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La licorne des Pyrénées
Acratopege : La licorne des Pyrénées  -  Bridge
 Publié le 08/02/15  -  4 commentaires  -  31159 caractères  -  16 lectures    Autres publications du même auteur

Les sœurs Danfer sont assises dans le froid sur le ballast de la voie du funiculaire désaffecté. Elles ont l’habitude d’attendre ainsi leurs invités du lundi, quand elles ont mené bon train tous les préparatifs de la soirée. Chiches de chauffage et d’eau chaude même au cœur de l’hiver, elles ne craignent pas d’attraper la mort en prenant l’air dans le brouillard glacé qui les isole du monde. Elles laissent planer entre elles de longs silences pour affûter dans leur for intérieur les meilleures combinaisons d’enchères et les plus rocambolesques stratégies de défense. Si l’une se risque à faire part de ses réflexions à sa partenaire, l’autre se gausse et ricane en secouant les épaules.


Le terrible Antoine Doucet arrive le premier au bas des marches. Il porte un manteau de cuir noir à la manière des pasteurs de rue, une casquette de marin, une écharpe de soie blanche qui flotte derrière lui comme une queue de singe. Clarice et Cora le poignardent du regard. Elles ne lui pardonneront jamais d’avoir, lors de son arrivée dans la paroisse, bouleversé au nom de Dieu sait quelle morale la belle ordonnance de leurs soirées de bridge : dès ses premières participations aux tournois du lundi, à force d’intrigues et de menaces, il a su convaincre les habitués qu’il était diabolique de jouer aux cartes pour de l’argent, même si l’on n’utilisait que la moitié de la cagnotte à faire bonne chère, même si on distribuait le reste, à la Saint-Martin, aux pauvres de la paroisse ; ensuite, fort de son succès, le vilain est parti en croisade contre la fumée, persécutant chaque allumeur de cigarette à coups de piques empoisonnées avec une telle énergie qu’on a fini par lui céder pour avoir la paix. Maintenant, seuls les morts s’autorisent à sortir fumer entre les deux cabines du funiculaire, au risque de faire un faux pas dans le noir et d’être précipités dans le vide.


Derrière Antoine Doucet marchent de concert la cheftaine scout et le comptable archiviste. Frileux tous deux, ils montent serrés l’un contre l’autre autant que le permet l’étroitesse de l’escalier. Anne-Claude les suit, raide comme un if, se hissant d’une marche à l’autre avec la démarche penchée d’un armailli. D’autres se pressent derrière elle, dont les noms n’importent à personne. Le père Guillaume ferme la marche en bon chien de berger. On entend loin à la ronde sa voix grondante exhorter les plus lents à ne pas se laisser distancer.


Vue d’en haut, à travers les yeux des sœurs Danfer, une procession de spectres émerge du brouillard. Les marches de métal sonnent sous les semelles comme un roulement de tambour. Les silhouettes se précisent. On distingue bientôt des traits rougis par le froid, des chevelures frisées par l’humidité, des mains gantées qui s’agitent pour ne pas s’engourdir. Chacun passe avec un petit signe de tête entre les cariatides assises. L’une ou l’autre répond au salut des arrivants, jamais les deux, d’un mouvement de la main à mi-chemin entre le geste obscène et l’ébauche de bénédiction.


Chaque semaine, des affichettes placardées sur les portes des cabines indiquent à chacun sa place et son partenaire pour le tournoi. On paie son écot pour la soirée, on s’installe aux tables recouvertes de moquette vert pomme récupérée par les deux vieilles dans un chantier de démolition, on bat les cartes en se chamaillant avant de les ranger dans leurs étuis. Comme une boussole qui indiquerait en même temps les quatre points cardinaux, le premier étui est placé au centre de chaque table. Les joueurs se précipitent pour en extraire leur jeu, en compter les cartes, les déployer en éventail au creux de la main gauche. Dès lors, aucune parole n’est plus permise jusqu’à la fin de la donne. On communique les uns avec les autres en disposant devant soi, avec un regard impénétrable, un sourire ambigu sur les lèvres, des cartons de couleur qui s’empilent sur le tapis jusqu’à épuisement des munitions. À chaque table, un joueur est désigné pour faire le mort. Dès que son voisin de droite a joué sa première carte, il abat en les claquant toutes les siennes sur le tapis et sort fumer une cigarette sur le ballast entre les deux cabines. Les morts des quatre tables, différents à chaque donne, s’y retrouvent ainsi en de volatiles quatuors. Ils battent la semelle, ne trouvent plus rien à se dire quand ils ont fini de proférer quelques remarques acerbes sur leurs partenaires respectifs.


