Ils éprouvaient l’un pour l’autre une profonde antipathie, quoique celle-ci s’exprimât de façon différente. Si M. Gibert n’hésitait pas à invectiver son interlocuteur, von Bernstorff au contraire affichait une bonhomie outrancière. C’était peut-être ce dédain qui l’avait déterminé à convoquer le magistrat aussi tardivement.


– Monsieur le maire, désolé de vous avoir fait attendre. Nous avons reçu ce matin des instructions qu’il a fallu traiter urgemment. Mais je vous en prie, asseyez-vous.

– Laissons tomber les civilités et venons-en au fait ! Vous m’avez convoqué, ce me semble. Ce qui veut dire que vous avez une communication importante à me faire.

– Importante, c’est le mot, monsieur le maire.

– Avant toute chose, je tiens à vous dire que les caisses sont vides, que les rationnements ont sérieusement diminué. Vous ne comptez pas dépouiller pour de bon mes administrés ?

– À vous entendre, on dirait que nous sommes des personnes dénuées d’humanité. Comme si nous éprouvions un malin plaisir à tourmenter vos concitoyens ! Je conçois que les mesures draconiennes auxquelles nous avons jusque-là soumis votre cité aient pu vous révolter. Mais c’est la guerre, et la guerre implique forcément quelques sacrifices, chez les militaires comme chez les civils.


Il se tut quelques instants, semblant attendre une réponse de l’édile, tout au moins une muette approbation.


– Non, ce que je veux aborder avec vous aujourd’hui, monsieur le maire, c’est l’évacuation de votre ville.

– Comment cela, l’évacuation ?


Von Bernstorff prit sur son bureau une feuille blanche sur laquelle M. Gibert vit cet en-tête : Avis. Il en fit aussitôt la lecture et, quand il fut parvenu à la dernière ligne, lui tint ces propos faussement compatissants :


– C’est comme soldat que je vous ai lu l’affiche. C’est donc comme soldat que je la ferai exécuter. Mais comme homme, vous me voyez navré.


Ce dernier n’en crut pas ses oreilles. Il lui fallut réclamer l’affiche, la lire et la relire encore pour se rendre à l’évidence. Le coup de grâce venait d’être donné.


– Et c’est ce texte que vous comptez rendre public ?

– À vrai dire, j’ai déjà pris la liberté de faire afficher cet imprimé dans toute la ville. À l’heure qu’il est, plus de la moitié de vos concitoyens doivent être au courant.

– Et vous ne m’avertissez que maintenant, moi, le premier magistrat de Saint-Quentin ?

– Je vous l’ai dit : j’ai reçu des ordres. Et ceux-ci doivent être exécutés promptement.

– Je comprends. Mais pourquoi cette mesure extrême ?

– Sachez bien que mon principal souci est de protéger cette population. Aussi, par mesure de sécurité, est-il nécessaire de transférer les Saint-Quentinois au plus vite. C’est tout ce que vous devez savoir. Le reste ne regarde que nous.

– Très bien. Je me soumets, comme d’habitude, à votre autorité. Même si je désapprouve cette décision.

– Ce sont pourtant les ordres. Toutefois, je vous laisse le soin d’informer la population sur ce qu’elle doit emporter pour le voyage. Tenez, en voici une liste sommaire. Apprenez-la si vous le souhaitez.


Le maire parcourut la liste, avant de la mettre dans une poche de son gilet.


– Avez-vous pris d’autres dispositions concernant cet exode ?

– Oui. Une fois que les habitants auront fait leur valise, ils devront se rendre à la gare. J’ai fait réquisitionner des trains pour cette opération. Il y aura trois départs par jour. Comme je l’ai déclaré tout à l’heure, la ville doit être évacuée le plus rapidement possible. Tous devront être partis au plus tôt le 15 mars, au plus tard le 19.

– Quoi ! Deux à trois semaines ? Vous comptez évacuer plus de quarante mille personnes en seulement trois semaines ?

– Ne vous tracassez pas pour ce genre de détails. Occupez-vous seulement de rassurer la population. Faites-leur savoir qu’ils retrouveront très bientôt leur ville.

– Mais dans quel état ?


Le comte ne sembla pas entendre cette phrase.


– L’évacuation, poursuivit-il, s’effectuera peut-être sans incident. Maintenant que vous êtes au courant de nos intentions, je ne vous retiendrai pas plus longtemps.

– Avant de vous quitter, j’aimerais vous soumettre une requête.

– Mais faites donc.

– J’imagine que ces trains auront plusieurs destinations.

– C’est exact, même si j’ignore encore lesquelles.

– Dans ce cas, je voudrais que vos subordonnés ne séparent pas les familles. Abandonner son domicile est déjà pénible. N’ajoutons pas à cette douleur d’autres chagrins.

– Je comprends votre inquiétude. J’ai moi-même des enfants.

– J’aimerais être sur place à chaque départ. Bien entendu, je quitterai la ville en dernier.

– Je constate que le capitaine n’abandonne pas toujours son navire. C’est tout à votre honneur.


Ce fut au tour du maire d’ignorer cette remarque cinglante et cette goguenardise mal déguisée.


– J’aurai donc le plaisir de vous voir jusqu’à la fin de l’opération. Si je ne suis pas trop pris par mes responsabilités, bien entendu.


Sentant que l’air devenait chaque seconde plus oppressant, M. Gibert se décida à tourner les talons. Mais à peine s’approcha-t-il de la porte qu’il entendit ces paroles :


– Soyez rassuré pour votre ville, monsieur le maire. Il s’agit d’une mesure de prévention. Vous savez à quel point l’empereur Guillaume l’affectionne. Cela le répugnerait, autant qu’à vous, de savoir cette place et cette basilique détruites par les obus. Mais on est encore loin d’en arriver là.


Pauvre M. Gibert ! Qui aurait pu croire, à ce moment précis, qu’on lui tiendrait un tout autre discours trois semaines plus tard ?


***


La municipalité avait demandé aux habitants d’obéir à l’ordre d’évacuation sans sourciller. De plus, elle les informa de ce qu’il leur fallait prendre pour le voyage. Chacun devait donc emporter, dans sa valise ou dans une pièce de drap, non seulement du pain et des provisions pour deux ou trois journées, mais également des couverts. Naturellement, comme on était encore aux premiers jours de mars, des vêtements chauds et des couvertures devaient compléter leur bagage.


Quand ils furent prêts pour le départ, tous quittèrent leur foyer, le cœur serré et résigné. Il fallait alors voir ces cohortes de citoyens avancer à pas pesants, dans la neige et le froid, au milieu des ruelles et des artères de la ville, pour se fondre en une masse compacte et tumultueuse au pied de la colline. Il fallait observer ces familles encombrées de leurs bagages, irritées par les pleurs incessants de leurs enfants, pitoyables mais dignes, angoissées mais courageuses.


Ces processions lugubres ne se dirigeaient pas vers les églises, encore moins vers la Collégiale, cette arche de pierre, rivale des plus belles cathédrales de France, dont on pouvait apercevoir au sommet, malgré la grisaille de l’hiver, le fameux bobéchon, surnom qu’on avait donné affectueusement à ce campanile, lanterne sans flèche, mutilé par la Révolution. Ce n’était pas sur la colline que ces personnes se rassemblaient, mais en contrebas, sur la petite place du Huit-Octobre, à cette zone évacuée depuis l’été 1916 suite à un bombardement de la Royal Flying Corps.


De là, on franchissait le grand pont qui enjambait le canal et l’on voyait, au fond d’une autre place grouillante de peuple, la longue façade de la gare. Juste devant le bâtiment, stationnait une file de voitures hippomobiles, dont la plupart se trouvaient être des ambulances. Ceux qui en descendaient, pratiquement des vieillards, étaient soit infirmes soit dans l’incapacité de supporter un long trajet à pied. On distinguait même deux ou trois automobiles gardées par des militaires.


– Nous voici bientôt arrivées, tantine.


Emmitouflées dans leurs manteaux, la plus âgée tenant fermement son sac de voyage, deux femmes marchaient péniblement au milieu de cette foule. Annie R., à peine âgée de vingt ans, soutenait le bras d’une dame aux cheveux grisonnants qui affichait alors une humeur exécrable.


– Ce n’est pas trop tôt ! Mes pieds n’en peuvent déjà plus !


Elle embrassa du regard la place noire de monde et grogna de nouveau.


– Oh, tu as vu cette foule ! Tu crois vraiment que je partirai aujourd’hui ?

– Certainement. J’ai insisté pour que tu partes dans le premier train.

– Tu as donc parlé au maire ?

– Non, mais puisque l’évacuation est effectuée par les Allemands, j’ai parlé à l’un de leurs officiers. Le lieutenant Klaus. Je t’en ai déjà parlé, tu te rappelles ?

– Tu parles si je me rappelle. Je suis vieille, mais pas encore gâteuse. Franchement, je ne te comprends pas. Tu as toujours le bon goût de te lier avec des gens de toute espèce. Que tu sympathises avec un ouvrier ou un Juif, cela ne me dérange pas. Mais que tu t’affiches avec un Allemand ! Je suis bien aise que tes parents ne soient plus là pour voir ça, ils en mourraient de honte. A-t-on idée de fréquenter un tel individu !

– C’est un officier qui a bon cœur. Si tu le connaissais mieux, tu l’aimerais aussi.

– Ah, ah ! s’esclaffa la grand-tante. Aimer une brute, un voleur ! Ils n’ont aucun respect pour nous. Tu as l’air d’oublier ce qu’ils ont fait à Mme Bernouin et à sa fille. Les pauvres, forcées de balayer la place ! Des personnes respectables ! Tu te rends compte ? Et notre ville ? Tu oublies ce qu’ils ont apporté à notre ville ? Le chômage, l’indigence. Et regarde autour de toi, ces gens qu’on expulse de chez eux, qui embarrasseront malgré eux d’autres villes. Moi, aimer un Boche ! Laisse-moi rire.

– Celui-ci est différent. Il m’aime vraiment, tu sais ?

– Peuh ! L’amour. Tu lis trop de romans, ma pauvre enfant. Comme si un militaire pouvait aimer. Crois-moi, quand tu auras quitté la ville, quand cette ignoble guerre sera terminée, il t’oubliera.


