Page d'accueil   Lire les nouvelles   Lire les poésies   Lire les romans   La charte   Centre d'Aide   Forums 
  Inscription
     Connexion  
Connexion
Pseudo : 

Mot de passe : 

Conserver la connexion

Menu principal
Les Nouvelles
Les Poésies
Les Listes
Recherche


L'ange déchu. 1ère partie : L'abbaye de Tussignac
Charivari : L'ange déchu. 1ère partie : L'abbaye de Tussignac  -  4. Au pied de la lettre
 Publié le 04/10/16  -  6 commentaires  -  42715 caractères  -  40 lectures    Autres publications du même auteur

Quand les enfants partaient à l’office avec le chantre après les classes, Pierre restait seul à ranger la salle vide. Après, comme il lui restait souvent du temps à tuer, il aimait s’asseoir sur les marches qui dominaient le cloître, et sous le regard du perroquet, son fidèle ami, il s’occupait à tailler sa béquille avec un canif. C’était au départ un acte de pure distraction, il s’amusait à suivre avec la pointe du couteau les contours du bois, mais progressivement, en se prenant au jeu, il s’était mis à imaginer des formes au gré de sa fantaisie. Au bout de plusieurs mois, c’était un bâton orné d’entrelacs, de formes géométriques, de faune et de flore imaginaire, et de petits diablotins dont il était très fier. Cependant, il avait l’étrange sensation qu’après avoir tant aminci le bout de bois, celui-ci était devenu plus léger et plus court qu’auparavant. Il le maniait plus facilement, et désormais, il devait se courber pour s’y appuyer. Mais il n’imaginait pas un seul instant que c’était lui-même qui avait grandi.


Le matin de Noël, le charpentier vint à sa rencontre et lui demanda de le suivre. Arrivés à l’établi, sans souffler mot, l’artisan lui confisqua sa béquille, et sous l’œil effaré du garçon, il saisit sa hache et débita le bâton en morceaux. Une fois achevée la besogne, il lui offrit un autre bâton, plus grand, plus lourd. Puis il ramassa les restes de l’ancien, les regroupa dans un seau et le tendit à l’enfant.


« Voilà du bon bois pour le scriptorium, mon garçon. Va le porter là-bas pour le brûler dans la cheminée », lui dit-il sans se douter du désarroi du marmot.


Sur le chemin du retour, Pierre ne parvenait pas à retenir ses larmes. Arrivé au scriptorium, il éclata en sanglots. Rageur, il envoya alors un des débris de son cher bâton dans le foyer. Et il aperçut les petits démons de bois danser dans les flammes, les feuilles d’acanthe racornir, les animaux chuinter sous les braises avant de s’enfuir dans les volutes de fumée.


Pierre, plein de colère, sortit alors de la pièce et s’assit sur les marches de l’entrée. Il se mit nerveusement à tailler sa nouvelle béquille. Mais ce n’était pas comme avant. Il savait que ce bâton-là allait rejoindre les flammes comme le précédent. Son canif heurtait les nœuds du bois, son esprit était trop troublé pour imaginer le moindre motif. Soudain, il fit une sale encoche qui le désespéra et jeta son bâton de dépit. Il soupira, puis alla le récupérer paresseusement. Pour se changer les idées, il décida de rentrer dans la bibliothèque pour se consacrer à l’élaboration d’un nouveau parchemin. C’était jour de fête, tout le monde était à l’office, et il avait encore devant lui de longues heures avant le retour du chantre et des oblats.


Il installa sur un pupitre tout le matériel dont il avait besoin, et commença son ouvrage. En polissant le parchemin, il se calma peu à peu. Une fois terminé, il se mit comme d’habitude à jouer avec une plume. Il la glissa sur la page pour former des lettres imaginaires. Mais cette fois-ci, sans s’en rendre compte, au lieu de faire semblant, il avait bel et bien trempé sa plume dans l’encrier et avait tracé un trait bleu sur la feuille immaculée. Il se rendit compte de son geste, stupéfait, et s’arrêta net. Le trait ferme et régulier jurait sur la feuille blanche. Son cœur s’accéléra dans sa poitrine. Si un moine le surprenait, il encourait un châtiment terrible, peut-être même son renvoi du monastère. Il s’agissait là d’une faute très grave, le parchemin était un matériel extrêmement précieux. Mais en même temps, la tentation était grande… L’enfant mordilla sa lèvre inférieure, perplexe. Après tout le mal était fait, ce parchemin était d’ores et déjà inutilisable, songea-t-il finalement en trempant de nouveau sa plume dans l’encrier. Il se mit à tracer une spirale en haut à droite du trait. Il connaissait bien cette lettre : c’était un « P », que l’on trouve au tout début du Pater Noster. La courbure était un peu hésitante, car il avait tremblé en imaginant qu’un moine pût venir soudain le surprendre. Mais il était quand même satisfait, après tout, ce n’était pas si mal pour un début. Décidé, il se rendit jusqu’à l’armoire, attrapa sur l’étagère un petit flacon et retourna à son pupitre. Il l’ouvrit avec impatience. Il contenait de l’encre dorée, la plus précieuse de toutes, qu’il avait élaborée lui-même avec de la fine poussière d’or véritable. Il plongea délicatement une nouvelle plume dans la mixture et la posa avec application sur le papier. Minutieusement, en savourant l’instant magique, il se mit à tracer des losanges en marge du parchemin.


Tout à coup, il entendit un bruit venu de l’extérieur. Pris de panique, il plia la feuille en quatre et la glissa dans la manche de sa tunique. Ce n’était rien, juste un serviteur qui se rendait aux cuisines. L’enfant sortit alors le manuscrit de sa manche. À sa grande déception, il y découvrit une multitude de petites taches dorées. L’encre n’avait pas eu le temps de sécher et elle avait bavé sur tout le rebord du parchemin. À ce moment, les cloches sonnèrent la fin de l’office. Il n’y avait pas de temps à perdre. En vitesse, il rangea tout le matériel dans l’armoire. Quant au manuscrit, que devait-il faire ? Il hésita à le jeter au feu, mais il se ravisa au dernier moment et trouva un interstice pour le glisser, plié en huit, entre la grosse armoire de la bibliothèque et le mur.