Ce lundi-là, comme il se doit, chaque paire s’assied dans la ligne qu’on lui a assignée. On échange quelques dernières cartouches avec son partenaire, on jauge ses adversaires du coin de l’œil en battant les cartes. Seul le père Guillaume n’a pas de vis-à-vis. Il a averti ses ouailles qu’il faudrait attendre l’abbé de Gonzague : retenu par une affaire de famille qui ne souffre pas de délai, il arrivera sous peu. Assise à la même table, Anne-Claude dit son inquiétude que Marguerite ne l’ait pas rejointe chez elles au tomber du jour : les deux amies avaient prévu de manger ensemble avant de se séparer pour la soirée. En face d’elle, Antoine Doucet ne se retient pas de lâcher à mi-voix quelques traits empoisonnés sur les bienfaits de la ponctualité et la perte irrémédiable, au sein des jeunes générations, de valeurs aussi fondamentales que la fiabilité sans défaut, la ponctualité rigoureuse et le respect d’autrui en toutes circonstances. La jeune femme ne fait pas même l’effort de feindre l’avoir entendu.


Enfin les joueurs sentent sous leurs pieds résonner l’escalier métallique qui monte des bas-fonds de la ville vers leurs refuges jumeaux. La longue silhouette de l’abbé de Gonzague surgit de la brume en y laissant flotter l’ombre double et grotesque de quelque animal bicéphale aux membres sinueux comme des racines de gingembre. Il a l’air plus hagard encore que d’habitude quand il s’assied en face du père Guillaume sans saluer personne. On voit à ses yeux qu’il a pleuré, ses mains tremblent, son dos et ses épaules sont secoués de frissons. L’arrivée du prêtre creuse dans la cabine un silence noir que même son partenaire n’ose pas combler tout de suite par quelque plaisanterie taillée à la hache. Pierre lui a parlé par téléphone : le vieux curé sait dans quels affres et tourments l’a plongé la disparition subite de sa mère. Le curé a convaincu son vicaire de rejoindre quand même la partie de bridge. Ils verront plus tard comment agir. Jouer ne peut faire que du bien à une âme en peine. Toujours le bon père a soutenu, par naïveté dans sa jeunesse, puis conforté par des lustres d’expérience ministérielle, que se divertir en bonne compagnie est encore la meilleure médecine quand le drame ronge votre vie comme un enfant ronge une pomme, crachant les pépins et laissant le cœur à nu.


De l’autre côté du ballast, dans la cabine jumelle, les conversations vont bon train. À travers les cloisons frêles des deux engins mangés par la rouille, l’arrivée en catastrophe de l’abbé de Gonzague tient le haut du pavé dans les échanges entre vieilles pies et jeunes roquets. Mutilées, déformées, leurs médisances passent d’une cabine à l’autre. Chacun complète comme il peut ce texte lacunaire avec des mots cueillis dans sa propre imagination. L’abbé, tête basse et mains jointes, marmonne à mi-voix des prières en latin. Il faut un éclat d’Anne-Claude pour rompre le charme. Son cri fait taire les mauvaises langues et revenir chacun à la contemplation solitaire de ses cartes.


À l’instant d’entamer la première donne, personne ne s’est avisé que quelqu’un manquait à l’appel : toutes les tables sont complètes, les cartes battues, les conversations tues. Chacun retient son souffle dans l’attente du coup de pistolet libérateur quand le père Guillaume fait résonner sa voix d’ogre :


– Mais où est donc resté mon ami Aristide ? Le bougre a plein de défauts, sent la crasse et le cigare, boit jusqu’à plus soif, mais il n’est jamais en retard à ses rendez-vous. Se serait-il égaré dans le brouillard ? Sans son arbitrage, impossible de jouer, on s’étriperait à chaque table avant que le premier d’entre nous ait posé sur le tapis son premier carton d’enchère !

