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Poésie en prose
Keanu : Je sais
 Publié le 25/06/23  -  11 commentaires  -  3614 caractères  -  173 lectures    Autres textes du même auteur


Je sais



La maison tout entière a été dépiautée. Je décide de passer une dernière nuit au creux de ses os. Je fais grincer le portail rouillé, marche dans les graviers, dépasse les cèdres jumeaux, gravis les marches du perron et tourne la poignée. J'ouvre et ferme ce cosmos depuis ma naissance. Je sais que la maison est vieille (j'ignore son âge). Je sais que je l'ai abandonnée et que nous ne nous retrouverons pas. Je sais que sa mémoire dépasse et dérange ma mémoire. Je sais que les mauvaises herbes s'étendent, que la cime du sapin est secouée par le vent. Je sais que la table blanche repose sous le cerisier, que la tonnelle est pourrie par des années de pluie. Je sais que mes parents tentent de s'aimer près du puits — avant le bruit mat et le remous de l'eau sombre, lorsqu'un enfant se penche après avoir jeté un caillou, il faut attendre un peu, il faut le temps de la chute. Les couleuvres zigzaguent en silence sous les feuilles qui couvrent la mare au début de l'automne. Les filets de fourmis s'engouffrent dans les cicatrices du perron. Le jonc de mer s'effiloche autour de la baignoire berçant encore nos solitudes. Les machines à laver tournent et ronronnent dans la cave profonde et terreuse. Le lustre à pampilles éclaire toujours le carrelage en damier du couloir. Je sais que la maison permet d'abréger ou d'étirer le temps. Je sais que ce grand coffre de souvenirs aurait pu nous protéger de douleurs futures. Je sais que la maison est froide et maman frileuse. Je sais que la maison est immense et que maman mesure un mètre soixante. Je sais que maman était jalouse de mémé parce que je voulais me marier avec elle. Je sais que mémé a vécu dans la salle à manger (je ne m'en souviens pas). Je sais que le portrait de maman à dix-sept ans trône contre la cheminée du salon (je n'ai jamais reconnu son visage). Je sais que notre premier chien réside sous la terre du jardin (je n'ai jamais trouvé l'endroit précis). Je sais que les plumes des attrape-rêves ondoient dans la chambre de Camille (je n'ai jamais cru à leur pouvoir). Je sais que Nathan tombe souvent la tête la première sur le carrelage du couloir (j'ignore pourquoi). Je sais qu'un voile noir passe devant les yeux de mon ami Téo alors qu'il s'endort dans le salon (je ne mesure pas son ivresse). Je sais qu'au même moment Camille rêve de notre famille dans une ferme près de San Francisco (je me refuse à parler de hasard). Je sais qu'une forme brumeuse m'étrange sauvagement dans mon lit le lendemain (je ne consulterai ni médecin ni chaman). Je sais que j'ai perdu cet endroit dans lequel je suis né et dans lequel mes parents se sont haïs. Puisque je sais l'heure à laquelle les ombres tombent et empoignent les meubles mais que leur langue demeure inconnue, je descends les escaliers en évitant soigneusement les zones qui craquent, colle mon front à la fenêtre de la cuisine et regarde la nuit droit dans les yeux. Dehors, un vent discret chuchote son histoire et la neige, lente, impériale, s'écoule sans bruit. Alors j'épingle mes paupières, souffle sur mon reflet et me transforme en fantôme, le fantôme d'une vieille femme qui habite la cave, et je vole au ras du sol, à toute vitesse, je rampe frénétiquement, habillé de ce visage, je parcours les pièces en faisant claquer les portes derrière moi, en faisant tomber des objets lourds et précieux, en brisant les ampoules afin d'effrayer mon père, ma mère, ma sœur, mon frère, toute ma famille ; je détruis l'univers du jardin, tranche les mauvaises herbes et la cime du sapin, renverse la table et déracine le cerisier, secoue la tonnelle et pousse l'enfant dans le puits.