Contre toute attente, le soir même Bernardin se rendit compte du larcin en consultant le registre des fournitures. Il manquait un parchemin et il le chercha partout, y compris sous la grande armoire de la bibliothèque, et ce fut un véritable miracle qu’il ne le trouvât pas. Et quelques jours plus tard, alors qu’il travaillait sur une nouvelle enluminure, il constata que son flacon d’encre dorée était entamé. Par bonheur, il était à mille lieues de penser que le voleur pût être Pierre, et ses soupçons retombèrent sur un autre oblat. Toutefois, Bernardin se jura dès lors de mieux veiller au matériel du scriptorium. Pour sa part, Pierre Toussaint décida aussi de redoubler de prudence les prochaines fois, quand il reprendrait son ouvrage. Car il continuerait de dessiner jusqu’à pouvoir achever son enluminure personnelle, tôt ou tard, c’était décidé. Il ne lui restait plus qu’à connaître le moment où il pourrait reprendre le travail.


Les jours passèrent, les semaines, les mois. Les classes étaient devenues un véritable enfer. Les enfants ne prenaient même plus la peine de se cacher pour commettre leurs méfaits, ils les perpétraient au nez et à la barbe du chantre. Finalement, Bernardin renonça à ses exigences et se contenta désormais du minimum, à faire chanter les moinillons sans trop corriger leurs erreurs et les laisser ânonner les textes sans les comprendre. Il y eut alors une trêve, et un pacte secret fut passé entre les garçons et leur maître. Les classes retournèrent à une apparente normalité, en échange de quoi Bernardin ne chercha plus à connaître les exactions que ses élèves commettaient de nouveau en cachette. Le chantre ne pouvait guère faire plus, il avait ouvert la boîte de Pandore et tous les maux s’étaient déjà échappés. Les oblats cherchèrent alors de nouveaux boucs émissaires pour se défaire de leur trop-plein de haine. Les plus petits et les nouveaux arrivés devinrent les souffre-douleurs des brutalités organisées par les aînés, et les victimes se convertissaient à leur tour en bourreaux dès qu’un nouvel arrivant plus jeune et plus faible venait prendre leur place. Pierre devint aussi la cible de ces jeux barbares. Les élèves le faisaient trébucher, renversaient sciemment leurs encriers par terre ou lui dérobaient sa béquille. Et Bernardin, qui s’était avoué vaincu, préférait détourner le regard de peur de devoir affronter ces garnements.


Mais Pierre ne se souciait guère de toutes ces brimades. Il concentrait tout son esprit sur le parchemin plié derrière l’armoire. Il taillait sur son bâton les ébauches de ses futurs dessins, regardait attentivement les croquis et les lettres des oblats, ainsi que la position de leurs mains quand ils écrivaient. Il composait dans sa tête sa propre feuille et cherchait une solution pour rattraper les taches qu’il avait faites sur le parchemin. C’était une idée fixe qui l’obsédait, dans sa tête les petites taches dorées dansaient, scintillaient puis s’enfuyaient, pour mieux réapparaître aux moments et aux endroits les plus inespérés. L’enfant avait fini par les voir partout, la nuit les taches étaient les étoiles qui trouaient l’obscurité, au petit matin, elles faisaient briller le givre dans la Grand cour et sur les toits du monastère. Elles étaient dans les flaques d’eau, dans les rayons du soleil suspendus dans l’air de midi, elles crépitaient dans le feu de la cheminée du scriptorium, luisaient sur les pointes métalliques des outils du forgeron. Elles étaient là, dans le fond de ses yeux, couraient dans ses veines, flottaient dans son ventre et s’en échappaient tous les matins quand l’enfant arrosait les latrines.


Le parchemin devint bientôt son rêve et son cauchemar. Il jetait un œil en toutes occasions sur l’interstice entre le mur et l’armoire. Il avait des sueurs froides chaque fois que quelqu’un s’approchait trop près de la cachette. Il n’avait de cesse de débusquer les musaraignes et les insectes qui pouvaient grignoter le cuir. La nuit, il se réveillait pour vérifier que le parchemin était toujours là. De temps à autre, quand il était certain que personne ne pouvait le voir, il s’en emparait en catimini, allait se terrer dans un coin et le dépliait fébrilement. En observant la page, il imaginait tous les dessins qu’il allait tracer, mais il avait beau chercher, il ne trouvait pas le moyen de récupérer ces maudites taches. Alors, exaspéré, il replaçait de nouveau dans sa cachette le manuscrit soigneusement plié. Il attendait, dévoré d’impatience, le moment propice pour se saisir des encres et des plumes et reprendre son ouvrage. Les seuls jours où il pouvait se retrouver seul pendant assez longtemps, sans que personne ne vînt le déranger, étaient les grandes fêtes liturgiques, lorsque tous les moines étaient absents en même temps pour célébrer l’office qui durait plus longtemps que les jours ordinaires. Ces jours-là uniquement, à Pâques, à la Pentecôte, à la Saint-Benoît, à l’Assomption, à la Toussaint et à la Noël, Pierre disposait d’une heure ou deux pour continuer son travail.


Après quelques mois qui lui parurent une éternité, le dimanche de Pâques finit par arriver. Pierre ferma la porte du scriptorium, la bloqua avec son bâton, puis il prépara son pupitre comme s’il s’agissait d’un rituel solennel. Il disposa soigneusement les encres devant lui, les plumes de différents calibres récemment taillées. Puis il déplia le parchemin. Et soudain, en apercevant pour une énième fois les auréoles et les losanges dorés, lui vint enfin l’inspiration. Mais oui, bien sûr, c’étaient les écailles d’un gigantesque poisson ! Il s’empressa de dessiner le corps rutilant de l’animal. Il barbouilla de bon cœur durant une heure entière et les figures qui sortaient de sa plume faisaient son ravissement, mais sagement, il décida d’arrêter la session avant d’avoir complètement terminé l’illustration, afin de laisser le temps à la peinture de sécher. Il finirait la prochaine fois, et après cela, il recopierait une prière d’un des missels de Bernardin. Il rangea le matériel, replia scrupuleusement le parchemin, le déposa derrière l’armoire, et s’en fut du scriptorium. Il se sentait fier et soulagé.