– Je propose que nous commencions sans lui, répond Antoine Doucet sans quitter des yeux les cartes qu’il tient en main, sans doute un jeu exceptionnel pour qu’il craigne ainsi de le voir s’envoler s’il détourne le regard. Nous avons assez attendu, il suffit ! Nous aurons bien le temps de nous inquiéter plus tard, ajoute-t-il dans la foulée en accélérant son débit. Nous sommes assez grands pour jouer au bridge sans la surveillance d’un arbitre à moitié gâteux qui, de semaine en semaine, vient gâcher notre plaisir en nous soufflant dans le cou son haleine !


En face de lui, Anne-Claude Blondel pose son jeu en éventail sur le tapis vert. Elle sent ses poings se serrer, son cœur se tendre, son souffle se bloquer dans sa glotte. Sans l’intervention du père Guillaume, qui s’est levé de la banquette de moleskine et s’est approché de la jeune femme par derrière pour poser les mains sur ses épaules crispées, la lionne de la paroisse sauterait au cou du directeur de la Nouvelle École Catholique, labourerait son visage, lui arracherait les yeux, les oreilles et le reste. Elle non plus n’aime guère le vieil Aristide, mais elle est depuis toujours incapable d’entendre dire du mal de quelqu’un sans monter sur ses grands chevaux. Même si son sens de la justice à fleur de peau lui a valu quelques déconvenues cuisantes tout au long de sa jeune existence, et aussi quelques cicatrices en chair et en os, elle refuse de se laisser assagir par les années qui passent. Jusqu’au tréfonds de la vieillesse, quand elle n’y verra plus rien, n’entendra plus le chant des oiseaux, marchera voûtée en s’appuyant sur des cannes d’infirme, elle se battra encore, corps et âme, pour défendre son pire ennemi contre la bêtise ou la méchanceté !


Antoine Doucet feint de n’avoir pas remarqué la réaction violente que ses propos ont suscitée. Sans lever les yeux vers sa partenaire, il pose son premier carton sur la table avec un sourire. Ses yeux brillent.


– Jouons, dit-il, le vieux crocodile se sera égaré dans quelque café enfumé pour faire le plein. Ne le laissons pas par son ivrognerie nous gâcher le plaisir d’une belle soirée entre amis. C’est à vous d’enchérir, belle Anne-Claude, votre voisin de droite a passé comme il se doit. Toute modestie mise à part, chère partenaire, je suppute que nous tenons là, vous et moi, un jeu d’enfer pour donner le ton à la partie dès la première donne !


Le cœur de la jeune femme se recroqueville dans sa poitrine à cette nouvelle attaque de son vis-à-vis. Des images assassines s’entrechoquent en elle, des scénarios terribles se bousculent devant ses yeux. Le père Guillaume a regagné sa place, mais elle sent encore le poids de ses grosses mains sur ses épaules. Elles le retiennent quand elle veut se lever pour fuir les lieux dans une explosion de colère. Une vague de chaleur la culbute sauvagement, la roule comme une poupée dans les brisants puis l’abandonne, meurtrie, vidée de toute haine, sur la grève désolée qu’elle connaît depuis sa première enfance : le sable en est noir, parsemé d’éclats boursouflés de lave refroidie ; devant elle, la mer s’étend à l’infini ; dans son dos, des falaises infranchissables masquent le soleil ; nue, elle grelotte dans l’air brûlant et pleure tout son saoul de savoir que personne jamais ne la retrouvera pour la ramener dans le monde des hommes.


Figée sur la banquette, le regard fixe, sans larmes ni sanglots, haletante, Anne-Claude rassemble sur elle tous les regards pendant un temps qui paraît une perpétuité à ses voisins de cabine. Puis un frisson la secoue. Calmée par la force même du débordement d’émotion qui l’a prise, elle revient à elle et pose sur le tapis de jeu, sans même regarder ses cartes, un carton vert marqué « PASSE ». Son geste, silencieux sabotage, fait flamboyer de dépit et de déception cruelle les petits yeux gris de son vis-à-vis. Briser ainsi, avec une tranquillité digne du diplomate le plus retors, les espérances irréalistes de son partenaire, voilà qui mérite qu’on débouche une bouteille ! Anne-Claude se promet de soigner leur défaite commune et solidaire, donne après donne, tout au long de la soirée. Elle est bonne joueuse, mais passer pour la dernière des cruches ne l’a jamais effrayée si nécessité fait loi. Que le bel Antoine Doucet ressorte d’ici laminé jusqu’à la moelle de ses os de bouffon ! Qu’il refuse à jamais qu’on la lui impose comme partenaire ! Elle n’en dormira que mieux sur ses deux oreilles.