Annie voulut détromper sa parente, mais n’en fit rien. Elle aurait rétorqué que cet amour était sincère, que ce fameux lieutenant lui avait promis le mariage. Or, les propos acerbes de la vieille femme ravivèrent sa sourde crainte. Elle-même avait pensé qu’il la délaisserait une fois qu’elle serait montée dans un des trains. C’était d’ailleurs pour cette raison qu’elle repoussait son départ, indéfiniment.


Elle avait rencontré l’oberleutnant Klaus durant l’été 1915, par la force des choses. Il procédait alors à une perquisition à son domicile. Elle avait d’abord éprouvé à son égard une vive indifférence. Puis, au fil de ses visites intempestives, elle avait perçu dans son regard un je-ne-sais-quoi d’étonnamment agréable. Elle avait également remarqué qu’il était toujours présent à chacune d’elles, sans rien emporter. Quand un jour, agacée par ces opérations infructueuses, elle en fit ouvertement part à l’officier, ce dernier lui fit une réponse à laquelle elle ne s’attendait nullement. Dès lors, son intérêt pour lui n’avait cessé de croître et se mua bientôt en un amour qu’elle n’aurait jamais cru éprouver pour un homme de cette envergure.


Souvent elle se demandait ce qui le rendait si attirant. Était-ce sa haute taille, son regard aquilin ? À moins que ce ne fût sa voix, à la fois dure et charmante, dont l’accent germanique rendait melliflu le moindre de ses propos ? Ou encore sa moustache qu’il prenait soin de garder fine et élégante, coquetterie qui trahissait l’aristocrate sous ce vernis militaire ? Cet équilibre entre le raffinement et l’austérité, entre la rudesse de la physionomie et la noblesse du caractère l’avait sûrement rendue sensible à ses avances.


Annie avait un tempérament bohème que les gens de bonnes mœurs réprouvaient évidemment. Elle se fichait éperdument de ce qu’on pensait d’elle. Elle voulait se libérer de toutes les contraintes sociales, prendre en main sa propre destinée. Elle ne désirait en aucune façon ressembler aux autres filles de bonne famille. Pourquoi devait-elle nécessairement épouser un homme, puis consacrer le reste de sa vie à l’entretien de la maisonnée ? Pourquoi fallait-il laisser une certaine distance entre elle et l’ouvrier ou le paysan ? Dans son farouche désir de bousculer ces codes sociaux, Annie était à tu et à toi avec n’importe quelle personne de basse extraction. On pouvait la tutoyer sans problème, l’aborder sans forme de cérémonie.


Certains allèrent même jusqu’à l’appeler par son diminutif, Nini.


Cette familiarité n’allait jamais jusqu’à la vulgarité. On la traitait avec un minimum de respect, sans porter atteinte à son honneur. Les rapports étaient tout simplement amicaux. Bien qu’elle choquât les esprits conservateurs, cette attitude désinvolte était encore innocente. Mais que devaient penser les citadins en la voyant s’afficher avec un officier allemand, eux qui, depuis 1870, considéraient leur voisin germanique comme un peuple barbare, eux qui pleuraient encore la perte de l’Alsace et de la Lorraine ? Cet amour manifeste leur sembla un affront, un outrage, une trahison. Les anciennes sympathies se refroidirent sensiblement.


Les deux parentes peinèrent à se frayer un chemin jusque sur le quai. Il ne leur restait plus qu’à attendre, sous ce froid, près des voies, l’un des trois trains journaliers qui devaient les conduire plus au nord. La grand-tante, manifestant son impatience, passa une bonne heure à scruter chaque coin de la gare, espérant probablement rencontrer quelqu’une de ses connaissances.


– Tiens, par exemple, s’exclama-t-elle. N’est-ce pas le maire que je vois là-bas ?


Effectivement, à l’une des extrémités du quai, M. Gibert devisait avec un homme, qui n’était autre que son secrétaire général M. Ancelet. Comme il l’avait fermement déclaré au haut commandant, l’édile surveillait la bonne marche de l’évacuation. Il rassurait les familles, leur déclarant qu’on ne les séparerait pas. Il exhortait la population à rester calme et à se montrer courageuse. L’exode qu’ils allaient connaître était une épreuve supplémentaire qu’il leur fallait surmonter avec stoïcisme. Il restait ainsi toute la journée entre les divers groupes de personnes, s’enquérant de la santé d’un vieillard, écoutant les plaintes d’un autre. Il assistait à tous les départs et veillait à ce qu’il n’y eût aucun incident entre les soldats et ses administrés.


Annie tourna la tête dans leur direction puis s’exclama, radieuse :


– Oui, c’est lui !


Elle leva le bras, comme pour attirer son attention.


– Mais qu’as-tu donc à gesticuler ainsi ? grommela la tante.

– Il ne m’a pas vue. Il faut que je me rapproche.

– Quoi ! Tu comptes me laisser là, toute seule ?

– Je n’en ai que pour quelques minutes, tantine. Ne t’inquiète pas.


La vieille dame la regarda s’éloigner, se faufiler entre les groupes, enjamber les valises qui se trouvaient sur son passage.


– Décidément, pensa-t-elle, cette petite n’a aucune éducation. Voilà qu’elle devient familière avec le maire, maintenant.


Elle ne quitta pas des yeux sa petite-nièce qui continuait de crier. Un homme en uniforme feldgrau, c’est-à-dire gris-vert, se détacha du groupe d’officiers qui restait à proximité des municipaux et alla à la rencontre de la jeune femme. À coup sûr, il lui demanderait de ne pas déranger le maire et de rebrousser chemin. Mais la grand-tante fut stupéfaite de voir Annie sauter au cou de cet officier et l’embrasser sur la joue. Trouvant cette scène fort choquante, elle détourna la tête, rouge de honte.


À ce moment précis, une voix chevrotante se fit entendre à proximité.


– Pose-la là. Je te remercie.


Elle se retourna et considéra un petit vieillard, entouré de deux jeunes hommes parmi lesquels elle reconnut son commis. Elle s’écria :


– Comment ! C’est vous, M. Cœuilte ! Mais quelle charmante surprise !


Le tailleur, passée la première surprise, se décoiffa.


– Bien le bonjour, Mme A.

– Je croyais que vous étiez déjà parti.

– Oh, j’ai eu bien de la peine à faire ma valise. Mais Marc, que vous voyez ici (vous vous souvenez de mon commis, n’est-ce pas ?), m’a aidé à la préparer.


Mme A. jeta un bref regard sur les deux jeunes hommes.


– Et cet autre jeune homme travaille-t-il également à votre boutique ?

– C’est un ami d’enfance de Marc, il travaille aux chemins de fer. Ce qui est bien pratique, en ce moment.

– D’ailleurs, monsieur, fit Jean, je vais tenter de savoir à quelle heure devrait arriver votre train.

– Je vais l’accompagner, renchérit Marc. Sauf si vous avez encore besoin de moi.

– Allez-y, je ne bougerai pas.


Après qu’ils se furent éloignés, le tailleur poussa un soupir.


– C’est décidément un garçon bien serviable. Tout à fait digne de me succéder.

– Donc, poursuivit Mme A., vous êtes sûr de partir aujourd’hui ?

– Oh oui, c’est le cheminot qui me l’a dit.

– Oh, alors peut-être prendrons-nous le même train.

– Mais j’en serai enchanté.


Elle tourna son visage vers le quai. Annie discutait toujours avec son officier.


– Et votre nièce ? poursuivit le vieil homme. Ne me dites pas qu’elle est déjà partie ! Pas sans vous !

– Oh non, figurez-vous qu’elle veut quitter la ville le plus tard possible. Ce qui veut dire, bien entendu, que je partirai seule.

– Mais qu’est-ce qui la retient donc à Saint-Quentin ?

– Parce que vous l’ignorez ?


En guise de réponse, le tailleur se contenta de hocher la tête, faisant comprendre qu’il n’ignorait rien de ce scandale. La brave femme vit également dans son regard de la compassion.


Elle appréciait chez cet homme sa délicatesse et sa discrétion. Avant que la guerre éclatât, ce dernier avait pu voir ou entendre dans sa boutique des choses vraiment étonnantes. On eût dit qu’au milieu des tissus et des guipures, les langues se déliaient et laissaient échapper quelques confessions. Bien évidemment, si ces épanchements du cœur s’effectuaient à voix basse, M. Cœuilte faisait savoir à ses clientes qu’il avait tout entendu, mais qu’il leur promettait le secret absolu. Dès lors, il en arrivait à être leur confident. Celles-ci, en retour, tentaient désespérément de lui faire révéler quelque petite anecdote. Même après l’arrivée des Allemands, quand toutes les usines et tous les commerces furent fermés, réduisant au chômage toute la population, certaines femmes continuaient de se rendre chez lui afin de lui parler de leurs tracasseries et des vexations que l’occupant leur faisait subir. Ce fut d’ailleurs au cours d’une de ces visites que le tailleur apprit la relation entre Annie R. et cet officier ennemi.


Il remarqua que Mme A. déviait fréquemment son regard à un autre point de la gare. Quand il eut tourné la tête dans la même direction, il découvrit le fameux couple qui venait à eux. La grand-tante s’en aperçut également et se dépêcha de rompre le silence.


– Et comment vous portez-vous ? demanda-t-elle.

– Oh, je mentirais si je vous disais que je me porte bien. Il ne fait pas bon vieillir, surtout quand on vous ôte le pain de la bouche.

– Et votre chien ? J’ai appris que vous l’avez…

– Il le fallait bien. Je n’allais quand même pas payer.

– Tantine !


Annie salua gracieusement M. Cœuilte et présenta l’officier allemand. Le tailleur examina la tenue impeccable que ce dernier arborait. Pas une tache de boue, ni la moindre poussière sur ses gants noirs. Pas de doute : ce militaire devait avoir du sang bleu dans les veines. Mme A. ne lui adressa pas un regard. Elle l’ignora même complètement.


– Madame, déclara l’oberleutnant, je suis honoré de faire enfin votre connaissance.


Au lieu de répondre, la brave femme préféra deviser avec le tailleur, tout en haussant légèrement la voix.


– Il va sans dire, M. Cœuilte, que tout le monde déteste les Allemands. Moi plus que les autres. Quand je vois les magasins fermés du matin au soir, hiver comme été, cela me fend le cœur. Imaginez…

– Tantine, laisse-moi te présenter…

– Ma chérie, il faut que tu perdes l’habitude de m’interrompre à tout moment. Ton épouvantail peut bien attendre. Je disais donc… Ah oui. Imaginez que je n’ai pas renouvelé ma toilette depuis bientôt trois ans. Regardez-moi, j’ai presque l’air d’une mendiante. Ces Allemands sont pires que des sauterelles. En vérité, ce sont eux que l’on devrait évacuer et non d’honnêtes citoyens comme nous.

