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La licorne des Pyrénées
Acratopege : La licorne des Pyrénées  -  Épilogue
 Publié le 14/02/15  -  4 commentaires  -  20842 caractères  -  28 lectures    Autres publications du même auteur

« Mesdames et messieurs, vous allez découvrir dans notre dernière salle la pièce rare qui fait la fierté de nos collections animales. En hors-d’œuvre de votre visite dominicale, je vous ai montré les perroquets carnivores de l’Auberjonois, l’ours volant de Tasmanie, la vipère bicéphale du val d’Hérens ! À l’instant d’y mettre un terme en apothéose, je ne vous dirai que quelques mots sur le spectacle qui nous attend. Ensuite, nous nous recueillerons ensemble devant un représentant insigne des merveilles naturelles que Dieu nous a données au commencement du monde et que nous avons si mal su préserver. Que chacun prenne son temps pour méditer avant de quitter cet endroit sacré ! Je déposerai mon chapeau près de la sortie. Vos dons iront aux œuvres de ma paroisse. Si vous vous montrez généreux en ce beau dimanche de printemps, vous rentrerez chez vous le cœur plus léger, comme si vous aviez assisté à l’office divin plutôt que d’être venus vous divertir seul ou en famille dans mon musée ! »


Pour se faire entendre de son auditoire dispersé – certains s’étaient précipités dans la nouvelle salle sans attendre sa permission quand d’autres traînaient encore les pieds dans le couloir – le guide avait déclamé son laïus d’une voix d’oiseau qui ne lui ressemblait guère. C’était une femme encore jeune, aux souliers plats, aux bas blancs, vêtue d’une jupe bleue plissée qui recouvrait le genou, d’un chemisier de soie sagement boutonné jusqu’au col qu’un châle de coton voilait aux regards. Elle ne portait pas de lunettes, mais ses verres de contact lançaient des éclairs quand vous la regardiez de trop près. Ses cheveux noirs étaient attachés très haut en coquille d’escargot dextrogyre, le plus rare, celui qui porte bonheur quand on le découvre au clair de lune en tenant la main d’une amoureuse effrayée par le silence de la nuit. Autour de son cou, émergeant du tissu, une chaînette d’argent ornée d’un crucifix de bois brun se balançait. Longtemps, elle avait cru que ce bijou saint, réplique miniature de ceux que portaient les premiers communiants quand elle était enfant, avait été taillée dans un morceau de la Vraie Croix ! Il avait fallu qu’elle traversât beaucoup d’aventures pour qu’elle perdît un peu de sa naïveté ! Selon les règles de service, le guide aurait dû laisser sa croix au vestiaire et porter, pendant les visites, un badge de plastique rose et vert pomme la désignant comme Marguerite Rouxfeu, directrice des collections animalesques du musée de Rumine, mais elle n’avait cure des règlements édictés par d’autres à des époques ensevelies par l’oubli. Tous les dimanches matin, par nostalgie, elle s’offrait le privilège de guider la visite des collections comme il lui chantait. Les autres jours, les visiteurs déambulaient dans les salles avec des écouteurs serrés autour du crâne et une machine pleine de boutons en bandoulière.


Sa voix, quoique forcée pour être entendue de tous, ne tremblait pas. D’écho en écho, elle s’égarait dans le labyrinthe de couloirs et de salles en enfilade construit par des architectes grandiloquents pour des gens d’un autre siècle. Marguerite Rouxfeu ne ressentit aucun trouble quand elle franchit une fois de plus la dernière porte. Sans doute la routine avait-elle émoussé en elle les sentiments d’indignation et de colère autrefois toujours prêts à bondir dans son cœur comme des panthères ! Aujourd’hui, évoquer visite après visite le destin tragique de la licorne des Pyrénées ne suscitait plus en elle qu’un peu de nostalgie.