Il est dit qu’on n’ira pas au bout du tournoi : à peine a-t-on entamé la deuxième donne aux tables les plus rapides qu’un coup de gong magistral fait sursauter les joueurs. Le plancher des cabines tremble. Le choc se prolonge en un incroyable fracas et tintamarre. On ouvre les portes, on se précipite à l’extérieur vers la forme gémissante qui se débat un peu plus haut, entre rails et câbles, à moitié suspendue dans le vide. On la secourt avec diligence sous les ordres du père Guillaume : sitôt dégagée avec douceur des restes de l’escalier écroulé sous elle, elle est étendue sur le plancher de la cabine la mieux chauffée, celle que se réservent toujours les sœurs Danfer à la mauvaise saison.


Le père Guillaume fait signe à l’abbé de Gonzague et à Anne-Claude de le rejoindre. Avec de grands gestes et des grognements d’ours, Christ au sommet des marches du Temple, il chasse tous les autres. Que ces parasites du diable s’entassent dans la seconde cabine pour se tenir chaud, qu’ils y poursuivent leur partie en inventant toutes les règles qu’ils voudront pour jouer au bridge à treize, mais que personne ne s’avise de jeter un œil ou de tendre une oreille de leur côté ! Quelques-uns tentent bien de résister en faisant valoir un diplôme de secouriste ou un beau-frère médecin, mais le prêtre n’en veut rien savoir et leur fait débarrasser le plancher sans écouter leurs protestations molles.


Malgré la nuit, le brouillard, sa vue émoussée par le grand âge, il a reconnu en un instant sa jeune protégée, Marguerite Rouxfeu, dans la silhouette désarticulée qui gisait au milieu des débris de l’escalier écroulé sous elle. La folle a sans doute voulu les rejoindre en descendant la voie depuis la station supérieure du funiculaire ! Ignore-t-elle qu’une bande de vandales des hauts de la ville y avait élu son quartier général, qu’avant d’être délogés par la police, ces voyous ont eu tout loisir de saccager les lieux au point de rendre impraticable tout passage ?


Pendant tout le temps de cette cohabitation forcée avec la pire engeance, les sœurs Danfer ont monté la garde en alternance chaque nuit, armées du vieux tromblon à moineaux que leur père avait laissé en héritage. Elles n’ont jamais compris pourquoi les jeunes barbares ne se sont jamais attaqués à elles, n’ont jamais pillé leur masure ni les locaux jumeaux de leur club de bridge. Elles n’ont jamais su pourquoi ils se contentaient de narguer les deux vieilles filles en leur faisant depuis leur nid d’aigle de terribles gestes obscènes, en poussant de grands cris d’Indiens au milieu de la nuit. Ces malfrats les ont-ils épargnées parce qu’ils trouvaient amusant de faire rail commun avec deux vieilles pies, parce qu’ils pouvaient à loisir observer d’en haut leur manège, assister à leurs disputes en plein air comme aux scènes répétitives et minimales d’une pièce théâtrale post-contemporaine ? Quand le vent soufflait de l’est, ils distinguaient clairement des bouffées de dialogue au milieu du brouhaha de la nature. Alors, ils s’asseyaient en désordre sur les marches de l’escalier métallique, ouvraient des parapluies déglingués pour se protéger du soleil, faisaient circuler entre eux des bouteilles d’alcool blanc et des pipes d’opium qui encrassaient l’air jusqu’au centre-ville. Quand le spectacle valait la chandelle, le rire et les applaudissements des voyous éclataient dans toute la vallée, apportant des salves de joie et d’espoir au cœur des plus moroses habitants du quartier.


Marguerite porte au front une belle balafre incrustée de limaille rouillée. Un peu de sang a coulé sur sa pommette jusqu’à la commissure de ses lèvres. Sa jupe bleue, son chemisier de dentelle sont tachés de traînées rouges et brunes. Dans sa chute elle n’a pas perdu connaissance, mais elle a eu si peur qu’il lui faut plusieurs minutes pour cesser de geindre et reprendre son souffle. En demi-cercle autour d’elle, ses compagnons de cabine ne disent mot, inquiets d’abord qu’elle ne se soit brisé le dos ou la nuque, soulagés ensuite de la voir remuer la tête et trembler de tous ses membres.