Quatre ans passèrent. L’enfant devait avoir maintenant onze ou douze ans. Au fur et à mesure des fêtes, il avait continué son ouvrage, et ses dessins occupaient maintenant toute la feuille. Sur son parchemin, coexistaient ses premières illustrations, gigantesques et naïves, avec celles des derniers temps qui, faute de place, n’étaient plus que de minuscules croquis : il ne restait plus un seul espace sur le manuscrit, tout était griffonné des deux côtés de la page. Pierre avait même fini par gribouiller entre les lignes des lettres de la prière qu’il avait écrite la première année, mais il ne pouvait plus réaliser de nouveaux motifs, et se limitait à accompagner ce qu’il avait dessiné auparavant, rectifier, atténuer les erreurs. Il ne pouvait pas non plus voler une seconde feuille de parchemin, c’était beaucoup trop risqué. Aussi il tournait et retournait la page et finissait toujours par trouver un dernier petit espace libre. Le résultat était impressionnant, c’était une espèce d’immense cafouillis, un chaos multicolore, car l’enfant avait utilisé toutes les encres en petites quantités pour que Bernardin ne pût jamais se rendre compte de leur utilisation. Les corps s’entortillaient, les animaux se mordaient la queue, les plantes poussaient au hasard des ponctuations et des blancs laissés entre les mots comme la mauvaise herbe entre les pierres d’un édifice.


C’est le quinze août, jour de l’Assomption, qu’advint ce qui devait advenir. Ce matin-là, le monastère était en proie à une agitation fort peu habituelle. Pierre avait vu une dizaine d’hommes massés sur le parvis de l’église. L’un d’entre eux, un quadragénaire bedonnant et barbu, s’était entretenu un long moment avec l’abbé, puis les hommes étaient repartis. Aux dires des serviteurs, il s’agissait d’ouvriers maçons. L’abbaye allait être agrandie, un immense chantier se préparait, qui durerait plusieurs années. Un serviteur affirmait aussi que quatre moines venus du Nord étaient sur le point d’arriver pour s’établir à Tussignac. Mais tout ce remue-ménage et ces rumeurs n’intéressaient pas le moins du monde l’enfant. La seule chose qui le tenait en émoi, c’était la nouvelle séance de dessin qui l’attendait. Les moines étaient tous à l’église, et le garçon en profita pour reprendre son travail. Mais, en plein milieu de la séance, avant que les cloches n’eussent sonné la fin de l’office, la porte du scriptorium s’ouvrit à la volée. Bernardin entra et Pierre eut un sursaut qui trahit son délit. Dans un mouvement désespéré, il essaya maladroitement de cacher le manuscrit avec son coude. Le chantre s’approcha, les sourcils froncés, les traits tendus. À la grande surprise du garçon, il ne lui adressa pas un mot, pas la moindre réprimande. Il s’empara d’un grimoire dans l’armoire et disparut de la pièce comme il était parti, l’air triste et distrait. Pierre, anxieux, rangea hâtivement tout son matériel, puis il ramassa sa béquille et descendit à toute vitesse vers le cloître. Il décida de suivre discrètement Bernardin, pour savoir ce qu’allait faire à présent son maître. Ce dernier s’en fut à la rencontre du père abbé à la sortie de l’office. Ensemble, les deux hommes se rendirent jusqu’au logis abbatial. Le chantre allait-il dévoiler à l’abbé la terrible faute que l’enfant avait commise ? Pierre ne croyait pas son bon ami capable d’une telle trahison, mais il voulait en avoir le cœur net. Il colla alors son oreille contre la porte des appartements de l’abbé, et parvint à entendre très distinctement la conversation entre les deux hommes :


– Voilà, mon père, dit Bernardin, les registres de l’abbaye que vous m’avez demandés.

– Très bien, répondit l’abbé. J’espère qu’ils sont à jour et que tout a été noté avec soin – Rambert toussa pour s’éclaircir la voix, puis reprit. Eh bien, mon cher fils, je crois que tu te doutes de la raison pour laquelle je t’ai convoqué ce matin.

– Oui, mon père. Vous pensez que je ne suis plus digne de la confiance que vous m’aviez accordée.

– En effet. J’ai décidé de te destituer de ta charge de chantre. Frère Théobald te remplacera. Il nous vient de la lointaine Normandie, de l’abbaye de Jumièges, si célèbre pour ses enluminures. Son expérience nous sera précieuse pour rénover notre modeste monastère. Quant à toi, dans une semaine tu quitteras Tussignac. Vois-tu, je t’ai à maintes reprises rappelé à l’ordre, et tu ne m’as pas écouté. Tu as fait preuve d’orgueil et de désobéissance, alors que les deux plus grandes vertus d’un moine doivent être la soumission et l’humilité. Non, Bernardin, ta place n’est pas parmi nous. Ma peine est d’autant plus grande que par ailleurs j’ai toujours apprécié la vivacité de ton esprit. Mais dis-moi, Bernardin, pourquoi donc n’as-tu pas écouté mes conseils et respecté mes ordres ? Quand les enfants étaient agités, pourquoi ne les as-tu pas châtiés ?

– Père, je ne parvenais pas à employer la force. La foi et le savoir ne sauraient s’inculquer à coups de fouet. J’essayais d’ouvrir les cœurs et les esprits de mes élèves, de leur offrir mon amour et ma compréhension et de les faire raisonner par eux-mêmes.

– Je vois. Mais les enfants, par définition, ne raisonnent pas. Ils ne font que singer le comportement des adultes. Ce ne sont pas encore des êtres pensants et ne sauraient être responsables de leurs actes. Leur tuteur est comme un berger, il doit guider le troupeau de ses élèves, éviter qu’ils ne sortent du rang, il va chercher les brebis égarées pour les ramener dans le droit chemin. Comment un berger pourrait-il renoncer aux coups de trique ? Non, Bernardin, tu as été un mauvais pasteur, tu n’as pas su t’occuper de ce troupeau que Dieu t’avait confié.

– Mais l’ancien chantre non plus n’était pas le bon pasteur. Il a commis des crimes répugnants, et pourtant, mon père, vous n’êtes jamais intervenu, vous n’avez jamais cru bon de le destituer. Ma faute serait-elle plus grave que la sienne, est-ce donc un péché si atroce que de vouloir que les enfants réfléchissent par eux-mêmes ?