– Si seulement j’avais encore mon fidèle Saltimbanque, renchérit son interlocuteur. L’exil aurait été encore supportable.

– Et puis, c’est un monde ! fit-elle, offusquée. Nous demander de partir ! À notre âge !

– Mais, madame, poursuivit l’officier, ce sont les consignes et vous devez vous y soumettre.

– Et puis, ils n’ont aucun tact, continua-t-elle sans l’écouter. Par exemple, n’en avez-vous pas assez de venir à la gare, d’attendre sur ce quai toute la journée en espérant monter dans un de leurs fichus trains, et rentrer chez vous le soir ? Et vous avez vu ce qu’ils ont pu se procurer ? Des wagons à bestiaux ! Ils nous enlèvent nos usines, ils nous chassent de nos demeures, maintenant ils nous parquent comme du bétail ! Quel manque de considération, décidément !


Encouragé par la verve provocatrice de son ancienne cliente, M. Cœuilte demanda aigrement à l’officier :


– Va-t-on attendre encore longtemps sous ce froid ?

– En fait, je venais d’avertir monsieur le maire que le premier train ne va pas tarder. Il sera sur cette voie dans cinq minutes à peu près. D’ailleurs, je dois me préparer à son arrivée. Je reviendrai vous voir pour l’embarquement. Madame, monsieur !


Personne ne lui rendit son salut.


– À tout à l’heure, Klaus.

– À tout de suite, mon ange.


Il s’éloigna en direction des autres officiers, qui commençaient d’écarter les personnes du bord du quai. Sans plus attendre, Annie gronda sa grand-tante.


– Tu aurais pu au moins lui dire bonjour !


Ce reproche laissa cette dernière indifférente. Elle prit le parti d’adresser au tailleur un sourire complice.


– J’y pense : et votre commis ? Ne monte-t-il pas avec vous ?

– En fait, il compte me rejoindre avec son ami dès qu’il n’y aura presque plus personne à évacuer. Quel brave garçon !

– Justement, je les vois qui arrivent.

– Jean ! Marc ! cria Annie.


Les deux gaillards se joignirent au groupe, informant le vieux tailleur que le train serait bientôt à quai, mais ils surent que l’information lui avait déjà été transmise.


En apercevant Annie, Jean tourna son regard ailleurs. La jeune femme s’en aperçut.


– Bonjour, Jean !

– Bonjour, Nini, répondit-il, presque glacial.


Elle lui décocha un de ces sourires dont elle avait le secret, ce qui rendit le cheminot mal à l’aise.


Il n’avait jamais pensé qu’une femme pût avoir à la fois de la beauté, de la grâce et de l’audace. Il n’aurait jamais cru, même si on le lui annonçait, qu’il en rencontrerait une de ce type, ni qu’elle ferait partie de ses amis. Annie R. appartenait à un autre rang, supérieur au sien : cela rendait cette amitié encore plus précieuse.


Entretenir ce genre de relation avec une personne du beau sexe n’est pas sans risque. À force de tutoiements et de fous rires, Jean parvenait à oublier la barrière invisible qui les séparait. À force de la considérer comme une égale (ce qu’elle désirait ardemment), il en arriva à en tomber amoureux. Mais une fille aussi distinguée qu’elle pouvait-elle aimer un modeste cheminot ?


Longtemps il avait combattu cet amour, essayant de se persuader que ce sentiment était coupable. Un jour, il s’en ouvrit à son ami de toujours, Marc. Ce dernier fut moins surpris d’apprendre ce secret que de ce que lui demandait Jean.


– Je ne veux pas qu’on me juge, lui avait-il déclaré. Ma conscience s’en charge très bien. Ce que je veux, c’est que tu tempères mon ardeur, que tu me refroidisses dès que je me trouve près de Nini. Je peux compter sur toi ?


Durant des mois, la passion de Jean avait pu être atténuée, jusqu’à redevenir une affection tout à fait platonique. Pas une seule fois Annie ne s’était aperçue de ce bouleversement émotionnel.


Vint l’été 1915, porteur d’orages violents qui s’abattirent tant sur la campagne axonaise que sur son cœur meurtri. Dès lors qu’il la découvrit au bras de l’oberleutnant Klaus, son sang se figea. Il ne pouvait d’abord en croire ses yeux, s’interrogeant sur les motivations d’un tel amour. Peut-être Annie manipulait-elle cet officier afin d’adoucir sa condition d’occupée ? Elle ne pouvait pas l’aimer véritablement ! C’eût été une grave atteinte à son honneur et une injure pour l’amour qu’il lui portait ! Or, voir un tel couple se promener dans les rues le mettait au supplice. Il résolut de ne plus approcher aussi souvent la jeune femme.


Quelques jours après l’ordre d’évacuation, Marc lui révéla la triste nouvelle : ils allaient se marier. Dépité, Jean sentit s’éteindre la dernière lueur d’espoir, la dernière étincelle d’amour qui le maintenait dans son illusion. Comme les autres habitants de cette ville, il ne cachait pas sa colère de les voir ensemble. Il s’en servit pour cicatriser sa plaie.


Annie n’ignorait pas que la froideur manifeste de leurs relations était due à son histoire avec Klaus. Elle avait donc espéré par son sourire reconquérir son amitié, du moins sa sympathie. Elle savait aussi que la tâche ne serait nullement aisée. Les personnes d’humble condition ont souvent un caractère entier. Elle avait engagé la partie en lui adressant une parole bienveillante. Consciemment ou non, le cheminot l’avait appelée par son surnom : pour elle, un pas vers la réconciliation était franchi.


À peine le train s’était-il arrêté que les soldats s’occupaient d’ouvrir les portes coulissantes des wagons. Ceux-ci, destinés habituellement au transport du bétail, conservaient encore l’odeur piquante de la bouse. On apercevait au fond quelques traces sombres, repoussantes de saleté. Néanmoins, les exilés se rassurèrent en voyant que la paille sur laquelle ils étaient contraints de dormir avait été changée.


Avec force cris et encore plus de pleurs, les enfants montèrent les premiers, aussitôt rejoints par leurs parents ou, le plus souvent, par leur mère en deuil. Les hommes jeunes et vigoureux, quand il s’en présenta quelques-uns, aidèrent volontiers leurs aînés à embarquer. Jean B. et Marc C. furent de ce nombre. Quant au maire et à son secrétaire, ils suivirent attentivement le déroulement de l’évacuation, s’assurant que la promesse du comte von Bernstorff concernant les familles pût être respectée.


Certains, pour qui la perspective d’attendre le prochain convoi devenait déplaisante, s’empressèrent de prendre place dans l’un des wagons, n’hésitant pas à bousculer au passage quelques personnes, dont Mme A. et le tailleur. Cette dernière, décidément guère patiente, fulmina une nouvelle fois contre l’état-major allemand, cause de tout ce désordre.


Elle parvint malgré tout à l’un des compartiments et fut aise de remarquer que M. Cœuilte la rejoignait. Cette réjouissance fut de courte durée, car le lieutenant Klaus revenait auprès d’Annie. Comme s’il voulait attirer les bonnes grâces de la digne dame, l’officier lui proposa de l’aider à monter dans le train. Celle-ci le remercia d’un ton revêche :


– Bas les pattes, vous ! Ces jeunes gens s’en chargeront mieux à votre place.


Aussitôt Mme A., soutenue par les membres puissants de Jean, monta dans le wagon sans effort. Sa petite-nièce adressa au cheminot un sourire amical, sourire qui n’échappa nullement à l’œil investigateur de Klaus. Il observa Jean, demeurant attentif aux regards que ce dernier portait sur sa fiancée. Il remarqua chez lui une gêne, due probablement à sa simple présence. Ce détail sembla confirmer ses soupçons. Il se mit alors à regarder les bagages qui étaient posés un peu partout à proximité de la voie.


– Laquelle de ces valises est la tienne ?


Annie s’était attendue à cette question et avait imaginé toutes sortes de réponses pour amener l’oberleutnant à accepter sa décision sans le mettre en colère. Mais aucune ne la satisfaisait pleinement. Alors, elle préféra s’en remettre à l’avenir plutôt que de tergiverser. À ce moment-là, elle serait en mesure de fournir une réponse franche. Ce moment arrivé, elle se retourna et regarda Klaus. Elle ne prononça aucun mot, mais celui-ci comprit à sa mine résolue, à ses yeux dont la teinte irisée laissait transparaître une pointe de fermeté, que sa fiancée n’accompagnerait pas sa grand-tante.


– Annie !

– Deux jours, déclara-t-elle. Je partirai dans deux jours.


Klaus la regarda, peu convaincu. Elle lui avait déjà fait cette promesse deux fois, et quand l’échéance parvenait à son terme, elle reportait son départ, encore et encore. Il avait beau lui faire part des risques qu’elle courrait si elle ne prenait pas le train au plus tôt, il avait beau lui promettre qu’une fois l’évacuation terminée il la rejoindrait, rien n’y faisait. Chaque fois qu’il se rendait chez elle, il se rendait compte que la valise n’était pas encore faite. Elle avait peur de le perdre, prétendait-elle. Il la rassurait du mieux qu’il pouvait, renouvelant sa promesse de l’épouser aussitôt après avoir quitté Saint-Quentin, mais jamais il n’avait su apaiser entièrement ses craintes.


Le visage de Klaus se rembrunit, affichant nettement sa désapprobation. D’ordinaire le caractère trempé de la jeune femme l’amusait, mais au vu des circonstances actuelles cette attitude était réellement agaçante. Pourquoi avait-il fallu qu’il la demandât en mariage ? Il éprouvait certes de l’affection pour cette petite personne, mais l’aimait-il vraiment ? Tout était allé si vite depuis les préparatifs de l’opération Alberich, trop vite même. À peine prenait-il connaissance d’un problème qu’il devait en aplanir les difficultés avec la rapidité d’une antilope. C’était donc sans réfléchir qu’il avait proposé à Annie d’être sa femme. Le mal étant déjà fait, il ne pouvait plus revenir sur sa parole. Et puisque désormais ils vivraient le reste de leur vie ensemble, il lui faudrait dompter cette nature impétueuse, la forcer à se plier à la moindre de ses exigences comme devrait le faire une bonne épouse. Il mena Annie loin des oreilles indiscrètes et lui déclara, sèchement :


– Il est temps d’arrêter ce petit jeu, tu ne crois pas ?