Quand elle peut s’asseoir, soutenue par les grands bras du père Guillaume, tous l’interrogent du regard. Que fait-elle ici au milieu de la nuit, elle qui a toujours refusé de toucher, même du bout des doigts, une carte à jouer ? S’est-elle perdue, pour arriver au club depuis les sommets ? Ne sait-elle pas que la voie est condamnée et dangereuse ? N’a-t-elle pas vu les panneaux, les avertissements ? N’a-t-elle pas été arrêtée par une clôture barbelée ou d’infranchissables barrières de sécurité ? S’est-il passé quelque nouveau drame dans sa vie pour qu’elle débarque ainsi en catastrophe et sans crier gare au milieu de leur tournoi hebdomadaire ?


Marguerite boit quelques gorgées de l’eau tiède vendue à prix d’or pour du thé par les sœurs Danfer pour étancher la soif des joueurs entre deux tours de jeu. Ils sont quatre autour de la table. Marguerite, assise à la place du mort, semble fascinée par les cartes étalées devant elle. Les trois autres ne peuvent résister au désir de jouer la donne jusqu’au bout pendant que la jeune femme achève de reprendre son souffle.


Elle explique, encore haletante, qu’elle s’est égarée dans le brouillard en voulant les rejoindre. Il doivent la comprendre : elle n’a jamais poussé jusque-là ses promenades dans la ville, le quartier a trop mauvaise réputation, on risque d’y faire des rencontres terribles qui vous marquent à vie. Elle ne s’y est risquée que poussée par l’urgence de leur parler. Dans sa course, elle a dépassé sans la voir la station inférieure du funiculaire et s’est enfoncée dans le fond de la vallée sur un sentier bientôt si étroit et pentu qu’elle a dû abandonner sa bicyclette derrière un bosquet d’épines. Perdue pour perdue, elle a gravi en courant la pente. Près du sommet, le ciel étoilé lui a éclaté au visage. Sous ses pieds, le brouillard sur la ville était une mer étale dont n’émergeaient, toutes proches, que les cheminées interminables de la station d’incinération des ordures ménagères et de l’usine de chauffage à distance. Un dernier lacet l’a menée en quelques pas au plateau de Sauvabelin. Adossée à la lisière d’une futaie plus noire que le ciel, la station supérieure du funiculaire luisait devant elle. Elle s’est précipitée. Elle a franchi, par miracle sans se blesser, le grillage barbelé qui défendait la place. À l’intérieur du bâtiment déglingué, aux murs recouverts de plusieurs couches de graffitis, les immenses roues de la machinerie du funiculaire paraissaient prêtes à se mettre en branle au moindre souffle malgré la rouille et la crasse. Vers la vallée, les rails d’argent filaient dans l’abîme pour se perdre plus bas dans la mer de brume. Marguerite s’est engagée sur l’escalier de métal qui longeait le ballast. Sa descente aux enfers s’est d’abord passée sans encombre. Ses pieds ont bientôt disparu sous la grisaille, puis ses jambes, son ventre, son torse. Une marche encore, et le monde entier s’est volatilisé. De la suite, dans l’obscurité, elle se souvient à peine : plus de main courante à quoi se raccrocher, marches manquantes, oscillations du sol plus amples à chaque pas, grincements et claquements de métal comme sur le pont d’un navire à voiles. Tout a cédé d’un coup à la seconde même où elle entrevoyait devant elle la lueur jumelle des cabines.


Ensuite, le récit qu’elle fait en vrac de sa journée paraît à ses compagnons si décousu qu’ils croient d’abord que sa chute lui a fêlé le crâne. Les auditeurs, tout assoiffés qu’ils soient d’en connaître le fin bout, doivent patienter le temps des mille méandres d’une histoire qui n’en finit pas de se perdre et de s’embourber ; ils peuvent même craindre qu’elle n’arrive pas à son terme avant le matin. Par le menu, Marguerite leur raconte sa longue glissade à vélo à travers la ville grise, ses heures d’étude solitaire face au lac invisible, la distraction coupable qui l’a empêchée de suivre les démonstrations de son professeur de biologie marine expérimentale…


La nuit avance à pas de loup vers l’aube. À l’extérieur, le brouillard a été chassé de son lit par un souffle d’air glacé venu du pôle. Lavées par le vent, les étoiles du ciel brillent. Une demi-lune jaune dessine au paysage des ombres fantastiques. Depuis longtemps, les joueurs entassés dans l’autre cabine ont fini leur partie et quitté les lieux en procession.


