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L'ange déchu. 2ème et 3ème parties : La cathédrale de Sistreville suivie de La merveille
Charivari : L'ange déchu. 2ème et 3ème parties : La cathédrale de Sistreville suivie de La merveille  -  Partie 2 : La cathédrale de Sistreville. 9. Le chemin de la perdition
 Publié le 01/12/16  -  3 commentaires  -  40177 caractères  -  55 lectures    Autres publications du même auteur

Pour la toute première fois dans sa courte existence, Pierre Toussaint se trouvait seul dans le vaste monde. Sur le chemin qui menait à Saint-Émilion, il allait de découverte en découverte, bosquets, champs, hameaux, moulins, tout était nouveau pour lui ; mais sa plus grande surprise fut sans nulle conteste les réactions de ses prochains vis-à-vis de sa disgrâce. Au monastère de Tussignac, la conduite des moines était réglée jusqu’au moindre détail, même la charité envers les plus démunis obéissait à des critères stricts et précis : on distribuait aux pauvres du pain tous les matins, deux onces à chacun, une pour les enfants, et la bienfaisance s’achevait à la centième once impartie. Mais dans ce monde sans règle où les humains obéissaient à leur seul libre arbitre, où la miséricorde n’était soumise à aucun code ni obligation, certaines personnes se montraient miséricordieuses et d’autres impitoyables, sans raison apparente, et ces différents états d’âme ne dépendaient ni du sexe, ni de l’âge, ni de la condition sociale, ni même de la religiosité affichée, mais de la nature intrinsèque, égoïste ou altruiste, de chaque individu.


Ainsi, le même jour, Pierre connut des âmes cruelles, des bons Samaritains et des indifférents. Son infirmité ne faisait qu’exacerber les comportements de ceux qu’il rencontrait. En le voyant avancer cahin-caha péniblement appuyé sur sa béquille, seul sur le chemin poussiéreux, la gorge sèche et le ventre vide, certains s’apitoyaient, mais d’autres au contraire redoublaient de méchanceté. Dans la matinée, aux abords d’un hameau, des garnements accoururent pour se moquer de lui. Ils organisèrent une farandole autour de l’estropié, en sautant à cloche-pied pour imiter sa démarche, puis l’un d’entre eux lui vola sa béquille et la lança dans les ronces, avant de déguerpir en riant avec le reste de la marmaille. Pierre pleura de rage et dut faire un détour épuisant pour éviter de retrouver les enfants dans le village. Vers midi, il croisa un homme qui conduisait une charrette, tirée par deux mules. Comme le villageois allait dans la même direction que lui, Pierre lui demanda s’il pouvait monter dans la carriole, afin d’écourter un peu son périple. L’homme haussa les épaules et lui répondit froidement « et qu’est-ce que j’ai à gagner là-dedans, mon garçon ? », avant de héler ses mules et de poursuivre son chemin. Cependant, dans la soirée, le novice tomba enfin sur des âmes charitables. C’étaient des paysans qui vivaient dans une masure décrépite, isolée du reste des maisons. La femme, devinant sa détresse, lui offrit du lait, du pain et quelques pommes, et le mari lui aménagea un coin d’étable pour y passer la nuit. Au petit matin, l’homme réveilla Pierre et lui demanda où il comptait se rendre. En découvrant que le jeune homme allait à Saint-Émilion, le paysan lui sourit et lui déclara :


« C’est ton jour de chance, l’ami, j’y vais justement aujourd’hui, pour y vendre mes fruits au marché. Allez, monte dans ma charrette, la route est longue. »


Le chemin se déroula sans encombre, et ils atteignirent Saint-Émilion quelques heures plus tard, en fin d’après-midi. L’homme arrêta son attelage devant les portes de la cité, là où le lendemain aurait lieu le marché. Pierre, en descendant de la carriole, remercia son bienfaiteur avec effusion, mais ce dernier, apparemment, n’avait que faire de toute cette gratitude. La charité pour lui était toute naturelle et se passait de boniments inutiles.


« Mais dis-moi, petit, ajouta-t-il sur un ton bourru, qu’est-ce que tu vas faire tout seul dans cette grande ville ? »


Pierre lui répondit qu’il souhaitait rejoindre ses compagnons maçons et le paysan l’aida à les trouver, en demandant à droite et à gauche aux camelots qui avaient installé leurs étalages devant les remparts s’ils les avaient vus. Par chance, ils obtinrent très vite des réponses positives, une troupe de cinquante ouvriers débauchés, cela ne passait pas inaperçu, même dans une cité aussi populeuse que Saint-Émilion ; les ouvriers étaient arrivés la veille au soir et n’avaient pas dessoûlé depuis. Un gamin se proposa d’aller les chercher, contre une piécette, et il revint une heure plus tard, accompagné de Fifrelin en personne. Le maçon serra Pierre dans ses bras et s’exclama :


« Noundidiou, ça, pour une bonne surprise c’est une bonne surprise, je ne m’attendais pas à te revoir un jour, le Beau pied ! Mais qu’est-ce qu’il t’est arrivé, mordiou, pourquoi tu n’étais pas au rendez-vous à Tussignac ? »


Pierre n’osa pas expliquer les vraies raisons de son retard et répondit qu’un frère convers lui avait barré la porte de l’infirmerie, ce qui l’avait empêché de s’enfuir. Le maçon le toisa, sceptique, mais n’insista pas. Il se retourna vers le paysan qui avait secouru son ami, et en guise de remerciement, lui acheta plusieurs livres de pommes et de poires. Ensuite, Pierre suivit le Gascon dans les ruelles étroites de la cité, grouillantes de monde et de bruit. C’était la première fois qu’il entrait dans une ville, et tout ce tohu-bohu lui donnait le tournis.


