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Sentimental/Romanesque
alvinabec : L'atelier
 Publié le 12/10/10  -  5 commentaires  -  26167 caractères  -  80 lectures    Autres textes du même auteur

Le capital pour une femme n'est pas d'avoir un directeur, mais de vivre si uniment qu'elle s'en puisse passer. (La bruyère)


L'atelier


Mercredi


L’organisation, aveugle sourde-muette, m’ordonne de participer à un séminaire déroutant. Comme toujours j’exécute l’ordre, c’est mon métier, mon métier est d’exécuter. Je n’y pensais plus car je n’y voyais aucune urgence puis les choses se sont précipitées. Je suis là pour la semaine, sans prononcer un mot, comme la règle l’impose. Louis, le Maître, est seul à éructer quelques borborygmes grognons. Nous sommes un, deux, trois, quatre, cinq hommes soudés par le silence à nos sellettes, nous encerclons une estrade où pose le modèle sur un sofa. Le tempo de l’atelier semble immuable, salut, prosternation, une blouse, la terre, le modèle et ses poses selon les lubies du Maître. Je voudrais finir le buste de femme entamé lundi dans la confusion. Je regarde peu les autres participants, ils ne m’intéressent pas vraiment. On se croise, jamais on ne se reverra, alors pourquoi y prêter attention. Je m’en fous. En revanche, j’inviterais bien le modèle à l’issue du stage. Pour bavarder, ou plus si le cœur lui en dit. J’ai la légitimité nécessaire pour cette conquête comme pour les autres opérations que je conduis dans le respect de la procédure.


Pfutt, on est mercredi, j’ai sommeil, mais sommeil, j’ai dansé toute la nuit pour finir chez Paul à l’aube, je n’ai pas eu le temps de repasser chez moi. Louis m’a installée dans une conque, un négligé plissé sur le ventre ; il a dû penser, au vu de mon état de fatigue, que ce n’était pas un jour à me demander des poses compliquées. J’ai passé la matinée assise sur des coussins, maintenant je suis couchée, j’ai chaud, je somnole. C’était vraiment sympa hier soir, nous avons beaucoup ri, Paul, amant charmant, me laisse sur une rencontre tendre sans prise de tête, un truc simple comme j’aime tant. Voyons, quel est le programme pour ce soir ? Ah, oui, resto Suzon après un massage, Paul sera en congrès à l’autre bout du monde jusqu’à la fin du mois. Bon, Louis tourne autour des stagiaires, concentre-toi ma fille, la sieste est terminée, ouvre au moins un œil, hum, je vois le brun en face, il manque de recul ce garçon, à vouloir me sculpter au plus juste, il vient prendre des mesures au plus près. Déjà attaché aux détails, il s’attarde à la contemplation de mes orteils. Louis le tire par la manche, lui rappelle d’un raclement de gorge de rester derrière sa sellette.


Hé, que fait le Maître ? Il appuie ses deux mains sur mes épaules, me visse lourdement au sol. De muet, je deviendrai pierre immobile alors que l’ordinaire me voit toujours en mouvement. Je m’approchais de la vestale pour compter que tout y est dans ce petit bout de femme, la confirmation d’un corps entier. Trop de contraintes nuit à la spontanéité de l’œuvre, ce que je croyais avant ce séminaire. L’expérience m’a appris à agir vite faute de quoi la qualité du geste en pâtit. Ici le temps coule avec indifférence jusqu’à la nuit tombée. Je suis satisfait de mon premier modelage, cette fille m’inspire avec son air de belle endormie, on peut y graver ses rêves. De temps à autre elle entrouvre une paupière lasse pour aussitôt la refermer. Peut-être est-elle fatiguée d’être en miroir de ces cinq hommes, chaque semaine si semblables et si différents, nous sommes cinq doigts à la broyer de regards, à lui piquer la peau de nos yeux, lui mesurer l’os de la hanche, la regarder de face, de profil… Elle est entière, j’ai tout compté même le nombre de phalanges. Depuis trois jours j’ai bien avancé, le buste, le bassin, la tête, euh, plus tard la tête, cette première ébauche me sourit.


