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Sentimental/Romanesque
Alice : Pitchoune
 Publié le 22/01/15  -  15 commentaires  -  6230 caractères  -  221 lectures    Autres textes du même auteur

Un jardin, c'est des bonheurs rachitiques en pagaille.


Pitchoune


– Pourquoi tu les allumes jamais, tes cigarettes ?

– C’est la cigarette que je veux, pas le tabac.


Je l’ai regardé mordiller son cancer désamorcé sans rien dire de plus. À l’ordinaire, je me suis contentée de ce qu’il me donnait. J’ai remonté mon foulard sur mon nez. Il faisait froid. Un froid déshabillé, sans goût, sans neige ; un froid davantage fait pour l’os que pour la peau.


J’étais appuyée contre son chambranle et, en levant les yeux, j’imaginais les serpentins de fumée d’une cigarette qu’il n’allumerait pas.


***


En mai dernier, je revenais de la gare d’autocars – fragilisée, il faut le dire, d’avoir dû laisser partir la cousine adorée, au beau milieu d’une odeur d’essence sans poésie – quand je l’ai vu pour la première fois. Un seul coup d’œil et il m’a eue, l’escogriffe accroupi auprès de ses arbustes de magnolias comme au chevet d’autant de fées endormies. Il m’a eue.


Les jours qui ont suivi, j’ai alourdi mon pas le long de sa rue matin et soir. Je le regardais sourire à ses myosotis et observer les gens, une cigarette sans volutes au coin de la bouche. Chaque fois que quelqu’un survenait, je voyais défiler sur le visage du jardinier des dizaines d’hypothèses en porcelaine. Comme s’il se plaisait à inventer aux passants des vies suffisamment cassables pour être oubliées facilement. Il s’intéressait au monde mais ça ne l’empêchait sûrement pas de dormir.


Chaque jour, cette envie de m’arrêter. De le laisser me jauger. D’être démultipliée dans ses yeux. De voir s’il observerait l’immobile plus longtemps. D’être, peut-être, regardée comme un magnolia, juste le temps de cristalliser un sourire. Je ne m’arrêtais jamais. Il est ridiculement dur de s’arrêter sur un trottoir.

Mes pieds se sont cimentés pour moi le matin de la deuxième semaine. Pile devant le jardin, quelque part entre les deux yeux du vieux. Il les a plissés, m’a regardée, et je crois que c’est à cet instant que je suis devenue l’une de ses plantes. Pas tout à fait magnolia, pas tout à fait mauvaise herbe. Son sourire m’a chatouillée.


– Il y a des campanules à transplanter si tu veux, pitchoune.


Cet après-midi-là, j’ai transplanté des campanules.


– Moi c’est Jérôme.

– Moi c’est Camille.

– Bah désolé mais toi c’est pitchoune.

– Je reviens demain.

– T’as ben beau.


À ce stade, je pouvais me tromper, mais ça sonnait comme le meilleur contrat de ma vie.


Le jour suivant, je me suis pointée aux petites heures pour recommencer à disséminer des clochettes. Il en voulait partout, et je comprenais pourquoi : j’avais l’impression de donner au soleil de l’air bleuté à respirer. Le jour d’après, pour la première fois, j’ai pu apercevoir de l’herbe, partout ailleurs strangulée par les fleurs, foisonner dans la cour arrière. Jérôme s’y montrait encore plus impayable qu’auprès des fées du devant de la maison : quand il tondait la pelouse, il évitait les pissenlits. Je le regardais faire avec une fascination hilare lorsque je n’avais pas le nez dans les violettes. J’oubliais tout juste sa présence, commençant à voir le monde en corolles et en terre, qu’il se manifestait d’une question.


– T’as jamais d’école ?

– J’ai fini mes études.

– T’as fini ou t’as lâché ?

– À l’université c’est pareil.

– Ça doit être toi qui sais.


Il repartait et le monde redevenait rouge pivoine ou mauve irisé. Et l’été ridait le printemps, débusquait le jaune des alchémilles pour sublimer le bleuté des campanules qui m’avaient initiée.


***


Quelque part au travers du blanc cassé d’une marguerite et du velouté rugueux d’une feuille de capucine, le vieux me racontait comment les automobiles lui avaient volé ses trois fils. Deux emboutis et un dernier trop ruiné pour payer le gaz jusqu’au paternel.


– Chienne de vie, hein Jérôme ?