Les ouvriers avaient trouvé une auberge au centre de la bourgade, suffisamment grande pour en faire leur quartier général. Là, tout n’était que festin, rires et beuveries. Quand Pierre entra dans la pièce, il eut droit à une ovation générale. On lui fit prendre un bain et on lui prêta une tunique pour remplacer sa coule sale et déchirée, puis Pierre s’attabla avec la troupe pour prendre part aux agapes. Lors du repas, les maçons se passaient de main en main un large calice de métal rempli de vin de la région. Au bout de quelques gorgées, Pierre, écœuré, voulut passer le récipient à son voisin sans le porter à ses lèvres, mais ses compagnons insistèrent lourdement et le garçon but le calice jusqu’à la lie. Certes, le jeune homme avait déjà goûté au vin – à l’abbaye, les enfants dès l’âge de six ans avaient leur ration quotidienne –, mais il n’avait jamais encore expérimenté les effets du breuvage lorsqu’il est consommé en abondance. Après le dîner, le groupe des ouvriers traîna Pierre dans les rues de la cité, en quête de bas-fonds où s’amuser. Les bâtiments de la ville titubaient et menaçaient de s’écrouler au passage du jeune homme. La foule le poussait, le tirait, le secouait, les visages des catins, des ivrognes, des ribauds, des mendiants et des bateleurs se pressaient contre lui, postillonnant, grimaçant, déformés par le vice, et leurs cris stridents, leurs rires gras, leurs chants obscènes se mêlaient au tintamarre endiablé des violes de gambe, flûtes, rebecs, crécelles et tambourins. La ville entière, sens dessus dessous, dansait, jusqu’à en perdre l’équilibre. Pierre trébucha et tomba la tête la première dans une paire de seins.


Lorsqu’il se réveilla le lendemain matin, il avait tout oublié. Une fille dormait, nue, à ses côtés. Il descendit jusqu’aux cuisines, la tête lourde. Avachis devant l’entrée de l’auberge, Bertrand Pujols et Jeannot Mortemain, deux ouvriers particulièrement bambocheurs, adipeux et réjouis, buvaient encore. Ils racontèrent à Pierre ses exploits de la veille : d’après eux, il s’était battu comme un fauve pour arracher la fille des griffes d’un maraud, et il s’en était fallu de peu pour qu’il n’étripât le pauvre gueux, les maçons ayant dû intervenir pour éviter le crime. Pierre n’en crut pas un mot, mais il lui resta à jamais le doute.


Il décida alors de faire quelques pas dans la cité, pour retrouver ses esprits, et peut-être, en retournant sur les lieux des faits, se souvenir de quelque chose. Il descendit la rue principale jusqu’à la Grand place, mais se sentit vite accablé par la chaleur, le bruit, la fatigue. La ville l’oppressait. Il entra alors par une grande porte qu’il y avait, percée à même la roche, dans un angle de la place. Il pénétra ainsi, de manière fortuite, dans l’église monolithe de Saint-Émilion et découvrit le plus grand chœur souterrain de toute la chrétienté. Il demeura de longues heures dans la fraîcheur de la grotte, perdu dans ses pensées. Quand il sortit de l’église, il constata qu’au-dessus de la grotte, les hommes étaient en train de construire une autre église en surplomb, qui dominait la place. Pierre fronça le sourcil : de toute évidence, l’église du haut était bien trop lourde et massive pour reposer sur la grotte, avec le temps, elle s’effondrerait. Une de ces deux églises était donc de trop, et inexorablement, détruirait l’autre, mais Pierre ne savait laquelle. Il se demanda alors quelle était la plus grande folie des hommes : de vouloir percer la pierre jusqu’aux profondeurs de l’univers ou de vouloir dresser des édifices jusqu’au Très-haut ? Où se trouvait la Vérité, enfermée dans le cœur du monde, ou prisonnière dans les Cieux ? Sans doute la sagesse était de chercher cette vérité dans les deux directions à la fois, de prier le Ciel tout en tentant le diable, mais l’homme ne risquait-il pas de voir tout son édifice s’écrouler dans cette folle recherche, à l’image de ces deux églises antagoniques de Saint-Émilion, l’une chtonienne et l’autre céleste condamnées à se détruire entre elles ? Entre le corps et l’esprit, la terre et le ciel, la science et la Foi, le vice et la vertu, il s’agissait donc de choisir. Pierre, qui avait pendant plus de dix ans, dans l’abbaye de Tussignac, vécu entre ceux qui imploraient le Ciel à genoux, décida que dorénavant il allait vivre debout pour chercher le paradis terrestre. Sur ces réflexions, il continua son chemin. Il découvrit avec surprise, pendant l’après-midi, toute la partie cachée de la ville. La cité entière était percée de part en part, traversée par des centaines, des milliers de souterrains. Chaque maison, chaque échoppe avait sa propre cave, sa grotte particulière. Ainsi, cette cité qui se dressait fière et tranquille sous le soleil, demeurant vertueuse aux yeux de Dieu, regorgeait de vice et de vin dans ses entrailles. Le jour, elle adorait le Dieu chrétien, mais dans chaque recoin d’ombre, en secret dans les bas-fonds, dans les grottes, elle vénérait Bacchus. Et chaque crépuscule annonçait le début de nouvelles bacchanales.