– Je ne comprends pas.

– Tu m’avais promis de quitter la ville avec ta grand-tante. Et voilà que maintenant tu la laisses entreprendre seule ce voyage.

– Elle n’est pas seule. Regarde, il y a M. Cœuilte et…

– Ne joue pas sur les mots, veux-tu ? La situation est grave, Annie. Je comprends ton angoisse, mais je te l’ai certifié une bonne dizaine de fois : quand cette ville aura été vidée de tous ses habitants, je te rejoindrai et nous pourrons enfin nous marier. Je t’en ai donné ma parole, et il n’y a pas meilleure garantie que la parole d’un officier. Tu réclames un délai de deux jours, tu l’as. Mais c’est la dernière fois, tu m’entends ? La dernière fois. Ne te donne pas la peine d’inventer un nouveau prétexte, car dans deux jours, que tu le veuilles ou non, tu monteras dans ce train.


Il tendit alors son bras en direction des wagons.


– Et si ce jour-là ta valise n’est toujours pas prête, alors je me verrai obligé de t’arrêter.

– M’arrêter ? Comment ! Tu oses envisager cette ignominie, toi qui viens de parler mariage à l’instant ? Comment peux-tu prétendre m’aimer si tu me tiens un discours pareil ?

– Je t’aime, et pour cette raison je songe à ta sécurité. Mais continuerai-je à aimer une femme qui n’en fait qu’à sa tête au lieu d’écouter les recommandations avisées d’un homme, surtout quand cet homme est parfaitement au fait de ce qui se passe dans le département ? Pourrai-je épouser une femme qui préfère risquer sa vie plutôt que de songer à se mettre à l’abri ? Tu es une femme déterminée, Annie. Mais bien qu’elle soit une qualité, la détermination peut quelquefois être néfaste. C’est mon rôle de te protéger de toi-même, ma chérie. Mais si tu refuses mon soutien, alors je ne pourrai plus rien pour toi.


Annie le considéra quelque temps. Elle éprouva quelque difficulté à démêler le sens de ses propos, mais une idée eut vite fait de germer dans son esprit, idée qui ne manqua pas de l’effrayer. L’angoisse et le ton menaçant de l’officier allemand eurent raison de ses nerfs, si bien qu’elle ne put retenir ses larmes.


– Tu pourrais rompre ton engagement ? Mais tu oublies que…

– Tout dépend de ce que tu décideras. Je souhaite toutefois que tu feras le bon choix.


Il essuya ses larmes et embrassa son front.


– Tu devrais retourner auprès de ta grand-tante et la saluer comme il se doit.


Il tourna les talons et rejoignit le groupe d’officiers qui entouraient les deux municipaux. Elle n’avait pas songé à le retenir ni par un geste ni par une parole quelconque. Elle le regarda partir, hagarde. Avait-il parlé sérieusement ? Pourrait-il vraiment mettre sa menace à exécution ? Elle connaissait la nature intransigeante de Klaus ; il pouvait se montrer inflexible quand les circonstances l’exigeaient. Ses ordres étant d’évacuer la ville en moins de trois semaines, nul doute qu’il userait de la force s’il en était réduit à cette extrémité. N’avait-il pas un jour tranché la main d’un vieil homme parce que celui-ci l’avait enchaînée au mur de sa maison ? Non, jamais elle ne l’avait vu aussi sérieux que ce matin-là. Jamais il ne s’était montré aussi autoritaire avec elle, et cela l’avait ébranlée. Elle comprit à présent que rien ne serait plus jamais comme avant, qu’elle risquait de perdre l’homme qu’elle chérissait, et bien plus encore, si elle ne choisissait pas de se corriger. Il n’y avait pas d’autre solution et cela la déprima. De nouvelles larmes parcoururent ses joues.


Elle sentit une main lui tenir le bras et se retourna, surprise.


– Nini ! fit Jean de sa voix douce. Ça va ?

– Euh, oui. Je vais bien.

– Mais tu pleures. T’aurait-il manqué de respect ?

– Non, ce n’est pas ça. C’est juste que…


Elle porta son regard sur la voie ferrée et découvrit que le train avait disparu. Sa grand-tante était partie sans qu’elle eût eu le temps de l’embrasser pour la dernière fois. Meurtrie par ce nouveau coup du sort, elle poursuivit, tout en esquissant un sourire :


– Je suis triste de quitter tantine, voilà tout.


2


Voyant qu’il restait encore un quart de la population à évacuer, le comte von Bernstorff avait donné de nouvelles instructions. Ainsi, pendant que certains régiments continuaient de faire embarquer les civils dans les trains à destination du Nord et de la Belgique, d’autres devaient s’assurer que les premiers quartiers étaient totalement inhabités. Si c’était le cas, il pouvait déjà procéder au sac de la ville, sans que le maire le sût.


Chaque patrouille avait un secteur délimité et les hommes qui la composaient devaient inspecter trois ou quatre rues chacun. Au cas où l’un d’eux rencontrait un civil dans la rue, il le sommait de répondre pourquoi il n’était pas encore parti et s’il avait déjà fait sa valise. Il le terrorisait même en indiquant les risques qu’il courrait s’il n’obéissait pas aux directives du commandant. Par contre, quand il s’agissait d’inspecter un domicile, il devait d’abord frapper deux ou trois coups et attendre quelques secondes. Si personne n’ouvrait, il pouvait entrer de son propre chef. Commençait alors un examen sommaire pièce par pièce, étage par étage. Quand on fut certain que la rue avait été entièrement vidée, le pillage entra en action.


Il faut avouer que les Allemands prenaient à ce moment leur revanche sur les citoyens. En effet, les Saint-Quentinois avaient résisté, à leur manière, à toutes les vexations imaginées par les casques à pointe. Chaque jour d’occupation donnait lieu à une bravade de la population. Quand on voulut réquisitionner le cuivre et les laines, ces matériaux étaient cachés. Quand on décida de taxer l’habitant, celui-ci refusait de payer. Ainsi en alla-t-il des chiens : les pauvres bêtes durent être sacrifiées pour l’honneur de leurs maîtres. On tenta de faire travailler les citoyens en assurant un salaire convenable ; ceux-ci, au lieu d’accourir, répliquèrent avec fierté : « Je suis Français. »


Ce bras de fer, qui durait depuis trente-trois mois, avait fini par exaspérer au plus haut point les autorités militaires. Aussi, quand le commandant avait autorisé la fouille des bâtiments, les soldats et leurs supérieurs éprouvèrent une vive satisfaction. Tout ce qu’on pourrait récolter serait envoyé en Allemagne, où la population souffrait du manque de nourriture. D’ailleurs, personne ne comptait rien laisser derrière soi. Le but de ce pillage de masse n’était-il pas d’anéantir la concurrence au moment de l’après-guerre ?


L’empire allemand avait absolument besoin de matières premières pour maintenir l’effort et n’hésitait pas à récompenser le soldat qui lui en rapporterait plusieurs kilos. Après avoir prélevé une certaine quantité de zinc, de cuivre ou de plomb, celui-ci recevait quelques pfennigs, somme qui était loin d’être dérisoire en ces temps troublés.


Le landwehr Ulrick K. faisait partie de ces militaires zélés. La brigade à laquelle il appartenait avait pour consigne d’inspecter une des zones situées au sud de la ville. On avait assigné à ce soldat une petite place, celle du maréchal Foy, et les rues qui en partaient.


Il arriva, seul, entouré de ces maisons de brique silencieuses. On pouvait distinguer son uniforme feldgrau au milieu de toute cette neige qui tapissait le sol et qui tombait à gros flocons depuis plus d’une heure. Il avisa une rue assez étroite, la rue de la Poterne et fouilla, une par une, les maisons qui se trouvaient à droite de cette voie.


La porte de la troisième demeure était grande ouverte. Il entra prudemment dans un long couloir sombre, attentif à tout mouvement, à tout bruit qui pût révéler une présence. Voyant qu’il n’y avait pas âme qui vive, il prépara son sac et commença sa besogne.


Il visita la cuisine, mais ne trouva rien qui fût d’un réel intérêt. Sûrement la cave avait été fouillée de fond en comble. Il était donc inutile de descendre dans cet endroit sec et poussiéreux s’il ne devait y trouver que des tessons de bouteilles. Il prit donc le parti d’inspecter l’autre pièce.


Il embrassa le séjour d’un seul regard. Il avait appris à repérer au premier coup d’œil ce dont l’armée avait besoin. De cette façon, la perquisition ne prendrait pas trop de temps et lui permettrait de passer rapidement à l’habitation suivante. Il vérifia les poignées de porte, les lampes à pétrole, les ustensiles. Il ne prit pas la peine de casser quoi que ce fût pour en extraire la matière recherchée. Chaque objet contenant du cuivre, de l’or ou quelque autre métal utile à l’effort de guerre allemand atterrissait dans son sac.


La table, qui occupait le centre de la pièce, était en partie recouverte de livres, rangés par piles d’inégale hauteur. Sûrement l’ancien locataire ne supportait plus de voir, à chaque visite de soldats allemands, ses ouvrages balayés sauvagement des rayons de la bibliothèque. À côté, un chat tigré passait une patte sur son oreille. En voyant l’intrus s’approcher, il le regarda attentivement de ses yeux opalescents. Il émit un petit miaulement, moins par défi que pour exprimer son désir de contact humain. Le soldat le souleva et le reposa sur le plancher, tout en fixant son attention sur le coussin bleu du félin. Un képi d’uniforme français !


Il n’avait pas oublié que, le front reculant, les troupes ennemies avanceraient à leur tour et enverraient en éclaireurs quelques hommes. Ces derniers pourraient alors se tenir en embuscade, attendant leur heure afin de montrer qu’elles étaient plus près qu’on le croyait.


Il perçut un craquement provenant de l’étage supérieur. Il ne bougea plus, l’oreille aux aguets. De petits chocs répétés martelèrent le plafond. C’étaient des pas. Il est là-haut ! Le landwehr reposa le sac, arma son fusil et longea lentement le couloir. Arrivé au bas de l’escalier, il s’arrêta et vérifia s’il avait assez de cartouches. Puis il monta les marches, précautionneusement, pour ne pas faire craquer le bois. L’escalier faisait un coude. Là encore, il s’arrêta quelques instants et écouta. On continuait de marcher. D’après le rythme de ces pas, l’ennemi ne devait guère se douter de sa présence. Le soldat allait pouvoir le surprendre.