– Chienne de vie.


Le délavé des lavandes neuves a tiédi ses yeux et il s’est ébroué de sa morosité.


– Pourquoi tu me racontes ça à moi ? je lui ai demandé alors qu’il cajolait les fées en grappes, petitesses mousseuses encore ensommeillées.


Il a haussé les épaules.


– Pour rien.


Je l’avais verrouillé. Ça le verrouillait quand c’était moi qui posais les questions.


Ses humeurs étaient ondoyantes. Les miennes l’avaient toujours été ; je recyclais l’asociabilité qu’on avait stigmatisée en moi toute ma vie. Je réinventais surtout mes silences. On peut se taire et avoir raison, on peut se taire et tout rebaptiser. Surtout en compagnie d’un septuagénaire.


– Pourquoi tu me poses plus de questions, pitchoune ?

– Je pensais que tu voulais m’apprendre à me la fermer.

– J’ai rien à t’apprendre.

– Tu vois que ça te dérange, que je parle.

– Où c’est que tu vas chercher ça.

– Tu réponds court.


Il m’a regardée et m’a souri.


– Tu vois ? Tu réponds rien ou presque rien, au mieux tu souris.

– Je réponds ce que j’ai à répondre, pitchoune. C’est pas obligé d’être quelque chose.

– Moi je préfère t’attendre.

– T’as ben beau.


J’ai raclé de la terre le temps d’absorber.


– Pourquoi les gens font des jardins ? ai-je risqué.

– Sais pas.

– Ben t’en as fait un…

– Toi tu pourrais me dire pourquoi les gens vont jardiner chez les inconnus ?



– Je me sens redevenir petite quand je te parle.

– T’es une géante, pitchoune. Tu t’occupes des jardins.


***


J’ai été géante dans les yeux d’un vieux, le temps de six mois taillés en siècles.

Lorsque la première nuit de novembre a toussé du givre sur les feuilles, j’ai été promue. J’avais désormais l’insigne honneur de soutenir le chambranle à ses côtés, dans l’entrebâillement de la porte de devant, et de le regarder suçoter ses cigarettes sans haleine. D’après une énième confession surprise, madame Jérôme en aurait laissé respirer une de trop. Ça expliquait tout et ça n’expliquait rien.


– Allumes-en une. Une clope. Rien qu’une.

– Non.

– Ou alors arrête d’en acheter.

– Non.

– S’il te plaît ! Y a quelque chose qui me rend dingue là-dedans !

– C’est quoi ton problème, pitchoune ? C’est quoi ton problème avec les choses pour rien.



___________________________________________

Ce texte a été publié avec un mot protégé par PTS.


 
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   Anonyme   
1/1/2015
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Je crois que c'est à
Il est ridiculement dur de s’arrêter sur un trottoir.
que le texte m'a emportée. Un sacré voyage immobile ! J'ai adoré cette rencontre où il ne se passe rien mais où beaucoup de choses passent...

Notamment dans l'écriture, je trouve, un profond désabusement et comme une convalescence de la narratrice qui retrouve une saveur à l'air. Je pense à une malade qui enfin se décide à sortir par une belle journée. Et c'est curieux parce que le mouvement du texte est inverse : on est sur le trottoir, puis dans le jardin, et on finit contre le chambranle, presque dans la maison ; comme si la narratrice réapprenait aussi à rejoindre un espace humain.

Vraiment un beau texte, je trouve, émouvant. Cela dit, en trois endroits j'ai trouvé que l'écriture en faisait un peu trop, perdait de sa fraîcheur pour se regarder dans un miroir vérifier son maquillage alors qu'elle n'en a pas :
sublimer le bleuté des campanules (ce verbe "sublimer", galvaudé à la télé, détonne franchement à mon avis)
Le délavé des lavandes neuves (jeu trop visible sur les sonorités à mon goût)
il s’est ébroué de sa morosité (précieux, je trouve)

C'est tout. Sinon, un vrai bijou à mon avis. Et puis les "bonheurs rachitiques" du chapeau, superbe pour moi.

   dodo-chan   
22/1/2015
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour,

C'est jolie et ennuyeux. C'est trés cinéma français.
Vous avez du talents, et savez embellir l'ennui des existences.
J'attends des prises de risques pour le prochain coup. Parlez de ce que vous ne connaissez pas, salissez-vous, dépoétiser un peu tout ça, descendez dans votre sous-sol voir ce qui y grouille...