Il rentra à l’auberge tard dans l’après-midi. Les maçons étaient tous réunis dans la grande salle et discutaient de la route à prendre. Ils ne pouvaient rester plus longtemps à Saint-Émilion. Certes, il s’agissait d’une ville franche, indépendante des Roquebrune et du monastère de Tussignac, mais il ne fallait pas non plus tenter le diable et il convenait de changer de région pour éviter les ennuis. Certains souhaitaient prendre la route de Compostelle, mais la majorité préférait rejoindre Paris ou l’Angleterre, malgré le risque de guerres entre les Plantagenêt et les Capétiens, parce que les chantiers y abondaient et que le butin engrangé ne leur permettrait pas de chômer plus de six mois. Au bout d’âpres discussions, ils décidèrent finalement de partir dès le lendemain en direction du nord, de continuer au moins jusqu’à la Loire, et d’arrêter leur périple lorsqu’ils trouveraient un contrat convenable.


Le lendemain matin, les maçons achetèrent, en puisant largement sur leur butin, plusieurs chariots, une dizaine de mules, des vivres, et du vin à profusion, une dizaine de tonneaux en tout. Ils avaient aussi acquis de nouveaux vêtements, quelques armes, et tous les outils de taille et de charpente disponibles dans le bourg. Ils demandèrent à Pierre ce qu’il désirait, et le jeune homme, après mûre réflexion, réclama un gros tas d’argile, de nouveaux habits, des lanières de cuir et une paire de bas-de-chausses. En entendant cette dernière requête, les ouvriers s’esclaffèrent, mais le jeune homme insista. En effet, les jours suivants, une fois sur la route, il améliora la sculpture de son pied de pierre, l’attacha avec les lanières et de robustes baguettes en guise d’attelles que le charpentier de la troupe élabora pour lui, puis finalement, il enfila les chausses à ses deux pieds, celui de chair et celui de pierre. Le résultat était surprenant : Pierre marchait en boitant très légèrement, il était désormais impossible, pour quiconque ne connaissait pas le garçon, d’imaginer sa disgrâce en le voyant. Il se tailla alors un nouveau bâton, léger et élégant, qui ressemblait plus à une canne qu’à une béquille.


Quant à l’argile, elle servit au garçon pour y graver ses impressions. Pendant le voyage, à longueur de journée, confortablement installé dans le fond d’une carriole, il reproduisait le paysage qui se déroulait devant ses yeux. Rochers, maisons, plantes, êtres humains et animaux, rien n’échappait à son stylet. Jusqu’à lors, il avait vécu enfermé entre les murs de l’abbaye, et il ignorait pratiquement tout de la vie. À présent il découvrait le monde, et tombait en admiration devant les choses les plus banales qu’il apercevait pour la première fois, comme un cochon, une chèvre, un soc de charrue ou un pommier. Il se rendit compte, amusé, que les lions qu’il sculptait autrefois ressemblaient fort à de gros chiens ou bien que ses phénix n’étaient guère que des coqs de basse-cour.


Ainsi, Pierre Toussaint, au fur et à mesure de son voyage, perdait son innocence. Mais si dans son art, il s’engageait sur la voie de la sagesse, en revanche dans la vie, ce chemin de perdition le menait droit vers la folie. Il devenait menteur et débauché. À l’instar de ses compères les maçons, il buvait sans soif, chaque jour davantage, parlait haut et fort et se sentait invulnérable. Sans doute, Raoul, s’il avait été à ses côtés, aurait fait aussitôt cesser cette mascarade, mais Pierre, seul et perdu dans le monde, n’avait guère d’autre protection que de se fondre dans le groupe. Il s’était forgé de toutes pièces une nouvelle identité, masquait son émotion profonde comme il occultait son pied de pierre ; et cette illusion fonctionnait à merveille, à tel point qu’il s’était lui-même convaincu qu’il était devenu un être humain à part entière, de même qu’il oubliait souvent qu’il était estropié. Cependant, il lui arrivait de trébucher, de temps à autre, et l’espace d’un instant le masque tombait, tout le monde pouvait apprécier de nouveau l’être fragile et infirme qu’il était vraiment.


Le voyage se déroulait sans encombre. Les ouvriers croisaient de temps en temps quelques petits groupes de soldats, constataient, çà et là, les traces de batailles récentes, quelques cadavres de part et d’autre de la route, mais malgré cela, ils ne furent pas témoins de la grande guerre dont on avait tant parlé, qui semblait s’être réduite à une série d’escarmouches. Le roi Richard, disait-on, n’avait pas eu beaucoup de mal à défendre ses terres du Poitou, et il se dirigeait maintenant vers le nord pour achever sa reconquête. Aux dires de tous, la guerre finirait bientôt. Les combats suivaient la même progression que la troupe des ouvriers, le roi d’Angleterre ouvrait la brèche où le convoi s’engageait. Norbert, le maçon le plus âgé du groupe, avait beau ressasser que les guerres sont comme les orages, qu’elles finissent toujours par éclater, et que plus l’attente est longue, plus elles se font violentes, les autres maçons refusaient de l’écouter, tout en sachant pertinemment que ce vieux bougre avait raison.


