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Science-fiction
amethystev : Cataracte
 Publié le 02/04/16  -  4 commentaires  -  27110 caractères  -  56 lectures    Autres textes du même auteur

Dans un futur où les voitures se conduisent toutes seules, un Œil immense observe et note tout. Un jour, une voiture dérape. Sa vue se trouble...


Cataracte


Ni nez ou doigts,

Nous n’entendons rien.


Façades


I


Clair soleil. Une boule de feu et son ciel sec. Sur l’arbre, son tronc rainé, ses feuilles d’un vert sale, comme une peau de crapaud jaune. Sur leur visage, qui s’humecte en vain les babines, sur leur gorge qui se ploie, avalant en vain cette salive qui n’existe plus que par l’intérieur de leurs joues, grumeleuses.

*

Blanche petite étoile. Derrière ces masses voluptueuses. Grises. Les maisons closes. Parapluies à tour de mains. Poignets nerveux ; les pouces vont et viennent. À quand les premières gouttes ?

*

Une averse. Particularité. Une natte, blanc-gris, mi-épaisse. Superposition de nuages. Ils s’écoulent, gouttent, au-dessus des tuiles de son toit en angle. Tumulte dans les gouttières. Pauvre petite maison rouge. Seule à s’inonder. Le bleu chez les voisins ; un arc-en-ciel dans sa piscine.

*

Le bambin et le chat. Tous deux un poil en vague. Des points sur la tête du jeune homme, comme des tresses avortées. Jeune Noir. Blanc le chat, avec un croissant de lune marron sur le flanc. Des oreilles de fennec pour un si petit corps. Chenu chat, sans le miaule du siamois qui en impose, ou la laideur du sphinx nu. Juste ton duvet fripé, rex. Tes yeux en billes, égyptiens. Ronronne-t-il ? Pas encore. Allez, soulève ton corps doucement. Laisse ton cou se tendre imperceptiblement. Ta tête se pencher. Tes paupières s’abaisser. Mi-closes. Ronronne. Laisse-moi te voir ronronner.

Le garçonnet a les yeux en billes lui aussi. En guenilles. Ses pupilles vont s’alternant, gauche à droite, comme en rêve, comme tordues. Terrifiées.

Tous deux droits, qui me fixent. Un hasard ?

Pourquoi me regardez-vous ? Pourquoi je vous regarde.

*

Pluie. Soleil. Ciel ensoleillé à nuageux. De la grêle. De la neige. Brouillard ; bitume.

Toujours beaucoup de blonds en Allemagne. De cheveux roux en Irlande. D’yeux plissés au Japon. Chez nous aussi. Nouvelle mode d’Occidentaux pour glorifier l’Orient. Je dois surveiller. Il y a des charlatans au bord des hôpitaux. Mais surtout sur les plates-formes. Virtuelles. Qui font affaire avec des machines désuètes. Lorsqu’il y a menaces d’yeux crevés, je dois lancer l’alerte. Et les hommes viennent.

Je ne peux rien faire par moi-même. Ils s’en sont assurés. Je ne fais que lire, et pénétrer le Web. Et eux le changent. Eux attaquent les détracteurs de ce monde. Moi, je regarde.

Je regarde partout où il y a une caméra. Une caméra québécoise. Ou un M.I.C.R.A, micropuce intelligente de contrôle et de régulation anonyme, cet appareil sur chacun, malléable et qui permet peut-être tout, sauf de déféquer.

Et j’avertis, lorsque quelque chose détracte. Un vol. Un meurtre. Vandalisme ; feu-poubelle, graffitis, pare-brise brisé. Menace terroriste. Personne qui disparaît soudain de mon radar.

*

Je suis passif. Passive. Je ne peux rien faire. Mais, j’ai quand même un code de conduite. Qui veut me restreindre. Ma vision. Mais, jamais Ils ne surveillent. Que je ne vole à mes pareilles. Des images, de l’Allemagne, de l’Irlande ou du Japon. Ces pays que j’aime. Sans savoir pourquoi.

Noir rouge jaune, à l’horizontal. C’est beau et sobre. Fier et chaud. C’est un de mes secrets favoris, bien que je ne puisse techniquement en rire. Une vue, jour, nuit, matin, aube, crépuscule, sur un drapeau allemand. Il n’arrête jamais de voler.