– Je ne sais pas quelle idée folle me prend de faire un détour par le musée en rentrant chez moi, poursuit Marguerite. Anne-Claude m’attend pour le repas, je suis en retard, mais je ne résiste pas à la vilaine tentation de sortir mes clés et de pénétrer dans le bâtiment par une porte de service. J’aime me faire peur en parcourant les salles d’exposition le jour de fermeture, dans la pénombre, assurée de ne rencontrer personne qu’il faudrait saluer. Il y a bien Aristide, le vieux concierge qui fait ses rondes jour et nuit pour se donner de l’importance, mais il doit cuver son vin dans son cagibi et risque peu de me surprendre.

– Je suis sûre que tu avais tes raisons de t’arrêter au musée, l’interrompt Anne-Claude. Mon petit doigt me dit que rencontrer le vieux concierge au détour d’un couloir sombre ne t’aurait pas déplu malgré le dégoût qu’il t’inspire. J’aurais fait comme toi. Il te pressait d’éclaircir au plus vite le mystère de la bague. Lui seul pouvait t’aider.


Le père Guillaume et l’abbé de Gonzague regardent les deux femmes sans comprendre. Anne-Claude feint de ne pas voir leur embarras et fait signe à son amie de poursuivre. Prenant conscience qu’elle ne s’en tirera pas à si bon compte, Marguerite narre d’un souffle aux deux hommes en soutane toute l’histoire depuis le début : ce qu’elle sait des tribulations de la dernière licorne depuis ses vallées pyrénéennes jusque dans les salles du musée de la ville ; sa découverte fortuite d’un trou, d’une fente, d’une brèche dans la panse de l’animal empaillé ; l’éclair d’affolement dans les yeux du vieux gardien quand elle lui en a parlé ; d’un jour sur l’autre, la restitutio ad integrum, comme par miracle, de la dépouille éventrée ; sa découverte ensuite de la bague entre les pattes de l’animal rapiécé…


– Voilà de quoi construire un beau roman dans une tête échauffée de jeune femme, l’interrompt le père Guillaume, avec un clin d’œil à son compère l’abbé, au moment où Marguerite va ôter la chevalière de son doigt pour la faire circuler entre eux. Savez-vous que le vieux concierge dont vous me parlez est un vieil ami depuis des lustres ? Il ne boit pas autant que vous pensez. Lui et moi nous sommes connus en Afrique où j’étais missionnaire pendant qu’il trafiquait des armes en feignant d’accompagner dans la brousse des safaris photographiques. De quelle meilleure couverture peut-on rêver quand on veut faire fortune en dehors des sentiers battus de la légalité ? Marguerite, vous ne risquiez pas de rencontrer tout à l’heure mon vieil Aristide au détour d’un couloir du musée, car il nous rejoint ici tous les lundis soirs pour arbitrer en seigneur et maître nos tournois à couteaux tirés.


Le prêtre fait une pause avant de poursuivre, comme si des idées s’entrechoquaient dans sa tête sans pouvoir se frayer un passage vers l’extérieur. Marguerite triture la bague à son doigt ; elle va poursuivre son récit quand il reprend la parole :


– Cela ne ressemble pas à mon Aristide de poser des lapins à ses amis sans les prévenir. D’ordinaire, il passe ses lundis de congé dans une sorte de cabanon perdu dans la campagne profonde, en lisière de forêt, près de la plus belle cascade de la région, la plus secrète, cachée au fond d’un vallon escarpé que le soleil n’effleure qu’au plus haut de sa course. Les quelques randonneurs qui se hasardent jusque-là le prennent pour un ermite un peu givré, un prophète égaré dans une fausse époque, même s’il ne leur adresse jamais la parole pour leur annoncer les terribles malheurs qu’ils attendent dans le secret de leur cœur…


Marguerite n’en revient pas que le père Guillaume puisse fréquenter le vieillard dégoûtant qu’elle croise chaque jour au musée. Passe encore qu’il le connaisse, on ne choisit pas toujours ceux que la vie nous fait croiser, mais qu’il en parle comme d’un ami dépasse toutes les bornes de la vraisemblance. Quelque chose au milieu de ma tête déjà fragile se sera brisé dans ma chute et me fait prendre des vessies pour des lanternes, se répète-t-elle sans parvenir à se rassurer.