Il ne lui restait qu’une dizaine de marches à gravir. Au bout de ces marches, un corridor menait à deux pièces. Les portes se trouvaient au fond. S’approchant toujours à pas de loup, l’homme perçut du mouvement dans la pièce de droite. Il se raidit, leva son fusil, prêt à fondre sur l’inconnu. Il n’était pas encore à l’embrasure de la porte quand une silhouette apparut. La réaction fut immédiate, il tira.


Sa victime s’effondra sur le plancher. Quand il la retourna, ses traits se figèrent, son visage devint blême. Ce n’était pas un soldat. Il s’éloigna du cadavre, se signa, s’écria, comme pour expier son erreur : « Mein Gott ! » Il eut beau se convaincre qu’il s’agissait d’un accident, que le coup était parti sans qu’il l’eût voulu, sa culpabilité continua de lui ronger le cœur, de lui torturer l’esprit. Il n’y avait eu qu’un seul tir, mais l’écho se répercuta une vingtaine de fois dans son crâne.


Il recula, saisi d’effroi, comme s’il voulait établir un fossé entre lui et son crime. Il y avait la peur, il y avait le remords, il y eut l’inquiétude. À coup sûr, quelqu’un avait dû entendre la détonation. On accourrait, on le trouverait, son Gewehr 98 encore fumant à la main, devant ce corps immobile.


« Il n’y a plus une minute à perdre, songea-t-il. Il faut quitter cette maison coûte que coûte. Oui, mieux vaut fuir que passer devant le peloton d’exécution. »


Et il descendit quatre à quatre l’escalier. Encore étourdi par le crime qu’il venait de commettre, il quitta la maison en courant, oubliant de prendre le sac qu’il avait laissé au rez-de-chaussée. Au moment de franchir le seuil, il percuta un homme et trébucha.


Il se releva et se trouva en présence de deux civils. On ne sut pas lequel des trois fut le plus surpris : le soldat de tomber sur ces deux individus ou ces derniers de voir sur son visage une telle frayeur. Jamais en effet ils n’auraient cru qu’un soldat allemand pût exprimer ce genre d’émotion. La surprise passa comme un éclair. À peine le Fritz les eut-il identifiés qu’il lança de façon laconique : « Perzonne tuer Fraulein ! » Il répéta ces mots et reprit la fuite, manquant de glisser sur une plaque de neige.


Ce que Marc C. et Jean B. venaient de voir leur fit une forte impression. Ils le regardèrent prendre ses jambes à son cou, ne sachant que penser.


– C’est quoi ça, Fraulein ? demanda le commis.

– Sûrement le nom d’un de ses camarades.

– Il y aurait donc le cadavre d’un Boche dans cette maison ! Je voudrais bien voir ça.


Marc fit quelques pas en direction de l’entrée. Son compagnon le retint par le bras.


– Attends ! Il a dit que quelqu’un a tué cet inconnu. Le coup de feu a été tiré il y a à peine cinq minutes, tu l’as entendu comme moi. Si ça se trouve, l’assassin est toujours dans cette demeure.

– Si c’est le cas, je lui serrerais volontiers la main. C’est pas croyable ! Depuis le temps que j’en rêvais ! On va pouvoir fouiller un Boche !


Tous deux pénétrèrent dans la maison et avancèrent silencieusement, s’attendant à rencontrer le fameux tireur. Quand ils virent les pièces du rez-de-chaussée absolument désertes, quand ils prêtèrent l’oreille afin de savoir si on ne fouillait pas des tiroirs à l’étage du dessus, ils pensèrent que celui-ci avait probablement quitté la maison. L’idée même qu’il pût s’agir du soldat allemand, qu’ils avaient croisé quelques minutes auparavant, leur avait traversé l’esprit.


– Fouille les pièces du bas. Moi, je vais voir à l’étage. Avertis-moi si tu trouves le cadavre. Et ne commence pas la fouille sans moi.

– D’accord, répondit le commis, j’attendrai. Mais sois prudent. Il nous aura entendu entrer et se sera embusqué là-haut.


Pendant que Marc s’affairait dans la cuisine, Jean se dirigea vers l’escalier. Il s’aida de la rampe pour monter ces marches à toute vitesse. L’effort l’essouffla quelque peu ; il s’arrêta sur le palier intermédiaire pour reprendre sa respiration. Soudain, il entendit un faible gémissement. À peine eut-il franchi les derniers degrés qu’il aperçut, au fond du couloir, un corps étendu sur le sol.


Celui-ci était enveloppé par la nappe de lumière qui émanait de la chambre voisine. Pour savoir à quoi s’en tenir, il lui fallait s’approcher ; seulement il le fit avec la plus extrême prudence. Si, en effet, il s’agissait d’un soldat allemand en train d’agoniser, ce dernier pouvait encore avoir son fusil à portée de main et n’hésiterait pas, dans un ultime effort, à s’en servir contre quiconque s’approcherait.


À mesure qu’il avançait, Jean vit que l’inconnu portait des bottines. Le doute l’envahit quand il porta son attention sur la robe. Une seule personne pouvait en porter de semblables. Et si… Arrivé à mi-hauteur du corps, il découvrit une flaque de sang. La femme avait été blessée au ventre. Il s’accroupit et se pencha. Un visage, les yeux clos, encadré par de sublimes cheveux blonds, semblait dormir paisiblement. Nini !


***


Après avoir fait le tour de la cuisine, Marc s’attaqua au séjour. Là encore, il n’y eut aucun corps. Par contre, il trouva un sac, probablement oublié par le Fritz. Pas besoin de l’ouvrir pour savoir ce qu’il contenait.


Comme tous les autres habitants, il avait eu à subir de nombreuses perquisitions, opérées aussi bien le jour que la nuit. On pouvait dire que ces Germains ne s’y prenaient jamais avec des pincettes. Rien n’échappa à leurs mains avides, tout y passa. On fouilla minutieusement chaque pièce, chaque armoire, chaque tiroir. Certains s’avisèrent même d’inspecter la niche du chien, au cas où l’on aurait enseveli dessous quelque petit pécule. En général, ils ne repartaient jamais bredouilles.


Un jour, un officier, qu’il reconnut comme étant la connaissance de Nini, fit irruption chez lui. Il voulait du champagne, demande qui sidéra le locataire, comme nous pouvons l’imaginer. Comment, lui avait-il rétorqué, avec vingt-cinq centimes que lui allouait quotidiennement la municipalité, pourrait-il s’offrir ce luxe ? Sans se départir de son calme, l’Allemand réitéra sa demande jusqu’à ce qu’il obtînt satisfaction. Marc, excédé par de telles exigences, avait fini par partir en ville en quête d’une bonne bouteille. Il avait alors ressenti une vive inquiétude.


Et si l’officier avait orchestré cette sortie pour pouvoir fouiller à son aise son domicile ? Et s’il découvrait la T.S.F. ? Quand il revint avec une bouteille d’un cru de moyenne qualité, il retrouva sa demeure dans un désordre indescriptible. Fort heureusement, l’officier n’avait pas trouvé le poste récepteur. Néanmoins il accepta la bouteille, non sans manifester quelque contrariété.


Marc décida de garder le sac pour lui. Pour être tout à fait exact, il voulut le mettre à l’abri de la rapacité de l’occupant. Il se jura de restituer son contenu à ses propriétaires légitimes une fois la guerre terminée.


Aussitôt cette décision prise, une voix retentit de l’étage supérieur.


– Marc ! Ce n’est pas un soldat, c’est Nini ! Elle est grièvement blessée. Cours chercher du secours !

– Entendu !


Il lâcha le sac, sortit dans la rue et regarda de tous côtés, dans l’espoir d’apercevoir quelque patrouille. Mais tout était absolument désert. Comme si cela pouvait l’étonner ! La ville avait été vidée de ses habitants aux trois quarts. De plus, personne ne resterait longtemps dehors par un temps pareil ! Il prit donc la place Foy. De là, il longea la rue de la Tour Sainte-Catherine pour remonter le boulevard Victor Hugo.


Il erra ainsi, suivant l’artère, scrutant à chaque coin de rue quelque indice qui décèlerait une présence. Il vit un peu plus loin, sur la place Dufour-Denelle, deux ou trois personnes. En s’en approchant, il reconnut des soldats, postés près de la fontaine monumentale. Ces derniers, le voyant venir à eux, lui crièrent :


– Halte !

– S’il vous plaît, j’ai besoin d’aide. Il y a une femme blessée, dans cette zone.


Il tendit le bras en direction du boulevard.


– Il lui faut du secours, de toute urgence.


Les soldats le regardèrent, ahuris, ne comprenant rien à ses gesticulations. L’un d’eux lui demanda, dans un français approximatif :


– Votre valise ?

– Hein ?

– Je demande vous : votre valise.

– Vous voyez que je n’ai pas de valise. Je vous dis que…

– Pas de valise ? Vous devoir faire valise. Vous partir. Ville à évacuer.

– Je sais tout ça. Mais là, je ne vous parle pas de valise, je vous parle d’une femme qui va mourir si on ne lui vient pas en aide.


Le soldat fronça légèrement le sourcil, tentant de déchiffrer les propos du commis. Marc s’en aperçut.


– Attendez, vous n’avez rien compris à ce que je raconte, c’est ça ?

– Pardon, mais französisch, français difficile à comprendre.

– Voilà ma veine ! Où est votre officier ? Offizier ? Vous en avez bien un ? Je veux lui parler.


Il accompagna ses paroles de gestes fort éloquents. Le soldat comprit ce qu’il demandait. Il en fit la traduction à l’un de ses camarades, qui prit la direction du boulevard Henri Martin. Marc dut attendre environ une dizaine de minutes avant de le voir revenir avec un oberleutnant.


– Il paraît que vous voulez me parler, demanda celui-ci. J’espère que c’est important. Sans cela, gare aux représailles.

– C’est extrêmement important, oui. Nous avons trouvé une femme. Elle est blessée. Grièvement. Il lui faut un médecin. D’urgence.

– Du calme, monsieur. Vous dites, nous ? Où sont les autres ?

– Mon ami est là-bas qui la veille.

– Bien. Où est-elle blessée ?

– Je n’en sais rien. Je ne l’ai pas vue. Mais il n’y a pas une minute à perdre.

