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Sentimental/Romanesque
antonio : Jenny
 Publié le 05/01/16  -  7 commentaires  -  8748 caractères  -  71 lectures    Autres textes du même auteur

Un amour de jeunesse.


Jenny


Il y avait d’abord eu Jenny. Nous habitions Londres à l’époque. Je l’avais rencontrée, retrouvée plutôt, un jour, dans le hall de la gare de Saint-Pancras où j’étais entré sans but bien précis. Je lui avais été présenté fortuitement quelques semaines plus tôt par un camarade qui était de ses parents.

Saint-Pancras est triste sous le soleil. Cette forteresse de briques sales devient lugubre sous la pluie, ou lorsque le brouillard l’enrobe et, en supprimant ses contours, la rend plus massive et plus sombre encore. L’intérieur est pire, si possible. On est loin du brouhaha joyeux de nos gares. C’est une chapelle funéraire aux dimensions de cathédrale. Les trains y glissent silencieusement, le sol souple des quais absorbe le bruit des pas, le personnel est rare et discret, les magasins moroses souvent fermés. La fumée cache au bout de la voûte la trouée vers le ciel, une saleté antique encroûte les murs, les poutrelles, les voies, tout est couleur de poussière. Seul, parfois, le claquement des tampons crève l’épais silence, déchaînant un écho insolite qui ressemble à un long cri humain.


Ce lieu déprimant, qui rendrait cafardeux un commis-voyageur, m’est apparu pourtant un moment, quelques mois, comme l’endroit le plus attirant du monde. C’est que j’y attendais Jenny. Elle arrivait ponctuellement, chaque jour de la semaine, à 8 h 05, par le train de Leeds qu’elle avait pris à Hertford. Il descendait de ce train un flot de fantômes sans visages qui s’écoulait autour de moi comme un fleuve autour du rocher. Ces fantômes, aussi indifférents à moi que je l’étais à eux, marchaient du pas anglais, ni trop lent, ni trop vif, ni flâneur, ni affairé, le pas des gens qui savent où ils vont, quand ils doivent y arriver, et qui ont pris le temps pour y arriver, pas plus, pas moins. Subitement, entre deux épaules, entre deux chapeaux se démasquait une tête d’ange et mon cœur battait plus fort. L’ange était coiffé, lui aussi, d’un invraisemblable chapeau bleu et vert, avec des rubans et des fleurs, un invraisemblable chapeau qui ne parvenait pas à l’enlaidir, au contraire, qui faisait autour de ses cheveux blonds comme une seconde auréole vaporeuse et suave que la marche agitait d’un léger tremblement. Et dessous ce chapeau, il y avait la face de l’ange, les yeux immenses, d’un bleu inouï, d’une vertigineuse pureté, incomparables, indescriptibles, le nez petit, droit, fait d’une matière précieuse et fragile, tellement étrangère à la vulgaire chair humaine, et la bouche menue, d’un dessin si fin, d’un rose si léger qu’elle eût découragé Quentin de La Tour lui-même.


Je ne pressais pas Jenny dans mes bras, oh non ! Mieux vaut dire tout de suite que je ne l’ai jamais fait. Elle me tendait simplement sa menotte et sa bouche adorable faisait « oh ! », dans un soupir qui eût pu paraître de déception s’il eût été français, mais qui, chez elle, exprimait la sympathie, le plaisir de me revoir et même une très pudique émotion. Nous partions côte à côte, descendions les marches solennelles du perron de la gare et tournions dans Euston Road. Cette avenue trop large, trop longue, trop vide, je l’aurais trouvée accablante en temps ordinaire. Elle favorisait, au contraire, notre démarche. Nous étions seuls dans ce désert, seuls dans ce silence qui me permettait d’entendre clairement la musique sacrée de la voix de mon amie. Cette voix intarissable et primesautière qui me contait chaque jour par le menu les événements insignifiants d’une journée sans surprise. Je ne me lassais pas de l’écouter et je prenais bien soin de ne pas l’interrompre dans ce monologue qu’elle déroulait comme en chantant, avec des accents imprévus, des exclamations enfantines, des insistances, des hésitations, des murmures et des jaillissements qui ne m’étonnaient plus mais me ravissaient toujours.


Il n’y avait malheureusement que cinq ou six cent mètres entre la gare et le collège que Jenny fréquentait. Devant le péristyle d’ordre dorique qui encadrait la petite entrée des élèves, Jenny me quittait rapidement en me serrant seulement la main, enchaînant sur sa lancée et ses pas et sa voix à ceux d’autres étudiants qui entraient en même temps.


Après, eh bien, après, j’errais dans le quartier, l’âme mélancolique, peu pressé de quitter le « périmètre Jenny », le seul dans lequel je l’aie jamais rencontrée. Je passais devant Cartwright Gardens où, même à cette heure matinale, s’activaient parfois des joueurs de tennis sur le petit court entouré de feuillages, je poussais jusqu’à Russel Square d’où je revenais vers King’s Cross pour reprendre mon bus.