– C’est étrange, poursuit le prêtre après une nouvelle pause, plus je vous parle de notre homme et moins je me sens soucieux. La vérité m’apparaît tout à coup comme peinte sur une toile, comme projetée sur un écran avec le son et les couleurs de la vie : sur le chemin du retour en ville, la vieille 2CV d’Aristide Codoux, aux couleurs rutilantes et flamboyantes de l’arc-en-ciel, se sera enfin décidée à rendre son âme au dieu terrible des automobiles ! Je suis sûr que mon vieil ami marche en cet instant dans la nuit glacée, entre deux villages endormis, à la recherche d’un téléphone pour nous avertir. Il ignore que nos deux hôtesses, reines de la pingrerie, n’ont jamais consenti à faire tirer une ligne téléphonique depuis leur bouge de pucelles jusque sur les hauteurs qui nous abritent ! Mais revenons aux moutons de notre Marguerite, conclut-il avec rudesse, si notre ami Pierre se sent de force à en entendre davantage.


Le père Guillaume, au milieu de son prêche, s’est effrayé de la mine de son vicaire. Il a coupé court à sa tirade et se penche vers lui. Marguerite et Anne-Claude sursautent. Elles buvaient sa parole comme quand il parle du haut de sa chaire ; tête basse, yeux mi-clos, n’osant s’appuyer contre le dossier de la banquette, elles se laissaient emporter par sa voix terrible dans l’espèce de rêverie qu’elles prennent chaque dimanche, pendant les sermons interminables du vieux curé, pour un début d’extase mystique. L’abbé de Gonzague, quant à lui, se contorsionne sur son siège et respire avec peine. Des cernes livides se marquent autour de ses yeux et de sa bouche. Son beau visage a pris dix ans. Si personne ne prend soin de lui, il va faire une crise de nerfs ou perdre connaissance.


Chassée de ses pensées par le silence soudain, Marguerite tente une nouvelle fois de reprendre son propre récit. Elle n’a pas pris garde au malaise de l’abbé, s’efforce tant de ne jamais diriger son regard vers son amoureux d’enfance qu’elle a presque réussi à oublier sa présence. Il faut qu’Anne-Claude l’interrompe sans ménagement, la force à se taire en la bâillonnant avec la paume de sa main. Marguerite ose enfin regarder Pierre, dont le long torse vacille comme le mât d’un voilier à l’ancre.


– Dites-nous quelque chose, Pierre, n’importe quoi, cela vous aidera à reprendre votre souffle et vos esprits ! tonne le curé pour tirer le jeune homme de son hébétude.


Rien n’y fait. L’abbé reste muet, carpe ouvrant et fermant ses lèvres, aux yeux fixés sur la paroi de la cabine comme si quelque diable devait y apparaître par magie. Le balancement rythmique de son torse envahit l’espace de la pièce, interdit tout mouvement, tout geste pour lui venir en aide. Impuissants, le père Guillaume et les deux jeunes femmes sentent une torpeur les prendre par la nuque et les épaules ; leurs pensées se figent, leur tête lourde oscille en cadence.


Dans un sursaut, quand elle est près de défaillir, Anne-Claude s’entend pousser une salve de cris aigus qui percent le silence comme des aiguilles. Le premier, Pierre de Gonzague revient à lui. Il est pris d’un accès de sanglots qui fait trembler la cabine et ramène brutalement ses compagnons à la réalité. Ceux-ci le laissent pleurer jusqu’à plus soif en rassemblant vaille que vaille leurs idées éparpillées.


– Ce n’est pas possible, il y a de la magie noire ici, ou bien des esprits rôdent entre nos corps à la recherche d’une âme à voler ! s’écrie le père Guillaume de sa voix la plus rauque.


Lui que rien n’effraie d’habitude, il n’en revient pas d’avoir perdu pied avec les autres, de s’être laissé entraîner comme eux dans cette transe au goût de folie furieuse. Personne ne souffle mot. Tous quatre se dévisagent en silence, tournant la tête à droite et à gauche, ébauchant des gestes du bras et des haussements d’épaule telles des marionnettes guidées par un montreur las de vivre qui n’attendrait que la fin du spectacle pour aller s’enivrer dans quelque café encore ouvert.