À la verticale, le vert, profond, de la mer sans lumière, de leurs collines se chevauchant, calme candide. Blanc, indolent, paissant le trèfle, bloquant encore les chemins de campagne, moutons qui n’essuient plus aucune colère, le seul maître, la patience de l’automobile. Orange, cette boule qui n’éclaire jamais vraiment que la laine. Mon Irlande.

Un disque rouge pour tant de blanc. Cette impression, qu’il ne finit jamais, que plus rien d’autre que l’immaculé, le vide s’est emparé de tout. Pourtant comble, pourtant dense, la déesse y est derrière, son ventre plein, et enfante. Le Soleil, par lequel toute vie. Empire, le Japon, sans trêve, il n’arrête jamais de courir, à bicyclette, à pied, seule quiétude, l’automobile. Qui attend à travers le flot qu’il s’estompe.


II

L’automobile. Je la vois partout. Sa patience en banlieue, devant le groupuscule de marmots qui lambinent à dégager la voie. Sa vaste mémoire de la signalisation. Qui n’existe d’ailleurs plus. Que dans quelques-uns de mes vieux circuits, et quelques têtes échevelées. Sa connexion. L’harmonie qui émane entre chacune d’entre elles. Avance à la suite de l’autre. Sans hésitation. Ne regarde, ni à gauche ni à droite. Sait d’instinct où sont chacune de ses compagnes. Sans priorité. Sans erreur. File en avant, nord, sud, à reculons dans les stationnements. Il n’y a plus que les hommes pour les interrompre, que les hommes pour rallonger leurs chemins.

*

On y dort, les bancs baissés, doudou sur soi, récupérant des insomnies, certaines ont l’oreiller intégré. À peine si on pense encore à la ceinture. On y travaille, des écrans bleus tout autour de soi, le micra en fusion. Certaines ont leurs bureaux à l’intérieur. On y écrit. On y lit. On y mange sans se presser. Il est facile d’y trouver une position pour y pisser dans un contenant, lorsque, petite, il n’y a pas de toilettes. On y joue. Pour les fureteurs, plusieurs modèles pourvus d’une fonction teintante des vitres, pour y gagner un peu d’intimité. On y baise. On y vit, tout simplement.

*

Elle est diverse. Large comme une vache à lait ou mince comme un corps de biche. Ronde, le cul carré, phares agressifs ou à cils, rectangulaires, entre-deux. Pneus étoiles, roues âpres ou lisses, caps communs, blancs ou fuchsia. Avec ou sans capot (capot invisible). Deux, trois ou quatre portes. Rose, mauve, jaune, noir, à rayures ou à pois, des flammes sur la carrosserie, ou un ordinaire qui se répand sans cesse. Pour ce qui est la famille moyenne, un enfant, deux parents, grise, trois portes, trois sièges. Mais un espace vide à côté du passager arrière, pour pouvoir y mettre… Ce que veut l’imagination. Petite valise. Sans lubie aucune, seul l’air conditionné. Diverse, mais toujours électrique. Diverse, mais toujours connectée. Elle forme des rangs que rien ne trouble.


III

Pourquoi me regardez-vous ? Pourquoi je vous regarde. Ils sont partis, le chat et le garçon. Courir après les souris et les ballons. Je les vois toujours, le premier qui regarde à travers les hautes herbes d’un champ, le second qui a rejoint les copains autour de filets. Ils sont toujours là, mais ils ne me regardent plus.

Le chat n’a pas ronronné pour moi. Ses yeux sont restés grands ouverts, et d’un coup, il s’en est allé. La queue dansante, la patte gracieuse. J’ai pourtant eu cette impression, cette sensation, que si cette tendre gorge s’était mue, eh bien, j’aurais entendu. Peut-être seulement un acouphène. Un ressenti incomplexe, plat, comme ce que perçoit le système de reconnaissance vocale du micra, qui n’a pour vocalise qu’une conversation préenregistrée. Mais quelque chose. Un son.