– Si vous ne l’avez pas vue, comment pouvez-vous donc savoir si c’est vraiment urgent ?

– Je connais mon ami. Il ne m’aurait pas envoyé chercher du secours si ce n’était pas aussi grave.


L’oberleutnant sembla hésiter.


– Menez-moi à cette demeure. Je verrai sur place s’il faut demander une ambulance. Où est cette femme ?

– Dans une maison de la rue de la Poterne. C’est à côté de la place Foy.

– Nous vous suivons.


Bien que les instructions fussent données en allemand, Marc comprit que l’officier avait demandé aux trois soldats de les suivre. Il eut beau le contraindre à allonger le pas, ce dernier maintint son rythme de marche. De plus, on avança difficilement, à cause de la chute de neige qui redoublait d’intensité.


Il avait repris exactement le même itinéraire que précédemment. Quand ils parvinrent enfin rue de la Poterne, il désigna du doigt la maison.


– C’est à l’étage, précisa-t-il.

– Très bien, fit l’officier. Restez à l’extérieur. Vous deux, continua-t-il dans sa langue, restez avec lui et, surtout, ne le quittez pas des yeux.


Il s’engagea ensuite dans le corridor, accompagné du troisième soldat. Marc fut visiblement inquiet, tant au sujet de Nini que par ses deux gardiens qui l’observaient sans discontinuer.

Arrêté au bas de l’escalier, l’officier éleva la voix :


– Est-ce qu’il y a quelqu’un ?


Personne ne répondit à l’appel. Intrigué, il monta les marches, toujours suivi par le subalterne. Le couloir de l’étage était aussi silencieux que le premier. Les portes étaient fermées. Pendant qu’il avançait, le lieutenant avisa sur le plancher une étrange tache sombre et l’examina.


– C’est du sang. Il y avait bien un corps ici. On a dû le transporter…


Il jeta un bref coup d’œil sur chacune des portes. Celle où la tache était la plus proche était entrebâillée.


– … dans cette pièce !


Le soldat, sans plus attendre, se précipita dans la chambre. Elle respirait le calme. Sur le lit, on découvrit un corps, celui d’une femme, avec au ventre une large plaie béante. Le soldat, après avoir penché son oreille sur sa poitrine, déclara :


– Elle est morte, oberleutnant.


Ce dernier considéra un moment la blessure.


– Il aura au moins dit vrai à propos de cette femme. Reste à trouver ce fameux ami. Il ne doit pas être loin. Fouillez la maison. Tâchez de voir si on n’y a pas laissé l’arme qui aurait servi à la tuer.

– Doit-on faire venir une ambulance ?

– Il n’y a plus rien à faire pour elle. Faites monter notre homme, que je puisse l’interroger. Et que deux d’entre vous inspectent les pièces.


Le soldat disparut aussitôt. Pendant une minute, le lieutenant resta seul dans le couloir, le regard errant dans le vide. Il réfléchissait. Il tentait de comprendre ce qui avait bien pu se passer entre ces murs.


Il songea aux priorités définies par le commandant von Bernstorff. Ces priorités concernaient l’évacuation de la ville. Il devait s’assurer que tous les habitants sans exception quitteraient la ville. Résoudre les meurtres n’était guère de son ressort. Si la chaîne de commandement le déchargeait de cette responsabilité, son instinct lui dicta de sonder ce mystère. Ce Français n’avait-il pas parlé d’un soldat allemand ? Il devait d’abord avoir accès à certaines informations, il aviserait ensuite de ce qu’il conviendrait de faire.


Le commis arriva, précédé du même subalterne, la mine angoissée. Aussitôt qu’il le vit, le militaire prit un air grave :


– Il y a bien une femme, mais nous sommes arrivés trop tard. Elle se trouve dans cette chambre. Si vous voulez la voir…


Il se recula, laissant Marc pénétrer dans la chambre mortuaire, puis le rejoignit.


– Était-ce bien la femme dont vous me parliez ?

– Oui, répondit-il, choqué. Mais je ne vois pas Jean.

– Il s’est volatilisé. Mais nous le retrouverons. J’aurai besoin pour cela de son nom exact et de son adresse. Des vôtres, également.


Marc lui fournit ces renseignements.


– J’avoue que cette histoire me laisse perplexe, poursuivit l’officier. Par exemple, qu’étiez-vous venus faire ici, alors que le quartier a été vidé de ses habitants voilà quelques jours ?


Le commis lui raconta comment, en traversant la place pour rejoindre le centre-ville, ils avaient entendu une détonation. Il n’omit aucun détail : le soldat qui était sorti précipitamment, ses propos incompréhensibles, Jean qui était monté à l’étage et qui lui avait crié de chercher du secours. Il raconta sa course jusqu’au moment où il avait abordé les soldats près de la fontaine.


– Et cette femme, la connaissiez-vous auparavant ?

– Elle se prénomme Annie. Enfin, se prénommait. Mais nous l’appelions Nini. C’était, avant la guerre, une des plus fidèles clientes de mon patron.

– Juste une cliente ?

– Quoi ! Vous voulez savoir si je la fréquentais ? Oh non, c’est pas possible. Elle était fiancée.

– À ce Jean B., je présume ?

– Vous plaisantez ? Un ouvrier avec une fille de bonne famille ? Ce serait incroyable.

– Pourtant, vous deviez avoir une certaine familiarité avec cette personne, non ? Puisqu’elle avait un surnom ?

– Elle n’était pas comme les autres bourgeoises. Elle nous traitait en égaux.


L’officier fut sur le point de poser une autre question quand des pas précipités résonnèrent dans le couloir. En une fraction de seconde, un des soldats occupés à la fouille de la résidence apparut au chambranle de la porte, essoufflé.


– Nous l’avons trouvé, mon lieutenant.

– Montrez-moi. Quant à vous, suivez-moi.


Tous redescendirent et empruntèrent le couloir enténébré. Ils parvinrent à la cuisine, elle-même faiblement éclairée. Le soldat indiqua une porte. À en juger par la mince couche de neige qui recouvrait les dalles à l’endroit du seuil, on pouvait admettre que cette porte avait été ouverte une dizaine de minutes auparavant et laissée telle quelle depuis.


– Restez ici ! intima-t-on au commis.


Puis l’officier entra dans la cour. Deux secondes plus tard, Marc dut le rejoindre. Ce qu’il vit le stupéfia : un corps était étendu, face contre terre, que la neige, qui continuait de tomber abondamment, avait presque entièrement enseveli. On voyait à peine la tenue que l’inconnu portait. Seules les mains et une partie de la tête restaient encore visibles. C’était un homme.


– Retournez-le, ordonna l’officier.


On obéit. Le visage découvert, on aperçut au front un cercle sombre, presque noir, d’où s’était échappée une coulée de sang. L’homme avait les yeux grands ouverts. Marc, saisi par la vue de ce cadavre, sentit son cœur se soulever. Il venait de reconnaître Jean.


Le souffle lui manqua, tout disparut dans une obscurité profonde. Seul surgissait de ce néant, tel un fanal au milieu des ténèbres, la sinistre vision de ce corps sans vie. L’air devenait de plus en plus irrespirable. Il recula, heurta la table.


– Ne le laissez pas sortir ! fit l’Allemand.


On encadra l’homme, hébété.


– C’était votre ami, n’est-ce pas ?

– Oui, prononça-t-il dans un soupir. Je veux sortir. On étouffe ici.

– Pas avant de m’avoir dit ce qu’il s’est passé ici. Qui a tué votre ami ?

– Je n’en sais rien. J’étais à votre recherche quand il a été…

– Toujours aucune trace de l’arme ?


Le soldat répondit par la négative.


– Bien. Continuez à fouiller. Quant à vous, monsieur, vous allez me suivre à la kommandantur.

– Mais il faut enterrer les corps, suggéra le commis.

– Vous oubliez l’évacuation. Nous n’avons pas le temps pour cela. Et puis, voyez. La neige s’en charge déjà à notre place.


En effet, le corps fut de nouveau recouvert par une pellicule de poudreuse. On voyait à peine le trou béant. Marc imprima cette image funèbre dans sa mémoire et, toujours aussi bouleversé, suivit l’oberleutnant au siège de la kommandantur où il dut subir un interrogatoire vraiment éprouvant.


La fouille de la maison n’ayant rien donné, on ne put accuser le commis d’avoir assassiné ces deux personnes. Néanmoins, celui-ci devait être étroitement surveillé par les autorités allemandes jusqu’à ce qu’il gagnât le nord du pays. Par ailleurs, l’officier envisagea d’approfondir l’affaire en interrogeant, s’il existait réellement, le soldat qui avait pris la fuite. L’enquête, qui s’annonçait longue et pénible, dut cependant être reportée à plus tard, la priorité étant de vider la ville avant le déclenchement de l’opération Alberich.


Marc, se sachant prisonnier, fut autorisé à regagner son domicile afin de préparer sa valise. Puis, toujours escorté par deux militaires, il fut conduit à la gare et monta dans le train avec d’autres détenus. Il supporta cette situation avec réticence, gardant à l’esprit ce que lui avait promit l’officier, à savoir de faire le plus rapidement possible la lumière sur ce mystère.


Une seule image l’obsédait, celle de Jean abattu, gisant dans la neige. Une seule question le préoccupait. Son absence n’avait duré qu’une demi-heure, tout au plus. Que s’était-il exactement passé rue de la Poterne durant ce laps de temps ?


***


– Nini !


Cela faisait cinq minutes que Marc avait quitté la rue de la Poterne. Jean resta aux côtés de la jeune femme. Quand il eut prononcé son nom, cette dernière leva faiblement ses paupières. Elle le dévisagea un instant, tentant de discerner les traits de l’inconnu à travers le voile brumeux de son regard. Puis elle articula, d’une voix faible, presque atone :


– Klaus, c’est toi ?

– Non, c’est Jean, murmura-t-il.

– Ah, Jean !

– Je suis là.

– Jean ! Je crois qu’on a tiré sur moi.

– Le ventre est touché. Mais tu vas t’en sortir. Marc est sorti chercher du secours.

– Le ventre, tu dis ? Alors, ça veut dire que…

– Écoute-moi. Quelqu’un va arriver.

– Klaus ?

– Non, Marc. Avec une ambulance. Tu verras, on te sortira de là.


Elle sembla réfléchir puis poussa un soupir.


