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Sentimental/Romanesque
Yakamoz : Premier baiser
 Publié le 27/11/24  -  6 commentaires  -  10233 caractères  -  210 lectures    Autres textes du même auteur

Une bluette qui se passe vers le milieu des années soixante.


Premier baiser


Août 1967, je venais tout juste de fêter mon quinzième anniversaire, mes parents et moi étions en vacances dans un camping situé à la lisière d'un charmant village provençal. Nous avions entrepris ce long périple depuis Lille pour profiter du soleil méridional, bravant les bouchons et la chaleur accablante dans l'habitacle de la Renault 16 flambant neuve. Partis à l'aube, nous atteignîmes notre destination au début de la nuit. Le temps de s'installer, nous tombions dans les bras de Morphée pour un sommeil réparateur et ce n'est que le matin suivant que nous découvrîmes le paysage alentour. Une garrigue semi-désertique, à base de chênes verts tortueux, d'oliviers rabougris, de cistes et de genévriers qui poussaient à grand-peine dans cet univers karstique. De loin en loin, des touffes de thym et de romarin embaumaient l'atmosphère d'une agréable odeur de vacances. À quelques kilomètres du camping, une petite rivière avait creusé une gorge dans le calcaire et glougloutait gaiement au fond de cette réplique miniature du grand canyon. Facile d'accès, l'onde fraîche bordée de plages caillouteuses était très prisée pour la baignade et les promenades en famille.


Notre emplacement était situé au calme, au bout du terrain, à l'écart des lieux de passage, suffisamment vaste pour abriter la caravane et une petite canadienne où je passais mes nuits. J'avais insisté auprès de mes parents, arguant de la promiscuité qui devenait de plus en plus pesante et des ronflements nocturnes de mon père. Pour la première année, je jouissais enfin d'un semblant d'indépendance et de liberté. Le camping était agréablement ombragé, peuplé de platanes centenaires dont les frondaisons abondantes repoussaient vaillamment les assauts du soleil. Malgré ces efforts louables, la chaleur devenait écrasante dès la fin de la matinée et jusqu'à la tombée de la nuit. Fort heureusement, proche de la réception et de la buvette, une piscine providentielle devenait l'épicentre du camping dès que le thermomètre dépassait les trente degrés.


Juste après le déjeuner, une douce torpeur se diffusait dans les allées, les cris des enfants cessaient, les transistors se taisaient, et même les cigales semblaient mettre une sourdine. Beaucoup s'adonnaient alors à la sieste en rêvant d'une brise marine sur leur peau dénudée. Dans un hamac, je me balançais mollement en lisant des romans d'aventure ou des magazines consacrés aux chanteurs yé-yé et aux groupes de rock, attendant la tombée de la nuit et le retour d'une relative fraîcheur. De loin en loin me parvenaient les bruits de la piscine, cris d'effroi surjoués et éclaboussures de rires, je m'y rendais parfois après dix-huit heures quand il y avait moins de monde. Souvent vers le soir le temps semblait tourner à l'orage, le ciel se chargeait de noir, les feuilles des platanes frémissaient puis les nuages consentaient à lâcher quelques gouttes molles et tièdes qui s'écrasaient dans la poussière sans la mouiller.


Si mes parents avaient l'air d'apprécier ces vacances indolentes, pour ma part je m'ennuyais ferme. J'avais remarqué une bande de garçons et de filles de mon âge qui semblaient se retrouver chaque mois d’août dans ce camping depuis des années. Ils passaient leurs journées ensemble, loin de la surveillance des parents, en balade à la rivière, sur le terrain de volley ou autour de la piscine, le soir au bal du camping ou au café sur la place du village. De caractère timide et solitaire, j'observais avec envie ces jeunes gens bronzés et insouciants qui croquaient la vie avec gourmandise. Je les voyais souvent flirter entre eux et surprenais parfois des doigts enlacés, des caresses furtives ou de tendres baisers. Parmi mes camarades de classe, il y avait ceux qui avaient déjà embrassé un garçon ou une fille, et les autres, plutôt rares, dont je faisais partie ; j'aspirais ardemment à rejoindre la première catégorie.


