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Policier/Noir/Thriller
Mikard : Roissy
 Publié le 04/12/25  -  2 commentaires  -  7999 caractères  -  8 lectures    Autres textes du même auteur

Des gens pressés, indifférents, un lieu de solitude, deux vies qui se croisent par valise interposée.


Roissy


Elle tournait, elle tournait cette valise. Oubliée sur le tapis à bagages, je la regardais passer et repasser encore. Le vol Mexico-Paris CDG était encore affiché sur l’écran lumineux du tapis, mais à l’évidence tous les passagers avaient quitté la zone en ayant récupéré leurs bagages de soute. Restait cette vieille malle cabossée, qui tournait inutilement sous des regards impatients : ceux du vol suivant, le mien.

Bientôt, le vol Madrid-Paris CDG est venu à l’écran et nos bagages sont arrivés. J’aime bien ce moment, les gens bienheureux quand ils voient leurs valises personnalisées avec un petit ruban, une couleur pas commune, celles d’enfants colorées, tapissées d’autocollants, d’autres très classe qu’on regarde avec envie ou dédain.

Les passagers, pour la plupart des touristes, s’éloignaient vers les parkings, la gare TGV ou le dépose-minute. C’était le dernier moment du voyage. Adieu l’Espagne, la chaleur, les soirées dans Malasaña. Madrid, ça deviendrait un beau souvenir, demain ils raconteraient, trieraient les photos, s’essaieraient aux tapas pour l’apéro.

Perso, je n’étais pas dans cet état d’esprit. Comme tous les mois j’avais passé une semaine à Madrid dans une antenne de ma boîte d’édition. À part parler espagnol, rien d’attirant. Seulement des journées à recevoir des auteurs de langue hispanique soucieux de conquérir le marché français, à fureter dans le quartier des libraires pour découvrir la pépite à lancer sur Paris, la routine quoi.

Un peu à l’écart, je spéculais sur ma fin de journée. L’écran lumineux affichait 15 h 30, j’avais deux solutions. Aller de suite à mon bureau à la Défense et me taper une trentaine de mails d’écrivains tourmentés et inquiets de leur production, essayer d’éviter ma boss et son bilan comptable, supporter la gueule des collègues qui me voient comme un privilégié. Ou alors, eh bien, rentrer chez moi directement en repoussant à demain toutes ces obligations professionnelles. En plus il faisait beau sur Paris. Mon cerveau faisait semblant d’hésiter, mais je n’avais aucune envie d’aller au bureau. Allons, tant pis pour le taf, demain il ferait jour.

Perdu dans mes pensées et mes hésitations de fin de journée, je me suis trouvé le dernier à récupérer mon bagage. En vérité, je me voyais bien traînasser dans Roissy. Pour rentrer chez moi, j’avais un changement à Gare du Nord, puis quatre stations sur la ligne 5 pour rejoindre mon appart rue d’Oberkampf, une heure grand max, personne ne m’attendait, j’avais tout mon temps. Et puis Roissy j’adore l’endroit, les gens que l’on croise, ceux qui partent ceux qui arrivent, la zone duty free, le tableau des vols, j’y passerais des heures.

Avec mon envie de flâner, je l’avais oubliée celle-là. Cette valise dépareillée du vol précédent, perdue cette fois définitivement. Je l’ai regardée encore un tour ou deux. Et puis par désœuvrement, par curiosité peut-être ou autre chose, je l’ai sortie du tapis pour l’ouvrir dans un coin un peu isolé.

À l’ouverture, j’ai remarqué bien vite que quelque chose n’allait pas. Les objets, vêtements, documents, semblaient avoir été jetés à l’aveugle sans aucun souci de rangement. En pensant trouver un agenda avec un 06 ou un mail, j’ai inventorié le contenu avec précaution, dans l’idée de rassurer le propriétaire sur son bagage perdu.

Mais rien de tout cela, pourtant il y avait toute une vie dans cette valise. Des vêtements usés roulés en boule, quelques pesos mexicains, des livres aussi, le tout dans un désordre indescriptible, et le plus dérangeant, une odeur fade de négligé. Dans une enveloppe, un contrat de travail pour de la figuration au théâtre Marigny, avec un nom, Tony Dupré, quelques photos, un jeune homme à l’air fatigué, seul ou au milieu d’une troupe lors d’un spectacle. C’était malsain ce voyeurisme, j’ai regretté très vite cette intrusion, alors je l’ai refermée bien vite en la laissant en évidence le code-barres bien visible, au pied du tapis roulant.

