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Fantastique/Merveilleux
ANIMAL : Le journaliste et le pêcheur
 Publié le 01/12/25  -  2 commentaires  -  9877 caractères  -  10 lectures    Autres textes du même auteur

Mais que fait donc ce pêcheur sur la plage…


Le journaliste et le pêcheur


Je suis là, sur une plage banale, au bord d'un océan gris et moche, sous un ciel gris et moche. Il fait froid. Un crachin sournois essaye de s'infiltrer sous mon caban. Je n'aime pas l’océan de l’ouest et il me le rend bien, semble-t-il. Parfait. J'ai besoin de taper dans le dur et je crois que ce troisième article sur les métiers de la mer va faire couler de l'encre.


Il y a, à quelques pas de moi, un autochtone qui se livre à une bizarre activité. Bien malgré lui, il sera le héros de mon histoire. Je n'ai l'intention ni de l'aborder ni de l'interviewer, évidemment. Je ne suis pas un journaliste ordinaire, moi. Je fais dans le mépris hautain et la critique au vitriol ; c'est ce qui rend mes articles si prisés. Je vais quelque part, je regarde vivre les gens, je jette des impressions en vrac dans mon micro puis je rentre chez moi. Je m'installe devant la cheminée avec mon notebook, je me sers un whisky bien tassé et j'écoute mon dictaphone, en général trois, voire quatre fois. Puis je ponds l’un de ces textes d'anthologie, antitouristique au possible, qui ont fait ma célébrité et ma fortune… mais dont certains m'ont valu de devenir persona non grata dans quelques régions de notre bel Hexagone.


Bon, au boulot, plantons le décor. J'enclenche mon dictaphone et je commence :

« Ambiance morne de bord de mer hors saison, grisaille humide. Un homme sur une plage déserte, un marteau, des clous, des trous qu'on creuse pour y planter des piquets. »


– C'est des poteaux !


« Tiens donc ! À qui parle-t-il, celui-là à qui on ne demande rien ? Il est tout seul sur cette plage de galets et de sable à gros grains, le genre qui entre péniblement dans les chaussures et qu'on n'ose pas affronter pieds nus. Il bruine. Il plante des poteaux, donc, dans le sable et les galets de la plage. La mer est bien laide, aujourd'hui. Elle a la couleur sale de la douleur. Elle semble presque boueuse. »


– C'est le sable. Les lames de fond le ramènent à la surface. Et la mer n'a jamais mal, c'est ceux qui vont dessus qui ont mal. Y a peut-être aussi des algues brunes ou rouges dedans, c'est pas impossible. Ça donne une couleur pas propre.


« Mais à qui parle-t-il, lui ? Il n'existe pas. C'est moi qui raconte. »


– Raconter, ça ne vous empêche pas d'être là. J'en profite, je vous parle, c'est mon droit. Si vous n'étiez pas là, je me parlerais à moi-même. J'ai l'habitude.


« Et il se parlerait de quoi, le bonhomme en gros drap bleu et bottes hautes ? »


– De filets, pardi ! Des filets que je tends. Je suis nature, moi, je parle de ce que je fais, pas de ce que j'aurais pu faire. Pourtant, hein, c'est bien plus facile de parler de ce qu'on n'a pas fait. On raconte mieux les rêveries que la réalité. Les filets, je vais les accrocher, bien tendus, entre les poteaux, là. Il faut de gros bouts de bois enfoncés profond, plantés dans le dur du sable toujours humide. C'est un gros travail. Je vais planter des poteaux de là à là ou peut-être encore plus loin. Puis j'y attacherai ces longues perches pour mettre les filets de bas en haut, assez haut. C'est pas le plus gros du labeur mais c'est le plus délicat, parce qu'il faut faire solide mais pas trop raide, sinon la mer va tout emporter en remontant. Et, trop mou, je n'attraperai rien.