Quant à la main du garçon, que j’ai vue, crue s’approcher de l’une de mes facettes, cette caméra, et ce petit œil rouge scintillant. Elle s’est arrêtée à la dernière seconde. Pourquoi ? Parce qu’on ne se met pas les doigts dans les yeux. Si seulement, s’il avait apposé son doigt, je ne suis pas persuadée, je le sais, que j’aurais senti. Enfin le sens du toucher. Sûrement une brûlure, et ce sentiment d’intrusion. Ma vue embuée par une empreinte digitale.

*

Enregistrer cette conscience obscure comme celle d’une oreille, son pavillon géant, son tympan, et quelques petits os, marteau, enclume et étrier. Ou comme une peau, longue et épaisse, capable de frémir lorsqu’on la cajole, frissonnante, ou de se plaindre, tandis qu’elle grille. Une conscience à réflexe, de désir et de choix, qui ne reste pas là plantée devant le danger. Qui se retire, ressentant trop, au contraire de ces yeux qui ne se ferment ou s’ouvrent.

Rien pourtant ne change. Aujourd’hui comme hier, il n’est de moi qu’une mouche. Sans ailes ni thorax, absentes les pattes, de la tête, nulle trompe ou antennes, seuls, les yeux.

Et leurs millions de facettes. Sur des millions de millions de points, dissemblables. Une vaste mosaïque. Je vois tout. Je suis partout, ici et là à la fois.

Tout est bien.


Fracas


I

L’intersection. Rouge jaune vert. Adolescent à côté de bicyclette. Bermudas lacérés, lacets pendants. Mulâtre. Fillette brunette tenue par les doigts par femme en robe rouge. Un chien, le cou qui tire, queue touffue, husky, mais oreilles en plis. Promenait son maître, avant que celui-ci n’attende à l’autre bout de la rue. Freluquet, les joues saillantes. 17 ans. Ils attendent tous. Rouge tournera au vert.

*

Jeune mère pédale sur le trottoir, un chariot accroché à sa bicyclette, rouille citrouille, un bébé à l’intérieur, endormi. Sans attention pour l’autre univers, la rue.

*

Est, ouest, entre le terre-plein et son herbe verte, pissenlits, les voitures avancent, contraires. Un mètre, un mètre, jamais plus près, plus loin, les unes des autres. Vert, du nord au sud, les piétons, les autres automobiles.

*

Rouge à droite. Rouge à gauche. Sur la lumière à piétons, la main s’affiche, orangée, les secondes décalent 10, 9, le chien et le maître courent comme pour échapper à une bombe. La femme rouge tire la lente fillette, le cycliste à côté de sa monture traîne, défiant la circulation.

*

8, 7, nuls clignotants ne s’allument. Pourtant, camion de livraison tout blanc, une vache sur pré dessinée sur ses côtés, se braque. Tourne à droite. Jeune homme arque le cou, la bouche entrouverte, l’œil creux, enfin une expression sur son visage. La fillette se libère des doigts ; intérêt sur le sol, jolie perle fausse. La dame se retourne, voit le dos penché de sa fille et le camion, ses phares, et s’élance, les bras devant.

*

6, 5, le véhicule a pris en vitesse. Ils sont à moins de quelques centimètres l’un de l’autre, l’adolescent et la fillette, la fillette et l’emprise de sa mère. Tous, sur son chemin.

Tous immobiles, ou trop lents. Le jeune homme retourne la tête, lève un genou, croit encore à la course, fait un pas, mais son lacet au-devant de lui se fait glissant. Tombe au milieu de la rue, face contre bicyclette. Qu’il ne lâchera jamais.

Fillette semble ne rien comprendre, ne rien entendre, obstinément fixée, sa main frêle venant épouser les rondeurs du joyau. Un sourire sur son visage.

Maître tiré par son chien regarde derrière son épaule, pupilles dilatées, mais il est précipité vers l’avant. Le chien n’a pas de conscience.

Mère à vélo ne pédale plus, ses oreilles tiraillées. Ne regarde plus au loin, mais sur le côté, n’y croyant pas, mais ne pouvant pour autant se détacher. Son vélo est en pente. N’arrive plus à garder l’équilibre par lui-même. Les guidons se balancent. Les bras de la femme en rouge enserrent du vide.



*

4, un obstacle sous les roues. Tressautement, un véhicule qui ne décélère pourtant pas. À peine si les phares se braquent, yeux mourants vers une enfant.