– J’étais venue dans cette maison prendre la mante de ma grand-tante. J’ai fouillé l’armoire et la commode, sans résultat. J’ai voulu traverser le couloir pour aller dans l’autre chambre. C’est là qu’il y a eu le coup de feu et après, le trou noir.


Jean sentit un léger picotement dans ses yeux.


– Ça va aller, la rassura-t-il. L’ambulance ne devrait plus tarder.

– C’est trop tard. Je me meurs.

– Non, s’écria-t-il. Non, continue de résister. Tu vas vivre, tu entends ? Tu vas vivre.

– Promets-moi… Promets-moi d’avertir Klaus une fois que je ne serai plus.

– Tu ne vas pas mourir, reprit-il avec plus d’énergie. Je te l’interdis. Tu sais pourquoi ? Parce que je t’aime. Tu comprends ? Je t’aime.

– Tu m’aimes ? répéta-t-elle, surprise de cet aveu.

– Oui.


Il y eut un long silence, durant lequel les deux regards s’entrecroisèrent. Elle persistait à poser les yeux sur cette âme troublée, comme si ce visage était la dernière chose qui pût encore la rattacher à la vie. Lui guettait, anxieux, les signes prochains de sa fin. Il essuya de temps à autre les larmes qui commencèrent de couler sur ses joues.


Arriva le moment fatidique, la seconde horrible, assassine, celle que tout homme maudit à jamais. Son corps convulsa, ses yeux devinrent vitreux, la main, qu’il tenait fermement pour la soutenir, retomba sourdement sur le parquet. Au milieu de cette secousse, de cette ultime lutte contre la mort, Annie murmura un seul mot : Jean.


Elle ne bougea plus. Jean, redoublant de tristesse, souleva son buste à moitié.


– Nini ! Nini, tu m’entends ? Nini ! Oh, je t’aime.


Il déposa sur son front un baiser délicat et resta ainsi, stupide, arrosant de ses larmes ce corps encore tiède, eau bénite par l’amour chaste qu’il lui portait depuis si longtemps. Il la berça tendrement, mari protecteur d’une femme qu’il n’avait jamais su posséder.


– Nini !


Jean se retourna, considéra de la tête aux pieds celui qui venait de parler ainsi. C’était un homme de moyenne stature, aux bottes encore couvertes de neige. Il portait un uniforme vert réséda. Malgré la pénombre, il distingua nettement la moustache effilée de ce militaire. C’était lui, c’était le lieutenant Klaus.


– Posez-la, ordonna ce dernier. Posez-la et écartez-vous d’elle.


Sans un mot, Jean reposa le cadavre et laissa l’officier constater le décès. Il l’entendit ensuite éclater en sanglots et susurrer à l’oreille de la défunte : « Annie ! Ma petite femme ! » Puis, sans la quitter des yeux, ce dernier l’interrogea :


– Que s’est-il passé ?

– Eh bien… Je me trouvais avec un ami. Nous étions dans le coin quand nous avons entendu un coup de feu. Intrigués, on s’est engagés dans la rue. Ensuite un homme a foncé sur nous. Il ne nous avait pas vus arriver. C’était un de vos soldats. Au début, on n’a pas compris ce qu’il disait. Il a parlé d’une personne, morte dans cette maison, avant de détaler comme un lapin. Après cela, nous sommes entrés. Je suis monté à l’étage, et je l’ai trouvée, telle que vous la voyez. Elle respirait encore. Alors, j’ai envoyé mon ami chercher de l’aide. Il devrait déjà être revenu, maintenant.


Klaus porta la main sur le ventre ensanglanté.


– Est-ce vraiment de cette façon que ça s’est produit ?

– Oui.

– Je n’arrive pas à y croire.

– Je sais. Personne ne peut prévoir une telle tragédie.


Jean laissa tomber une larme. L’officier se releva.


– Elle est morte, reprit l’Allemand. Et c’est de votre faute.

– Il était trop tard pour tenter quoi que ce soit, se défendit-il.

– Vous l’avez tuée.

– Mais je viens de vous dire…

– À d’autres. Un ami qui part chercher du secours et qui n’arrive pas. Un soldat allemand qui prend la fuite. Qui pourrait croire une histoire pareille ?

– Je vous assure pourtant que…

– Ça suffit !


Il braqua sur le pauvre Français son pistolet, un Luger P08. Jean, instinctivement, leva les mains en l’air et, d’une voix tremblante :


– Qu’allez-vous faire ?

– Cela dépend de vous. Dites la vérité et vous aurez peut-être la vie sauve.

– La vérité ? Mais vous la connaissez, la vérité.


Cette réponse ne le satisfit pas. Il désigna de son arme la rampe.


– Prenez l’escalier.


Il obtempéra. Tous deux descendirent les marches, le premier les jambes flageolantes, le second l’air martial. Une fois en bas, Jean jeta un coup d’œil sur l’entrée. À l’autre bout du couloir, il voyait la rue, ce qui signifiait pour lui la sécurité. Avec suffisamment d’adresse, il pouvait encore tenter sa chance. Il était rapide, en deux ou trois bonds il échapperait au danger et sèmerait le lieutenant. Malheureusement, il restait dans la ligne de mire de celui-ci. Il serait froidement abattu avant qu’il esquissât le moindre geste. Il pouvait d’ailleurs presque sentir le canon d’acier sur son dos.


Ils allèrent ainsi jusqu’à la cuisine. Il eut l’impression désagréable d’entrer dans l’antichambre de la mort. Cette pièce, de par sa position, recevait très peu de lumière. Au-dessus de la porte donnant sur la cour, la lucarne, tapissée d’une légère couche de givre, laissait passer un jour blafard, éclairant tristement le sol losangé de noir et de blanc. Ces dalles renvoyèrent l’écho sinistre des bottes qui les frappaient. La faible température de l’endroit, agréable en été, devenait glaciale l’hiver, semblable à la fraîcheur d’un caveau. L’oberleutnant arrêta son prisonnier devant cette porte et lui ordonna de se retourner.


– Vous l’avez assassinée, avouez-le.

– C’est impossible. Je n’ai aucune arme sur moi.

– Vous avez pu la cacher quelque part.

– Écoutez. Si je l’ai tuée comme vous le supposez, pourquoi serais-je resté auprès de Nini ?

– Son corps n’était pas encore froid. Vous étiez sur le point de vous enfuir comme un voleur. Et je vous interdis de prononcer son nom. Votre bouche souille la pureté de son nom.

– Comme il vous plaira. Mais je vous le répète, je ne suis pas un meurtrier. Je ne lui aurais jamais fait le moindre mal. Parce que…


Il s’interrompit, de peur d’envenimer la situation.


– Parce que vous l’aimiez, c’est ce que vous vouliez dire ? poursuivit l’autre, d’un ton teinté de détresse.


Jean eut un moment d’hésitation. Que devait-il répondre à cela ? Ils aimaient tous deux la même femme, cela était évident. Mais comment réagirait-il s’il lui révélait ses sentiments ? Mal, assurément. Un amant éploré est capable du pire quand il s’agit de venger la mort de celle à qui il tenait plus que la vie. Surtout quand cet amant se révèle être un officier allemand, formé dès son jeune âge à vouer à l’égard du peuple français une haine implacable et à s’en méfier du fait de son caractère fourbe, sauvage, inculte.


Jean connaissait le risque qu’il encourait, mais il espérait que dans l’âme de cet officier teuton il s’y trouverait une once de pitié, un soupçon de miséricorde, une goutte de ce suc divin qu’on appelle l’humanité.


– Je sais que vous l’aimiez, reprit ce dernier. Je vous ai entendu le lui chuchoter à l’oreille.

– Oui, c’est vrai. Je l’aimais.


Klaus ouvrit la porte d’un mouvement brusque et lui commanda de sortir.


La neige continuait de tomber à gros flocons et avait recouvert toute la surface de la courette, de même que les branches dénudées du frêle cerisier. De hauts murs entouraient cet étang de blancheur. Jean fut contraint d’avancer jusqu’à celui du fond. À mi-chemin, il dut se retourner. L’officier était resté sur le pas de la porte, l’arme toujours au poing. Il régnait alors un silence angoissant, comme si la mort, de son aile froide et insensible, rôdait dans les parages. On pouvait presque entendre les flocons atteindre le sol.


Malgré le souffle glacé de ce mois de mars, Jean, entrevoyant sa fin prochaine, suait à grosses gouttes. Pouvait-il renverser la situation ? Trouverait-il les mots justes pour apaiser cette colère, cette tristesse, pour dompter ce colosse de marbre rongé par la vengeance ? Il fallait tenter un dernier effort, quel qu’il fût.


– Par pitié, laissez-moi la vie sauve ! Je n’ai rien fait, absolument rien fait.

– Ce quartier a été évacué il y a plusieurs jours de cela. Comment s’est-il fait que Nini et vous vous y trouviez ensemble ?

– Cette maison appartenait à sa grand-tante. Elle m’a dit qu’elle était venue prendre je ne sais plus quel vêtement. Elle venait de quitter la chambre quand on l’a fusillée. Nous avons entendu le coup de feu, mon ami et moi. Nous sommes accourus et je l’ai trouvée, mourante. Ses derniers mots vous étaient adressés. Elle vous aimait. C’est tout ce que je sais, je vous le jure.

– Ça suffit ! À genoux !


Encore une fois, le cheminot s’exécuta.


– Vous êtes aveuglé par la colère. Vous ne savez plus ce que vous faites.

– Moi, aveuglé ? Je suis un militaire. Je reste maître de mes émotions, quelles que soient les circonstances.

– Attendez que mon ami revienne et…

– Encore cette fable ! Voulez-vous que je vous dise ce qui s’est réellement passé ? Vous l’avez attirée ici, sachant que l’endroit était désert. Puis, vous vouliez une dernière fois sonder ses sentiments. Quand vous avez appris que son cœur m’appartenait, que nous comptions même nous marier bientôt, votre sang n’a dû faire qu’un tour. Vous n’avez pas supporté de la voir me préférer à vous, moi, un Allemand, un ennemi que vous combattez depuis trois ans.

– Non, je n’ai rien pensé de tel…

– Silence ! Alors, la haine au cœur, vous laissez entendre que cela ne se fera pas, qu’elle manque à ses devoirs, qu’elle trahit sa patrie, que sais-je encore ? Mais elle s’obstine, elle parle de moi avec chaleur, avec tendresse, ce qui vous a sûrement agacé, au point de vouloir mettre fin à ses jours.


Un déclic se fit entendre ; la sécurité venait d’être enlevée.