La pièce était vide de tout autre objet d’exposition, avec des échos d’église qui faisaient ralentir le pas et s’éteindre les conversations des visiteurs. On fit cercle autour du guide, chacun retenant son souffle pendant qu’elle s’approchait du rideau qui masquait, du sol au plafond, illusoire protection contre les ravages du temps, une alcôve pareille à une scène de théâtre bellement aménagée pour le spectacle de Noël dans la salle paroissiale d’un village de montagne. Sans mot dire, un peu énervée de ne pas se sentir plus émue, Marguerite tira le cordon. Le rideau glissa avec un chuintement de mystère le long de sa glissière de métal peint. Sur l’estrade adroitement éclairée par des projecteurs invisibles, une grande cage de verre trônait dont les parois postérieures et latérales avaient été peintes en trompe-l’œil pour figurer en perspective un paysage de cimes et de forêts, de torrents, de cascades, de précipices, avec à l’arrière un ciel rougi par les flammes d’un coucher de soleil de calendrier.


« Mesdames et messieurs, la licorne des Pyrénées ! s’exclama Marguerite avec un ample geste du bras. Contemplez en silence, en prenant votre temps, le joyau de notre collection zoologique, un exemplaire unique que les musées du monde entier et des deux Amériques nous envient. Dieu n’a pas voulu que l’Equus cornatus meridionalis, malgré sa beauté et sa noblesse, survive jusqu’en cette fin de siècle. Tous vous connaissez l’histoire de la dernière licorne, quand bien même le drame s’est produit avant la naissance de la plupart d’entre nous : à l’orée du printemps, dans la douceur revenue d’un matin ensoleillé, cette femelle de rêve a été abattue par un braconnier ivre alors qu’elle veillait depuis des jours et des semaines la dépouille de son compagnon, un vieil étalon dont le cœur fatigué avait cédé aux derniers grands froids. Les chiens sauvages s’étaient repus de la chair gelée de la bête, n’en avaient laissé que des débris d’os et des lambeaux de peau, mais la licorne restait là, le regard haut, frappant la neige du sabot, allant et venant autour du cadavre comme si elle attendait une sorte de miracle. Se savait-elle la dernière de sa race, et que le petit qu’elle portait en elle ne verrait jamais le jour ? Le coup de tromblon l’a atteinte au chanfrein, juste en dessous de la protubérance osseuse, ébauche avortée de corne qui a valu son nom à l’espèce. Blessée à mort, elle s’est agenouillée face à la vallée en une prière muette et s’est abattue sur le flanc… »


Pour la millième fois, Marguerite Rouxfeu récita son texte avec la conviction d’une collégienne propulsée sur les planches pour y lire du Péguy ou du Ionesco devant un parterre de camarades ennuyées, de professeurs gris, de parents aux yeux embués. On l’écouta pourtant, on poussa des exclamations de surprise, on s’offusqua, on réclama vengeance pour la bête martyre si belle dans sa cage de verre, on s’attendrit à contempler le faon agenouillé entre les pattes de sa mère. Avait-on au moins organisé une battue de trois jours dans les montagnes pour s’emparer du coupable affamé et transi, l’avait-on lapidé, roué, lynché sur la place du village ? L’avait-on enfermé sur la paille dans un cachot souterrain ? L’exhibait-on les jours de fête sur la place du village pour que les enfants endimanchés puissent lui cracher au visage ?


Après la visite, Marguerite passa sans trembler devant la loge de conciergerie. Plus personne n’y vivait depuis la disparition mystérieuse d’Aristide Codoux bien des années auparavant. Ses fugitifs successeurs avaient vécu en ville. Aucun n’avait fait l’affaire plus de quelques mois aux yeux des autorités politiques, qui avaient fini par changer leur fusil d’épaule en rayant le poste du budget par souci d’économie bien pensée. Il n’y avait plus de concierge au palais de Rumine depuis belle lurette : vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les vigiles d’une société privée assuraient à grands frais la surveillance des collections ; à la nuit tombée, trois soirs par semaine, toutes les fenêtres de l’édifice s’illuminaient au passage des équipes d’entretien et de nettoyage engagées au noir par l’administration.


Devant Marguerite, à quelques mètres, un couloir gris s’ouvrait sur la cour centrale du palais, patio baroque où s’ébattaient avec de petits cris quelques enfants pendant que leurs parents déambulaient alentour. De là, après qu’elle eut bu un peu d’eau de la fontaine en prenant soin de n’être pas vue, il lui suffit de descendre en courant une volée de marches pour se retrouver à l’extérieur.