Je mourais d'envie de me mêler à ce groupe et réfléchissais à un stratagème. Un jour, prenant mon courage à deux mains, je décidai de tenter une approche à la piscine. Depuis quelques années, je pratiquais le plongeon en compétition et j'avais acquis un bon niveau et même gagné quelques coupes dans des championnats régionaux. La piscine était munie d'un modeste plongeoir flexible qui avait perdu de son élasticité, mais suffisait largement pour épater la galerie. L'air de rien, je fis une petite démonstration de mes talents, ce qui en impressionna plus d'un. Cette performance me permit d'engager la conversation et je proposai même de leur donner quelques conseils pour améliorer leur technique. En quelques heures j'intégrai la bande. À partir de ce jour, mes vacances débutèrent vraiment. Nous faisions de longues balades à pied ou à bicyclette sur les chemins environnants, pique-niquant à l'ombre des chênes ou des oliviers, passions des heures au bord de la piscine ou à la buvette du camping, à discuter de futilités ou des mérites respectifs de tel ou tel chanteur à la mode. Lorsque l'après-midi allongeait les ombres, nous allions parfois au café du village boire des sirops colorés dans des verres lourds de glaçons et couverts de buée. Les jours passaient, semblables les uns aux autres, mais nous ignorions l'ennui.


Au sein de la bande, j'avais tout de suite remarqué Dominique, son regard bleu azur, un sourire enjôleur sublimé par des dents blanches et parfaitement alignées, un corps bronzé qui attirait le soleil. Notre groupe passait de longues heures à la piscine, alternant jeux aquatiques, concours de plongeons ou bousculades joyeuses. Sur ma serviette lézardant au bord du bassin, ou batifolant dans l'eau turquoise, je n'avais d'yeux que pour Dominique et rêvais d'aventure sans trop y croire. Après la piscine, nous passions sous la douche pour débarrasser nos peaux de la morsure du chlore. Proches des vestiaires, une dizaine de cabines rudimentaires s'alignaient, séparées les unes des autres par une mince paroi en plastique qui laissait un espace en haut et en bas pour permettre à l'air de circuler. Un jour, le hasard fit que Dominique entra dans la cabine jouxtant la mienne. Quelques instants après me parvint le bruit de l'eau chutant en pluie sur le sol en béton. Je retins mon souffle, mon regard s’égara sous la paroi de séparation où je pouvais entrevoir ses pieds. Leurs mouvements me permettaient d'imaginer la position de son corps, d'abord face au jet d'eau, la tête penchée vers l'arrière pour mouiller le visage et les cheveux, puis se retournant, le cou légèrement ployé, pour inonder le dos. Le bruit de la douche cessa, je tendis l'oreille pour percevoir l'onctuosité du savon glissant sur la peau. Puis à nouveau l'eau en pluie, s'écoulant par la bonde, d'abord chargée de mousse, enfin transparente, les mêmes mouvements de ses pieds plusieurs fois répétés. Un trouble inconnu et délicieux me saisit, mes jambes envahies par une onde de chaleur se dérobèrent. Il me fallut de longues minutes pour reprendre mes esprits et sortir de la cabine.