 
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   jeanphi   
19/6/2023
trouve l'écriture
aboutie
et
aime un peu
Bonjour,

Le ton général est bien tenu, malgré une certaine irrégularité, de belles images très appliquées entrecoupées de descriptions formelles (taille de la mère, sépulture du chien). Cela forme un contraste émouvant, ou du moins, ému. L'utilisation des parenthèses d'une part et l'aspect psalmodié d'autre part renforcent ce contraste et cette émotion, devrais-je dire ces émotions.
Il y a quelque chose de très poétique à mon sens, mais l'ensemble manque d'unité pour permettre à cette poésie de m'imprégner entièrement.

   Eskisse   
25/6/2023
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour Keanu,

Le thème de la maison hantée est ici renouvelé et traité puissamment: un poème magnifiquement bien écrit et envoûtant.

Poétique en diable dans le rythme et les images :
"Les filets de fourmis s'engouffrent dans les cicatrices du perron."
"Je sais que j'ai perdu cet endroit dans lequel je suis né et dans lequel mes parents se sont haïs. Puisque je sais l'heure à laquelle les ombres tombent et empoignent les meubles mais que leur langue demeure inconnue,"

Et profond. C'est comme si le locuteur relatait sa version des choses avec le souci de la pure la vérité, en témoignent les précisions entre parenthèses. Comme s'il revenait faire l'inventaire de ses traumatismes et des membres de sa famille dysfonctionnelle.
Dans ce texte, imprégné de fantastique, je vois la revanche d'un enfant sur son passé et pour moi, il est l'enfant qu'il pousse dans le puits.
Un poème qui interroge le temps, les liens familiaux, la psyché ( avec la maison) tout en laissant l'imagination du lecteur faire son oeuvre.

   Anonyme   
25/6/2023
trouve l'écriture
aboutie
et
aime beaucoup
Quand même un excès d'anaphores à mon goût ; ça passe pour moi grâce à votre écriture efficace et délicate à la fois, mais je me dis que vous pourriez avantageusement élaguer quelques "Je sais".
Le gros point fort de votre poème à mes yeux, outre l'évocation visuelle aisée qui me fait parcourir la maison d'enfance, c'est l'évolution lente d'abord, par petites touches, puis d'un coup accélérée sur la fin, de l'ambiance, passant de souvenirs d'enfance sympathiques au rejet brutal, à la violence. Vous préparez habilement le terrain, les parents tentent de s'aimer, la maison est trop grande et trop froide pour maman, Nathan se fraise régulièrement sur le carrelage et on ne sait pas pourquoi, Téo est bourré grave, les parents finalement se haïssent, j'assiste à un dérèglement sournois, puis de plus en plus éclatant, de l'ordre du monde et me dis que c'est fort bien exprimé. La présentation en bloc participe à mon avis de l'impression générale d'inéluctable, d'une catastrophe massive qui emporte tout sur son passage ; en bref, une belle intensité narrative !

   fanny   
25/6/2023
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Comme quoi un haut degré d'émotivité et de perception n'est pas un frein à la capacité d'analyse. La complexité de l'indispensable cheminement intérieur est ici exprimée avec un regard clair, beaucoup recul, de sensibilité et de poésie.
Merci pour ce bel écrit.

   papipoete   
25/6/2023
trouve l'écriture
convenable
et
aime bien
Bonjour Keanu
Je sais, qu'il y a tant à dire sur la maison de notre enfance : et qu'il faut dompter sa plume qui cavale, tel Tornado du " vengeur masqué " je sais, je sais, je sais...
NB il y a de tout dans ces souvenirs : du gai, mais beaucoup de gris comme si cet endroit ne fut qu'une lugubre catacombe ?
Certaines phrases me font néanmoins sourire ( maman jalouse de mémé que je rêvais d'épouser... )
La dernière partie est mon passage préféré...
Bémol peut-être injustifié ? ( une forme brumeuse " m'etrange "...pas plutôt " m'etrangle ? "

   Corto   
25/6/2023
trouve l'écriture
convenable
et
aime un peu
Je ne sais pas: il y a ici comme un travail commencé mais non arrivé à maturité. L'amas d'éléments est plutôt riche mais il reste un amas.
L'amoncellement factuel et tous ces "Je sais" montre que l'auteur a compilé bien des éléments qui ne demandent qu'à être mis en forme, en situation pour composer une démarche riche et structurée.
Autrement dit on en est au milieu d'un travail qui pourrait donner un beau résultat.
Prenons un exemple. Cette phrase "Je sais que ce grand coffre de souvenirs aurait pu nous protéger de douleurs futures" sonne comme un aide-mémoire: quelle est l'histoire de ce coffre ? Quels souvenirs cache-t-il ? Quelles sont ces douleurs futures ?