Oh, ce brun me fixe plus que nécessaire, il fait mieux de ses dix doigts que lundi où ses mains pétrissaient la terre à l’aveugle sans lui donner la moindre chance. Il faisait des boulettes qu’il balançait par terre après les avoir écrasées du plat de la main. C’est vrai que le lundi est un jour bruyant. Les gars sont là, patauds, ne savent comment se tenir, alors ils tapent la terre dans une belle cacophonie. C’est à celui qui fera le plus de bruit, qui avec un rouleau de bois, qui d’un coup de marteau, peu importe l’instrument, ils tapent. Tous. Un vrai boucan, si encore ils y mettaient une cadence, mais non, c’est anarchique, un rythme pour chacun et moi pour tous. Voilà pourquoi le dimanche soir je ne sors pas, j’aurais bien trop mal à l’occiput le lendemain, les cervicales en capilotade. Non, le dimanche soir est consacré aux rituels de soins, corps, cheveux. Louis me veut impeccable chaque début de semaine, donc j’exfolie, je débroussaille la forêt, polis mes griffes, je deviens « satinelle ». Louis approuve le travail bien fait. Début de semaine en fanfare, certains ahanent devant l’ampleur de la tâche. Je prends des poses simples, assise, tête levée, buste droit, bras, jambes collés en prolongement, Louis me dit que c’est pour la vision générale, il faut commencer l’étude d’un corps en douceur. Je suis d’accord, n’empêche qu’ils transpirent comme des bûcherons en agitant leurs masses sur la terre rouge. Outre une belle discordance, rien de bon n’en sort. Je finis la journée par deux comprimés de Doliprane et hop, au lit.


Oui, vraiment j’avance bien. Pour sûr, je ne tiens pas compte du premier jour. J’étais curieux de participer à ce stage car, volontaire, non seulement j’accédais aux ordres de ma hiérarchie mais en outre cela ressemblait à une conséquence logique des événements récents. En arrivant j’ai ressenti une pointe de déception, je n’avais pas peur du tout mais cela me semblait incongru, ces hommes inconnus, cette pièce neutre, le Maître que je n’avais rencontré qu’une seule fois auparavant, cette fille endormie. Les odeurs ne m’étaient pas familières, ce qui m’a le plus désarçonné je crois. Malgré l’odeur douce de la terre, il y avait une violence aigre. Je ne sais pas pourquoi, l’atelier était propre, rien ne justifiait ces relents acides. Nous étions très appliqués à nos blocs de terre dans un silence de matines. Il fallait en faire quelque chose, si possible une représentation humaine, je ne voyais pas du tout par quel bout prendre mes dix kilos de rouge chamottée, alors je l’ai attendrie gentiment. Enfin le soir il n’en restait rien sur ma sellette, cette vilaine terre m’avait filé entre les doigts, j’ai eu les poignets endoloris toute la nuit d’avoir tant pressé la glaise.


Allez ma fille, dernière pose de la journée, tu auras bien mérité ton hammam-massage, rendez-vous pris à 18 h 30, j’hésite entre huiles essentielles et huiles sèches, je demanderai son avis à Jacky, ses mains magiques devinent de quoi j’ai besoin dès qu’elles me frôlent. Ici la fureur a baissé d’intensité, ils manient leurs instruments plus adroitement. Louis, à son habitude, a remplacé les blocs de terre informes sur lesquels ils avaient passé leurs nerfs lundi par de la terre blanche douce. Un silence approximatif a succédé au chaos, la parole interdite se transmue en soupirs creux autour de mon estrade qui opère un quart de rotation automatique. Des formes représentatives naissent sur les sellettes, là, deux mains enlacées, là, un buste sans tête, puis une tête seule, une forme dans un coquillage, j’aime bien celui-là, il y a du Rodin dans le mouvement, et le brun, ma foi, des blocs arrondis disposés les uns à côté des autres, ah, si je reconnais des jambes et des fesses, enfin on dirait un puzzle où les pièces ne sont pas à la même échelle. Louis tape dans ses mains, fin de la séance de modelage, ces messieurs humidifient leurs ébauches, nettoient et rangent le matériel tandis que je me lève et cours m’enfermer dans les vestiaires. Je pars toujours avant eux. Le Maître m’interdit toute rencontre avec eux et c’est bien ainsi.