   Robot   
22/1/2015
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Quel beau texte, une rencontre toute simple racontée sans fioritures. Et puis, ces dialogues qui ne disent rien tout en exprimant tellement de non-dits. Rien ne semble se passer et pourtant par petites touches l'émotion est transmise.
Les paragraphes semés de fleurs illuminent le texte.
Beaucoup de plaisir à la lecture de ce récit.

   Anonyme   
22/1/2015
 a aimé ce texte 
Passionnément
A peine les trois premières lignes lues et me voilà en partance pour une trop courte convalescence en Poésie, parmi les fleurs du jardin cette fois. Plus précisément, c’est à l’endroit « du froid déshabillé… davantage fait pour l’os… » que je me suis laissée cueillir. Ce froid sans goût, sans neige, m’a transpercée aussitôt tant il parlait d’un autre genre de froid que celui de l’hiver.

La magie opère toujours à te lire, Alice. Plus encore quand elle se pare de fleurs, de l’humain et des saisons dans un charivari qui est essentiel à l’air que je respire.

Oui, chez dame Nature dorment mille fées. A les regarder vivre, on a tôt fait d’en apprendre de belles sur le genre humain. Jérôme illustre à merveille la façon de le faire « sourire au myosotis et observer les gens ». La douceur de l’un est nécessaire pour affronter l’inconnu et la force de frappe de l’autre.

Des trouvailles plus que jolies, je dirais, émouvantes « l’été ridait le printemps », « l’envie d’être démultipliée dans ses yeux », «chatouillée par son sourire » et tant d’autres encore que je prends déjà plaisir à relire…

Si tu savais le nombre de sourires croisés en balade qui m’ont chatouillée ainsi. Il faut connaître ce doux frémissement qui remonte le long du cœur, y revient en boucle en chauffant doucement le sang sur son passage dans une joie infinie, pour en comprendre la portée et la richesse qui en émane.

Il y a une telle somme de douceur dans tout ce que tu écris, une telle poésie, que jamais, il me semble, je n’en serais rassasiée.

Pitchoune est un mot employé couramment dans mon sud de la France. Je ne savais pas qu’il véhiculait si loin d'ici toute la tendresse qui lui donne son âme.

Tu l’auras compris, j’ai adoré la relation née de cette rencontre sur un bout de trottoir entre deux êtres qui se guérissent mutuellement, racontée par ta plume plus que jamais sensible et toujours si poète.

Merci pour autant de grâce.

   Francis   
22/1/2015
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Quelle rencontre ! J'ai pensé à la relation entre le vieil homme et l'enfant (Hemingway - " le vieil homme et la mer). La beauté des fleurs dépourvue d'artifices se retrouve dans l'écriture, le récit de pitchoune . Deux personnages fragiles, deux bouées que la poésie rapproche.Je ferai lire ce texte à Jade, ma petite fille qui aime les fleurs, le regard de son papy mais qui lui reproche d'allumer sa cigarette pour oublier le monde au- delà du jardin.
Merci pitchoune!

   widjet   
22/1/2015
 a aimé ce texte 
Bien
Au début, j’ai tiqué, et me suis dit « merde, ça y est, c’est arrivé, Alice est tombée dedans » ; à savoir « dans l’esthétisme vain », dans « l’épate stylistique » histoire de rappeler de façon un peu trop ostentatoire la facilité et le talent indéniable qui est le sien (et que tu as démontré très vite, très tôt, dans tes premiers textes).

Pêché mignon pardonnable, qui n'a pas cédé à cette tentation ?

Mais bon, j’ai quand même tiqué au début avec tes « un froid davantage fait pour l’os que pour la peau », tes « comme au chevet d’autant de fées endormies » et le coup de grâce que tu m’as mis sur le disgracieux « Mes pieds se sont cimentés pour moi ».

Mais Dieu merci, ton autre atout, ta sensibilité a repris le dessus et il était temps. Le reste est donc de bonne tenue avec la très bonne idée des dialogues, brefs, lapidaires et rugueux comme le jardinier. J’aime aussi les questions sans réelle réponse, les non-dits, l’ambiguité qui plane, la pudeur, ça nous fait imaginer ce qui n’est pas écrit (mort de la femme). Cette fin abrupte, mais bienvenue…

Enfin, la poésie avec l’analogie avec les plantes, oui tout ça, je suis partant, ça passe bien, c’est fin, etc…Bref, tout ça, tu sais faire. Et plutôt bien.