Souffletée par les rafales de foehn qui tournoyaient sur la place de la Riponne, elle rajusta son châle pendant que la lourde porte automatique de l’édifice se fermait lentement dans son dos. En contrebas, le pavage de béton de la place luisait au soleil, patinoire d’été qu’encerclaient de hauts immeubles gris sans grâce. Profitant de la douceur de l’air, elle s’attarda quelques instants à regarder, sans rien comprendre à leur jeu, un couple de quinquagénaires osseux qui faisaient en silence leur partie d’échecs dominicale sur l’échiquier géant que des édiles en mal de popularité avaient fait peindre, au temps des vaches grasses, à même le pavé. On ne distinguait plus du tout les carrés noirs des blancs ; la peinture des grandes pièces de bois s’écaillait, la plupart étaient brisées et laissaient voir sans décence leur armature de fil de fer rouillé ; plusieurs manquaient même tout à fait, que les joueurs avaient remplacées par des briques rouges posées à plat ou sur la tranche selon un code qu’ils étaient seuls à connaître : incapables de suivre le jeu, les rares passants qui s’arrêtaient devant eux s’en allaient très vite avec un haussement d’épaules. Qu’il pleuve ou qu’il vente, Marguerite retrouvait chaque dimanche, en quittant le musée, l’étrange couple aux prises avec une partie qui semblait toujours la même, comme si elle n’avait jamais commencé et ne devait jamais se terminer. En passant, elle leur adressait parfois quelques mots gentils auxquels ils répondaient d’un vague geste de la main, attentifs à ne pas perdre le fil de leurs pensées tortueuses.


Elle fila tout droit ce jour-là, se hâtant vers la basilique Notre-Dame du Tourmentin comme si son salut dépendait de sa célérité. Les deux hommes ne levèrent pas la tête quand elle les frôla presque, mais elle sut au raidissement de leurs gestes qu’ils l’avaient remarquée. De l’autre côté de la place, elle apercevait par-dessus la crête des immeubles le grand bouddha bleu, lumineux, clignotant, qui coiffait trois mois par an la flèche de l’église. Elle était en retard comme tous les dimanches, imaginait déjà les regards de réprobation des autres quand elle prendrait place autour de la table déjà servie. Pourtant, elle n’hésita pas à faire son crochet coutumier par l’église déserte pour s’y recueillir devant l’autel toujours fleuri de la Vierge de Lourdes, puis à gravir quatre à quatre l’escalier en colimaçon de la tour pour aller donner quelques coups de cloche qui la soulèveraient dans les airs et s’entendraient jusqu’à la rive française du lac.


Dès sa nomination comme curé de la paroisse du Tourmentin, l’abbé Pierre de Gonzague avait supprimé la grand-messe du dimanche matin pour la remplacer par un brunch spirituel à la mode canadienne qui rassemblait autour des pains maison, des viandes froides, des salades exotiques, des desserts du terroir, des vins rouges et blancs, la fine fleur des paroissiens et quelques affamés pique-assiettes qui, pour un bon repas, pouvaient bien feindre d’y croire un peu une fois par semaine. Cette réforme liturgique avait créé des remous jusque dans les évêchés voisins, mais le nouveau curé avait défendu bec et ongles sa volonté d’un retour à la simplicité évangélique. Son église désertée par les fidèles, il l’avait partagée en bon chrétien avec les communautés bouddhiste et musulmane de la ville, qui avaient enflé comme de la pâte au levain depuis les récents bouleversements du monde et souffraient chaque jour un peu plus de l’exiguïté des entrepôts désaffectés et sinistres que la commune leur louait jusque-là, à prix d’or, pour exercer leur culte.