Jeudi


Derrière la tenture masquant l’entrée de l’atelier, Louis nous accueille l’œil sévère sur une courbette raide. Je n’avais pas remarqué qu’il était si vieux, ou est-ce un masque de sagesse ? Moi, je suis en pleine forme, j’ai bien dormi, rêvé de sculptures magnifiques animées de désirs plaisants à mon égard. Il me faudra visiter le Louvre, maintenant que je suis presque un expert ès reconstitution de corps humain. Bénissons l’inspiration du Petit Caporal, la campagne d’Égypte nous aura fourni de vrais bonheurs artistiques. Il paraît que les antiquités grecques, aussi pillées à la source depuis toujours, ce qui est une bonne chose, sont fabuleuses. J’aimerais voir leur façon de traiter le corps des femmes, de face, de profil. Tiens, le modèle, habillé d’un voile blanc, est assis au centre d’un arrangement de pierres. Si l’on y ajoutait des fumeroles, je serais en droit de questionner l’oracle mais cela ne sera pas nécessaire, je sais l’horizon bientôt vallonné de déserts arides. Je retournerai au Moyen-Orient. La gamine a les yeux ouverts, enfin un peu, elle fixe le sol. Dommage qu’elle ne parle pas, le son de sa voix lui conférerait l’épaisseur du vivant, je lui suppose une réalité grave. Le club des cinq est là autour de son estrade automatique. Déballage de ma belle ébauche, hum, les jambes sont effondrées, j’ai dû mettre trop d’eau. Par contre le bassin et le dos sont parfaits. Voyons la tête ce matin, pas facile, elle a une natte ; comment monter une tête ? Je ferai signe au Maître, il fera le nécessaire.


Louis me facilite le travail cette semaine. Je bénis cet homme - civilement - de m’avoir donné ma chance. Longtemps je me suis cachée par pudeur, je ne valais rien, je traînais entre bars et musées, il a fallu cette rencontre de hasard pour que je m’expose comme une œuvre goûteuse. Les stagiaires sont respectueux des règles, personne ne geint et c’est tant mieux, on entend de petits chuintements en cadence ce matin, ils ont l’air à leur affaire, occupés d’eux-mêmes, ils cherchent LA forme, enfin celle qui leur convient. Je vois leurs pouces s’agiter, ils saisissent les masses à pleines mains, c’est comme le massage de Jacky hier soir, force cinq sur l’échelle de la terre. J’avais opté pour les huiles douces parce que - dixit le professionnel - tu as des points fermés sous les omoplates. Le résultat est là, épatant, j’ai le dos tout neuf, je tiendrais la pose encore mille heures. À regarder les œuvres trônant sur les sellettes, celle qui représente des mains enlacées ressemble à de la dentelle qui manque d’assise, je pronostique la retombée du soufflé émouvant avant la fin de la journée, ce garçon abrase trop de matière, très mal, trop vite. Il y a celui qui travaille en retrait, collé à sa sellette comme un champignon, un parasite saprophyte, un tégument blanc spongieux, un adhésif résistant, il m’octroie un sein, une jambe et un visage complet, je suis une amazone déformée à outrance, je n’invente pas. Le brun aussi me semble perplexe devant son chantier en vrac, les proportions n’y sont pas du tout, on ne voit que les mains, énormes, mal accrochées à un squelette en devenir. La journée s’annonce paisible, decrescendo depuis mardi où ils se sont coltiné les « masses ». Louis avait mis une banderole au plafond « les masses, les masses, rien que les masses » qui a eu pour effet la dépose des marteaux pour un bel ensemble de compas bras tendu, un œil fermé. Ils sont drôles, un jour leur suffit pour s’acclimater, ensuite, grosso modo, on ronronne. Louis a mis au point une méthode géniale qu’il faudrait publier, sauf que Louis ne veut pas se répandre. Jamais je n’oserai écrire à propos de ce qu’il m’a enseigné, de ce que j’en ai compris. Pas tellement besoin de voir, il suffit d’écouter le silence pour savoir où ils en sont, ce qu’ils essaient de crier à la terre. C’est pourquoi je voile mon regard. J’épargne leur pudeur. Il y a le brun, agaçant, si je le regarde pleins phares, il me dévorera ou explosera pour s’éparpiller en escarbilles de terre minuscules.