Au final, c’est plutôt joli, mais par moment, ça « s’auto-satisfait » (ébrouer de morosité, « Le délavé des lavandes neuves »), y’avait moyen de faire plus simple tout en gardant cette authenticité et cette émotion à fleur de peau.

Tu as assez d’as dans ton jeu (et te forcer, en tout cas, c’est l’impression que j’en ai) pour te dispenser de ces jokers un poil boursouflés.

Merci

W

   Anonyme   
23/1/2015
Bonjour Alice

Je n'ai pas accroché du tout. Même après plusieurs lectures. L'entre les lignes se lit bien mais c'est trop épuré. Bien sûr, il y a de très jolies choses joliment dites mais l'ensemble ne m'a pas paru naturel, je ne sais pas à quoi ça tient. Certaines phrases peut-être comme :

fragilisée, il faut le dire, d’avoir dû laisser partir la cousine adorée, au beau milieu d’une odeur d’essence sans poésie

Jérôme s’y montrait encore plus impayable (impayable, détonne)

Je l’avais verrouillé. Ça le verrouillait quand c’était moi qui posais les questions. (Ca c'est très joli)

Au prochain texte.

Il me semble, avis très personnel, que puisque l'histoire est aérienne, le style se doit de ne pas l'empeser.

   Louis   
23/1/2015
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
La jeune narratrice de ce beau texte est fascinée par un vieux jardinier.
Elle se sent captée par lui, possédée par lui, au sens où elle se sent irrésistiblement attirée. «  Il m'a eue  » répète-t-elle. Un seul «  coup d’œil  » a suffi. Comme une sorte de coup de foudre. Mais on sait que ce qui attire dès le premier regard, c'est avant tout du familier, à un air à la fois étrange et familier. C'est ainsi que le jardinier lui apparaît.
La première rencontre s'est faite dans un moment de « fragilité » de la narratrice, moment caractérisé par l'éloignement d'une « cousine adorée », et lié au sentiment de solitude ou d'abandon. Une proche aimée s'en va, manque, et le vieux jardinier donne l'impression d'une proximité, d'une familiarité qui compense celle qui vient d'être perdue.

La fascination de la narratrice ne tient pas à l'apparence physique du jardinier, jamais en effet une description de l'homme n'interviendra, aucune particularité anatomique ne sera relevée, mais elle tient à son comportement.
Le vieil homme s'intéresse aux fleurs et à autrui. Il ne s'est pas détourné des autres pour se replier sur les plantes. Il ne semble pas indifférent à la vie des autres, aigri, déçu, par eux.
Le soin apporté aux fleurs et aux arbustes n'est pas une façon de se détourner des autres humains, mais de les retrouver, d'une autre façon  : « escogriffe accroupi au pied de ses magnolias comme au chevet d'autant de fées endormies ». Et les « fées endormies » pourraient bien être des jeunes filles ensommeillées. Il prend soin de leur sommeil, il prépare un éveil. Il fait grandir les petites filles. Il les aide à s'épanouir, il les fait éclore.
Son attention aux autres ne consiste pas pourtant à porter sur ses épaules le poids de leur vie  :  « Il s'intéressait aux autres mais ça ne l'empêchait sûrement pas de dormir. »
Le vieil homme imagine la vie des gens qui passent, mais ses « hypothèses » sont de «  porcelaine  », très fragiles. Une ambiguïté est présente  : l'idée est exprimée de telle sorte que l'on puisse comprendre que ce sont les hypothèses élaborées, qui sont elles-mêmes fragiles, mais aussi que les vies imaginées dans ces hypothèses sont des vies fragiles. La deuxième compréhension, à la suite de ce passage, « comme s'il se plaisait à inventer aux passants des vies suffisamment cassables pour être oubliées facilement », semble l'emporter. La narratrice s'est sentie « fragile », de porcelaine, prête à se briser, et c'est ce regard qui la saisit, là, dans sa part de fragilité, qu'elle a pensé trouver chez le vieil homme.
La narratrice s'identifie surtout à ces fleurs du jardin, auxquelles on prête soin, fées endormies, fragiles, en attente d'un éveil, d'une éclosion, d'un printemps de la vie.
La narratrice évoque une « asociabilité » par laquelle on l'aurait « stigmatisée ». Elle trouve dans le vieil homme, une relation qu'elle n'a pas « socialement », et sans doute pas familialement ( à l'exclusion de sa cousine, mais elle est partie), c'est pourquoi il représente une figure paternelle. On peut remarquer que la narratrice n'évoque jamais ses parents, toujours absents de ses paroles et de sa pensée.