« Bon, on sait que c'est un pêcheur. Un pêcheur qui pêche depuis la terre. La mer lui a fait quelque chose, du mal, on peut le supposer. Il préfère l'attendre sur son terrain à lui. »


– C'est pas tout faux, ce que vous dites. Pas tout vrai mais pas faux non plus. Par exemple, la mer ne m'a jamais fait de mal. N’a pas pu. Parce que je m’arrange pour jamais aller dessus. J'irai un jour, quand ce sera moins idiot, faudra bien. Et là, ce sera un plaisir, vous pouvez me croire. Mais je suis un pêcheur, vrai.


« Ce pêcheur est sûrement un pessimiste, il n'a même pas un seau pour mettre ses prises. Il est vrai qu'on ne doit pas attraper grand-chose sur une plage. Les vrais pêcheurs vont assez loin en mer pour jeter leurs filets. »


– Grand bien leur fasse ! Et ils ne reviennent pas, un jour ou l'autre. Et les larmes de leurs femmes s’en vont se rajouter à la mer.


« On dirait à l’entendre, ce bonhomme, que tous les marins meurent en mer. »


– Périssent, pas meurent. Ils périssent, oui da, en mer, on périt et c’est chacun son tour. J'en connais qui ont tout essayé, toutes les heures, matin, soir, grand jour, milieu de la nuit, pour tromper la mer. Et ça marche un temps, ces ruses. Mais elle est patiente, la drôlesse. Pas maligne mais patiente. Elle les attend là et elle ne les trouve pas. Bon. Alors, elle les attend à un autre moment, ailleurs, et elle ne les trouve pas non plus. Et vous vous dites que ça peut fonctionner à tous les coups, ce truc-là, de n'être pas là où elle vous guette. C'est oublier qu'elle est grande. C'est immense, la mer, c'est partout. Petit à petit, elle attend en plusieurs endroits et, un jour, comme ça, parce qu'on a oublié qu'elle est si patiente et vaste et qu'on se croit malin, on ne revient pas. C'est fini.


« Oui, c'est un dur métier, tous ces efforts pour du poisson dans nos assiettes. »


– Du poisson ? Vous voulez dire ces bêtes visqueuses toutes mouillées ? Vous y croyez, vous, vous y croyez à ces histoires de pêcheurs de poissons ? Mais on s'en fiche, du poisson ! C'est juste pour dire qu'on fait quelque chose. Si vous me trouvez un seul pêcheur qui s'intéresse au poisson, pour le manger ou n'importe quoi, je vous paie la tournée et du bon raide. Ah, ah, ah ! J'en pleure, vous me faites trop rire avec votre poisson. Dites, sérieusement, vous imaginez ça, les gerçures, les muscles qui font mal, la peur de l'eau, le sel qui vous bouffe la peau, et l’humidité, et le vent, et le froid… Vous imaginez cette vie des pêcheurs pour juste du poisson ? C'est pour le coup que ce serait un métier de fou ou d'imbécile. Ou même les deux, tant qu'à faire.


« On pourrait penser, puisque le poisson se vend, qu'il rapporte de l'argent et qu'on mène cette vie pour la gagner. »


– La gagner ? Mais on l'a déjà, la vie. Et puis, réfléchissez un peu, ce serait la jouer, là, à chaque fois. À chaque fois qu'on va sur la mer, ce serait pour le coup comme de lancer un dé en pariant sur le six, avec sa peau pour seul enjeu. Ce serait un rien idiot.


« De toute façon, un pêcheur sur la plage risque tout juste un rhume. »


– Et des engelures. Et une perche qui lui tombe sur la tête. Et des tas d'accidents que vous pouvez pas imaginer. Mais vous êtes assez dans le vrai, encore, je suis un pêcheur plus futé que les autres. Remarquez qu'on est tout de même plusieurs à être comme moi, à tenter le coup d'ici. Mais je suis le seul à ne jamais perdre patience. Tous les autres, un jour, essaient d'aller en mer. Ils s'impatientent. Pas moi. Si l'autre en face est patient, je peux bien être aussi patient que lui.