Le même souci de modernité et de tolérance avait amené la fermeture de la Nouvelle École Catholique du Tourmentin. Passant outre les grincements de dents de Rome, Pierre et ses acolytes l’avaient transformée en Centre Mondial de Culture Œcuménique pour Enfants et Adolescents. Désormais, des classes du monde entier y séjournaient de janvier à décembre sous la houlette experte de mentors à la spiritualité sans faille issus de toutes les religions du globe. Pendant les pauses entre les cours, robes safran, aubes blanches et tchadors noir charbon virevoltaient joyeusement dans les couloirs. Anne-Claude Blondel, que Pierre avait proclamée directrice plénipotentiaire du centre et responsable de sa bonne marche devant l’éternel, veillait au grain chaque jour que Dieu fait. Elle était partout à la fois. Déambuler plus de cinq minutes dans le bâtiment sans la croiser dans un couloir ou un escalier, toujours pressée, toujours souriante, toujours prête à dire à chacun quelques mots en s’éloignant déjà vers sa prochaine tâche, était un événement plus improbable que voir se lever une tornade sur le Léman. Cependant, soucieuse de ne pas perdre le contact avec les élèves, Anne-Claude abandonnait chaque mardi matin ses tâches administratives pour donner elle-même, dans une salle du sous-sol spécialement réfrigérée, un cours pratique de chamanisme inuit aux débutants. Tous en sortaient glacés mais aux anges.


Mener à terme la restructuration nécessaire des organes de la paroisse du Tourmentin pour les adapter à la modernité avait nécessité quelques sacrifices à la gloire de Dieu : il avait fallu, entre autres, éloigner ou recycler ses anciens cadres en prenant soin de les blesser le moins possible. D’Antoine Doucet, on avait fait le concierge et portier du nouveau centre œcuménique ; depuis sa loge, qu’il n’était autorisé à quitter qu’en dehors des heures de cours, il devait désormais se contenter de voir passer, sans espoir de jamais les effleurer du bout des doigts, les petites filles en sari multicolore et les couples de jeunes mormons en complet noir. On avait intégré, non sans mal, l’ancienne cheftaine des troupes scoutes à la brigade de cuisine ; à force de goûter toutes les recettes du monde, elle y avait gagné en quelques années un embonpoint de matrone qui la rendait presque avenante. Le comptable chef était resté comptable chef ; on lui avait aménagé dans l’ancienne sacristie un coin où poser ses classeurs et son ordinateur portable dernier cri ; sans oser se plaindre, il se fabriquait des migraines à tenter de remettre dans l’ordre des milliers de chiffres entre coups de gong, sonneries de trompette, lamentations soufies, rosaires vociférés qui s’infiltraient à toute heure sous la porte de l’église.


Le plus difficile avait été de caser les vieilles sœurs Danfer, expropriées pour une bouchée de pain, délogées d’un jour à l’autre de leur masure quand la municipalité avait décidé sur un coup de tête de réhabiliter le funiculaire de Sauvabelin. Reconstruit à l’ancienne avec toutes les odeurs d’huile surchauffée et tous les grincements d’origine, l’engin ressuscité emmenait à nouveau, chaque dimanche, les familles vers des bois réaménagés en parc naturel sans voitures, aux allées ratissées comme les bunkers d’un parcours de golf, aux bosquets plantés d’essences odorantes venues des quatre coins du monde civilisé ; tout au sommet, une tour d’observation construite en véritable bois du pays rivalisait sans rire avec les gratte-ciel d’Asie ou d’Amérique. Finalement, Pierre de Gonzague avait obtenu pour les deux vieilles, à titre gracieux, une chambre de couple au château de Rossens. On ne pouvait rien lui refuser dans cette maison de fous après ce qui était arrivé à sa mère ! Cora et Flora Danfer n’étaient pas installées depuis une semaine au château que tous les pensionnaires de l’institution n’y parlaient plus que bridge. Le médecin-chef et la sœur supérieure, réconciliés par la pratique intensive de ce jeu merveilleux, promettaient même de devenir très vite une paire d’enfer dans les compétitions locales et régionales. À temps perdu, ils travaillaient à la rédaction d’une monographie qui établirait définitivement les vertus thérapeutiques du bridge à la française dans tous les cas de dégradation cérébrale. Pick et Alzheimer enfin vaincus à la barbe des scientifiques du monde entier !