La narratrice cherche, dans les yeux du vieil homme, un miroir : « le laisser me jauger. D'être démultipliée dans ses yeux  ». Elle cherche à exister dans son regard. Elle ne veut pas être transparente, inexistante, conséquence de son « asociabilité ».
Et ce regard là importe, plus que d'autres. Elle veut saisir son image et sa vie, réfractées dans les yeux de cet homme. Et surtout, elle désire être vue comme sont vues les fleurs, ce qui confirme encore l'identification de la narratrice avec elles  : « D'être, peut-être, regardée comme un magnolia ».
Quand enfin le regard du vieil homme se fixe sur la narratrice, elle se sent, en effet, devenir une pante du jardin  : «  Il (…) m'a regardée. Et je crois que c'est à cet instant que je suis devenue l'une de ses plantes  ».

Le vieil homme la nomme  :  «  Pitchoune  ». Le terme est affectueux, et la désigne comme une enfant, une petite fille.
Il confirme par là la figure familière, paternelle, qui a retenu l'attention de la narratrice, dès le premier regard.

« Ça sonnait comme le meilleur contrat de ma vie », dit-elle du lien qui s'instaure avec le jardinier. Le meilleur lien, donc, lié au meilleur accord. Accord volontaire, qui ne repose sur aucune obligation liée au lien du sang. Un père, ou un grand père, le jardinier, mais sans lien biologique avec lui, plutôt sans lien conventionnel lié à la dimension biologique.

Une fois ce lien établi, le regard se déplace. La narratrice ne demande pas directement un regard sur elle de Jérôme, le jardinier, mais elle voit les plantes comme lui les voit. Elle est une jeune fille en fleur, et le regard attentionné que l'on porte sur les fleurs. Son regard sur elle-même se trouve médiatisé par celui de Jérôme.

Un rapport filial s'établit. Jérôme a perdu ses enfants, «  le vieux me racontait comment les automobiles lui avaient volé ses trois fils  ». Lui, sans ses fils, elle, semblant manquer de parents.

Près de Jérôme, elle se sent elle-même, sans stigmatisation d' « associabilité » ; elle peut vivre de ses « silences », «  je réinventais surtout mes silences  », la parole n'est plus une contrainte sociale. Elle échappe aux échanges de langage des gens de son âge ( «  Surtout avec un septuagénaire  »), et à leur jeu de rivalité et de séduction.

La parole se fait plutôt créatrice  :  « on peut se taire et tout rebaptiser  » dans un langage silencieux, un langage qui refait le monde. Le langage parlé n'est pas d'abord, pour elle, échange, échange social, mais réinvention d'un monde. Un monde réinventé comme un jardin, un monde poétique où l'on « donne au soleil de l'air bleuté à respirer ». Une fonction poétique est donnée au langage, dans le sens quasi étymologique de la « poésie », au sens de la « poïesis » grecque, qui est production d'une œuvre.

Elle aime chez le jardinier, son langage expressif. Tout est dit, dans le sourire bienveillant du vieil homme. Le sourire est suffisamment parlant. Elle aime ses silences éloquents, et surtout ses actes significatifs : la culture, le soin de la terre et des plantes, l'acte de faire grandir, celui de créer le beau dans l'éclosion florale ; l'acte de transformer la terre, figure maternelle, terra-mater, en bout de paradis.

C'est aussi de sa propre vie que Jérôme prend soin. Il fume, sans fumer. Il n'allume jamais sa cigarette.
Il jouit de la vie sans la consumer, sans se consumer, sans mourir à petit feu d'un cancer, « je l'ai regardé mordiller son cancer désamorcé ». Il fume pour le plaisir de fumer, sans fumer.

La jeune fille ne comprend pas. Elle est encore dans la recherche du sens, et veut voir toute chose comme moyen orienté vers une fin, ou moyen utile à un but, au service de ce but.
«  C'est quoi ton problème avec les choses pour rien  »  : réplique finalement le jardinier.