« Allons donc, le vent fait perdre ses esprits à ce brave homme, de quoi parle-t-il à présent ? »


– De lui, du triton ! C'est une espèce de mâle de la sirène. C'est le dernier, je crois bien. La mer, la garce, est son amie contre nous. Il la connaît, il sait comment la manœuvrer, vous pensez bien. Et il les veut pour lui, les sirènes. Il les veut toutes pour lui, avec leurs châteaux et leurs trésors. Mais on existe, nous, on est là, on accepte la mouillure, les sales blessures, le froid jusqu'au fond des os pour les aimer. Moi, je vous le dis, je sens que je le prends, ce coup-ci. Il vient à terre, quelquefois, pour chanter, qu'on dit. Pour séduire d'autres sirènes, celles qui pourraient aimer un de ces pêcheurs qui ne pensent qu'à elles. Et quand je l'aurai pris, j'irai sur la mer et elles seront là pour moi. Je sais bien qu'elles me connaissent, je suis toujours au bord de l'eau.


« Ainsi donc, les pêcheurs iraient en mer pour y trouver des sirènes à épouser ? »


– Et pour quelle autre raison ? Sérieusement, vous pouvez imaginer endurer tout ça pour une autre raison que l'amour ? Bon, c’est pas le tout de bavarder, faut finir avant qu’il soit là.


« Et elles ne diront rien, les femmes de marins, celles qui pleurent, si tous les marins épousent des sirènes ? »


– D’abord, c’est pas les mêmes épousailles. C’est sûrement pas chrétien, une sirène. Et puis, c’est pas jaloux, une femme de marin, ça comprend les choses quand c’est mieux de les comprendre. Ça nourrit des enfants, ça n’a rien contre des châteaux et des trésors. Vous, les gens de ville, vous ne savez rien des femmes.


« Le bonhomme plante ses derniers poteaux. Il y va de bon cœur. Il souffle un coup, regarde le large. »


– Au fait, vous avez déjà vu un triton ? Parce qu'il va falloir m'aider à mettre les perches et les filets en vitesse. Y en a un qui s'en vient, là, vous le voyez qui fait le malin dans les vagues ?


« C'est vraiment énorme, un triton, même vu d'ici, même vu avec le calme de celui qui se contente de raconter la vie des autres. On a envie de s'enfuir et de rester à admirer en même temps. On se demande à quoi peut ressembler une sirène. »


– Je les ai jamais vues que de loin, vous savez. Mais c'est beau, forcément. Il le faut !


« Oui, il le faut. Si les sirènes étaient moins belles, à quoi bon attraper des tritons ? »


– C'est le dernier, lui, le dernier ! Plus que lui… et à nous les sirènes !


« Le bonhomme court. La marée monte. Les filets s'élèvent. Le triton est curieux, il approche. Le bonhomme a de l'eau jusqu'aux hanches. Il est derrière ses filets. Il provoque, il se moque. L'eau est à sa poitrine. Il est tout rouge. Il crie. Il rit. Un son monte de la mer, du profond de l'eau. Sans l'avoir jamais entendu, on le reconnaît. Je le reconnais. C'est le chant des sirènes ! »


Mon dictaphone m'échappe des mains. Il tombe sur le sable et s'arrête d'enregistrer. Je m'en fous. Seul compte le chant des sirènes… Je dois y aller, le pêcheur a besoin d'aide…


 
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   Luz   
16/11/2025
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
J'ai beaucoup aimé ce journaliste et ce pécheur au bord de l'océan de l'ouest.
Il y a de la poésie et de l'humour (le whisky bien tassé, les poissons : "ces bêtes visqueuses toutes mouillées").
L'écriture est rapide et belle, intelligente.
Bravo !
Luz

   Robot   
1/12/2025
trouve l'écriture
aboutie
et
aime beaucoup
Un conte joliment poétique où l'imagination impose ses images, ses paroles et son décor. Le pêcheur nous emporte dans sa réalité et le lecteur se prend au jeu. Le journaliste comme faire valoir apporte le contrepoint de lucidité qui ne parvient pas à s'opposer à l'idée du pêcheur. le lecteur entend l'appel des sirènes qui l'attire petit à petit jusqu'à la fin du récit.
Une belle légende.


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