– Je reconnais bien là ton emportement et ton impertinence. Mais je ne t’en tiendrai pas rigueur. Je vais te répondre calmement, Bernardin. Puissent mes paroles te montrer le chemin de la Vérité. Oui, ta faute est plus grave que celle d’Odilon aux yeux du Très-haut. Odilon, il est vrai, a offensé Dieu en outrageant les enfants dont il avait la charge. Mais s’il violentait leurs corps, il n’a pas souillé leurs âmes qui sont restées pures et innocentes. Vois-tu, mon fils, la vie terrestre ne compte pas, et moins encore celle des enfants qui meurent si facilement. Un sur deux seulement atteint l’âge d’homme. Leurs corps ne sont que des enveloppes provisoires, seul importe le Salut des âmes. Les enfants dont Odilon avait la charge sont tous devenus de bons moines, silencieux, soumis et craintifs de Dieu. Par contre, que deviendront tes élèves lorsqu’ils seront adultes ? Toi, tu les as fait douter, tu leur as fait croire qu’ils pouvaient penser par eux-mêmes. Mais étaient-ils libres de rompre leurs vœux et de partir de l’abbaye ? Oui, tu leur as fait miroiter une liberté à laquelle ils n’auraient jamais accès. Et crois-moi, Bernardin, il n’est pire supplice que d’ouvrir la porte du cachot d’un condamné qui demeure enchaîné. Les sévices corporels ne sont rien à côté de ce tourment de l’âme. Et toi, tu as torturé le fin fond de leurs esprits, sans même t’en rendre compte. Tu as fait naître en eux l’Envie, qui est le premier des péchés capitaux, le Péché originel. N’est-ce pas ce que nous enseigne si bien la Genèse ? N’est-ce pas ainsi que Lucifer gagna le cœur d’Ève et d’Adam ? Que prétendais-tu au juste, Bernardin ?

– Je voulais juste montrer aux enfants que le monde est imparfait et qu’il nous appartient de le rendre meilleur.

– Quelle vanité, quel orgueil ! Il est vrai que ce monde est imparfait, mais ce monde est celui que le Très-haut nous a légué pour nous mettre à l’épreuve, pour y gagner ici-bas notre Salut dans l’au-delà. Le monde est soumis à un ordre immuable et divin. Seuls l’humilité et la mortification, le renoncement à nos penchants les plus vils, et la soumission à l’Ordre céleste, nous délivreront le Salut. Il n’y a pas d’autre vérité que la Vérité divine, pas d’autre créateur que le Créateur. Et toi, tu as semé le désespoir dans les esprits des oblats, tu leur as fait croire que la vérité est multiple, que nous vivons dans un monde à l’envers, un monde au gré de tes fantaisies, à l’image de tes miniatures, où les rats sont des rois, les cochons sont des moines, et les ânes des poètes qui jouent de la lyre. Le comprends-tu, es-tu repentant, mon fils ?

– Oui, mon père… répondit Bernardin, la voix blanche. Pauvres enfants… Je ne sais plus que penser.

– Voilà le chemin… Moi non plus je ne sais que penser. Dieu seul sait, et ses desseins sont impénétrables.


Pierre décida de partir avant que Bernardin ne sortît par la porte du logis abbatial et ne le surprît à épier la conversation secrète. Mille pensées contradictoires s’agitaient dans son pauvre crâne. Ainsi, son maître allait partir et il ne le reverrait jamais plus, un nouveau moine allait occuper sa place. Qu’allait-il devenir ? Les mots de l’abbé résonnaient dans sa tête. Tout un monde de rêves et d’illusions venait de s’écrouler à l’instant et l’enfant se retrouvait seul et désemparé face à la cruelle réalité. Bernardin lui avait raconté mille fariboles, il lui avait fait miroiter le soleil et fait croire qu’il était à la portée de sa main, alors que Pierre n’était qu’une vulgaire créature rampante… Et maintenant, il était désespéré, dévoré par l’envie qui consumait son être. Il était bien plus heureux avant, lorsqu’il vivait dans les ténèbres, le nez dans la poussière, libre, ignorant, sans espoir ni attente. Oui, décidément, l’abbé avait raison, Bernardin était le diable personnifié qui corrompait les âmes des enfants, le grand tentateur qui les tourmentait et les vouait aux enfers. Pierre se promit de le haïr pour toujours. Et il le détestait d’autant plus que Bernardin s’en allait, comme pour exorciser toute la tristesse que lui causait son départ et la remplacer par de la haine.


Toutes ces pensées s’agitaient dans sa tête tandis que ses pas boiteux l’entraînaient instinctivement jusqu’à l’église abbatiale. Pierre se trouvait à présent devant la statue de la Vierge, dans sa petite chapelle secrète où il aimait tant s’isoler, il y avait si longtemps déjà. Il leva les yeux en cherchant le réconfort de sa mère adoptive, mais la magie avait disparu. L’enfant avait grandi et n’arrivait plus à croire à ses propres mensonges de jadis. Non, cette statue n’était pas sa mère, elle n’était qu’une vulgaire idole de pierre, et rien de plus. Plein de rage, il se mit alors à frapper violemment la sculpture avec son bâton. La jeune fille ne bronchait pas. L’enfant s’esclaffa, désespéré. La statue continuait de sourire, comme toujours, elle souriait, à jamais, devant l’adversité, devant la peine, la misère, en contemplant sa propre destruction elle aurait souri de la même manière. Vraiment, elle se moquait du monde. Il regroupa toutes ses forces et frappa de nouveau la Vierge. En vain : décidément, elle avait la tête dure, en plus d’un cœur de pierre. Mais il se rendit soudain compte qu’un moine, attiré par le bruit, s’approchait de l’absidiole. Pierre se réfugia en hâte derrière l’entrée du grand escalier à colimaçon du clocher. Il décida finalement d’y monter, et comme il était beaucoup plus grand et robuste que jadis, il parvint jusqu’au sommet sans effort. Néanmoins ce qu’il vit du plus haut de la tour lui procura une immense déception. Derrière les collines qu’il connaissait déjà, il y avait d’autres collines identiques, et d’autres encore qui se devinaient dans le lointain, avec leurs rangées de vignes linéaires et monotones, noires et calcinées, qui venaient se briser les unes sur les autres, comme des barreaux qui hachuraient le paysage et empêchaient toute perspective de fuite. Le ciel uniforme et torride du mois d’août pesait de tout son poids sur ce morne paysage, et scellait l’horizon taciturne. L’enfant pensa alors que ces collines continuaient sans cesse jusqu’à l’abîme de la fin du monde, qu’il n’y avait rien d’autre sur cette terre dépourvue de surprise. Il regarda en bas, et pendant un court instant, songea à quel point il était facile de faire un pas en avant et de se jeter dans le vide, mais il ne trouva pas le courage pour sauter, et fit demi-tour. En descendant prudemment les marches de l’escalier, il se souvint de son parchemin. Il était grand temps de le brûler, pensa-t-il, la mascarade avait assez duré. Une fois en bas, il se dirigea décidé vers le scriptorium.