J’y arriverai, c’est écrit, cela doit être puisque je suis là. N’empêche que cette forme n’a aucun avenir. Je ne comprends pas ce qui arrive, j’ai bien suivi le protocole du Maître, d’abord s’occuper des masses. J’ai malaxé de gros cubes de blanche mardi pour préparer mon œuvre, j’avais les mesures exactes du modèle, hier je m’occupais des membres, du tronc. J’avais tous les morceaux, aujourd’hui rien ne s’assemble, la terre ne m’obéit plus. J’ai beau forcer avec l’ébauchoir, ça ne veut pas coller même en crachant dessus. J’ai les doigts gourds sans motif, la terre glisse sans retenue, j’assiste, médusé, à une parade obscène de mes mains seules à l’œuvre, si j’arrache là, je peux coller le bras gauche, et ces jambes, qu’en faire ? Elles sont difformes, la cuisse droite est plus grasse que la gauche, le dos est tordu comme ma scoliose, si je lui mettais un corset l’affaire se maintiendrait peut-être. Je ne rigole plus, ça ne va pas, mais pas du tout, j’en ai marre, je balance tout, ce qu’il fait chaud d’un coup, c’est étouffant, j’ai la tête en feu. Et cette imbécile sur son estrade qui ne regarde personne, je me demande ce qui me retient d’aller la gifler, elle aurait au moins du rose aux joues, sa couleur de marbre blanc la rend vraiment laide. Elle finira étranglée dans un cul-de-basse-fosse. Je m’en fous, j’arrête tout, jamais je n’irai au Louvre. Allez hop, je balance la glaise à la poubelle. C’est quoi cette idée de séminaire muet, comment ai-je pu croire une seconde que j’irais mieux en venant ici ? Foutaise, tarte à la crème, débile le Maître, vieux cacochyme, je ne guérirai jamais, cela je le sais, on ne ramasse pas les balles d’une guerre dispersée, on vit avec ou plus du tout, c’est selon. C’est dit, c’est tout. Si mon état empire la Seine n’est pas loin, je ferai le grand saut du pont de l’Alma, non du Pont-Neuf, le plus ancien, le monde comprendra, on se souviendra ou pas de mon message. L’évidence de ma mort, la compagne la plus sûre que j’ai jamais eue, symbolisera tout ce foutoir, ce monde à l’envers où l’avenir est à la guerre. C’est bien, ma décision est prise, d’abord enlever cette fichue blouse grise. Aïe, placage au sol, je ne vois plus rien, le brouillard plante un sac gris devant mon visage, il serre si fort autour de mon cou que mes larmes rentrées filent dans la poussière de l’atelier. Je vous hais…


Voilà le brun effondré à côté de sa sellette, il pleure en silence secoué de spasmes, il aurait reçu une décharge de Taser que l’effet serait identique. Je n’ai pas suivi la scène, dos tourné, j’étais devant d’autres messieurs, j’ai entendu une agitation soudaine et puis plus rien. Hum, son puzzle en ruine l’entoure comme autant de pierres blanches. C’est qu’il va falloir reconstruire jeune homme, allez, on s’y met maintenant. J’y vais d’un demi-sourire, il ne faudrait pas qu’il se croit raillé. Louis m’expliquerait, de la douceur petite, leur faut réapprendre ce qu’est la vie ordinaire - sans casque ni terreur - dans l’urgence d’eux-mêmes. Ils sont à scruter mes pleins et mes déliés pour accoucher d’un corps, disons presque humain. Ne t’y trompe pas, petite, ils ne te voient pas, ils cherchent leur corps, ce corps abîmé dans la bataille, ils ont si mal d’avoir survécu. Ils raclent leur mémoire à la recherche de désirs enfouis sous une chape bétonnée, entends ce que disent leurs traits plissés par le leurre de l’oubli. Aujourd’hui, grâce à Louis, je contemple la nudité sans complexes, la mienne, les autres. Il dit que le corps - ou est-ce le cœur - des hommes a des ressources langagières infinies hors la présence du verbe. Jolie pensée ; latitude infinie - ou presque - laissée à l’expression des corps sur l’interdit de paroles. La théorie de Louis s’applique comme un gant aux cassés de l’atelier. Je tourne de 45°.