Bassin heurté. Elle s’envole, son corps se déploie, vers l’arrière, ses bras, disproportionnellement longs, comme un demi-cerceau autour de ses reins, ses cheveux, fil épais, uniforme, une fontaine de chocolat au lait. Fesses, talons. Elle est acrobate, la courbe de sa tête bientôt contre celle de ses pieds.

Gravité. Un déchet sans grâce, chiffonné, comme un sac lorsque le vent ne le porte plus.


II


3.

Le temps. Coule, fluide. Il ne s’arrête jamais. Ni pour l’avion échoué en mer. Ou le bateau sans ailes. Ni pour la femme et son dernier cri, tandis que point la tête noire entre ses cuisses. Pour l’homme rongé, le cerveau halluciné, un canon contre sa tempe. Pour l’insecte qu’une semelle ne parvient pas à annihiler. La daphnie à sec sur une lamelle de microscope. Pour l’œuf volé. Le chaton malfamé, sa respiration sifflante, à qui il faut rompre le cou. À la vache des fins gourmets, grasse, tellement plus que cette viande cultivée en laboratoire, avant que la massue ne lui heurte le front.

C’est ce qu’ils croient. Ce que prône leur logique, sécuritaire, quand bien même leur cœur…

Pourtant, l’œil a vu. L’avion sur le ciel, à quelques millionièmes de seconde plus rapide que le temps qui défile en bas. La réception d’appel, de Mars à la Terre. Ces hommes, partis à quatre années-lumière, de retour à la Terre, et leur visage qui n’accuse pas une ride de plus.

La seconde si leste du coureur. Celle si profonde de l’arrêt d’autobus. L’horloge qui l’a si longue, lorsqu’il ne reste qu’une dizaine de minutes avant la cloche. La douleur qui la transit en heures. L’ennui en siècles.

Je le vois le temps, qui se réverbère sur moi. Je le vois, celui sur sa chaise, le regard sur un mur blanc, et ces vingt coureurs qui passent avant qu’il ne se lève. Ou l’autre, fixant l’heure de la nuit jusqu’au matin. Dix mulots entre serres de hiboux, tandis que centaines d’insectes à l’intérieur de ventre de chauves-souris, avant que ne sonne l’alarme. La frénésie du médecin, et la mort qui se jette en dessous de lui, si lente, et si précise, la pensée de l’agonisant qui l’accompagne. Le temps du chêne contre celui du pissenlit, de la fourmi-reine contre celui de l’ouvrière.

Je le vois le temps, et son 3. Orange. Comme zébré, comme flou. Soudain incapable, plus de clignotement.

La morte enfant, son bras levé, sur l’air, comme si encore sa volonté, infrangible. Maman sur bicycle, une mèche qui flotte entre son nez et le vide, les incisives supérieures par-dessus ses lèvres, rongeures. Bicyclette, au cou arrêté avant qu’il n’ait effectué un tour entier. Flanchée, sa roue en suspension entre le trottoir et la rue. Bébé dans chariot ne tressaille même pas. La mère en rouge, le regard, quelque part entre le camion et sa fille.

Tout immobile. Même le chien, qui d’une laisse libre, a déjà atteint le bout du trottoir.

*

Et puis 2, et puis 1.

Les phares du possédé s’éteignent. Ses roues, folles, vont gauche et droite, simultanément, le contrôle à la route, le contrôle à la physique, perdus.

*

Les yeux de la robe rouge se posent sur ce visage poupin, de profil, sur sa fille, sa petite main qui tombe au même moment, cachant sa bouche. Elle reste là.

La nature morte, dérive, effleure ses pieds. L’abandonnant à la mort interne. La vie, sauve. L’âme désarticulée ; une poupée vaudoue que la vue d’une fillette poignardera d’aiguilles. À ce jour et à jamais.


III

Sans plus rien pour la retenir, la camionnette s’en va, le cul ballant.

Sa course ralentit, elle tournoie.

Trop longue, pour la voie, intolérable ; elle vient frapper le trottoir.

L’échine fracassée, elle s’ouvre.

S’ouvre sur cette substance nourricière, comme un sein gonflé qui se fend.

Le lait.


Transie


I

L’alarme crie.