Pour le nouveau curé de la paroisse, l’épreuve la plus éprouvante avait été de faire admettre aux paroissiens son emménagement avec deux jeunes femmes dans les locaux sanctifiés de la cure. Les âmes prudes murmuraient avec des étoiles dans les yeux que Pierre de Gonzague, Anne-Claude Blondel et Marguerite Rouxfeu dormaient ensemble dans un lit immense conçu en secret par un menuisier français sur l’autre rive du lac. Quelques vieilles pies de bénitier, toujours en quête d’un prie-Dieu où s’agenouiller depuis que les messes matinales avaient été supprimées sans crier gare, juraient aux quatre vents les avoir surpris ensemble en train de prendre le premier soleil, en tenue d’Ève et d’Adam, au balcon du premier étage de la cure. Accoudés corps contre corps comme des païens ils leur avaient fait de là-haut des gestes obscènes dont elles avaient rougi jusqu’entre les seins.


Ainsi rumeurs, ragots, calomnies et médisances faisaient des ronds dans l’eau depuis le retour de Lourdes de Pierre de Gonzague et de ses compagnes. Jusqu’à Rome les mauvaises langues et les bonnes âmes frémissaient quand elles entendaient parler de la paroisse du Tourmentin ou de son curé révolutionnaire. Dans les cercles progressistes de l’Église, on s’effrayait de la hardiesse du bonhomme. Sa précipitation n’allait-elle pas attiser par réaction les braises encore chaudes de la pensée théologique la plus conservatrice et rétrograde ? Ne risquait-on pas, si la contagion s’y mettait, une nouvelle scission de l’Église universelle, une nouvelle Réforme ?


Pierre de Gonzague n’avait cure de ce tintouin. Flanqué de ses deux épouses devant Dieu, il se sentait l’âme d’un brise-glace que rien n’arrête. Si miracle il y avait eu lors de leur voyage à Lourdes, c’est bien en lui qu’il s’était produit. Les épreuves que Dieu lui avait imposées – perdre sa mère, retrouver Marguerite – auraient pu briser le jeune prêtre ; elles avaient fait de lui un homme neuf, au cœur serein et généreux, à la volonté trempée comme le meilleur acier, un homme qui ne connaissait plus les coups de folie, un homme qui ne doutait de rien ni de personne. Plus jamais Pierre de Gonzague ne portait son regard en arrière. À peine se rappelait-il comment sa foi s’était éteinte au terme de son premier voyage à Lourdes quand, jeune brancardier bénévole, il avait assisté à la fausse guérison miraculeuse de la petite Marguerite. Abandonner ses études de médecine pour se faire prêtre avait été la seule issue honorable. Il l’avait payé cher en tourments et remuements de l’âme, mais il n’y avait rien à regretter. Aujourd’hui, dans sa nouvelle peau, il ne lui importait guère d’avoir la foi ou de ne pas l’avoir. Avancer tout droit suffisait pour que croissent chaque jour sagesse et bonheur dans son âme et celles de tous ceux qui l’approchaient.


Anne-Claude Blondel et Marguerite Rouxfeu vivaient à son côté comme des servantes au cœur pur. Elles tenaient à la main des torches pour éclairer son chemin. L’une parlait sans cesse, l’autre tenait sa promesse absurde de rester toujours silencieuse en face de lui. Toutes deux avaient pris du poids.


Marguerite entra dans la salle de paroisse comme on venait de s’asseoir après le bénédicité. Il y avait foule pour ce premier brunch de carême. Les conversations bourdonnaient. On se passait plats et bouteilles autour des tables dans un carrousel de rires et d’exclamations joyeuses. Des enfants se poursuivaient en renversant des chaises. Marguerite cherchait Anne-Claude du regard, mais toute la scène commença de vaciller devant ses yeux. En même temps, des sonneries d’orgue et de trompette l’assourdissaient, si sonores qu’elle dut couvrir ses oreilles de ses paumes. Le rythme de valse s’accéléra soudain, tables et chaises se mirent à tournoyer en un sabbat d’enfer tout autour de la pièce. Un plaisantin profita du désordre pour éteindre toutes les lumières. Tout à coup, ce fut le froid et la nuit sombre.