Après cet épisode qui me laissa dans un état proche de la sidération, je me résolus à enjamber ma timidité et à tout faire pour que Dominique comprenne clairement mes intentions. Je tentais maladroitement de reproduire des gestes vus dans des films à la télévision, par exemple côte à côte sur les tabourets de la buvette, je laissai discrètement traîner le bout de mon pied nu sur sa cheville ou bien, feignant l'inadvertance je frôlai ses doigts quand d'aventure nos mains se rapprochaient. Je lui adressais fréquemment la parole, cherchant désespérément un sujet de conversation qui pourrait capter son attention. Un après-midi, au bord de la piscine, je lui parlai de l'album Sergent Pepper's qui venait de sortir deux mois auparavant et avait révolutionné la musique pop ; le déclic alors s'opéra. Dominique et moi réalisâmes que nous étions fans des groupes de pop-rock anglais, les Kinks, les Animals, les Who pour ne citer que les plus connus, et bien sûr les Rolling Stones et les Beatles. À la suite de cette révélation, nous passâmes des heures à éprouver inlassablement nos éruditions respectives sur les frasques destructrices de Keith Moon, l'incroyable destin romanesque des frères Davies, les qualités mélodiques de The House of the Rising Sun, la puissance rock de You Really Got Me ou la douce mélancolie de Sunny Afternoon. Dominique, qui habitait Paris, avait eu la chance d'assister au concert des Beatles à l'Olympia en janvier 1964 avec son père et sa mère, groupie absolue des Fab Four, et en particulier du mignon George Harrison. Je cachai ma jalousie à grand-peine, étant moi-même fan des Beatles depuis la sortie de leur tout premier single. Pour sa part, Dominique avait une préférence pour les Stones et le sulfureux Jagger, ce qui suscita de grands débats entre nous, mais nous finîmes par conclure que contrairement aux clichés relayés par la presse people, les deux groupes n’étaient pas rivaux mais plutôt complémentaires.


Au fil des jours, nous nous éloignâmes du groupe pour passer de plus en plus de temps ensemble. Nous fréquentions moins la piscine et son environnement bruyant et préférions les promenades à deux, dans la garrigue ou au bord de la rivière, nous nous tenions la main sur le sentier escarpé qui descendait au fond des gorges. Nous étions désormais très complices et mes parents semblaient heureux de voir que je n'étais plus solitaire, tout en jetant des coups d’œil soupçonneux mâtinés d'inquiétude vers la canadienne qui abritait souvent nos longues discussions. Pourtant il ne se passa rien jusqu'à ce soir de septembre, deux jours avant la fin des vacances, où Dominique me rejoignit derrière la piscine. La nuit était tombée, les insectes dansaient en nuées frénétiques autour de l'ampoule de l'unique réverbère. On entendait au loin la rumeur des conversations à la buvette et un juke-box qui jouait All My Loving. Nous ne disions mot, nos doigts enlacés et nos visages tournés l'un vers l'autre. Nos bouches se rapprochaient imperceptiblement, hésitantes, comme effrayées par cette attraction irrépressible. Je sentis son souffle au goût de menthe sur mes lèvres, je voulus lui murmurer un mot tendre mais le temps me manqua.


 
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   Cyrill   
23/11/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Il me semble que le prénom épicène soulève la question du genre de Dominique. En effet, rien ne dit qu’elle est une fille. L'auteur évite tout indice d'accord qui corrobore ou infirme son genre.
Le doute non levé fait sans doute l'intérêt du récit, qui se passe dans les années 60 où l'homosexualité s'imaginait à peine, et certainement pas pour ses propres enfants. Ce qui explique que les parents laissent sans trop de soupçons deux garçons seuls à l’abri d’une tente.
Mais ce doute aurait pu être instillé un peu plus franchement, car ici le lecteur risque de passer à côté. Ce qui relègue du même coup la nouvelle au rang d’une bluette assez convenue.
L’écriture est sage et lisse, comme pour mieux camoufler ce qui peut paraître encore aujourd’hui comme tabou pour le narrateur. J’ai lu avec plaisir, j’ai senti dans le ton la sérénité de qui a vécu et se souvient sans regret ni remord, et garde en mémoire la perle de son intimité.

   jeanphi   
28/11/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Bonjour,

Cette histoire, derrière une apparente simplicité, est très touchante. Moi qui n'ai pas même connu les années quatre-vingts, et qui, comme beaucoup, ai pourtant puisé dans la fin des années soixante une grande part de ma jeunesse, j'ai l'impression de retrouver dans votre texte la rencontre entre mes parents. L'apaisement, la liberté, la nature florissante, la tranquillité, la pudeur, le savoir vivre, la sincérité.
La remarque du commentateur précédent (pour ne pas le nommer en accord avec la charte du site) est très judicieuse, cela ne m'était pas apparu en lecture rapide. L'identité sexuelle du jeune couple reste-t-elle volontairement sujette à l'ambiguïté ? Comme pour signifier que cela n'a en fin de compte qu'un intérêt très limité en comparaison à l'importance d'un amour partagé.