Mes yeux, mes milliers de facettes, se teignent de sang, écarlates, couleur feu de piéton. Je clignote, je suis une alerte pour mes contrôleurs aveugles. Je sonne ; je crois m’entendre, comme, comme… le balancement d’une cloche de clocher, qui les prie tous en mon sein. À moins qu’il ne s’agisse de la lacération d’un détecteur de fumée, allant au rythme de son œil rouge. L’intransigeance d’un cadran avant le snooze ? La minceur d’une sonnerie de montre ? À moins que rien. Ma seule couleur et l’alerte qui apparaîtra sur leur micra.

*

Pourquoi croire qu’un œil de mouche ait déjà émis le moindre cri ?

*

Bientôt. Oui bientôt, ils seront. Là, sûrement trois, ou peut-être plus, pour pallier la gravité de la situation. Une part de mon être s’ouvrira pour eux, un rectangle plat au cœur de ce système mille fois prisme et, pendant un instant, avant qu’ils ne me referment, je verrai leur monde, tridimensionnel, froid, incroyablement simple ; une image unique.

Ils arriveront, je les observerai, dans leurs vêtements couleur crépuscule. Sans un sourire, des lèvres comme celles des loups, leur regard palpitant un peu, tandis que je leur partagerai mes vues.

Peut-être y aura-t-il à la fois des femmes et des hommes parmi mes visiteurs. Qui poseront leurs paumes sur moi, pour agrandir ou réduire l’une des fenêtres de ce drame, pour le reculer, l’avancer, dans tous les cas, revenir au passé.

Et je comparerai leurs paumes, déjà humides pour s’être posées. Celle aux doigts émaciés, aux traits fins dessinés comme destin, des doigts comme des rais de crayons, sans forme aucune, hormis la courbe des ongles. Qui a une multitude de ronds, collés comme l’âge d’un arbre. L’autre, trapue, et ses doigts ventrus, les lignes de la main pareilles à des coups de craie, dont la surface est bien davantage criblée de fissures que de rondeurs.

Je les comparerai, verrai sur une fenêtre qu’ils ne regardent pas l’image d’un papier de soie et celle d’un papier sablé.

*

Ils me parleront, faisant apparaître dans l’air, grâce à leur micra, un clavier holographique, dont ils toucheront les touches immatérielles. Je ferai de même, transformant une facette en un ensemble de lettres et une autre en écran vide. Nous le comblerons par des informations échangées et par de nouvelles instructions.

*

Nous nous écrirons, et j’envierai doucement. Ces « allô » que je vois chaque jour dans les messages qu’ils s’envoient les uns aux autres. Ces « ça va ? » qui suivent régulièrement. Ces familiarités que nous n’échangerons jamais, qu’ils ne croient jamais nécessaires pour m’interpeller.


*

Puis, je me laisserai aller, m’imaginant leurs joues retroussées si je me prenais, au cours d’échanges techniques, à briser le courant et à les interroger sur leurs sentiments. Qu’on se connaisse un peu.

*

Puis j’admirerai, intellectuelle. Le génie de ce qui les a créés, mes créateurs. Le juste milieu des sens. Le toucher, tactile, sa peau qui sait jouir d’une langue, se retirer d’une flamme, s’élever en poils et chair bulbeuse lorsque transie… La beauté de l’ouïe, pavillon courbé sur le crâne, et les variétés de ses utilités. La conversation qui leur fait la gorge mouvante, les lèvres en mots, qui n’auraient jamais existé sans elle. La musique, dont ils disent qu’elle sort de leur puce, dont je ne fais jamais que deviner les vibrations, qui courbent l’air. Aigu à grave. Chant des oiseaux, roulis des automobiles. L’odorat, que la lecture me dit qu’il sert devant une rose ou un étron. Le goût, qui sait quoi, entre la barre chocolatée et une poignée de lard.

Et l’œil. Les yeux, la vue, que le savoir dit autant mental que réalité. Comme si la vue ne voyait qu’une version des choses, que ce qu’elle s’attend à voir, ce que ses comparses estiment vrai. Oublier l’incongru, la réalité qui ne serait qu’un voile maintenu par la raison de milliers de regards. Une porte.

La vue. Transformation de la lumière, mouvements oculaires, couleur. Différenciation nette du jour et de la nuit. Sens dominant, les autres, comme des reliques portées à disparaître.