J’ai eu un léger accident de parcours. En voulant assembler les jambes au tronc, tout est tombé et moi avec, il ne reste rien de cette première œuvre, j’aurais pu hurler de rage mais c’est fini ; la fêlure sous la carapace se colmate déjà, ce qui est enfoui le restera. Sans contrôler, je me sens plus léger. Personne ne s’en est soucié, c’est très bien ainsi, j’ai frémi, vexé du regard supposé des autres bien que je m’en foute. Je ne les connais pas. Tout de même, perdre la face devant des inconnus vaut-il mieux que devant sa famille ? Je ne sais, mes parents se résument à une photo de mariage encadrée, accident d’avion m’a-t-on dit. Passé par trop de bras mercenaires je perds la trace de mes années d’apprentissage à l’orée de la puberté, ne m’en reste qu’un cliché flouté. Au-delà d’une parenthèse adolescente vide dont je n’ai qu’un rêve blanc, j’ai trouvé une famille d’adoption qui m’a convenu pour la garantie de son anonymat. Puis vint la vie de Khaos, rude, exigeante, rigoureuse, contraignante mais paradoxalement sans douleur. Mon métier de fossoyeur exige une obéissance totale, en somme je nettoie les montagnes, l’âpreté me va comme un gant. L’esprit indemne, je compte mes doigts depuis que j’ai quitté ce lieu étrange. Je tremble. Nous étions une petite unité de travailleurs rapides, conception, repérage, intervention, presque une routine dans ces villages de pierres sèches et puis boum ! Je restai seul au cœur d’un nulle part de sable assourdi par le bruit. La fureur m’emporta, très vite je courus sans but, en avais-je besoin ? Je courais en vastes cercles autour du même point, l’éparpillement m’effrayait, j’ai eu l’incertitude d’être entier. Plus tard l’hélico s’est posé, je suis rentré en France, les greffes prennent mieux en terrain humide. Resté sourd des semaines, j’ai fait donner les muscles, fouler des milliers de kilomètres macadamisés pour mettre ma carcasse à l’abri. Pour résultat, une surdité disparue au profit de tremblements par accès ; un souvenir exotique d’après la gourdasse dépêchée pour m’examiner morceau par morceau. Elle me faisait l’effet d’une tronçonneuse du dimanche, visite, contre-visite. J’aurais dû la scier. J’ai troqué une savante bavarde pour un muet au regard douloureusement doux dont il n’est que trop certain qu’il ne me comprend pas. Ces crispations ne me semblent plus aussi épuisantes, la dernière me laisse plus serein qu’à l’accoutumée, m’habituerai-je ? Je survis à l’éclair éclatant sur sol sec. Recommençons à modeler cette petite muette sur son estrade, ce soir j’aurai un objet qui se tient, j’assemble et rassemble en un tour serré une complétude où l’on regardera un corps entier, il me reste deux heures.


Les garçons sont paisibles, je ferais bien une petite sieste de fin de journée sous leurs regards qui me traversent sans mal, cinq solitudes à l’espoir de leur propre rencontre. Le brun se reprend, allez garçon, tu y arriveras. Mardi c’était autre chose, les masses le laissaient, comment dire, hagard ou plus sûrement perplexe. Il entreprenait sa terre avec ardeur, la malaxait, la triturait de partout sans parvenir à lui donner forme, il roulait des colombins, les empilait en tas disgracieux qui disparaissaient l’instant suivant. Il ne parvenait à ériger aucun volume malgré un désir de bien faire, il détruisait dès qu’une ébauche s’offrait à lui, comme une ritournelle enfantine trop familière, un air en boucle. À un moment tout son matériel a volé, expédié par des mains anarchistes victimes de spasmes saccadés. L’esprit ne suivait pas le corps, ou l’inverse, je ne retiens pas tout des leçons du Maître. Louis a dû intervenir manu militari, il a chopé sans ménagement les bras du brun, a collé les mains du gars au creux de ses grandes paluches tout en le fixant violemment jusqu’à récupération du regard de l’autre. J’étais fascinée par ce regard délavé devenu si impérieux, juste ce qu’il fallait car le jeune homme s’est calmé en un instant ; flaccidité retrouvée, il a hoqueté puis souri. Louis avait rassemblé ses morceaux épars, les spasmes furieux plus courts s’espacent, la respiration hachée laisse place à un murmure mou. Louis s’ébroue, il est temps pour moi d’aller m’habiller. J’irai au cinéma suivre un film en noir et blanc à l’esthétique très léchée d’après la critique, une femme y perd la mémoire confondant amants et enfants. Quel méli-mélo !


Voilà un buste plus abouti, sans tête ni bras, anonyme comme je les aime. Rien que l’essentiel, un tronc sans vie, une forme callipyge interchangeable.