Ils rencontraient aussi des pèlerins qui s’en allaient vers Saint-Jacques-de-Compostelle. Les maçons, d’ailleurs, se rendant compte des privilèges octroyés aux pèlerins, avaient orné leur convoi de coquilles Saint-Jacques et se faisaient passer pour les ouvriers de maître Matthieu, l’illustre maître d’œuvre de la cathédrale de Compostelle. Ainsi, ils bénéficiaient du gîte, du couvert et d’une grande considération partout où ils passaient. Lorsque sur la route, les ouvriers apercevaient un jacquet, ils criaient de loin « Ultreïa ! », le cri de ralliement des pèlerins, qui signifie « toujours plus loin ! » et, avant de le connaître, ils tenaient des paris entre eux pour savoir à quelle sorte de personnage ils auraient affaire. Chaque pèlerin en effet avait son petit secret, sa propre quête, ou un péché inavouable qui le mettait en fuite. Il y avait des fous de Dieu, inébranlables et tourmentés, et des paillards sans vergogne, des pécheurs en quête de rédemption et, au contraire, des justes qui avaient commis leurs premiers péchés sur la route. Les uns fuyaient la justice divine, d’autres la justice humaine, et d’autres encore avaient oublié pourquoi ils marchaient de la sorte. Quelques-uns allaient solitaires, mais la majorité déambulait en groupe, certains s’étaient fait détrousser sur le chemin et leurs voleurs, des faux pèlerins, des « coquillards » comme on disait à Paris, vagabondaient sur la même route qu’eux, juste quelques lieues devant ou derrière. Si les pèlerins plaisaient aux ouvriers, ceux-ci leur laissaient vivres et boisson, sinon, les maçons s’amusaient à leur jouer de vilains tours.


La troupe avançait ainsi à un bon train, dans l’allégresse. La première partie de la route fut une vraie partie de plaisir. Les ouvriers étaient libres comme l’air et ne manquaient ni d’or ni de vin, Ils filaient sous le soleil de l’été, les routes étaient bien entretenues et les bourgades accueillantes. Partout, les populations, soulagées, fêtaient la fin de la guerre. Ils passèrent par Aubeterre, Angoulême, puis ils bifurquèrent vers l’ouest en faisant halte à Aulnay en Poitou. L’église de la ville, richement ornée, suscita l’admiration de Pierre. Sur le portail sud, il y avait un grand combat des vices et des vertus, et le jeune homme crut y discerner la victoire des vices. Puis le groupe continua vers le nord : Chey, Chenay, Melle, toutes de belles et opulentes cités. Pierre tomba en extase devant la beauté de l’église de Saint-Hilaire, et de nouveau le jour suivant, à Poitiers, devant la cathédrale Notre-Dame. Le groupe fit une longue escale dans la ville, la plus populeuse de toutes celles traversées jusqu’à lors, et le sculpteur se promit de profiter de ce temps pour recopier dans l’argile les bas-reliefs de cette vénérable église, véritable bijou resplendissant de blancheur, pareil à une gigantesque pièce d’ivoire sculptée. Mais dès le premier soir, il partit en quête d’aventure avec ses amis maçons, et passa toute la semaine dans les tavernes de la ville.


La seconde partie du voyage s’avéra beaucoup plus pénible. Après Poitiers, ils firent étape à Châtellerault et Chinon, avant d’arriver à Tours deux semaines plus tard. Ils passèrent la Loire et continuèrent leur périple, traversèrent Vendôme et Châteaudun, ne sachant encore si leur voyage les mènerait à Paris ou en Angleterre. Peu à peu, de manière presque imperceptible, la route était devenue étrange, dangereuse. L’été avait fait place à l’automne, la bruine ne cessait, qui s’infiltrait dans les vêtements, ruisselait sur les visages en érodant l’humeur joyeuse des ouvriers. Le ciel, bas et blanc, pesait de tout son poids sur le convoi. Les collines du pays poitevin avaient disparu, laissant place à de vastes étendues de plaines grasses et herbeuses. Dans les villages, populeux et misérables, les hommes parlaient des dialectes étranges. Leur accent avait aussi peu de relief que le paysage et ne chantait plus, les visages étaient rigides et sans expression. Les églises avaient perdu leurs ornements, leur statuaire. Elles s’élançaient, dépouillées, austères et raides comme des piquets, de plus en plus hautes dans l’horizon désolant de platitude, amarrées aux nuages, enlisées dans la plaine, aussi grises que les brumes, les champs et la pluie, comme de gigantesques vaisseaux à la dérive dans un océan de boue.


Le paysage s’estompait au fur et à mesure que la troupe avançait sur la route du Nord. Tout semblait s’effacer sous l’effet des brumes, et il ne restait bientôt plus dans le décor que quelques masures biscornues de torchis et de chaume abandonnées au gré de la route et des troncs rabougris torturés par le vent. La troupe traversait des terres isolées, perdues au beau milieu du monde, oubliées de tous, qui semblaient n’appartenir à personne : il s’agissait de fiefs mouvants aux confins du royaume de France et des possessions anglaises, et les vilains rencontrés en chemin ne savaient trop dire qui était leur suzerain véritable.