   Dameer   
28/11/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Hello Yakamoz,

Vu le titre aguichant, toute la lecture se passe dans l’attente de ce premier baiser !

Et l’attente se prolonge, l’auteur ne nous épargnant aucun détail sur ses vacances : la végétation méditerranéenne, le modèle de voiture, l’emplacement de la caravane, les variations de températures au cours de la journée, les statistiques de fréquentation de la piscine du camping selon les heures, les loisirs des jeunes gens, plus une érudition encyclopédique sur les groupes de chanteurs de l’époque qui par instant frise l’overdose.
Eh bien le lecteur a droit à tout cela, sauf à la scène finale du baiser ! (Un peu comme dans les films indiens où le baiser est suggéré, jamais achevé.)

Le texte est bien écrit, de façon académique, mais curieusement il n’a pas réussi à m’emballer, sans doute à cause des longueurs dans les réminiscences : j’ai l’impression que l’auteur relit les notes d’un journal tenu à l’époque.

Dominique étant un prénom à la fois masculin et féminin, il aurait été bien de le remplacer par un pronom "il" ou "elle" au détour d’une phrase pour fixer le lecteur. Je suppose tout de même qu’il s’agit d’une fille, vu les coups d’œil soupçonneux des parents.

La scène de la douche était intéressante, mais ne donner à voir que les pieds est juste frustrant. Le garçon aurait pu imaginer la courbe des seins, des fesses (s’il s’agissait d’une fille). Il aurait été intéressant de suggérer le jeune garçon se masturbant de son côté sous la douche. J’ai l’impression que l’auteur, ne voulant pas dénaturer un souvenir est passé à côté d’une œuvre plus littéraire.

   Catelena   
28/11/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Avec son petit côté calme et suranné, dû sans doute à l'emploi de l'imparfait comme tout bon récit narratif qui se respecte, mais aussi aux standards minutieusement décrits tellement éloignés de ceux d'aujourd'hui, le ton est en parfaite adéquation avec l'époque où se situe la nouvelle. Du moins, telle que je l'imagine.

L'histoire en va de même. Ainsi, le chahut des sauts dans l'eau de la piscine n'éclabousse pas les oreilles. Tout n'est que flegme et repos, l'agitation mise en sourdine.

Ce n'est pas désagréable, bien au contraire, de suivre ainsi les tribulations de la jeunesse sixties dans un été au camping. Pourtant, il me semble, qu'il manque un peu de pétulance dans la découverte du sentiment amoureux. La montée du désir s'amorçait pourtant bien dans l'intimité des toilettes du campement. Mais pour moi, le soufflé retombe trop vite dans une sagesse qui ne correspond pas à la fougue enflammée de l'adolescence.

Trop sage aussi la fin qui nous laisse sur notre faim d'en apprendre un peu plus sur la destinée de ces amours naissantes. Même si la narration, c'est vrai, n'a rien promis d'autre qu'un premier baiser au départ, c'est un petit bémol pénalisant ma gourmandise de lectrice.

Merci pour le partage.

   Lil   
29/11/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime un peu
Une écriture très sage pour un texte qui l'est tout autant, malgré le titre.
On suit sans surprise cette bluette, sans déconvenue aussi.
Je pense que j'aimerais retrouver l'auteur sur d'autres sujets, car j'apprécie la précision de son écriture son sens du détail et de l'observation.
Merci du partage

   plumette   
7/12/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
une forme soignée, précise qui colle bien avec le fond de cette histoire d'adolescence de la fin des années soixante.
j'ai aimé l'évocation de l'ennui, de l'envie puis de l'éveil de ce narrateur ( ou narratrice?) au désir.
il y a un doute sur le genre des protagonistes, voulu sans doute, mais l'ambiguïté n'est pas assez forte pour apporter un intérêt supplémentaire à l'histoire.

j'aime bien ce genre de texte qui se nourrit de nostalgie et restitue avec une certaine délicatesse un temps que les moins de 20 ans...

j'ai passé un bon moment de lecture


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