Comme un voleur, je me suis enfui vers la gare RER, l’envie de musarder m’avait quitté. Dans le train, un peu naïvement, je dévisageai tous les passagers. Tony Dupré, distrait au point d’oublier son bagage de soute, il était peut-être là, comme moi retournant sur Paris. C’était ridicule bien sûr, mais cette valise elle tournait aussi dans ma tête, et surtout ce visage juvénile pourtant déjà usé qui m’obsédait littéralement.

En retrouvant mon quartier sous le soleil, cette histoire a cessé de me tourmenter et puis j’avais mon frigo à remplir, et surtout à récupérer ma petite chatte Élodie dans sa pension, boulevard Voltaire.

Un mot rapide à notre concierge, et à mes voisins de palier qui viennent s’occuper de mes plantes d’intérieur pendant mes absences. J’avais ma soirée à moi devant une série télé et quelques notes à finaliser sur mes rencontres à Madrid, en tête à tête avec Élodie, boudeuse comme à son habitude quand je l’abandonne une semaine.

Au bureau, les deux jours suivants ont été intenses, quelque part on me faisait payer ce séjour mensuel en Espagne vu par certains comme des vacances. Rien de bien profond cependant, plutôt des petites piques aigres-douces sur le climat parisien et celui de Madrid. Au final, ma maîtrise de la langue et de la culture espagnole arrangeait bien tout le monde et débloquait bien des situations.

Avec cette pression professionnelle, j’avais réussi à le ranger dans ma boîte à souvenirs ce Tony Dupré. Sur le site internet de Roissy ADP, j’avais cherché des infos sans succès, pas d’onglet « bagages perdus » pas d’usagers mécontents postant sur un forum, décidément cette valise oubliée n’avait pas dérangé grand monde.

Et puis un matin, dans le métro qui m’emmenait à La Défense, j’ai reçu un énorme coup en lisant la presse sur mon portable. Une photo que je connaissais trop, avec ce texte glaçant en première page. « Un Français mort d’une overdose dans les toilettes de l’aéroport Benito-Juárez de Mexico ». Il me revenait en plein cœur, cet inconnu, trop beau, trop mystérieux et sa valise dépareillée. Le commentaire froid ne laissait aucun doute sur les circonstances du drame. Avant un vol de 12 heures vers Paris, dans l’urgence, il avait probablement pris une dernière dose d’héroïne peut-être de mauvaise qualité, et cette injection lui avait été fatale. Tout s’expliquait, ce visage jeune, mais déjà marqué, le désordre dans la valise abandonnée.

J’ai lu toute la presse ce matin-là, mais rien de plus. La même photo du passeport et un appel à témoins pour gérer ce décès suspect. Personne ne s’étant manifesté, les autorités mexicaines transmettaient le dossier à la France pour suite à donner. Ce compte-rendu froid déshumanisé me stupéfiait. Personne à Paris pour s’émouvoir, personne pour s’inquiéter. Quelque part je me sentais coupable, j’avais fui après avoir vu ces morceaux de vie en désordre, j’avais fui parce que l’intérieur de cette valise laissait présager un drame.

Qu’un junkie soit mort à 25 ans dans les chiottes d’un aéroport à l’autre bout du monde, au fond quelle importance ! Mais moi, cette mort, elle faisait partie de ma vie. Ces yeux-là qui me regardaient sur les photos m’avaient obsédé plusieurs jours. Parce que par ennui j’avais forcé l’intimité d’une personne en fouillant ses bagages, je me sentais redevable, et j’avais failli.

Tony Dupré, intermittent du spectacle, c’était quoi sa vie ? Comme sa valise, il avait tourné en rond. Toutes les nuits dans Paris à la recherche d’une dose, d’un plan pour trouver du fric, d’un dealer moins pourri que les autres qui ne la lui ferait pas à l’envers.

J’en ai rêvé souvent de ce garçon perdu. Sur les réseaux sociaux, il y avait d’autres photos, sur des sites de théâtre à Paris, en Avignon aussi. Plusieurs fois je suis allé assister à des spectacles au théâtre Marigny pour être dans des lieux qu’il avait fréquentés.

Son visage m’a poursuivi pendant longtemps…

Et puis j’ai repris le cours de ma vie bien ordonnée, avec mon chat, mon quartier d’Oberkampf, et mes semaines à Madrid.