Un jour, le paysage disparut tout à fait. Un épais brouillard avait tout avalé. Les chariots naviguaient dans le vide, brinquebalant sur la ligne invisible de l’horizon, flottant quelque part entre la terre et le ciel, le jour et la nuit, en suspens dans l’infini. Seuls les corbeaux, étincelants de noirceur dans la blancheur opaque, se discernaient encore dans l’espace éthéré. Dans ce décor absent, le convoi s’embourbait peu à peu, et bientôt le chariot des provisions, attrapé dans la boue, oscilla mollement avant de se renverser à grand fracas. Le chargement coula aussitôt, les tonneaux se fendirent sous le choc et le vin se déversa dans l’eau, se mêlant à la vase. Tous les ouvriers plongèrent aussitôt dans le bourbier, et poussèrent tant qu’ils purent sur le chariot pour le dégager de l’ornière. N’y parvenant pas et constatant qu’ils avaient cassé un essieu, trois ouvriers décidèrent d’aller chercher de l’aide. Ils disparurent, happés par le brouillard. Le reste du groupe attendit en silence le retour de leurs trois émissaires. Ils demeurèrent ainsi de longues heures, immobiles, abattus, prisonniers des brumes. Ils étaient dégoûtants et dégoulinants, recouverts entièrement d’une terre rougie par le vin. Le brouillard se dissipa quelque peu, et les ouvriers constatèrent qu’ils n’étaient plus sur la grand-route, mais au beau milieu d’une gigantesque tourbière. Fifrelin fut le premier à se lever et désigna du doigt un petit trait noir dans l’horizon qui pouvait être un clocher d’église. Les ouvriers décidèrent alors de se rendre jusque là-bas et avancèrent péniblement en pataugeant dans les marécages. Ils arrivèrent, après bien des difficultés, jusqu’à un hameau sordide.


Dès l’instant où le groupe s’était engouffré dans le marais, Pierre eut la curieuse impression que les brumes les avaient transportés dans un autre monde, un microcosme de terre et de boue où les hommes s’enlisaient et devenaient statues. Dans le village au cœur de la tourbière, le temps semblait s’écouler beaucoup plus lentement. Une même lumière grise et uniforme éclairait les jours et les nuits, qui se succédaient sans hâte. Les villageois, le corps en permanence recouvert de vase, avaient le rictus immobile, le visage patiné, façonné par l’argile. La boue du marécage était leur seul moyen de subsistance, leur seul bien, leur seul univers. Ils faisaient sécher la tourbe puis la pétrissaient en briques pour bâtir leurs maisons, la brûlaient dans leurs cheminées pour se chauffer, modelaient la boue pour fabriquer leurs outils. Ils buvaient l’eau terreuse des fondrières, et s’alimentaient de poissons, de mollusques et de racines qu’ils trouvaient dans la vase. Le matin, les habitants du village s’enfonçaient dans le marais et n’en ressortaient qu’au soir. Ils répétaient constamment les mêmes gestes monotones. La bourbe freinait leurs moindres mouvements. Les femmes accrochaient aux branches émergées des buissons leurs rejetons emmaillotés, et les nouveau-nés se tenaient ainsi ligotés pendant des heures, prisonniers dans leurs langes, se balançant mollement suspendus au-dessus du marais sans pouvoir broncher, sans même oser brailler. Les anciens et les invalides, à longueur de journée, attendaient le retour des travailleurs, prostrés au fond des maisons de tourbe devant le feu de la cheminée. La boue à jamais incrustée sur leur peau creusait leurs rides et craquelait leurs visages.


En entrant dans le village, les maçons voulurent savoir si les habitants avaient croisé leurs trois compagnons égarés, mais personne ne parlait leur langue, ce qui rendait difficile la conversation. Les ouvriers comprirent seulement que ces hommes avaient peur, que des créatures maléfiques hantaient les lisières du marais et tuaient tous ceux qui s’aventuraient trop loin dans la tourbière. Les villageois néanmoins acceptèrent de mener les ouvriers en barque jusqu’à leur convoi embourbé. Une fois arrivés, ils remplirent les embarcations de toute la cargaison qui était restée intacte, mais ils ne purent dégager les chariots échoués qu’ils durent abandonner au beau milieu du marais. Pierre chercha les tablettes d’argile qu’il avait gravées au cours de son voyage, en vain : la boue les avait englouties. Les mules étaient elles aussi enlisées, elles ne pouvaient plus avancer ni reculer, et on décida par conséquent de les sacrifier sur place, pour être mangées au retour dans le hameau. Leur viande changerait l’ordinaire des hommes du marais qui ne s’alimentaient habituellement que des fruits de la boue. Durant l’après-midi, les ouvriers, guidés par les hommes du village, sillonnèrent en barque le marécage à la recherche des trois disparus, sans résultat. Le soir, les villageois logèrent leurs hôtes dans l’église désaffectée : cela faisait des décennies déjà que le hameau n’avait pas connu de prêtre.


Le lendemain, les ouvriers reprirent leurs recherches dans le marais, le jour suivant, et le jour encore après, sans plus de succès. Pierre tomba gravement malade. Il vomissait en permanence et souffrait de diarrhées. Son corps se remplissait de boue, et il essayait d’évacuer tout ce trop-plein de fange avant qu’il ne fût trop tard, qu’elle ne l’envahît tout à fait. Le visage du jeune homme était jaunâtre, terreux, et il était saisi d’une angoisse incommensurable. Il se transformait peu à peu en statue d’argile, inexorablement. Mais il n’était pas le seul atteint par ce mal : beaucoup de maçons étaient pris eux aussi de fièvres et de violents maux de ventre, et avec eux de nombreux enfants et anciens du village. Les habitants des marais avaient l’air de trouver ces douleurs somme toute normales, et les supportaient avec résignation. Les ouvriers comprirent néanmoins assez rapidement les véritables causes de la maladie, en constatant que tous ceux qui avaient bu de l’eau du marais étaient en proie au terrible mal, tandis que ceux qui n’en avaient pas bu demeuraient encore valides. Dès que les maçons firent ce rapprochement, ils décidèrent de partir au plus vite de ces tourbières insalubres.