Il entra dans la salle et y trouva Bernardin assis seul devant la cheminée, la mine abattue, les mains jointes. Des larmes coulaient sur ses joues minces. L’enfant serra les dents en allant à sa rencontre. Il essayait de garder intacte sa colère. Posé en évidence sur le premier pupitre, il vit son fameux parchemin secret déplié. Il s’arrêta net.


« Tu étais venu le chercher ? » demanda doucement le jeune moine en désignant vaguement du doigt le manuscrit.


L’enfant acquiesça de la tête.


« C’est étrange… Toi aussi tu m’as désobéi, alors… Dois-je te punir ou bien te féliciter ? Ou peut-être devrais-je faire les deux choses ? Oh, mon Dieu ! Quelle est donc Ta Vérité ? »


L’enfant demeura silencieux, tête basse. Bernardin poursuivit :


« Ne t’inquiète pas, petit, je ne dirai rien à l’abbé. Je ne suis plus personne dans cette abbaye, Pierre. Je vais abandonner Tussignac, dans une semaine, pour toujours. »


Pierre feignit d’être surpris. Le manque de sentiment dans la réaction du petit sembla perturber le moine qui l’observa, perplexe, avant de déclarer :


« Mais toi, mon pauvre enfant, que vas-tu devenir ? Le nouveau chantre va-t-il vouloir te garder ? J’ai vu ton manuscrit. Il est pour le moins surprenant. Je ne l’ai pas regardé attentivement, mais suffisamment pour m’apercevoir que tu as largement assez de talent et d’abnégation pour devenir un grand enlumineur. Mais je ne sais que faire, je ne veux pas te décevoir. La vie est ainsi faite, cruelle et injuste : Dieu t’a offert ce don, mais Il ne te permet pas de l’exploiter. En d’autres temps, je t’aurais encouragé à poursuivre et j’aurais remué ciel et terre pour que l’abbé t’accepte parmi les oblats. Hélas, les choses ne sont plus entre mes mains, je ne peux plus rien pour toi. Aussi, c’est à toi de décider, Pierre. Que veux-tu faire de ce manuscrit ? Tu peux le jeter au feu, ou bien tenter de forcer le destin… Fais ce que bon te semblera. »


Bernardin donna alors le parchemin au garçon. Celui-ci l’agrippa entre ses mains et demeura immobile face à la cheminée. Le jeune moine souriait, les yeux brillants, le visage illuminé par les flammes. Était-ce un ange gardien qui voulait le sauver ou le diable tentateur qui cherchait à le damner ? Pierre voulait se débarrasser de cette page, en finir une fois pour toutes avec les malheurs qu’elle lui avait fait subir, mais il ne parvenait pas à la lancer d’un coup dans le brasier.


« Si tu veux, murmura le moine, nous pourrions essayer de démontrer au nouveau chantre ce que tu vaux. Il m’est avis que si tu prouves ton talent, il ne te renverra pas et t’acceptera comme oblat, car il a besoin de monter un nouvel atelier de copistes et de s’entourer de disciples talentueux. Tu pourrais par exemple, durant cette semaine, élaborer un manuscrit, et lui montrer le résultat. Je peux te laisser un parchemin et de l’encre, et tu travaillerais pendant la nuit. Qu’en dis-tu ? »


C’en était trop pour Pierre. Rien que de penser qu’il toucherait de nouveau une feuille, il en oublia d’un coup qu’il avait décidé de maudire Bernardin à tout jamais. Il tomba dans ses bras et l’embrassa avec effusion.


Le soir après complies, alors que les moines étaient déjà couchés, le chantre accompagna Pierre jusqu’au scriptorium. Bernardin lui donna un parchemin neuf et ouvrit un missel.


« Voilà la prière que tu vas recopier. Mais écoute-moi bien. Écris et dessine d’abord à la mine de plomb, comme le fait n’importe quel copiste, cela t’évitera de commettre des erreurs irréversibles. Une fois que tu seras satisfait de ce que tu as fait, tu pourras passer les encres par-dessus. Dans le cadre de la lettre majuscule et autour du texte tu peux réaliser les illustrations comme bon te semble. Utilise toutes les encres et les peintures que tu voudras, excepté la dorée et l’argentée qui coûtent une fortune. N’aie pas peur d’être dérangé pendant la nuit. Si quelqu’un te surprend et te demande ce que tu fais, réponds-lui que je t’ai ordonné cette mission. Mais il serait plus prudent que cela reste un secret entre nous. Conservons la surprise jusqu’à ce que le nouveau chantre contemple le travail fini. Aussi, juste avant matines, range les encres à leur place, le livre sur mon pupitre, avec la feuille de parchemin à l’intérieur. Bien, quant à moi, je m’en vais au dortoir. Bonne nuit. » Il l’embrassa sur le front et s’en fut.