Vendredi


Une journée particulière s’annonce. Dernier jour du séminaire, le Maître semble furieux, je détruis, je recommence. Je malaxe la terre jusqu’à lui donner vie. Je rêve d’une chose ronde, un œuf, une poule, des fesses, une Madone aux bras charnus, une maternité. Mais je m’égare me semble-t-il, pourquoi diable penser à une terre fertile ? Ce doit être cette fille à demi nue au centre de la salle qui m’entraîne, pourtant elle est bien maigre, je ne sais si elle pourrait même porter un enfant, ses os transparaissent sous le tissu clair roulé autour de ses hanches. Si je réussis à donner forme à la glaise je la séduirai, pari à prendre. Je façonnerai la glaise jusqu’à une statuaire harmonieuse, une Vénus callipyge aux membres pudiquement collés au corps, les mains croisées en treillis devant le mont. Tout beaux nous composerons à quatre mains neuves, en symbiose, une fusion préméditée.


Enfin vendredi, la semaine pleine de promesses s’achève sur une note plus légère, voilà mon jour préféré, celui de tous les possibles. Les cassés s’essaient à des miracles, ils mènent leur modelage à une apothéose qui frise le chef-d’œuvre par accouchement violent, spasmodique. C’est parfois du brutal, le brun m’épate ce matin. Il s’applique, l’œil brillant sur une masse ronde, ses pouces montent et descendent naturellement sur la glaise pétrie avec une douceur dont je ne soupçonnais rien, il est beau, ce que je n’avais pas remarqué. Le pouvoir des mains du Maître est bien étrange. Le début de semaine bruyant, puant, chaotique s’aère d’un souffle léger ce matin quand Louis décide de faire entendre des ouvertures d’opéra italien. Il n’invite ni le temps ni les ombres dans son atelier, l’épaisseur de l’air se dilue dans un parfum de Toscane. Mes rêves flottent au-dessus des cinq selles où les doigts précisent les détails de sculptures harmonieuses, le projet de mains jointes est bluffant qui raconte déjà une pagaille d’émotions. Et le masque est là, si peu réaliste mais serein, étiré par le grand maigre qui s’est collé la terre contre le visage durant deux jours. Il a étalé son empreinte sur une mince feuille de bois. L’autoportrait pouvait commencer, il a peiné le bougre, les bosses surtout l’embarrassaient, les cavités à combler, il y a mis patience. Le résultat vaut le rire cyclopéen de son œil semi-ouvert, ce regard radieux me plaît bien.


Me voilà avec une esquisse de poule bien grasse au cul rond, je ne sais si les gallinacés ont un cul rond, j’aime ce qui se fait là, je sens le désir gonfler au bout de mes doigts en palpant de la douceur chaude. J’aurai la jouissance d’un corps de rêve sur ma sellette, une poule, mais quelle poule, fessue, avenante, généreuse. Qui pourrait prétendre à une si belle volaille sinon moi ? Il faudra développer un peu plus d’ardeur forgeronne pour Vénus. Je reviendrai certainement à la terre plus tard, avant cela je causerai à la petite ce soir, à l’issue de cette dernière séance, quand le souvenir même de mes fantômes aura disparu derrière l’image du Maître.


J’entends leur désir monter au bout de leur souffle, un corps prendre forme lentement sous leurs pouces en mouvements, je lis leur histoire sur les murs de l’atelier les mots envolés de la tête de ces messieurs s’écrivent dans l’air, de petits cailloux sur une ligne d’écriture que je suis sans peine, leur retour à la civilisation s’érige dans la moiteur dense de l’atelier où les gestes se bousculent déchirant une vérité trouble jusqu’à la renvoyer à l’oubli. Des volutes de mots comme des bulles de bandes dessinées en rupture de personnages s’entrechoquent au plafond de l’atelier où le texte se brouille, où nos histoires s’écrivent dans le silence à l’insu des apparences calmes, où il serait hasardeux de tirer l’écran blanc de nos vies. Je devine des mots sans auteur, quelle importance, les aspirations se mêlent sur une ligne neuve, démons et tremblements largués en exil. Les tensions se dénouent, ne parlons pas d’Éden mais Louis trace un travail ardu où l’adhésion se fait délicate, une douce odeur d’harmonie évince enfin l’aigre cacophonie. Les pouces s’activent en souplesse, j’entrevois la paix, la savoure déjà. Leur désir me traverse, surtout celui du brun dont le regard me brûle, je suis un corps-peau-plaisir qu’aucun miroir ne saura refléter aussi violemment dans le souffle fragile du destin de soi, moi, massée par dix mains désirantes. Ah, que c’est bon, leur volonté m’emporte.