Mon sentiment est qu'on n'est pas vraiment en poésie mais dans un travail préparatoire à une nouvelle ou un récit poétique. Comme on me dit que "Dehors, un vent discret chuchote son histoire" je m'engage à patienter...
Au plaisir.

   Cyrill   
26/6/2023
Bonjour Keanu,
Je comprends l’intérêt de l’anaphore, il n’empêche que je la trouve trop insistante, elle bloque la fluidité de ma lecture.
Je suppose que c’est le fantôme de l’enfant tombée dans le puits qui revient hanter les lieux de son enfance abrégée avec le souci de refaire l’inventaire de ses souvenirs.
Un poème à la fois envoûtant grâce à des métaphores soignées qui donnent une belle impression d’étrangeté, et presque trop émouvant - je reconnais là votre écriture – je veux dire appuyant trop sur la corde sensible.
Ce n’est pas vraiment un reproche mais je crois que je sature un peu lorsque l’émotion particulière et extrême que provoque l’évocation sans beaucoup de distanciation ( "maman..." ) de liens familiaux me devient presque indigeste, voire me hérisse.
Je précise que je ne confonds pas narrateur et auteur.
Je ne donnerai pas d’appréciation, je craindrais d’être trop injuste.

   Pouet   
26/6/2023
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Salut,

j'ai bien aimé lire, ceci notamment:

"Je sais que je l'ai abandonnée et que nous ne nous retrouverons pas. Je sais que sa mémoire dépasse et dérange ma mémoire. " que j'ai trouvé d'une grande justesse. Le premier tiers du texte me parle vraiment bien.

J'ai été un peu moins emballé par son milieu - là où y a des parenthèses - un peu trop "descriptif" ou bien "manquant de quelque chose", à mon simple goût s'entend.

Je reprends le fil à partir de "Je sais que j'ai perdu cet endroit dans lequel je suis né et dans lequel mes parents se sont haïs." et j'apprécie jusqu'à la fin.

J'ai bien aimé le sujet et le traitement dans l'ensemble et j'ai lu ce texte avec plaisir, ce qui est bien le principal.

   Lariviere   
1/7/2023
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour Keanu

J'ai beaucoup aimé ce poème

Je le vois d'ailleurs plus comme un récit rempli de poésie, proche de ce que pouvait faire julio cortazar ...

Celui ci (le récit) est profond et c'est devenu une qualité rare en rayon poésie, impressionnant de maitrise tant sur le fond que sur la forme, le fond d'ailleurs, lugubre, très descriptif procure des émotions et me parle bien. Pour moi chaque évocation fait mouche. les mots portent leur maux. chaque personnage décrit avec économie retrouve leur vie ici. Le final est très bien amené.

Bravo !

merci pour cette lecture et bonne continuation

   Louis   
5/7/2023
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime bien
Il ne reste pas grand-chose de la maison dans laquelle pénètre le narrateur : « Elle a été dépiautée ». Une demeure vidée, non seulement écorchée, dépouillée de sa "peau", mais aussi de sa "chair" de telle sorte qu’il n’en reste qu’un squelette, juste des « os». Juste une charpente. Une vieille carcasse qui fut vivante, mais dont ne subsistent que des vestiges.

Elle constitue pourtant l’univers du narrateur : « J’ouvre et ferme ce cosmos depuis ma naissance ». La formulation est au présent. Malgré les apparences, la demeure pour le narrateur n’est pas morte. Âgée, vieillie, pareille à un cosmos décharné, vide et désaffectée, elle reste pourtant vivante.
Ainsi la maison se présente tel un cadavre vivant.
L’univers du narrateur se résout en cela à celui d’un mort-vivant, et lui-même déjà appartient au monde des fantômes, lui qui se démène encore et dans la vie et dans la mort dans cette maison qu’il hante tout autant qu’elle le possède.