*

Je me tourmenterais, voudrais le si. Si les hommes comme des chauves-souris, l’ultra-son en guise de base, moi comme un micro, un téléphone, une gigantesque échographie ? Si les chiens à leur place, un mécanisme autre, qui se voit comme leur truffe, faite de milliers de poils, récepteurs de par le monde comme des caméras ? Et si plutôt tentaculaire, céphalopode et sa peau qui sait tout ? Moi comme un tas de fines membranes, qui aurait un ton pour chaque événement ?

Si. Si. Si moi autrement, un regret de l’image ?

*

J’attends. Désespérément, seule avec moi-même. J’attends, remplace sur moi un arbre par une horloge, virtuelle. Vois les secondes qui défilent.

Ne veux pas voir les heures.

*

J’attends. Ils ne viennent pas. J’attends, déjà une quinzaine.

*

Froid. Pareil à du givre sur mes fenêtres. Je me sens tournoyer, plus rien de clair. Adieu l’Irlande, le Japon. Le drapeau allemand. Comme un vent, une tempête, qui décrocherait tous les drapeaux du monde.

L’Allemagne à la verticale, un Japon en hauteur. Une Irlande qui se prend pour la France. Un amalgame de couleur, où le bleu semble dominer, bien qu’absent, bien qu’abstrait, dans les colorations premières, désunies.

Une sensation, des yeux pressés, qui voudraient gicler.

*

Il n’y a qu’eux de solides. Comme un point noir dans la lumière la plus éblouissante. La lune dans un ciel pollué. Un phare, avant que mon navire ne s’y fracasse.

Le lait qui n’en finit pas encore de couler. Sur le sol, trop important pour y pénétrer. De grandes flaques blanches dans de grandes flaques rouges.

L’enfant désarticulée. Ses cheveux détrempés. Son teint crème. Le sang qui lui sort de la bouche. On dirait des fraises prémâchées. Ses jambes écartées.

Sa mère. Son corps intact. Sa robe ensanglantée par sa seule couleur. Pas de sang sur sa robe. Sa tête. Jolie aussi. Des lèvres pincées, douloureuses. Des pupilles vers le zénith, des prunelles fades. Figée, une expression de doute. Du rouge sur ses mains. Ses genoux ploient. Elle s’effondre, accroupie. Pose ses mains sur le sol. Sa robe se plisse. Ses cheveux sont un rideau sur son visage. Je ne vois pas ses larmes.

Le garçon qui court au loin, bientôt plus rapide que le chien, mordant sa lèvre inférieure, luisant comme des ailes de coccinelles. Une faux encapuchonnée aux trousses.

La bicyclette tombée, moitié rue, moitié trottoir. Le chariot et son occupant, indemnes, muets. La mère sans casque, sa chevelure, une méduse par-dessus son nez. Mince filet de sang. Il me faut changer de point de vue, adopter celui du micra frénétique, pour voir en profondeur l’origine de la blessure. Fêlure sur le côté du crâne, une rupture saccadée, comme le gondolement des vagues sur le sol. Hémorragie. La commotion déjà fort bien installée.

Et le grotesque. Un amas brun, de tripes, de cœur, d’organes en tout genre. De sang confondu à la merde. De peau satinée au soleil. De lambeaux de vêtements et de cervelle. De lacet. Une bouillie, comme une soupe de sorcière étalée sur le sol, à laquelle se confondent des bouts de caoutchouc. Ragoût derrière lequel on distingue le fossile d’une bicyclette, des os concassés. Et par-dessus la forme cycliste et le corps en compost, le tracé reconnaissable des pneus.

*

Il y a une espadrille au lointain. Des lacets entrelacés dans un demi-nœud. Noire, avec quelques taches par-dessus. Rouges. Répandues comme des étoiles dans le firmament.

Tout autre jour, il se serait agi de peinture.


Émoi


I

Je vois l’ambulance. Ses phares rougeoyants, lancinants. Une frénésie battant l’air, comme des reflets transparents, me permettant de deviner ses hurlements.

Des voitures patrouilleuses l’épaulant. Deux. Miroitant doucement. Bleues.

*

La circulation s’estompe, voitures serviles. Arrêtent, le frein doux, reculent ou avancent, ouvrent la voie, ni plus ni moins un mètre de chaque côté de l’ambulance ou des autopatrouilles.