 
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   EtienneNorvins   
15/11/2025
trouve l'écriture
aboutie
et
aime un peu
Fragilité de l’existence humaine, difficulté de se connecter profondément avec autrui : la valise abandonnée devient le miroir de toute une existence ratée, ce qui rend le texte émouvant sans être larmoyant. Toutefois, il y a un potentiel pour une exploration plus approfondie de l'introspection du narrateur. Bien que cela participe de l'atmosphère de l'histoire, il manque peut-être un peu de dynamisme ou de conflit interne plus profond. Ainsi, la dimension "voyeuriste" lorsque le narrateur fouille la valise, bien qu'intéressant, pourrait être explorée davantage. L’aspect éthique, "morale", de son intrusion dans la vie privée d’un inconnu pourrait être davantage interrogé, et la culpabilité qu'il ressent face à cette découverte pourrait l'amener à une introspection plus développée : pourquoi cette mort fait-elle soudain partie de sa vie de façon si obsédante ? - cela demeure suggéré de façon trop superficielle...
[EL]

   Donaldo75   
27/11/2025
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Quelle histoire ! Je dirais même plus, à l’instar du personnage incarné par Jean-Paul Belmondo dans le film sorti en 1964 sur les écrans de France et de Navarre, tourné par Philippe de Broca et intitulé « l’homme de Rio » : quelle aventure ! Cela peut sembler une boutade mais il faut regarder le film jusqu’au bout pour comprendre le sens de cette analogie vu que la réplique clôt le film.

Parce que bon ben euh tsé, je viens de lire une nouvelle courte et dense, très efficace dans sa progression psychologique et narrative. Sa force réside dans sa capacité à transformer un détail anodin (une valise oubliée) en un pivot moral et existentiel pour le narrateur, tout en dressant un portrait oblique de la solitude urbaine. C’est quand même pas rien, non ? Allez, je continue mon analyse de premier de la classe parce que ce matin je suis en verve.

Le narrateur représente l'ordre, la routine bourgeoise. Tony Dupré est l'incarnation du désordre total avec au bout une mort chaotique. Le voyage du narrateur à Madrid est une routine professionnelle. La valise de Tony Dupré représente le vrai voyage, celui de la fuite et du drame. L'aéroport devient le lieu de collision entre ces deux mondes. Cela me rappelle un film américain produit par Steven Spielberg mais dont je ne me souviens plus du titre. Le narrateur est un voyeur involontaire. En ouvrant la valise, il force l'intimité de Tony, passant de l'ennui à une obsession qui le culpabilise. Le contraste entre le compte-rendu froid de la presse et la vie fragmentée contenue dans la valise est saisissant. Et cerise sur le gâteau, procédé stylistique bien employé, le narrateur n'a pas de nom, ce qui renforce son rôle d'observateur universel ou anonyme.

Vous en voulez encore (on dirait une strophe de Serge Gainsbourg dans "l'homme à la tête de chou") ?

Le moteur initial de l'intrigue est l'ennui. On a tous connu ça. La narration est efficace. D’abord s'expose la symbolique : l'image récurrente de la valise qui tourne est une métaphore de l'attente, de l'oubli et, rétrospectivement, de la vie du défunt qui lui a tourné en rond. La description de l'ambiance de l'aéroport contraste avec la révélation du drame. Ensuite, la mise en image du voyeurisme se déploie. L'ouverture de la valise représente l'acte de voyeurisme qui scelle le lien entre les deux hommes. Le désordre, l'odeur, et surtout le visage usé de Tony créent un malaise immédiat. Le narrateur s'enfuit, reconnaissant instinctivement le danger psychologique de cette découverte. Enfin, la révélation tape sur les neurones du lecteur pour conclure. La froideur de la nouvelle du journal contraste violemment avec l'intimité forcée de la valise. Le récit se conclut sur l'obsession persistante du narrateur, montrant que si Tony Dupré est mort, son souvenir a bouleversé la vie bien ordonnée du narrateur.

Et puis tout ça ne tortille pas du popotin en termes de style d’écriture. C’est familier, du langage direct afin que tout le monde comprenne et que la force de la narration ne bute pas sur des circonvolutions stylistiques comme cela arrive parfois.

Bref, ce texte a l’air de rien comme ça mais il révèle un fond puissant sous une forme anodine. Et ça, ce n’est pas rien. Bravo !


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