Le vieil homme enseigne le rejet du sens, et de ce qui est utile ou sert à …
Fumer une cigarette sans la fumer, c'est aussi inutile que jardiner, aussi inutile que vivre, et pourtant rien ne vaut plus que ces petits gestes-là, que ces actes-là ; rien ne vaut plus que la vie.
Le jardinier lui enseigne, par l'exemple, que certaines choses, certains gestes, ne valent que pour eux-mêmes, et non pour une fin qu'ils servent. Une cigarette pour... rien, rien d'autre que la cigarette Et ainsi du jardinage... Jardiner, pour jardiner  ; et ainsi de la vie, vivre pour vivre... Ou pour le seul plaisir de fumer, de jardiner, de vivre, quand la vie est délivrée de tout ce qui la gâche.
Elle a ainsi la réponse à sa question  : «  Pourquoi les gens font des jardins  ?  »
La jeune fille se situe dans la poésie au sens grec, la «  poïésis  », la création d'une œuvre, l'acte en vue d'un but extérieur à l'acte, l'acte au service du produit  ; le jardinier, lui, enseigne en quelque sorte, une autre pratique, que les Grecs nommaient «  praxis  », l'acte qui vaut par lui-même, fumer ou faire semblant, ou jardiner ; il enseigne l'acte désintéressé, gratuit, qui ne vise que lui-même, comme réalisation et expression de soi, et qui ne constitue pas un mal.
Peu importe que l'acte du jardinier ait un sens qu'il ignore, ou plutôt une explication, ( «  ça expliquait tout et ça n'expliquait rien  », remarque la jeune narratrice) il accepte l'acte pour rien, pour lui-même. Comme Montaigne lorsqu'il affirmait : « Quand je danse je danse. »
De même, le vieux jardinier semble répondre  : «  Quand je jardine je jardine  »  ; «  quand je fume sans fumer je fume sans fumer ».
Peut-être peut-on dire encore, d'un autre point de vue, que le jardinier enseigne une poésie du vécu, celle des gestes mêmes du quotidien, alors que la narratrice cherche une poésie produite comme une œuvre distincte des actes qui la produisent.

Dans cette figure paternelle, et tutélaire, que représente le vieux jardinier, la narratrice se cherche elle-même, cherche des réponses à la manière de se réaliser, de s'épanouir, comme la fleur d'un jardin. Comme cette rose, enseigne encore le jardinier par sa «  praxis  », cette rose dont parle le poète  Angelus Silesius:  «  La rose est sans pourquoi,
elle fleurit parce qu'elle fleurit  »

Et pour terminer encore avec une référence florale, il faut louer dans l'auteure de ce texte, une sensibilité à fleur de mots, et une disposition à pénétrer les profondeurs de l'âme humaine.

   jfmoods   
24/1/2015
Qu'ajouter après une étude aussi approfondie et éclairante que celle de Louis ?

Peu de choses...

Le caractère peu démonstratif du propos donne, comme le souligne justement dodo-chan, un aspect cinématographique au récit.

Je ne peux que renchérir sur la remarque initiale de Socque : rien ne se passe dans ce texte... sauf l'essentiel.

Merci pour le partage !

   Nine   
24/1/2015
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Oui, effectivement difficile d'aller aussi loin dans le commentaire... Ce texte m'a également beaucoup touchée, par sa sensibilité, par cette relation si particulière où les silences en disent tant. Lire plus haut pour le reste !

"– Je me sens redevenir petite quand je te parle.
– T’es une géante, pitchoune. Tu t’occupes des jardins."
Voilà, c'est ça : je me sens redevenir petite aussi. Je me rappelle des parfums, de la terre humide, des fleurs. Du regard de mon grand-père qui en disait bien plus long que les mots et cet immense jardin...