Mes cours, à moi, n’avaient lieu que l’après-midi, à de mauvaises heures pourtant, puisqu’elles ne me permettaient pas de reprendre Jenny à la sortie des siens. Les relations entre Jenny et moi étaient, je le sentais, je le croyais du moins, d’une nature si précaire, si subtile qu’elle n’aurait pas autorisé la moindre entorse au rite. Je savais aussi que jamais nos rapports ne pourraient évoluer. Trop d’obstacles s’y seraient opposés, dont le moindre n’était pas ma « qualité » d’étranger. Et peut-être d’ailleurs ne désirais-je rien d’autre. La vie était belle comme ça.

Un jour, sans y prendre garde, je l’appelai « Jennifer ». Elle s’arrêta sur place, l’air fort surpris : « How did you say? »

Elle répéta deux ou trois fois « Jennifer » puis se mit à rire. Désormais, je l’appelais Jennifer.


Quand j’y pense, je m’aperçois que nous n’avions rien de semblable, elle et moi, pas un seul goût en commun, pas une seule idée à partager. Avait-elle seulement des idées ? Mais oui, bien sûr qu’elle avait des idées, bien sûr que c’était même une intellectuelle à sa façon, mais dans un tout autre concept de l’intellectualisme que le nôtre. Pour nous autres, Français, à la fois cartésiens et coupeurs de cheveux en quatre, l’idée a sa valeur propre, indépendante. Nous aimons échanger des idées comme nous aimons parler des femmes, même si cela ne doit mener nulle part. Chez Jenny, bonne Anglaise, il y avait un temps pour tout : le temps des idées, celui dans lequel je n’étais pas inscrit, à cause de la brièveté de nos rencontres, mais surtout parce que cela n’aurait servi à rien.

Il serait tout aussi injuste de dire qu’elle était insensible ou incapable de rêver. La nature, par exemple, était loin de la laisser indifférente.

Elle était fort bucolique, passait ses loisirs en promenades à bicyclette dans la campagne et cultivait son jardin. Seulement, pour elle, une fleur était une fleur, et cela lui suffisait bien. Mais au fond, tout cela m’était bien égal. La légèreté de nos propos me servait, au contraire, me laissait disponible pour l’entendre, la voir, humer le parfum que les roses qu’elle soignait laissaient toujours sur elle et qui devenait son parfum, me permettait de jouir de son exclusive présence, sans que les idées viennent faire intrusion entre nous.


J’ai perdu Jenny le jour où mes parents ont quitté l’Angleterre et où je les ai suivis. Je me souviendrai toujours de notre dernière promenade. Je l’avais accueillie, comme de coutume, sur le quai de la gare, mais pour sortir, au lieu de prendre le grand escalier, je l’entraînai vers le petit souterrain désert qu’empruntaient les voitures. Je lui dis que puisque j’allais partir, j’aimerais emporter d’elle un dernier souvenir, le plus beau. Elle répondit simplement : « What », et, dans un grand élan de courage, je plaquai sur sa joue adorable un baiser sonore. Le feu de ce baiser devait être bien vif car tout son visage s’empourpra d’un seul coup. Aucune réaction ne se produisit. Pendant un bref instant, le temps fut suspendu. J’étais pantelant d’émotion devant cet immense regard dans lequel je ne pouvais rien lire d’autre que de l’étonnement. Puis nous reprîmes notre marche vers la sortie du tunnel. Alors, pour la première fois, elle prit ma main, très simplement, et nous fîmes toute la route ainsi, sans dire un mot.

Devant la porte du collège, pour la première fois aussi, elle s’arrêta devant moi, murmura d’une petite voix presque inaudible : « … bye, dear, don’t forget…! » et, à son tour, sa bouche légère effleura ma joue. Le temps de reprendre mes esprits, mon équilibre aussi, car j’étais chancelant, elle avait disparu sous le porche, emportée par la vague des camarades.


Par un coup du destin, que je jugeai, à l’époque, diabolique, un professeur étant souffrant, Jenny avait déjà pris son train lorsque je me présentai devant la porte de son collège bien avant l’heure de sortie habituelle.