Fifrelin fréta une barque et partit sur-le-champ en quête d’un attelage à acheter, afin de transporter les ouvriers qui ne pouvaient pas continuer le voyage à pied. Deux jours plus tard, au crépuscule, il était de retour. Il avait acquis à prix d’or deux mules, et comme le maître charpentier, entre-temps, avait pu réparer l’essieu d’une des carrioles, la troupe était fin prête pour le départ, prévu le lendemain matin. Fifrelin avait aussi trouvé deux grandes outres d’eau pure, un tonneau de vin et trois plein sacs de pains. Il fit transporter les vivres jusqu’à l’église pour ravitailler les malades.


L’eau fraîche soulagea Pierre, qui parvint aussi à avaler un quignon sans vomir. Puis il voulut s’assoupir, mais les chants et les rires des ouvriers qui fêtaient le départ l’en empêchèrent. Il entendit la voix de Fifrelin, par-dessus le brouhaha :


– Non, ne touchez pas à ce pain, tudieu ! Il est réservé aux malades !

– Les malades, ils ont déjà mangé, et il reste encore beaucoup de pain, répondit un des maçons, peut-être Jeannot Mortemain, le plus crapule d’entre eux.

– Alors, distribuez-le aux enfants du village. Vous, vous mangerez demain. Il y a un moulin à deux lieues du marécage vers le nord. Ne vous inquiétez pas, le meunier possède de la farine en abondance.


Les ouvriers maugréèrent, mais personne n’osa s’opposer à Fifrelin. Ce dernier était devenu, au fur et à mesure du voyage, le chef incontesté de la bande. Son statut de second de Raoul avait aidé à asseoir son autorité, son impétuosité et sa forfanterie avaient fait le reste.


« Bah, qu’importe, il nous reste le vin pour nous remplir la panse ! Trinquons, mes amis ! » s’écria Jeannot, pour clore l’incident.


La fête reprit de plus belle, mais Fifrelin ne prit pas part aux réjouissances. Il alla s’asseoir dans un coin de l’église, à côté de Pierre. Il y avait une gravité, une tristesse dans son attitude que le jeune sculpteur ne lui connaissait pas. Se sentant observé, l’ouvrier esquissa un sourire et lui demanda :


– Alors Pierre, soulagé à l’idée de partir demain ?

– Bien sûr. Mais toi ? Tu ne vas pas boire avec les autres ?

– Moi ? Je boirai demain… Tu sais, ici, dans ce village, je n’arrive pas à me réjouir. Il y a trop de misère. Tu comprends ?

– Oui, je comprends que tu es un homme charitable, Fifrelin.


Le maçon baissa les yeux, et susurra, presque pour lui-même :


« Non, je ne crois pas. »


Pierre le regarda, circonspect. Finalement, comme il ne trouva rien à dire, il lui demanda de lui apporter du vin. Après trois bonnes rasades, il tomba dans un profond sommeil.


Le lendemain matin, les ouvriers firent leur paquetage et sortirent de l’église. Sur le parvis les attendaient tous les enfants du village, pour leur réclamer du pain et de l’eau. Les maçons avaient beau leur montrer les sacs vides, les gamins insistaient. Ils pleurnichaient et s’agrippaient et les Gascons, écœurés par tant de misère, les repoussaient sans conviction pour se frayer un chemin jusqu’à la grève, en se gardant de croiser leurs regards éplorés. Les bateliers du village écartèrent la marmaille à coups de rames, et la troupe réussit à monter dans les barques.


« Allons, dépêchons-nous, noundidiou ! » lança Fifrelin, visiblement agacé, ce qui eut pour effet d’accélérer le départ.


Une fois sur la barque, Pierre s’approcha de Fifrelin pour tenter le réconforter :


– Va Fifrelin, oublie ces gens. À quoi bon ? Nous ne pouvions rien faire pour eux.

– Si, nous le pouvions. Quand je suis allé au bourg, le puisatier m’a affirmé qu’il existe une nappe d’eau souterraine sous l’église, mais que personne n’a jamais daigné y creuser un puits. Qui paierait les travaux ? Ces gens du marais sont bien trop misérables pour que quelqu’un s’intéresse à leur sort.


Pierre demeura bouche bée et baissa les yeux. Mais Norbert, le doyen de la troupe, qui avait entendu la conversation, les regarda d’un œil mauvais, avant de s’écrier à la cantonade :


« Écoutez-moi, les amis ! Ces pauvres gueux, qui nous ont si bien accueillis, nous pouvons les aider. Nous pouvons creuser un puits pour eux ! Quoi, mes diables, nous n’allons pas leur porter secours ? »


Personne ne répondit aux exhortations de l’ancien. Tous se tournèrent vers Fifrelin, qui hésita longuement avant de déclarer :


« Il y a, en lisière de forêt, quelques arbres susceptibles de fournir du bon bois de charpente. Au bourg, nous pouvons nous approvisionner en eau et en nourriture, et je pense que nous pourrons trouver des outils, et de la chaux, aussi. Reste le problème de la pierre, mais ce n’est pas insurmontable. »


Les maçons se regardèrent en silence. L’idée de retourner dans ces marécages ne plaisait à personne, surtout aux malades, mais Jeannot Mortemain tout à coup s’esclaffa :


« Quoi mes drôles ! Si nous sommes capables de construire des forteresses en quelques années seulement, combien de temps cela peut nous prendre de fabriquer un trou ? »


Jeannot fut acclamé par un fou rire général. Le groupe venait de décider de manière unanime de prendre ces vicissitudes avec bonne humeur et philosophie.