Pierre se retrouva seul. Son rêve s’était fait réalité, il disposait de six nuits entières pour écrire et dessiner à sa guise. Il caressa, tremblant, le papier durant un long moment, ému jusqu’aux larmes, puis il commença à écrire la prière avec la mine de plomb. Comme il savait que ce n’était qu’un brouillon, il s’aventura à dessiner les lettres d’une forme rapide et déliée, heureux d’avoir l’esprit libre enfin, sans avoir à épier les moindres bruits, sans se soucier de rater son trait qu’il pouvait effacer. Il finit très vite de recopier le texte, et en le regardant, il tomba en admiration. Cela ressemblait plus aux notes rapides que Bernardin pointait dans les marges des registres qu’à la calligraphie du missel ou à celle laborieuse des écoliers. Pierre avait toujours particulièrement apprécié les déformations des lettres écrites mille fois, érodées par l’expérience, transformées et maltraitées par la hâte, et les siennes le mettaient en joie : certaines se couchaient, s’élargissaient, s’écrasaient les unes sur les autres, d’autres s’ornaient inutilement de spirales, s’étiraient jusqu’à rejoindre la ligne du haut. Il commença à appliquer l’encre par-dessus son brouillon, mais au moment d’écrire le second mot, il frôla du dos de la main ses premières inscriptions gorgées d’encre, et il s’en fallut de peu qu’il commît une irréparable tache. Il se mit alors à écrire à l’envers, depuis le bas vers le haut, et de la droite vers la gauche, pour éviter tout problème. Il repassa méticuleusement le trait de plomb avec l’encre noire. Et systématiquement, par parti pris, conscient de la force qui faisait son écriture, il décida de styliser plus encore chaque lettre, d’accentuer leur caractère et leur mouvement, d’augmenter les boucles et les cursives, d’élever jusqu’au ciel les traits verticaux. Il travailla ainsi jusqu’au petit jour, sans se rendre compte du temps qui passait.


Le jour suivant, il élabora les dessins qui accompagnaient le texte. Il reprit les idées de son cher manuscrit secret, mais cette fois-ci, grâce à l’assurance que lui offrait la mine de plomb, et disposant de tout cet espace immense, ses dessins étaient beaucoup plus libres, plus aériens, plus mûrs. Comme il n’avait guère le temps de s’attarder sur les détails, trois traits seulement lui servaient pour dessiner tel animal ou personnage, symbolisés jusqu’aux limites de l’abstraction, qu’il remplissait ensuite au moyen de taches de couleurs jetées à la hâte dans les figures. Il connaissait si bien tous ces dessins, il les avait tant rabâchés dans sa tête au cours de ces années, qu’il peignit d’instinct, d’un seul tenant, sans à peine se soucier de ce qu’il traçait.


Le matin, Pierre dormait dans les baraquements des serviteurs, et personne, comme à l’accoutumée, ne se rendait compte de son absence pendant la nuit. Il se réveillait pour assister aux classes l’après-midi dans le scriptorium, comme si de rien n’était. La dernière semaine fut spécialement calamiteuse quant à la discipline, les enfants chantaient à tue-tête et riaient pendant les psaumes. Ils savaient que leur maître avait été désavoué par l’abbé, que son départ était imminent, et ils savouraient leur victoire, jouissant de leurs derniers instants de liberté, agités et nerveux par la perspective du changement qui allait se produire très bientôt. Bernardin ne réagissait pas, il avait abandonné la partie. Depuis qu’on l’avait renvoyé du monastère il était taciturne. Le soir, quand Pierre se retrouvait seul à seul avec lui, le jeune homme ne cessait de pleurnicher et de se lamenter sur son sort. L’avant-veille de son départ, il annonça à Pierre que finalement l’abbé, sous la pression de l’influente famille de Bernardin, avait réussi à placer le jeune chantre dans l’abbaye de Jumièges, très loin au Nord, dans le duché de Normandie, en guise de remerciement à cette abbaye qui avait envoyé quatre moines à Tussignac. Bernardin ne pensa plus dès lors qu’à son voyage, et n’eut pas un seul instant à consacrer à Pierre. À une seule occasion, l’enfant put lui montrer son manuscrit. Bernardin y jeta un rapide coup d’œil en disant : « Très bien, très bien, continue. » Mais l’avait-t-il vraiment regardé ? Cependant, le moine expliqua à son disciple qu’il avait parlé à l’abbé, qu’il lui avait dit tout le bien qu’il pensait du garçon, et le père supérieur lui avait assuré que le prochain chantre étudierait la possibilité de l’intégrer aux tâches du scriptorium. Cette nouvelle réjouit le petit estropié, et gonfla son cœur d’espoir.


Vint le dernier jour de la semaine. L’enfant pensait que son maître allait faire ses adieux à sa classe pendant l’après-midi, mais il n’en fut rien : il ne se présenta pas. Au lieu de cela, l’abbé vint pour expliquer que Bernardin était déjà parti, que le lendemain viendrait un nouveau chantre. Les oblats explosèrent de joie. Quant à Pierre, il était fort déçu, mais après tout, c’était peut-être mieux ainsi, pensait-t-il, car les adieux sont toujours cruels et déchirants. Néanmoins, il éprouvait la sensation d’avoir été quelque peu abandonné, car il aurait aimé avoir Bernardin à ses côtés pour le défendre devant le nouveau chantre nommé par l’abbé. Mais Pierre, pour éviter de penser à toutes ces questions qui le tracassaient, essaya de concentrer ses pensées exclusives sur son parchemin qu’il finirait cette nuit, la dernière avant le jour fatidique.


Ce soir-là, il commença par jeter son vieux manuscrit dans la cheminée. Il le jeta sans sourciller, sans remords, sans laisser couler une seule larme. Le parchemin, tellement chargé d’encres et de peintures, dégagea une odeur âcre et une fumée noire suffocante, dans laquelle l’enfant ne perçut aucune petite tache dorée. Puis il se consacra à son travail, sans s’arrêter, en luttant contre la fatigue qui l’assaillait. Et il décida de continuer malgré les cloches qui sonnèrent les matines. La chandelle vacilla et la lumière blafarde du petit jour prit le relais. Pierre, éreinté, chancela. Sa tête tomba contre le pupitre et il plongea dans un profond sommeil.


Il fut réveillé en sursaut par les oblats qui entraient dans le scriptorium comme tous les matins après tierce. Quatre moines d’âge mûr les accompagnaient, le port noble et hautain, le pas ferme. L’un deux, un vieillard squelettique et longiligne, tenait dans ses mains la vergette de chantre qui avait appartenu à Odilon puis à Bernardin. Il avait le visage blême et les cheveux blancs et filasse. Son absence de sourcils lui conférait un regard étrange, fixe et sans expression. Pierre n’avait jamais vu de personne au teint aussi pâle, il apprendrait plus tard que beaucoup d’hommes du Nord sont ainsi. Les élèves s’installèrent dans l’ordre le plus parfait, comme jamais ils ne l’avaient fait auparavant. Le nouveau maître frappa trois coups sa baguette contre un pupitre et le silence se fit. Le moine dévisagea alors un à un chacun des enfants présents, pour finir par poser son regard sur Pierre. Finalement, il commença à parler, lentement. Il ne s’exprimait pas en langue vulgaire, mais dans un latin parfait, et sa prononciation sèche et monocorde, dénuée de mélodie et d’accent tonique, frappait l’auditoire et donnait à son discours un ton sévère.