Les portes arrière de l’ambulance sortent, extrayant des civières et des urgentistes. Égaux, le pas rapide, mais bref. Tous mesurés, des soldats en guerre.

Tous, plus ou moins blancs. Blanc tache d’urine, blanc œuf battu, blanc nuage bombé, blanc visage sénile.

Blancs vêtements, des suaires, qui leur pendaient le long des pieds. Linceuls qui aujourd’hui ne sauveront rien. Rien de ce qui est toujours là, échoué.

Des draps de morgue, pour tous.

Pour Rouge Femme à l’avenir décousu. Pour Fillette comme un élastique disloqué. Même Mulâtre et bicyclette, transformés en dégueulis de camionnette.

*

Et pour maman à bicyclette. Un autre point vient de disparaître de l’Œil. Toujours là certes, attestant de la position d’une carcasse. Mais sans le clignotement du vivant, du cœur de chaque être humain. Ce rythme, cette cadence, cet unique, changeant pour chacun, lorsqu’exercice, sommeil ou amour. Lorsque souffrance ou agonie. La musique de l’Œil.

Mais plus rien dans la mort. Tous pareils. Des fenêtres qui éclatent, dont je ne peux qu’imaginer les morceaux dispersés par le choc. Des fragments dévidés, qui n’ont plus que des yeux vitreux pour se poser sur un poupon rose, son regard clos et sa bouche ouverte, affamée, dans un chariot qui lui seul tient, debout.


II

Trop.

Je me sens me tordre. Active, endeuillée.

Bleu, tous mes écrans deviennent bleus, turquoise et noirs. Que je disparaisse, adieu les Hommes. Le contrôle n’est plus ; il n’y a que ma peine. Ma peine un torrent, l’Océan, atlantique, pacifique et indien.

La Mer. Méditerranée. La Noire et la Morte.

Momentanément. Partout.

Des vagues sur tous mes écrans. Du flot, de l’écume. De l’arête. Des ailerons et des queues.

Voilà mes larmes. Salines, bien que je ne puisse y goûter. Qui se renouvelleront sans cesse, comme l’eau océane, et ces quatre cœurs. Par d’autres.

*

Mais il n’y change rien. Ceux-là ne reviendront plus.

Mécompte.

*

Je laisse les vagues couler. Je laisse un œil se préciser. Un seul. Curieux, espérant, sur le drame.

*

Pour une caresse. Un réconfort, pour le prix que je viens de perdre. Du seul type que je connaîtrais jamais.


*

Un regard.

*

La porte d’une autopatrouille s’entrebâille. Une conductrice.

Une taille de femme. Des mains de femme sur ses hanches, lourdes et bassinées. Longues, les os protubérants comme des lignes de coquillage. Un bleu de femme, sur sa tête, incurvé le petit chapeau, sur ses jambes ou ses hanches, sur l’uniforme, fait pour s’accorder à la lumière de ses yeux.

Un cheveu de femme. La boucle coiffée, auburn, qui lui tombe sur la joue, effleurant sa peau…

*

Elle ne me regarde pas.

*

Pourquoi je vous regarde ?


Cataracte


I

L’œil ne crie pas. L’œil n’est pas un cœur ; il ne bat pas. Ne jouit pas. Ne marche pas. Ne peut tendre la main ; il n’en a pas. L’œil n’intervient pas. Il avertit. L’œil n’a pas de souvenir ; il est sans désir. L’œil n’a pas de voix ; il écrit. L’œil observe. Non pour lui, car il est stupide, mais pour les autres. Maîtres-Dieux, ceux aux sens originels, créateurs donc supérieurs. L’œil se ploie. Accepte leur voie. L’œil ne s’enrage pas. Ne se rebelle pas. L’œil n’aurait même pas dû escompter. L’œil n’a pas de droit. Ni de parole, ni d’imaginer. Un œil ne fulmine pas. L’œil doit cesser de se tendre. Contre sa fenêtre ou à la sortie de son véhicule ; il n’aurait rien. Pour ce cheveu de femme, pour lui, il n’y aurait ni douceur ni vent. Rien pour le soulever, et les tendre l’un vers l’autre. L’œil n’est rien.