Bref un grand bravo et vivement la prochaine nouvelle !

   fugace   
24/1/2015
 a aimé ce texte 
Passionnément ↑
Voyage en poésie, rencontre improbable de deux êtres qui a priori n'ont rien en commun...
De si belles images:"J'avais l'impression de donner au soleil de l'air bleuté à respirer".
Pour moi, cette nouvelle a une très forte connotation philosophique, elle est pleine de sagesse: "Ses humeurs étaient ondoyantes. Les miennes l'avaient toujours été; je recyclais l'asociabilité qu'on avait toujours stigmatisée en moi toute ma vie. Je réinventais surtout mes silences. On peut se taire et avoir raison, on peut se taire et tout rebaptiser. Surtout en compagnie d'un septuagénaire".
Comment rester indifférent à cette dernière phrase:"C'est quoi ton problème avec les choses pour rien".
Que de grandes choses dites avec élégance, noyées dans un univers de fleurs!
C'est simplement magnifique.

   molitec   
25/1/2015
 a aimé ce texte 
Beaucoup
J’ai apprécié ce texte qui me semble écrit avec le minimum de mots tout en gardant une certaine profondeur.
Des phrases à grande portée comme par exemple :
« je recyclais l’asociabilité qu’on avait stigmatisée en moi toute ma vie. » , une seule phrase décrit et dévoile une très grande partie de la personnalité du personnage, et je ressens cette aptitude à décrire par des phrases à grande portées tout au long du texte, même les dialogues y aident avec quelques mots, évitant au texte de devenir trop chargé, comme le petit dialogue concernant l’école, la aussi grâce à lui on connait encore d’avantage sur le personnage tout en douceur. Mais ce qui me frappe, c’est que l’écriture ne perd malgré tout, ni en profondeur ni en beauté ; une finesse aussi dans l’écriture comme :
« L’escogriffe accroupi auprès de ses arbustes de magnolias comme au chevet d’autant de fées endormies »
« J’avais l’impression de donner au soleil de l’air bleuté à respirer. »
Par contre, j’ai du m’arrêter à la phrase : » Mes pieds se sont cimentés pour moi le matin de la deuxième semaine » que j’ai trouvé moins harmonieuse que le reste.
J’ai aussi aimé la fin, ou Camille bien qu’ayant satisfait une grande partie de sa curiosité en quelque sorte, essaye de bousculer le vieil homme encore un peu, et la il ne reste que la perception du rien qui n’est pas la même, perception rationnelle de Camille contre celle symbolique du vieil homme.
Merci pour cette belle lecture, au plaisir de vous relire.

   Dupraievna   
26/1/2015
 a aimé ce texte 
Bien
Des les premières lignes, je reconnais beaucoup de subtilité et beaucoup de pudeur. Les choses sont écrites simplement et l'on comprend qu'elle se cherche une figure pour avancer. L'écriture est belle mais parfois trop justement, manque de fragilité. Peut etre faudrait il plus analyser les gestes de l'homme, ressentir ce qu'il met dans ses plantes, donner plus de sensations, donner plus cette joie au coeur dans les mots. La rendre plus vivante !

   Coline-Dé   
3/2/2015
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Rien que pour la dernière phrase, je donnerais une bonne poignée des nouvelles que j'ai écrites !( enfin, pas les meilleures !)
Alice, c'est vraiment du talent, c'est vraiment une écriture personnelle, sensible, bourrée de belles trouvailles, une façon de voir le monde un peu en biais et de le dire avec des mots-bulles, qui s'envolent... je suis absolument fan !
J’ai été géante dans les yeux d’un vieux, le temps de six mois taillés en siècles. Cette phrase à elle seule en dit plus long sur Pitchoune qu'une longue analyse psychologique. Et c'est une des qualités de ton écriture : trouver des mots dotés d'un fort pouvoir suggestif, qui font que le lecteur fabrique immédiatement tout un background.
Une écriture en pointillés qui a le talernt de donner du talent au lecteur !
Merci de cette générosité, Alice !

   carbona   
11/10/2015
 a aimé ce texte 
Bien ↓
Bonjour,

Un récit agréable et assez atypique. La bonne surprise d'avoir affaire à un septuagénaire et non à un potentiel amoureux.

Cela dit un amoureux des plantes. Cependant la poésie des fleurs n'a pas opéré sur moi et m'a même un peu rebutée, trop de détails, trop de spécificités qui m'ont empêchée de me glisser dans l'aventure. Je ne me suis pas sentie à ma place, je me suis sentie en trop dans ce duo.

Quelques remarques:

-"Je l’avais verrouillé." < j'aime beaucoup
- le langage du vieux est pesant
- le truc des cigarettes non allumées < un détail qui a son importance et qui permet vraiment de créer un personnage, c'est une belle idée.
- un vocabulaire et des tournures qui sont originales et atypiques à l'image du récit mais qui le sont parfois trop et font perdre de la fluidité à la lecture et de la transparence à l'histoire

Merci pour votre texte.


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