« Mes enfants. Écoutez-moi bien. Je suis Théobald, le nouveau chantre de ce monastère. Je viens de fort loin, du duché de Normandie. À ma gauche se trouvent frère Wafred, copiste et bibliothécaire, et frère Athaulf, expert enlumineur et relieur. Tous deux seront les responsables de notre nouvel atelier de copie de manuscrits que nous souhaitons mettre en place. Je vous ordonnerai le silence le plus absolu lors de vos séjours dans le scriptorium, sauf lorsqu’il s’agira de lire ou de chanter bien entendu, pour ne pas troubler le labeur des deux frères. Un jour, nous aurons, au-delà du cloître, un nouveau bâtiment pour l’école que vont construire les maçons qui viennent d’arriver à Tussignac, mais jusqu’à cette date, nous devons tous coexister sans nous déranger mutuellement. À ma droite, je vous présente frère Tiburce : c’est votre nouveau maître et tuteur. J’ai décidé avec lui de tout recommencer depuis le début. Vous ne savez rien, vous n’avez rien appris avec vos anciens maîtres. Vous ne savez pas même lire ni écrire. Aussi, pendant la première année, vous vous contenterez de noter des bâtons et des cercles sur une ardoise. Les plus petits continueront ainsi durant plusieurs années, tandis que les plus grands pourront commencer la seconde année à lire et écrire, mais toujours sur des ardoises ou des petites tablettes de bois. Dès à présent, plus aucun élève n’utilisera jamais d’encre ni de parchemin. C’est un matériel trop précieux qui ne saurait être gâché. Frère Athaulf et frère Wafred décideront, après plusieurs années, de choisir un apprenti parmi les plus âgés d’entre vous, lorsqu’il aura achevé son enseignement d’oblat. Ils en choisiront un seul, peut-être deux, mais si personne ne s’avère assez talentueux, ils se passeront de votre aide.

Bien, avant de laisser la parole à frère Tiburce, je souhaite vous raconter une histoire. Avez-vous entendu déjà parler de Titivillus ? Eh bien, il est grand temps que vous le connaissiez, car c’est votre grand ennemi. Titivillus est un vilain démon, un diable de la pire espèce, qui s’acharne contre les moines copistes et les oblats. Il hante les scriptoria, les salles de classe et l’église, c’est une ombre invisible qui nous guette. Il est là, il nous regarde, et comptabilise nos erreurs. Le Jour du Jugement dernier, il apparaîtra chargé d’un grand sac, et viendra le déposer du mauvais côté de la balance. Et ce sac sera rempli des syllabes que nous avons oubliées de copier, des mots mal prononcés lorsque nous lisions à l’office ou au réfectoire, des psaumes que nous n’avons pas chantés parce que nous dormions ou chuchotions pendant l’office. M’avez-vous bien compris, enfants ? Tremblez, car l’heure du Jugement dernier approche, et toutes vos erreurs vous seront reprochées au centuple là-haut, les coups de fouets que vous recevrez ici-bas ne sont guère que des suaves caresses comparées aux supplices de l’enfer. »


À ces mots, un enfant se mit à ricaner. Frère Tiburce lui asséna aussitôt un coup de règle sur les doigts, et l’enfant se tut. Les oblats se regardaient entre eux. Ils semblaient apeurés mais en même temps ravis de connaître ce nouveau professeur qui allait enfin les dompter.


Pendant que frère Tiburce distribuait des ardoises et des craies aux élèves, le nouveau chantre, accompagné de ses deux acolytes, le moine copiste et l’enlumineur, s’approcha jusqu’au pupitre de Pierre.


« Tu dois être Pierre Toussaint, le serviteur du scriptorium, dit alors Théobald. Le père abbé m’a parlé de toi, et m’a dit que l’ancien chantre te tenait en grande considération. Est-ce donc vrai que tu as fini par peaufiner tous les parchemins à la place de Bernardin ? »


L’enfant acquiesça de la tête. Frère Wafred commenta alors :


« D’après ce que j’ai pu voir dans l’armoire de la bibliothèque, j’ai l’impression qu’ils ne sont pas très bien polis. Ils sont encore très rugueux, et je ne sais pas si l’encre pourra y résister à long terme. Il faut les tanner de nouveau, et après passer au moins quatre ou cinq fois une lame de rasoir avant de les gratter énergiquement et de manière réitérée avec une pierre ponce pour les rendre plus souples. Petit, tu ne t’es pas beaucoup appliqué, à ce que je vois… »


Pierre baissa la tête, honteux. Il n’osa pas expliquer que justement il passait deux fois plus de temps que son ancien maître pour élaborer les parchemins. Théobald s’empara alors de la feuille manuscrite que l’enfant cherchait à cacher avec son avant-bras. Il regarda, surpris, le parchemin et déclara :


« Voyons voir. Ceci est ton travail, n’est-ce pas ? C’est incroyable, un larbin qui gribouille sur un parchemin ! Je savais que les choses allaient mal dans ce scriptorium, mais pas à ce point. Allons donc ! Mais ce texte est illisible ! Les lettres sont à l’envers ! Quant aux dessins, il y a certainement quelque chose d’intéressant, mais il manque beaucoup d’application et d’humilité à cet enfant ! Montre-moi, mon garçon, comment écris-tu ? »


Théobald alla chercher un morceau d’ardoise et une craie et les donna à l’enfant. Pierre prit la craie entre ses doigts, mais avant qu’il n’eût le temps de la poser sur l’ardoise, le moine lui retira brutalement la tablette des mains, en s’écriant :


« Mon Dieu, la main du diable ! Cet enfant est gaucher ! Hors d’ici, suppôt de Satan ! »


Pierre sortit tête basse du scriptorium. Sans doute, si on lui avait laissé plus de temps, les moines se seraient rendu compte que le pauvre garçon ne savait pas lire, et qu’il ignorait totalement que les lettres avaient un sens. Pour lui, l’écriture était semblable aux dessins, quelle importance si le personnage regardait d’un côté ou d’un autre, il restait toujours le même personnage. Pierre s’assit sur les marches du scriptorium, trop confus et désemparé pour pleurer. Il grommela contre Bernardin, qui n’avait jamais pris la peine de lui apprendre à lire, et qui n’avait pas daigné regarder attentivement son manuscrit. Mais en même temps qu’il le maudissait, il regrettait déjà amèrement son absence. Soudain, l’homme trapu et velu qu’il avait vu la semaine précédente discuter avec l’abbé passa devant lui, le regarda et s’approcha.