Le lieu me semble plus frais, la fin de séminaire s’ouvre à de nouveaux horizons. Je suis content de mes pouces et de ma poule, va cocotte, si fière de ses rondeurs qu’elle court déjà dans le pré après le beau coq, remercie-moi de t’avoir donné vie, cul et ailes. Pas de mains, ma poule n’en aurait que faire pour picorer n’est-ce-pas ? Pas de mains donc, car les miennes ont guéri, je pourrais serrer une grenade jusqu’à l’éclatement. Le Maître a clos la semaine sur un borborygme essentiel, corroi de mon armure neuve. J’y entends un satisfecit souverain. Les messieurs muets se sont dispersés, je reste seul dans l’atelier, refermé sur ma poule, j’espère le modèle pour lui dire « mes mains ont modelé, malaxé, elles s’ouvrent à vous sans complexe, puis-je vous proposer un verre, n’importe où fera l’affaire, si bien sûr, enfin me direz-vous, je m’embrouille, je recommence calmement, je, dites-moi, nous pourrions, non, ce n’est pas cela, la question essentielle est, avez-vous soif ? » M’attendra-t-elle ? Où mon égérie se cache-t-elle donc ? Je m’assois le temps d’un songe.


J’ai peur d’être bien nue sans leurs regards. S’il m’attend, je pars avec lui. Ce serait si bon de me réchauffer dans ses bras, rien qu’une fois, pensa-t-elle en se rhabillant pour la dernière fois.


Je l’ai pétrie, pétrie, pétrie de mes pouces dont je suis si fier. Si fort caressée elle a souri, joui, moi aussi. Je l’ai serrée en silence. Depuis que je lui ai fermé les yeux, je suis en paix. Je glisse les doigts sur son corps marmoréen encore souple, ses pleins et ses déliés ne recèlent nul secret. Bientôt je parlerai.


 
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   doianM   
23/9/2010
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
" J’étais curieux de participer à ce stage car, volontaire, non seulement j’accédais aux ordres de ma hiérarchie mais en outre cela ressemblait à une conséquence logique des événements récents. "

Cette organisation est toujours mystérieuse, sourde-muette au début, ensuite, cf à la citation, elle "me fait participer comme volontaire.....pour accéder aux ordres ( de la hiérarchie ), kafkaïenne

On a du mal à comprendre les dessous de cette hstoire.
Et on y progresse assez difficilement.

Sans avoir l'impression d'avoir touché au but, à l'intention du narrateur, je finis cependant la relecture avec le sentiment d'avoir trouvé une idée à laquelle m'accrocher:

Un amour qui se construit, l'homme pétrissant l'image de l'être qui devient progressivement son aimée. Et cette dernière, se refusant au début, participant au fur et à mesure des journées de cet atelier symbolique, à l'édification de cet amour.

Tous les deux rerouvant un sens à la vie.
Ca fait penser à la légende de Pygmalion.

Un plus de clarté serait souhaitable.
L'écriture, cependant, en elle-même, est agréable, précise.

   Perle-Hingaud   
2/10/2010
 a aimé ce texte 
Bien ↑
J’ai beaucoup aimé ce texte lent, ce temps qui passe, ces réflexions. Je crois que ce qui me plait particulièrement, c’est l’opacité de la situation, qui s’éclaire lentement, si lentement. Alors la nouvelle prend une autre dimension, tragique, sur le retour, la reconstruction, le rapport au corps. J’ai savouré la relecture, étonnée de ne pas avoir lu plus tôt tous les indices semés. Deux bémols : le langage de l’homme me semble un peu trop soutenu, élaboré. Les deux dernières lignes : vraiment, je ne les aime pas, elles me forcent dans une direction que je ne veux pas suivre, trop mélodramatique, hors du quotidien dans lequel baignait ce texte, ce qui en faisait également sa force. Mais ce n’est que mon avis.
Merci pour cette lecture.

   Anonyme   
13/10/2010
 a aimé ce texte 
Passionnément ↑
Ah ! un texte bien écrit, dans un français très élaboré. Une alternance de pensées bien amenée, l'opposition entre les réflexions du modèle, plutôt "légères" et tournées vers sa personne au début, puis critiques vis-à-vis de ce que font les élèves-patients, enfin accompagnant la réalisation de l'œuvre et la descente lente vers des fêlures que l'on rafistole à la glaise. Et cette fin qui dit - sans dire - que la glaise, bien qu'encore souple, n'a pas suffit à refermer les brèches.