Le narrateur annonce une résolution : « Je décide de passer une dernière nuit au creux de ses os ».
Et des os, c’est dur ! La maison n’a rien d’un nid douillet.
Une ambiance de mystère s’installe, ou plutôt celle d’une "inquiétante étrangeté", qui se ramène à une inquiétante familiarité. Freud, qui a produit le concept, décline lui-même le mot allemand « umheimlich » que traduit cette étrangeté : de ‘Heim’ : maison, chez-soi.

On ne peut s’empêcher de s’interroger : Mais que vient donc faire le narrateur dans cette maison vide ?
Pas de nostalgie qui l’inciterait à pousser dans un grincement « le portail rouillé ».
Cette maison, il l’a « abandonnée ».
Alors vient-il en faire un deuil définitif en cette « dernière nuit » ?
Vient-il retrouver quelque souvenir perdu ? acquérir peut-être un savoir enfoui dans cette demeure ?
Lui faut-il encore apprendre de son passé, de son histoire, de sa famille ?
Commence alors une longue liste de ce qui est su.
Dans cette insistance anaphorique, cherche-t-il à se convaincre qu’il n’ignore rien, ou seulement des détails du passé vécu de cette maison ? Ou bien un savoir essentiel lui ferait-il défaut ?
Mais pourquoi donc est-il là ? Pourquoi lui faut-il y revenir une dernière fois, une dernière nuit ?
Quelque chose serait-il à régler, mais dans un ordre autre que celui du savoir ?

Que sait-il au juste ?
« Je sais que la maison est vieille. ( j’ignore son âge). » L’âge de la maison, mis entre parenthèses, lui importe peu apparemment. Un détail sans importance. Il y aura d’autres parenthèses. Mais il faut y prendre garde, l’essentiel se cache parfois dans les ‘détails’, et se dissimule dans un petit écart, ou de petits à-côtés.
« Je sais que je l’ai abandonnée et que nous ne nous retrouverons pas ».
Il y a eu séparation. Séparation définitive. Il y a eu rejet. Le retour dans cette maison ne peut donc avoir le sens d’une réconciliation.
Il y a eu relation conflictuelle, et, à la fréquenter une dernière fois, Il n’y a pas à attendre d’elle l’occasion d’une pacification, d’une conciliation.
« Je sais que sa mémoire dépasse et dérange ma mémoire ».
Les vieilles maisons abritent des histoires de famille, des secrets peut-être qui se transmettent au fil des générations. Mais le narrateur ne semble pas en quête de cette mémoire dont la demeure est l’héritière. Dans une certaine mesure, il la connaît déjà dans ses grandes lignes, sans quoi il ne « saurait » pas, imaginerait seulement, le supposerait tout au plus. Sa quête ne paraît donc pas être celle d’une hérédité familiale.
Il connaît l’état actuel de la maison, son délabrement : les mauvaises herbes, la tonnelle pourrie.

Mais le présent à nouveau de cette affirmation interpelle :
« Je sais que mes parents tentent de s’aimer près du puits »
Le savoir est soit par ouï-dire, soit par souvenir vécu. Souvenir d’enfance. Souvenir formulé au présent, non dans le passé d’un temps révolu. Cette scène reste toujours présente. Non pas trace mnésique, mais prégnance d’un présent qui ne passe pas, qui n’est pas passé.
Cette scène se superpose à l’image d’un enfant près d’un puits, qui sonde sa profondeur en laissant tomber un caillou ; qui fait l’expérience de la durée, du temps qui s’écoule avant d’atteindre le fond : « Il faut le temps de la chute ». Pas d’instantanéité.
Une longue durée n’aurait-elle pas encore trouvé sa fin ? La nuit qui s’avance dans cette lugubre demeure serait-elle enfin l’aboutissement de la chute ? Ce mouvement vers le fond, depuis longtemps déjà initié, fera-t-il entendre cette nuit : « le bruit mat et le remous de l’eau sombre » ?
« Je sais que la maison permet d’abréger ou d’étirer le temps »
Est-il venu l’abréger ?