– Pitié ! Ne faites pas ça !

– Vous l’avez frappée au ventre, avec une arme de fortune que vous avez pris le temps de dissimuler. Et vous avez assisté à ses derniers instants. Elle aura au moins passé le reste de sa vie à vos côtés, voilà votre consolation.

– Je vous en prie. Ne commettez pas cette erreur.

– Vous m’implorez ? Où sont donc passées votre fierté et votre arrogance ? Quel homme pitoyable vous faites.


Jean avait renoncé à lui faire entendre raison. Il attendait encore le retour de Marc, qui retournerait la situation au dernier moment, comme l’ange avait sauvé Isaac. Si toutefois il revenait à temps. Il avait également à l’esprit ces statues de bronze qui ornaient la grand’place, ces héros vaillants qui s’étaient sacrifiés pour soutenir leur honneur. Il repensa à la honte qu’il avait éprouvée ce jour-là. Dès lors, son regard brilla d’un nouvel éclat.


– Je n’ai pas peur de mourir, si c’est ce que vous insinuez. Ma vraie consolation est de quitter ce monde la conscience libre. Quant à vous, vous aurez sur vos mains le sang d’un innoc…


L’oberleutnant avait pressé la détente. La balle logea, comme on le sait, au milieu du front. L’homme s’écroula lourdement, face contre terre, cependant qu’un flot de sang commençait d’empourprer la neige.


Il resta immobile quelques secondes, attendant un dernier sursaut de vie. Il aurait pu s’approcher du corps, vérifier son pouls. Mais il n’éprouvait aucun besoin de tremper ses bottes dans ce sang. Il ne voulait en aucun cas emporter avec lui la moindre trace de son acte.


Tel un automate, imperturbablement, il regagna la cuisine, l’escalier, le premier étage. Il examina, rêveur, le visage encore éblouissant de la jeune femme. À la voir ainsi belle et sereine, on eût pu croire qu’elle rêvait d’un doux songe. Comme s’il ne voulait pas la réveiller, il la souleva précautionneusement, entra dans la chambre et l’étendit sur le lit en bois d’acajou. Il arrangea même l’oreiller pour que celui-ci pût maintenir sa nuque délicate. Cette opération terminée, il se pencha à nouveau sur elle, la contempla un peu plus longuement. Enfin, après avoir porté quelque temps ses yeux sur la blessure, il lui murmura :


– Tu peux dormir tranquille, ma petite femme. J’ai vengé ta mort. Puisse Dieu vous accueillir dans Son royaume, toi et notre enfant.


Il déposa sur ses lèvres vermeilles une dernière offrande, un baiser humide de larmes. Puis, il quitta silencieusement la chambre, toujours pour ne pas troubler le sommeil de la sainte, non sans avoir entrebâillé la porte.


Il abandonna cette demeure, témoin muet de deux drames, et s’enfonça dans les rues étroites de la ville. La neige, qui tombait avec plus de force, recouvrit rapidement ses traces. Cinq minutes plus tard, Marc arrivait rue de la Poterne, suivi de quatre militaires.


 
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   Anonyme   
13/12/2011
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Eh bien, j'ai été étonnée. Je pensais que le sujet n'avait guère de chances de m'intéresser, mais en fait j'ai appris quelque chose ; par ailleurs, l'intrigue, peu à peu, a su me captiver. De ce point de vue, je trouve le texte réussi.
Ce qui l'est moins, à mon avis, c'est le traitement de la situation ; ce manichéisme me gêne. Les personnages aussi sont plutôt archétypaux selon moi, mais en même temps ils sont tous plus ou moins pétris de contradictions, ce qui les rend plus humains.
L'écriture claire sert bien le récit, je trouve. Un bon point aussi pour moi est la construction réfléchie de l'histoire, avec ses changements de perspective et ses retours en arrière.

   jaimme   
25/12/2011
 a aimé ce texte 
Bien
J'ai lu aisément votre nouvelle, ce qui est toujours agréable. J'ai admiré au passage les connaissances historiques qui révèlent une recherche de qualité et qui donne au récit une dimension humaine.
Et pourtant je suis resté sur ma faim car le récit, en définitive est celui de ce drame presque attendu d'un amour impossible. Ce drame, cette histoire d'amour sont bien amenés, mais il est dommage que cette histoire locale soit abandonnée. J'aurais aimé en savoir plus à la fin sur le destin de cette commune évacuée. Mais aussi sur celui de cet officier allemand. a-t-il été inquiété, qu'est-il devenu? Dans un drame historique on attend une vision élargie dans le temps.
Le style est clair et se bonifie tout au long de l'histoire. Il y a quelques problèmes de temps ou plutôt un mélange de présent et de passé à peaufiner, il me semble.
La description détaillée du monument de la ville est vraiment à revoir: d'une part elle arrive trop abruptement dans le récit et surtout on dirait un prospectus touristique. Là il faut revoir ce passage.
Autre passage à réécrire: l'affiche au début du récit. Le style ne correspond pas du tout à une affiche militaire.
Un conseil: séparez vos paragraphes lorsque vous changez de sujet (flashbacks par exemple). Sautez une ligne, au moins.
Évitez absolument les "suite à". Ce n'est vraiment pas agréable.
Voila quelques conseils, qui, je l'espère, vous seront utiles.
Vous vous êtes attaqué à un exercice difficile: le récit daté dans le temps. Je trouve que les dialogues sont fidèles à ce que l'on pourrait attendre de personnes vivants en ce début du XXème siècle. Fidèles aussi au milieu social. Bravo.
Ce qui est plus difficile à mettre en œuvre c'est le style du narrateur. Je m'explique: doit-on choisir un style narratif imitant celui des années de la Grande Guerre ou celui d'un narrateur actuel écrivant pour un public de 2011? Je n'ai pas l'impression que vous ayez vraiment tranché.
Au final: une nouvelle intéressante, un drame sentimental intéressant, mais qui mériterait aussi d'offrir au lecteur une conclusion au drame municipal.
Bonne continuation.

   LeopoldPartisan   
27/12/2011
 a aimé ce texte 
Pas
Je ne conteste pas le travail fourni ici par l'auteur, mais j'ai été stoppé dans ma lecture par une intérrogation concernant la TSF. Féru d'histoire et très pointilleux à ce propos, j'ai donc été surpris de lire que l'un des protagoniste, possédait en 1917 un poste qu'il écoutait seul ou en groupe.
C'est malheureusement impossible, car en faisant des recherches, voici ce que j'ai trouvé:

Si La guerre de 14-18 a permis un développement considérable de la T.S.F. Elle restera cependant à usage militaire ou maritime jusqu'en 1921.Les signaux émis sont en morse. T.S.F. signifie encore Télégraphie Sans Fil.

La première émission publique de radio, diffusant de la parole et de la musique, a lieu le samedi 25 novembre 1921, depuis, la station de Sainte Assise. En 1922, Paris compte déjà 3 émetteurs dont une station privée ( Radiola).

Désolé mais ce genre d'anachronisme m'empèche de poursuivre cette lecture.

   Palimpseste   
5/1/2012
 a aimé ce texte 
Un peu
29 pages sur un sujet qui potentiellement m'intéresse... J'ai du coup utilisé pour la première fois la fonction Imprimer d'Oniris pour ne pas lire sur l'écran.

En guise de remarques liminaires, tout ce qui suit est purement personnel et ne préjuge pas des qualités du texte si du fait qu'il puisse être très aimé par d'autres personnes.

D'abord, je salue l'auteur pour avoir pondu un texte aussi long, à mi-chemin entre la nouvelle et le mini-roman. Toutefois, cette longueur même dessert parfois le texte en amenant trop de personnages ou de situations. La même trame pouvait être utilisée dans un texte plus court, plus dense. Par exemple toutes les circonvolutions du début pour annoncer l'ordre de départ me semblent vraiment trop délayées.

Le coup de la TSF m'a fait tiqué: si mes souvenirs sont bons, c'est un anachronisme très dommageable. Du coup, ça a un effet pervers très ch**** qui fait contrôler toutes les références (le Lüger P08 est-il en service durant la guerre, le grade Hautpman, etc.). Ainsi, les casques à pointes ont pratiquement disparus en 1917 alors qu'ils étaient en service en 1914. Je ne sais pas si ça a survécu comme dénomination péjorative en 1917. On trouve plutôt dans les lettres le nom "Alboche" qui a ensuite totalement disparu au profit de Boche.

Sur les personnages, je les trouve très caricaturaux et pas du tout en phase avec l'atmosphère de boucherie qui régnait. Tels qu'ils sont décrit en résistants, je crains qu'ils n'aient fini devant un mur avant d'avoir fini leurs phrases.

Le détroussage de l'allemand par les deux français qui y vont quasiment comme pour s'amuser me semble peu convaincant. Les rapports entre le maire et le commandant aussi, les seconds me semblant beaucoup BEAUCOUP plus dominateurs que ce que les dialogues me laissent penser. L'histoire d'amour entre la française et l'officier me laisse dubitatif, surtout dans le climat de violence de la première guerre (on n'est pas dans la deuxième où les troupes d'occupations étaient installées, n'avaient pas le stress du combat imminent et cherchaient à maintenir une vie "normale").

Dans le reste, je n'ai pas trop aimé la structure du récit avec un retour en arrière (mais ça rejoins ma remarque sur la densité: quand on fait rejouer une situation à d'autres personnages, on dépense beaucoup de phrases à ré-expliquer un contexte avec un point de vue nouveau).

Dernier point, je n'ai pas DU TOUT aimé les interpellations du lecteur avec "(...) Nous savons quelle réaction cette annonce avait suscitée." ou bien "Il voulait du champagne, demande qui sidéra le locataire, comme nous pouvons l’imaginer"... J'aime rarement quand un auteur me prend à témoin: je suis le lecteur que je veux et ça me regarde si je ne suis pas sidéré par une telle demande... (c'est un procédé très casse-gueule, l'interrogation).

Pour résumer, un assez bon texte (j'ai quand même été au bout) mais dont l'histoire ne me convainc pas...

Evidemment, je ne base mon commentaire sur aucune légitimité d'historien "patenté". Je ne sais pas si la ville de St Quentin a été évacuée en 1917, ni Graf von Bernstorff était l'occupant et si le maire a eut ces phrases-là. Donc, si tout ce que je ne trouve pas convaincant est en réalité historique, je m'incline et suis prêt à manger un chapeau (mais en papier).


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