Je l’ai compris plus tard, des adieux renouvelés, même plus tendres, n’auraient eu pour résultat que de rendre la séparation plus dure, et peut-être de ternir par leur amertume la beauté de ce souvenir unique, clair et pur… comme les yeux de Jenny…


 
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   Anonyme   
14/12/2015
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour,
"Il descendait de ce train un flot de fantômes sans visages qui s’écoulait autour de moi comme un fleuve autour du rocher........... d’un rose si léger qu’elle eut découragé Quentin-Latour lui-même.", j'ai adoré tout ce paragraphe et je pense que j'ai aimé votre nouvelle grâce à ce passage qui, pour moi, donne le ton de cette petite histoire.
C'est désuet, délicieux, et tellement authentique. On est amoureux avec vous de votre Jenny, maladroit, peu entreprenant. Cette amourette semble si douce. Et voilà que l'on regrette déjà qu'elle finisse, sans qu'il ne se passe rien de bien croustillant. Le rêve est là pourtant, un premier amour d'adolescent qui marque tant, une vie entière peut-être. Et c'est ainsi qu'il finit bien cet amour de jeunesse, tout enrobé de ce flou artistique des sentiments, dans ce non échange d'idées, avec cette distance obligée des sens qui feront de ce petit joyau un brûlant souvenir, à jamais, l'imagination sans doute y étant pour beaucoup.
L'écriture, très fluide, très imagée, a beaucoup de charme, et rend les descriptions savoureuses.
Très belle nouvelle pour moi.
A vous relire avec plaisir.

Jaseh

   Vincendix   
15/12/2015
 a aimé ce texte 
Beaucoup
St Pancras-station il y a quelques années je suppose, avant que cette gare accueille l’Eurostar.
Elle est plus vivante et plus colorée maintenant et les demoiselles chapeautées sont plutôt rares !
Un beau texte, descriptif à tous les niveaux, même si parfois c’est très détaillé, il n’y a rien de trop dans ce récit romantique.
Cette idylle entre une jeune Anglaise et un jeune Français est bien loin des clichés de « A nous les petites Anglaises ».
Une romance fleur bleue qui se termine comme elle avait commencé, mais comment pouvait-elle se terminer autrement ?
Et pourtant, j’avais envie que le jeune homme ne laisse pas échapper une telle beauté diaphane, qu’il découvre plus que les cheveux blonds, les yeux immenses d’un bleu inouï, le petit nez, la bouche menue et bien dessinée...

   carbona   
16/12/2015
 a aimé ce texte 
Pas ↑
Bonjour,

Ben alors quelle frustration d'effleurer ainsi leur relation. manque de concret, manque de dialogue entre les deux personnages. Difficile de s'attacher à ce "couple", tant leur relation est peu existante. On apprend qu'elle est anglaise, qu'il est français, qu'il l'accompagne au collège (université ?), qu'il l'aime et qu'elle apprécie les promenades à vélo. Mais sinon rien ne nous montre ce qui se passe entre eux. j'ai bien compris qu'il s'agit d'un amour platonique mais rien ne nous éclaire sur le coeur de leur relation et c'est dommage. J'ai vraiment la sensation que l'on a contourné cet amour de jeunesse. Donc guère d'émotions au rendez-vous, désolée.

Et au fait, elle est magnifique la gare de St-Pancras !

Carbona

   vendularge   
5/1/2016
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Bonjour,

J'aime bien ce ton descriptif et délicat, il donne un aspect désuet certes mais surtout candide qui rend ce personnage sympathique et touchant. C'est un bel émoi que celui de ce jeune adolescent, très loin il est vrai de la sexualité précoce d'une partie de cette tranche d'âge, de nos jours on consomme d'abord et éventuellement peut être ensuite on tombe amoureux... ou pas;)

Merci donc de ce moment charmant.

   hersen   
6/1/2016
 a aimé ce texte 
Un peu ↑
En plein dans le romantique.

Je pense quand même que ce texte manque un peu de "lumière", de gaieté.

"en dessous de ce chapeau, il y avait la face de l'ange" ne me convainc nullement et je dirais que c'est plus mièvre que romantique (mais la ligne entre les deux est quelquefois un peu floue.

Un bouquet de myosotis (forget-me-not) à la fin aurait donné un petit côté "fleur bleue", comme disent les anglais, mais en général ils enchainent sur " voulez-vous coucher avec moi".
Question de génération, peut-être.

Mais au plaisir de vous relire, j'ai apprécié d'autres textes de vous.

   aldenor   
7/1/2016
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Sur un sujet pareil, sans drame ni tapage, juste une vague rencontre, tout est dans la manière. Elle y est, mais pas tout à fait.
La richesse du texte est plus dans le background londonien que dans la trame romanesque. La description de la gare fantomatique de St Pancras est saisissante, et les comparaisons que vous introduisez entre les anglais et les français sont subtiles : j’ai trouvé le passage sur les pas à l’anglaise particulièrement amusant.
L’écriture est soignée, oui. Mais pas assez percutante à mon sens, manquant parfois de concision, parfois de précision.

   Belle-Helene   
24/1/2016
 a aimé ce texte 
Bien ↓
L’univers dans lequel nous plonge ce texte est assez rêveur et nous y attire. Mais j’ai l’impression qu’il manque une fin, un après plus prononcé et qui donnerait les émotions du narrateur après les évènements qu’il raconte. Mais le texte est bien écrit.


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