Suit cet autre savoir venu cette fois d’un constat : la maison est livrée au monde non-humain, animal et végétal : couleuvres à l’automne , « filets de fourmis » : la maison semble la proie de puissances non-humaines, mais très vivantes.

Toujours au présent, apparaît l’image d’une « baignoire berçant encore nos solitudes », aussitôt suivie de « machines à laver » qui « tournent » et « ronronnent » encore.
Présence d’une eau qui n’a rien effacé, une eau stagnante, à l’image de la mare ; une eau qui n’a pas lavé ‘les solitudes’ ; ou qui tourne et retourne en boucle, sans rien nettoyer vraiment, sans rien blanchir, sans rien détacher, et sans rien excuser.
Des taches du passé ne sont pas effacées, et le narrateur ne peut vivre détaché.
Dans la maison, « le lustre à pampilles est toujours éclairé » : subsiste une lumière. Comme une "lanterne magique’"qui perpétue la vie de ce qui n’est plus.

La maison « aurait pu » être « un coffre à souvenirs ». Mais elle ne l’est pas. Elle ne retient pas encloses les reliques du passé. Tout de même devenue coffre ‘for’, mais for intérieur. Une hantise. Le coffre-fort, lui, « aurait pu nous protéger » de « douleurs futures » mais il ne l’a pas fait.
Les souvenirs liés à cette maison restent donc un danger, une menace, pour le présent et pour l’avenir. Pour soi et pour ceux qui, dans la famille, sont demeurés vivants
Le narrateur, en effet, parle au nom d’un « nous ». Mais le savoir, lui, est personnel, il est l’affaire du « je ».
Que faire alors ?

Une discordance, une absence de convenance entre la mère et la maison, revient en mémoire :
« Maison froide » et mère frileuse ; maison immense et mère menue.
La maison n’a rien de ‘maternel’.
Jalousie de la mère : « Je sais que maman était jalouse de mémé parce que je voulais me marier avec elle »
« Je sais que mémé a vécu dans la salle à manger ( Je ne m’en souviens pas) »

Sont évoqués aussi, dans la série des savoirs, des frère et sœur : Nathan, Camille.
Camille rêveuse.
Nathan et ses chutes : « tête la première dans le couloir »
« L’ami Téo » et son « voile noir devant les yeux ».
Souvenirs vagues, allusifs, imprécis. Par un savoir incomplet, parcellaire ? Par une pudeur qui empêche de s’avouer des vérités gênantes ?

Mais vient le temps du passage à l’acte.
Vient le temps du moment favorable : « l’heure à laquelle les ombres tombent »
Ombres – souvenirs – neige, forcément d’ ‘antan’.
Le narrateur est venu se mêler aux ombres qui habitent encore la maison, dans un devenir-ombre, un devenir-fantôme.
On ne peut hanter que ce qui d’abord nous hante.
Il est venu hanter la maison. Venu par hantise.
Il est revenu en ‘revenant’.
Mais il est "esprit" dans "l’être spectral" d’une « vieille femme qui habite la cave ».
Pas sous sa propre apparence. Mais « habillé » d’un « visage » féminin. Dans un travestissement.
Il se transforme en « apparition », mais dans une apparence qui n’est pas la sienne.
Celle d’une vieille femme. La grand-mère peut-être.
Toute la famille doit être effrayée, et tous ses membres sont cités dans l’effroi généralisé, sauf la grand-mère. Le narrateur en a-t-il "épousé" l’apparence ?
La grand-mère, exclue, fait-elle retour comme un vif reproche, comme un douloureux remords ?

Mais le rôle du fantôme est multiple.
Il "tue" la maison. Par une destruction de tout son "univers" : « je détruis l’univers du jardin » ; par une ruine de tout ce milieu de vie, ce bain dans lequel elle survit encore. Il tue le présent de la demeure, pour ne laisser en demeure que le passé.
Fantôme, il est une mise en scène de la pensée, un "intensificateur" même de pensée : un travail de l’esprit.