De retour au hameau du marais, on se mit au travail sans plus attendre. Les maçons décidèrent de creuser en plein milieu de l’église, devant l’autel, pour se rapprocher le plus exactement possible de l’emplacement décrit par le puisatier, et parce que le lieu était protégé des intempéries ; et comme il n’y avait pas de curé dans le hameau, personne ne songea à les accuser de profaner une terre consacrée. On perça un grand orifice que les gens du village aidèrent à déblayer. Le charpentier dut consolider les appuis, en redoublant d’ingéniosité, car la terre était meuble et les parois menaçaient de s’ébouler à tout moment. On les renforça en appareillant tous types de pierres et de galets trouvés dans les environs, qu’on disposa en blocaille, noyées dans le mortier. L’ouvrage dura beaucoup plus longtemps que prévu, la couche de glaise était particulièrement épaisse, et la roche, par-dessous, difficile à forer. Mais un beau jour, au fond du trou, l’eau commença à affleurer.


Dès lors, le village changea du tout au tout. Les malades guérirent promptement. L’eau décrassa les visages d’argile, les corps de statue se transmutèrent en chair. Le linge enfin lavé retrouva ses couleurs. Les enfants jouaient à s’asperger d’eau fraîche et pour la première fois dans ces marais maussades, on entendit des rires. Aux alentours du puits jaillit une herbe translucide, ce qui poussa les villageois à envisager des semis au cœur même de la nef de l’église, où se trouvait la meilleure terre.


On organisa une grande fête pour inaugurer le puits, une fête païenne, sans curé, sans croix ni Pater Noster. Les ouvriers, fiers et soulagés, se sentaient aussi heureux que les gens du hameau. La veille de la cérémonie, Pierre alla voir Fifrelin, et lui fit part de son regret de ne pas avoir pu prendre part aux travaux. Le jeune homme en effet, plus gravement malade que les autres, ne fut guère rétabli qu’à la toute fin du chantier. De toutes manières, n’étant pas maçon, il n’aurait servi à rien dans cette œuvre de génie civil. Fifrelin lui suggéra de ciseler sur la margelle une petite idole protectrice qui plût aux villageois. Mais Pierre déclina l’offre. Pendant tout le temps qu’avait duré l’ouvrage, il n’avait cessé de s’interroger sur l’utilité de son métier de sculpteur ; et en contemplant ce puits construit par les maçons, il se lamentait de la futilité de ses propres chimères. Il n’avait jamais vu encore de manière aussi directe comment des hommes pouvaient aider d’autres êtres humains. Certes, les moines se targuaient de sauver les fidèles grâce à leurs prières, et leur garantissaient le Salut dans l’au-delà, mais ce Salut n’était guère palpable ici-bas ; et en attendant de gagner le Ciel, les serfs qui travaillaient sur les terres des moines vivaient comme des chiens et tombaient comme des mouches. Les maçons, quant à eux, grâce à leur construction, avaient assurément, de manière tangible, sauvé des hommes, des femmes, des vieillards, des enfants, sur la terre même, sans attendre leur trépas. Pierre se demandait comment son art pouvait concurrencer une œuvre aussi rédemptrice qu’un puits. Il en conclut que son travail n’avait aucune utilité dans ce monde de misère, qu’avant de sculpter une idole, il y avait mille travaux à réaliser, bien plus importants que le petit caprice superflu de l’art. Il valait mieux en effet dresser des digues pour éviter les possibles inondations du village, bâtir toutes les maisons en pierre de taille, assécher le marais…


Cependant, le jour même du départ, une anecdote le marqua profondément, qui l’obligea à nuancer cette opinion tranchée. Les maçons n’en finissaient pas de faire leurs adieux et Pierre trépignait d’impatience sur la grève, pressé d’abandonner le marais et les hommes de boue une bonne fois pour toutes. Pour tuer le temps, il taillait machinalement un petit bout de bois. Un enfant le regardait faire. Pierre sculpta un petit angelot. Il perfora un trou dans la figurine et y passa une cordelette pour en faire un pendentif, qu’il accrocha au cou du gamin. Le regard de l’enfant s’illumina. Pierre n’avait jamais vu telle allégresse sur le visage d’un être humain. En quittant le marais, ce sourire demeurait gravé dans son esprit. Il se sentait revigoré, l’art pouvait donc faire le bonheur des hommes, ou du moins des enfants, et à défaut de sauver des vies, il servait à soulager les âmes. Il regretta amèrement, par la suite, de ne pas avoir sculpté pour ces pauvres gens de la tourbière, et se promit dès lors de songer aux miséreux chaque fois qu’il s’emparerait d’un burin et d’un marteau.