Une fois de plus, Anne-Claude leur sauve la mise en proposant soudain, avec sa rudesse coutumière, d’en rester là pour la soirée. Que chacun aille se coucher pendant qu’il reste quelques heures de sommeil à voler ! Il sera bien temps le lendemain de se retrouver dans un endroit plus confortable pour éclaircir tous les mystères et secrets qui les lient comme un sac d’embrouille !


– Tu as raison, petite sœur, conclut le père Guillaume. Comme d’habitude, tu es la plus sage de nous tous et la plus avisée. Marguerite, vous poursuivrez demain le récit de vos aventures. Quant à vous, Pierre, vous avez avant tout besoin de dormir. Avant le jour, vous ne pouvez rien entreprendre d’utile pour retrouver votre mère. Allons maintenant. Ite missa est.


À l’extérieur, la lune presque pleine fait étinceler le paysage délavé comme une vitrine de Noël. Les dernières écharpes de brume se sont dissoutes dans quelque coin sombre. Face à eux, le sentier qui gravit la falaise semble un torrent de métal avec ses cascades et ses rapides, mais aucun bruit ne trouble le silence de la nuit. Tout en haut, la ligne noire des bois retient son souffle. Même l’interminable cheminée de l’usine de chauffage à distance ne laisse plus échapper le moindre filet de fumée blanche. Les étoiles, pourtant à moitié gommées par la lumière lunaire, paraissent innombrables dans le ciel.


Un froid terrible les prend tous quatre dès qu’ils quittent la cabine moite. Une vilaine surprise de la nature les attend : comme une tourte de mariage, toutes les parties métalliques de la rampe du funiculaire se sont recouvertes, au lever de la brume, d’une couche de glace rosée qui rend toute descente impossible si l’on ne veut pas se briser le cou dans les rochers. De marche en marche, tapis frangé de perles lumineuses, torrent figé, toboggan d’enfer, la nappe gelée dévale la pente et se perd dans l’ombre avant d’atteindre la station inférieure du funiculaire. Il n’y a d’autre choix que de faire demi-tour, de rallumer le chauffage électrique, de s’installer tant bien que mal sur les banquettes pour se lancer sans trop d’espérance à la quête d’un peu de sommeil.


 
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   Marite   
9/2/2015
Découverte du mot « armailli » dans ce chapitre. Selon la définition trouvée dans mon vieux dictionnaire il désigne un pâtre de la région de Fribourg et Fribourg étant une région de l’ouest de la Suisse, je comprends mieux la façon de conter les choses et les évènements se succédant dans ce roman. Mais aussi : comment la dépouille d’une licorne des Pyrénées est-elle venue s’échouer dans un musée d’une petite ville Suisse ?

   Shepard   
16/3/2015
Chapitre que j'ai bien aimé, avec quelques belles formulations

"L’arrivée du prêtre creuse dans la cabine un silence noir" (une alternative originale au "silence de mort")
J'ai aussi apprécié les cicatrices 'en chair et en os'

Par contre, j'ai trouvé choquant (j'ai d'abord cru à une erreur) le passage à la première personne sur "Quelque chose au milieu de ma tête déjà fragile se sera brisé dans ma chute et me fait prendre des vessies pour des lanternes, se répète-t-elle sans parvenir à se rassurer." Bien qu'il s'agisse d'une pensée, j'ai trouvé amenée d'une façon maladroite (et aussi : pourquoi "déjà fragile" ?). Peut-être car c'est l'unique phrase écrite de cette façon dans tout le roman jusqu'à présent ? Bon, ça reste un détail bien entendu.

On apprend encore sur les personnages. Ancien trafiquant d'arme ? Qu'est-ce qui a pu conduire Aristide a connaitre la vieille mère ?
On dirait également que Pierre a comprit quelque chose, probablement qu'Aristide a enlevé sa mère, mais peut-être plus que ça...
Bref, pas encore de licorne mais toujours plus de mystère... Vous ménagez votre suspense, je suis curieux de voir la chute.

   Anonyme   
12/9/2016
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Très beau style pour une histoire insolite

   Cairote   
28/6/2019
Au niveau de l’histoire, ça reste bien mené, et j’attends la suite avec impatience. Si je cherche la petite bête, je dirai que tout le drame autour de l’arrivée de Marguerite et sa longue relation m’a paru clocher un peu, n’être pas trop naturelle. Je ne la vois pas, dans ces circonstances, donner tous ces détails, jusqu’à « ses heures d’étude solitaire face au lac invisible », etc.


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