Par un dernier acte, dernier effort de l’esprit : « Pousse l’enfant dans le puits »
Cet enfant qu’a été le narrateur, cet enfant toujours vivant en lui.
Un puits comme une oubliette.
Puits au fond duquel se trouve la vérité : « La vérité est au fond du puits » : a écrit Démocrite, ah il y a bien longtemps.
Quelque chose s’est accompli dans la durée, le temps est venu de tout renvoyer dans l’oubli, temps aussi de l’accomplissement du savoir, Démocrite avait écrit plus précisément :
« En réalité, nous ne savons rien, car la vérité est au fond du puits. »
La vérité, ce que le savoir cherche à saisir, se trouve là, dans une profondeur inaccessible.
Ce « je sais » du narrateur ne serait qu’une illusion de « savoir ». Un savoir guère plus consistant qu’une ombre fantomatique.

Le fond du puits semble donc associer savoir et oubli.
L’oubli, heureuse faculté, faculté qui peut être "active" : « Nul bonheur, nulle sérénité, nulle espérance, nulle fierté, nulle jouissance de l’instant présent ne pourrait exister sans faculté d’oubli », écrit Nietzsche dans La Généalogie de la morale.

Mais comment oublier, quand il y a savoir ?
L’affirmation de George Santayana aussi est célèbre : « Ceux qui ne peuvent se rappeler le passé sont condamnés à le répéter. » Collectivement et aussi individuellement.
Se libérer du passé exige alors, semble-t-il, non pas un oubli ignorant, mais l’accomplissement du savoir, dans sa profondeur et sa vérité.
Seule la connaissance peut protéger de cette menace du "revivre". Le savoir dissipe les fantômes du passé.
Aussi le puits, s’il est un "rou de mémoire", n’est pas vide dépression d’une terre mnésique, mais rempli d’un savoir vrai, libérateur. L‘anamnèse ravit au passé son caractère actuel, brise le souvenir. Mémoire et deuil, et non mémoire sans deuil.
Ou bien refuser tout savoir sur son passé, et se condamner alors à le « revivre », ou bien assumer ce savoir, l’approfondir dans sa vérité, dans sa profondeur pour s’en délivrer, le narrateur semble avoir fait son choix.
Mais un auteur contemporain Sébastien Rongier, plus pessimiste, écrit dans un article sur Derrida et l’expérience ‘hantologique’ des images :
« L’apparition des fantômes détermine un régime d’explication en devenir. C’est une ligne de sens qui ne délivre de rien mais engage une pensée du désordre du monde contre les pensées de l’accomplissement. Ce qui se pense avec le fantôme, c’est justement l’inaccomplissement et sans doute un esprit d’inconciliation, c’est-à-dire un mode de pensée de la disjonction et de l’impensé, une interrogation sur l’impossible réconciliation. »

   Salima   
4/10/2023
Je sais n'est pas sans parallèles avec Le fil, dans la construction en un seul paragraphe immense, qui commence par une description relativement calme, suivie d'une succession de répétitions qui semblent indiquer un profond émoi, bouleversement, et la partie finale qui ressemble à un dérapage qui n'en finit pas. Les deux sont des sortes de monologues intérieurs ou plongées introspectives qui permettent de faire remonter quelque chose à la surface, peut-être de façon libératrice. Les deux ont pour objet les relations familiales complexes et leur poids sur le narrateur.
Et éventuellement, je dirais que les deux, ainsi que Ulysse et Mimoza, s'attachent à décrire les liens entre les êtres et les objets, avec leurs potentiels et limites.
Ici, j'entends le Boléro de Ravel. La fin est splendide, littérairement parlant. Très violente avec une fin sèche, que je ne voyais absolument pas venir et qui sublime l'ensemble.
L'atmosphère, les personnages et les pesants secrets de famille se dévoilent phrase après phrase de façon maîtrisée.
D'un point de vue personnel, je "n'aime pas" cette ambiance épouvantable, mais question littéraire, quel art !


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