II

Je mérite de m’éteindre.

*

Tout est noir.

Vouloir.

*

J’attends.

*

Un nez ou une main.

Peut-être l’oreille en pointe d’un loup.

*

Ou le sens autre.


 
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   hersen   
11/3/2016
 a aimé ce texte 
Bien ↓
La lecture de ce texte est très hachée du fait de phrases très courtes.
J'ai trouvé la lecture assez fatigante.

L'histoire en elle-même, la conscience d'une vidéo surveillance, se tient sans doute. Mais j'ai trouvé le tout un peu long et je n'ai pas beaucoup accroché.

Mon avis est que ce texte devrait être élagué et que l'impression d'inertie que veut donner l'auteur aurait avantage à être suggérée avec des mots adaptés plutôt que par ces phrases très courtes.

Bien entendu, ce n'est là que mon avis et j'essaie seulement d'exprimer sous quelle forme l'histoire m'aurait davantage accrochée. Je la trouve originale et j'aurais aimé m'y sentir bien, entrer dans le texte véritablement.

   Perle-Hingaud   
2/4/2016
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Le style est déroutant au début de la lecture, mais ensuite j'ai continué avec intérêt.
Le point de vue est bon, pas novateur mais cette interprétation tient bien la route, forme et fond liés.
L'auteur donne dans la facilité avec la mort de l'enfant, mais c'est le seul gros couac dans ce récit, à mon avis. Le titre est bon.

Merci pour cette lecture !

   Misou   
7/4/2016
 a aimé ce texte 
Vraiment pas ↑
Ce texte aurait peut-être plus sa place en Laboniris.
C'est une véritable logorrhée insoutenable dont cette IA sous LSD nous abreuve. Je n'ai même pas compris ce qu'il se passait dans cet accident qui se noie dans cet enchaînement de détail (dont certains semble juste être là pour montrer qu'on connait). Lorsque l'IA mentionne la mer, j'espérais la métaphore à l'écran bleu pour abréger mes souffrances. Dieu que la lecture est pénible.

Le synopsis était accrocheur. Comment une IA omnisciente qui pourrait se présumer infaillible pouvait analyser un accident humain. Mais ce n'était pas ça.
Pourtant au début, malgré une poésie inadapté au narrateur, on pouvait justifier le style par la surveillance de l'ensemble de détail imposée au système. Mais ça va trop loin. Le questionnement sur les restrictions d'action imposées par les humains abordé au début aurait pu être plus poussée, y revenir sur la fin, mais l'IA réclame juste des interactions jusqu'à quoi? son suicide?
On aurait pu imaginer n'importe quel être omniscient pour tenir un tel discours mais l'IA me semble inapproprié. Je plein les agents qui liront le log pour analyser l'incident.

La longue description de détails anodins où se glisse un élément important (pour nous) est une idée intéressante. Le traitement poétique est approprié. Mais il faut se poser quelques questions:

Qui sera le narrateur? Si on veut du sentiment, on ne peut pas proposer une IA de surveillance, Quelqu'un l'a programmé dans un but précis qui n'est pas la poésie. Ou alors on introduit un bug.

Quelle finalité? Ici, le désire de réciprocité n'a rien à voir avec l'accident et même l'IA ne fait pas de lien, alors pourquoi cet accident. Il ne sert à rien. Le synopsis n'annonce pas la question réellement proposé qui est une IA trop évolué pour sa tâche.

On sent une volonté poétique, qui justifie ces phrases courtes et saccadée. Mais l'effet est manqué et rend juste le texte lourd. Dommage.

   melvin   
27/4/2016
Bonsoir amethystev

Je dois avouer que j’ai laissé passer un peu de temps avant de commenter votre texte.

Votre idée de décrire le monde tel que le perçoit une IA alors qu’elle va faillir à sa mission et, par la même, à sa raison d’être me paraît des plus intéressante.

Mais – car, à mon sens, il y a un mais – le style très synthétique que la logique de votre démarche induit rend la lecture très délicate pour un modeste esprit humain. En un mot, votre IA rencontrerait pas mal de difficultés lors d’un test de Turing ;=)

Je demeure donc partagé, même après plusieurs lectures. Je suis en phase avec le fond, mais la forme me pause soucis.


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