« Que se passe-t-il, petiot, pourquoi tant de tristesse ? »


L’enfant leva le menton. L’homme arborait un large sourire sous sa barbe noire et fournie.


« Tu as un bien beau bâton. C’est toi qui l’a sculpté ? »


Pierre hocha la tête en signe d’acquiescement.


– Les rats t’ont dévoré la langue, mordiou ? Comment t’appelles-tu ?

– Pierre Toussaint, balbutia l’enfant à grand-peine.

– Eh bien, Pierre Toussaint, tu me laisses voir ton bâton ?


L’enfant le lui tendit.


« Oui, très intéressant, réellement surprenant. Bonjour Pierre. Moi je me nomme Raoul de Nérigean. Je suis le nouveau maître d’œuvre du monastère de Tussignac. »


 
Inscrivez-vous pour commenter ce roman sur Oniris !
Toute copie de ce texte est strictement interdite sans autorisation de l'auteur.
   Brume   
4/10/2016
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour Charivari,

"Quand les enfants partaient à l’office avec le chantre après les classes"

pourquoi "les classes" au pluriel vu qu'il n'y a qu'une salle, le scriptorium? plutôt après les cours non? peut-être que le terme "les cours" ne sonne pas trop Moyen-Âge.

Pierre m'a mis des formes colorés plein les yeux, ce chapitre met l'art artisanal en avant: sculpture et dessins, l'imaginaire du lecteur est mis en éveil. Son talent se révèle.
L'arrivée du nouveau chantre est réjouissante avec ses délires superstitieux et ses drôles de croyances. Et l'arrivée de Raoul de Nérigean me semble de bon augure.
L'apparition de 5 nouveaux personnages d'un coup ça fait beaucoup, faudra retenir les noms et leurs fonctions.
Beaucoup aimé.

   Proseuse   
4/10/2016
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour Charivari

Bon ! Aujourd'hui, il y a matière à réfléchir .. sur la notion de bien et de mal suivant les croyances, les superstitions, sur l' éducation, la raison des hommes et la raison des Dieux .. etc ( c' est bien déjà de ne pas avoir fait Le petit Pierre rouquin en plus ! ):-)
Je reprends ici, « le gaucher » qui me ramène à un souvenir personnel ! Mon père était céramiste et je l' aidais régulièrement à estamper certaines de ses pièces, un jour qu' il me regardait faire ( alors que j' exerçais avec lui depuis des années ) il me dit : «  ha ! Non ! Tu ne pourras jamais être céramiste ! » sa réflexion m' a quasiment anéantie car enfin, il ne s' était jamais plaint de mon travail ! Devant ma stupeur, il me rétorqua … «  tu travailles avec la main gauche ! » effectivement je suis ambidextre et j' ai toujours considéré que c' était plutôt un « plus » , n' existait-il pas de céramistes gauchers ? pensais-je et puis, j' ai à mon tour réfléchi et j' ai compris ce que mon père voulait dire … Il fallait que j' entende , si tu travailles de la main gauche, je ne pourrais pas t' enseigner les gestes puisque je ne les connais pas ! Je ne pourrais pas être ton « maître » Alors, je me dis, que peut-être « la gauchitude » était ainsi mal perçue parce que vécue comme l' aveu d' une certaine « insoumission » ( involontaire) mais surtout un empêchement pour le maître d' exercer vraiment son rôle de « maître » enfin, c' est une idée personnelle qui me trotte ...
Merci Charivari , j' ai bien du plaisir à vous lire tous les matins !

   Marite   
4/10/2016
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Nous voici entrés de plain-pied dans le roman avec ce quatrième chapitre. Rien ne dénote, tant pour le fond que pour l'écriture. Assez magique en fait car, en peu de lignes, je me suis retrouvée aux côtés du petit Pierre et du malheureux chantre Bernardin. La dimension pernicieuse de l'influence de certains religieux qui estimaient détenir le pouvoir divin de "modeler les âmes" mais surtout dans leur propre intérêt, est absolument bien décrite avec le comportement de l'abbé dirigeant le monastère ainsi que celui des nouveaux moines arrivés de Normandie en remplacement de Bernardin.
Heureusement, le chapitre se termine avec une lueur d'espoir apportée par le nouveau maître d'oeuvre du monastère qui, avec son bon sens et son savoir professionnel, semble avoir décelé chez Pierre, seulement en observant les sculptures que ce dernier avait fait sur son bâton-béquille, une capacité, un don qui ne demandait peut-être qu'à s'épanouir.

   MissNeko   
4/10/2016
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Encore un chapitre palpitant. J adore vous lire chaque jour
Beaucoup de poésie dans vos phrases.
Vite la suite !!!

   JulieM   
6/10/2016
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
J'ai beaucoup aimé ce chapitre plein de rebondissements, de clairs-obscurs, d'ambiances lourdes et la description précise, acérée des lois monastiques. Un tour de force que de pouvoir ainsi dérouler le récit dans un lieu clos régi par une mystique propre à cette époque, et ce sans que le lecteur ne s'ennuie.
Passionnant.

   cherbiacuespe   
8/12/2019
 a aimé ce texte 
Bien
Long quatrième chapitre. Mais essentiel je pense, dans la continuité de cette histoire qui commence à prendre forme et à devenir passionnante.

Dans la conversation entre l'abbé et Bernardin, il y aurait quelques petites choses à tirer et que je me mets de côté (réflexions personnelle).

Le style est toujours juste et se lit bien. Nous allons donc continuer tranquillement notre chemin.


Oniris Copyright © 2007-2023