Quand Marguerite s’écroula avec un grand cri, il se fit un silence de mort. On se précipita vers la jeune femme évanouie pour lui prendre la main et lui tapoter le visage avec une serviette humide. Pierre la prit dans ses bras, la coucha sur un sofa dans le coin bibliothèque de la salle, près du feu de bûches vertes qui crépitait dans la cheminée. Sitôt que Marguerite eut repris conscience, on entendit retentir, comme venue du ciel, la voix puissante d’Anne-Claude :


– Soyez sans inquiétude, mes amis. Tout va bien. Ne savez-vous pas que dans notre état, ce genre de malaise est monnaie courante ? Oui, il y aura bientôt deux enfants de plus dans notre petite communauté ! Nous prénommerons la fille Apolline et le garçon Guillaume. Que la volonté de Dieu soit faite. Maintenant, reprenons en paix notre repas et nos conversations.


 
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   Marite   
15/2/2015
Un peu déçue par la fin de ce roman mais cela tient au fait que je tiens la licorne pour un animal fantastique, à la limite du "sacré" dans mon imaginaire. Pendant chacune de mes lectures j'ai plus ou moins attendu quelque chose de "magique" mais nous sommes restés dans les turpitudes humaines.
Ceci est très subjectif bien entendu et n'enlève rien à la qualité du texte dans son ensemble. Je ne regrette pas cette lecture.

   Robot   
19/2/2015
 a aimé ce texte 
Beaucoup
J'ai revisité certains des chapitres que j'avais lu en pré-lecture. Je me contenterai d'une appréciation générale.
Si le démarrage est lent aux chapitres un et deux, ça me semble tout a fait normal car ils posent à la fois les personnages et une part du contexte.
L'ensemble du roman donne à chaque chapitre l'envie de poursuivre pour connaître le fin mot du mystère et c'est justement cette capacité à tenir en haleine le lecteur qui m'a poussé à poursuivre sans ennui.
Je me suis interrogé sur l'utilité du personnage d'Anne Claude, sinon un rôle de faire valoir pour Marguerite qui permet d'apporter des révélations qui font progresser le texte.
Une autre solution était-elle envisageable de construire le récit sans elle ?
il y a aussi un aspect positif que je tiens à souligner, c'est l'intérêt des touches humoristiques, notamment les deux vieilles chipies qui sont de ce point de vue intéressantes ainsi que le curé. La partie de bridge permet une excellente relance du récit.
Les personnages sont plutôt bien typés, sans risque de confusion sur les caractères.
J'ai vraiment été captivé par les chapitres du voyage, de la dune, du train. Et bien sur par l'avant dernier qui nous révèle finalement que ce roman n'était pas un récit d'aventure mais une histoire d'amour.
Ce que j'ai moins apprécié finalement, c'est l'épilogue en forme de bilan. J'attendais une fin en apothéose et là je trouve la conclusion un peu fadasse.
Sur l'ensemble, j'ai moins pensé à Zola, qu'à Paul Féval ou Dumas (celui du comte de Monte-Cristo)
Globalement, des moments de lecture sans ennui sur un ouvrage bien construit et dont il faut le dire, l'écriture est d'excellente qualité.

   boutros   
22/6/2015
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Je trouve à ce roman un charme ineffable. Satire d'une certaine Suisse par la poésie fantastique, il raconte une histoire contemporaine émouvante avec un traitement qui est historique par la style: une manière très originale de faire un roman historique qui parle du presque-présent!

   Cairote   
6/7/2019
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Je vais me répéter un peu, mais au total je trouve que c’est une belle histoire, bien imaginée et bien racontée, tant au niveau de la construction que de l’écriture.
Bien que j’ai beaucoup aimé le style flamboyant et les trouvailles (les médisances qui produisent des ronds dans l’eau est l’une de mes préférées), il m’a paru un peu déplacé parfois, surtout dans certains dialogues où leur effet comique me paraissait inapproprié à la situation. J’ai aussi tiqué devant certaines réactions des protagonistes qui tombent plus ou moins endormis au milieu de révélations, ou au contraire exagérément troublés par elles.
Mais ceci est peu en comparaison du plaisir que j’ai eu à lire votre manuscrit. Merci!


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