De très belles trouvailles :
"cette fille m’inspire avec son air de belle endormie, on peut y graver ses rêves"
"Depuis trois jours j’ai bien avancé, le buste, le bassin, la tête, euh, plus tard la tête, cette première ébauche me sourit."
"si encore ils y mettaient une cadence, mais non, c’est anarchique, un rythme pour chacun et moi pour tous."
"Nous étions très appliqués à nos blocs de terre dans un silence de matines."
"la parole interdite se transmue en soupirs creux"
"rêvé de sculptures magnifiques animées de désirs plaisants à mon égard."
"le son de sa voix lui confèrerait l’épaisseur du vivant"
etc...

Une histoire poignante, tissée de non-dits, de choses à peine suggérées, comme en filigrane, distillées au goutte à goutte. Un retour vers cette sale guerre d'Algérie à peine évoquée et qui ne dit son nom qu'aujourd'hui.

Pour conclure : Un texte très travaillé et bien modelé que j'ai pris beaucoup de plaisir à lire.

EDIT : correction de goutte à goutte (il n'y avait qu'un "t" par mot).

   Mistinguette   
22/10/2010
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
J’avais été impressionnée par le rythme de la nouvelle « La course » ; ici, la cadence est beaucoup plus lente.
Cette fois, j’ai lambiné à travers les méandres de l’histoire en faisant de fréquents retours en arrière et en me demandant souvent où l’auteur voulait en venir. Tout s’est éclairé à partir du « Boum ! » et j’ai terminé ma lecture plus confortablement.

En ce qui me concerne, je pense que ce texte exige une relecture pour pouvoir être apprécié à sa juste valeur. À la première lecture, j’avais été conquise par la forme, il m’en a fallu une seconde pour pleinement ressentir le fond.
Par contre, comme Perle-Hingaud, je déteste la fin. Je l’ai lue, relue et re-relue pour être certaine que c’était bien ce que j’avais compris. Mais, rien à faire, je trouve qu’elle ne passe pas. Pour moi, elle est trop en contradiction avec le reste de l’histoire.
Enfin, c’est pas trop grave, je vais m’en inventer une autre…

MERCI alvinabec pour vos mots, au plaisir d’à nouveau vous lire.

   Flupke   
10/11/2010
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Bonjour alvinabec,

J'aime bien cet univers plastique ou la sensualité de la matière est bien décrite.

Corps sculpté, pétri du regard, massé, caressé et aimé.

J'ai trébuché sur "on vit avec ou plus du tout, c’est selon." peut-être a reformuler.

Pour la fluidité je suggère une inversion:Il dit que le corps - ou est-ce le cœur - des hommes a des ressources langagières infinies hors la présence du verbe. =>Il dit que le corps des hommes - ou est-ce le cœur - a des ressources langagières infinies hors la présence du verbe.

Un petit souci de voix narrataire avec "rien qu’une fois, pensa-t-elle en se rhabillant pour la dernière fois." on passe de la première à la troisième personne, donc peut-être reformuler cet avant dernier paragraphe pour respecter la logique des deux protagonistes s'exprimant à la première personne.

Mais à part ces pinaillages flupkéens, j'ai vraiment aimé ce texte dense truffé de phraselettes finement ciselées. En particulier:

nous sommes cinq doigts à la broyer de regards

Louis me veut impeccable chaque début de semaine, donc j’exfolie, je débroussaille la forêt, polis mes griffes, je deviens « satinelle ».

un parasite saprophyte, (tiens un jeu de mots 100% naturel - en connais-tu d'autres ?)


je n’avais pas remarqué qu’il était si vieux, ou est-ce un masque de sagesse ?

J’ai les doigts gourds sans motif, la terre glisse sans retenue, j’assiste, médusé, à une parade obscène de mes mains seules à l’œuvre,

Au-delà d’une parenthèse adolescente vide dont je n’ai qu’un rêve blanc,

sous leurs regards qui me traversent sans mal,

les mains croisées en treillis devant le mont.

Leur désir me traverse, surtout celui du brun dont le regard me brûle, je suis un corps-peau-plaisir qu’aucun miroir ne saura refléter aussi violemment dans le souffle fragile du destin de soi, moi, massée par dix mains désirantes

J’ai peur d’être bien nue sans leurs regards.

Cette ribambelle de pépites a fort agrémenté la lecture de ce texte, très bien construit, original.
Again, Bravo !

Amicalement,

Flupke


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