Juste avant de sortir définitivement du marais, les ouvriers connurent enfin le sort de leurs trois compagnons perdus. Leurs cadavres avaient été empilés près d’une gerbe de roseaux, ils gisaient nus dans la vase, et leurs chairs en se désagrégeant se mêlaient à la fange. En les contemplant, Pierre songea à ses tablettes perdues dans la tourbe, et se demanda comment elles s’étaient délitées dans la boue, puis il s’en voulut d’avoir eu une telle pensée devant un spectacle aussi morbide. Selon les bateliers du village, les trois hommes avaient dû être attaqués par les hommes de métal, les créatures maléfiques qui rôdaient aux confins des tourbières. Les ouvriers conclurent qu’il s’agissait là sans doute de crimes commis par des soldats désœuvrés.


En effet, les jours suivants, sur la grand-route du Nord enfin retrouvée, les maçons croisèrent un grand nombre de gens de guerre, et redoublèrent de prudence, en feignant d’être d’humbles pèlerins de retour de Compostelle. Ils n’eurent d’ailleurs aucun mal à se faire passer pour tels : ils allaient à pied, car ils avaient offert leur attelage aux gens de la tourbière. Ils étaient démunis, fourbus et crasseux, mais leurs yeux, depuis l’épisode du marais, brillaient d’un regain de bonté. Ils arrivèrent à Chartres quelques jours plus tard.


Une fois dans la cité, ils comprirent qu’ils étaient restés beaucoup plus longtemps dans le marais qu’ils ne l’avaient imaginé. Noël était passé depuis plus d’un mois. D’importantes batailles avaient eu lieu en Normandie, mais à présent, les combats avaient cessé, et on attendait que cette trêve devînt officielle. Les maçons achetèrent de nouveau des vivres et des chariots, à un prix exorbitant : les soldats avaient presque tout réquisitionné. Il ne restait plus grand-chose à présent du butin, et les maçons devaient trouver un chantier au plus vite, car la morte-saison s’achevait après le carême et les ouvriers avaient peur de se retrouver démunis. La Grand place de Chartres était un immense espace vide balayé par les vents, avec un gigantesque trou béant au beau milieu, creusé pour y enfouir les fondations d’une construction future. De nombreux artisans avaient installé leurs cabanes le long de la place et assuraient qu’il y aurait du travail pour au moins cinquante ans. Un chantier colossal se préparait, il s’agissait d’une cathédrale qui se dresserait aussi haute que le ciel, une des plus grandes églises assurément de toute la chrétienté, ornée par les sculpteurs les plus talentueux, et qui serait sans aucun conteste un des chefs-d’œuvre du siècle à venir. Mais aucun membre de la troupe ne prit au sérieux ces racontars, la place était déserte, désespérément vide, il était impossible d’imaginer une telle église dans ce décor. En se promenant entre les baraquements des artisans, ils entendirent alors qu’à Sistreville, petite bourgade du duché de Normandie en bordure de Seine, une autre cathédrale était en cours de construction, et que les maîtres d’ouvrage cherchaient de la main-d’œuvre, qu’ils étaient prêts à payer chèrement, car une bonne partie des ouvriers dont ils disposaient étaient partis sur les chantiers de Paris, de Rouen, ou ici même, à Chartres. Les maçons décidèrent alors de se rendre à Sistreville, car apparemment, il y avait du travail assuré, et que si par malheur ils n’en trouvaient pas, la cité était assez proche à la fois de Paris et de Rouen, deux très grandes villes où les chantiers abondaient.


Ils reprirent donc sans plus attendre la route en direction de la Normandie, pas mécontents de retrouver les terres vassales des rois d’Angleterre. Ils voyagèrent dans les gelures de l’hiver et traversèrent Dreux, Évreux, pour arriver finalement à Sistreville. Lorsqu’ils entrèrent dans la cité normande, c’était le premier jour du carnaval. Toute la ville était masquée. Pierre, qui depuis l’expérience du marais s’était quelque peu laissé bercer par ses pensées intérieures, et ne participait plus guère aux réalités de ce monde, décida de se ressaisir. À l’instar des habitants de la ville, il remit son masque qu’il avait abandonné durant tout l’hiver et, déguisé en diable, il se rua avec le reste des ouvriers en quête de réjouissances.


 
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   Marite   
1/12/2016
 a aimé ce texte 
Bien
Heureuse de reprendre la route avec Pierre et ses compagnons maçons.

Deux expressions ont arrêté ma lecture au tout début :
"sans nulle conteste" et "les réactions de ses prochains"
D'abord l'adjectif "nulle" (féminin)devant conteste. Au masculin je n'aurais pas été arrêtée mais il me semble que "sans conteste" est une locution adverbiale aussi je m'interroge : est-ce correct d'y intercaler un mot tel que "nulle" ?
Egalement le mot "prochains", j'aurais mieux perçu l'expression si elle avait été ainsi écrite : "les réactions de ses proches", mais il y a peut-être une raison à cela.

   MissNeko   
1/12/2016
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Enfin ! Les aventures de Pierre Toussaint me manquaient.
J ai beaucoup aimé lorsque les compagnons se dirigent vers le nord et s'engouffrent dans cette étrange brume. J ai trouvé la description du village d argile très bien écrite.
A demain pour la suite !

   Marguerite   
7/12/2016
 a aimé ce texte 
Bien
Bonjour Charivari,

Heureuse de retrouver Pierre, en dehors de l’abbaye où on l’a toujours connu, sur les routes avec ses compagnons. On sent bien qu’il a muri. Il devient même un peu philosophe !

Toutefois, j’ai trouvé que l’histoire allait un peu vite. Ce long périple aurait selon moi mérité plusieurs chapitres, ou tout au moins, un chapitre un peu plus épais.

Au plaisir de lire la suite.

Marguerite.


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