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Réalisme/Historique
Blitz : La fête foraine
 Publié le 13/10/25  -  1 commentaire  -  24487 caractères  -  3 lectures    Autres textes du même auteur

Une fête foraine des années 80, vue par une bande d'amis désœuvrés. Il y avait sans doute la même dans toutes les villes de France.


La fête foraine


– Roulez, roulez jeunesse… Vous en voulez encore ?


La voix éraillée de la foraine, tellement familière, grésille dans les enceintes démesurées disposées des deux côtés du Turbo Jet, l’attraction la plus cotée de la fête de la Trinité. Ce timbre rauque et gouaillant comme un titi parisien, c’est l’âme de la foire. Tout le monde la connaît, génération après génération. La voix doit se transmettre en famille, de mère à fille. À moins que ce ne soit une bande enregistrée en des temps immémoriaux, chargée d’un érotisme sauvage qui convient parfaitement au contexte dramatique du moment.


La Trinité est un rendez-vous annuel que personne dans Guéret ne manque. Dix jours de manèges et attractions foraines inaugurés par un corso fleuri le deuxième dimanche de juin. La population entière du département, à quelques vieillards et bougons près, est attirée comme des fourmis sur un pot de confiture mal fermé.


Le Turbo Jet est la pièce maîtresse des festivités. Une plateforme circulaire, encerclée de spots lumineux furieux, et qui tourne de plus en plus vite sur son axe central. Sur cette plateforme sont fixées des nacelles colorées et pailletées qui virevoltent elles aussi vicieusement autour d’un autre axe. Un avant-goût des supplices d’un voyage spatial pour ceux qui fantasment de devenir, un jour, voyageur interstellaire.

La vedette incontestée des attractions trinitéennes lâche sporadiquement des rayons jaunes, bleus et rouges dans toutes les directions, éclaboussant les murs des écoles entre lesquelles s’est cramponné l’édifice en métal bleu. Les nacelles tournoient comme des toupies, traçant des ellipses rapides qui malmènent la trentaine de passagers intrépides, les enfonçant bien dans leurs sièges. Leurs ongles s’ancrent dans la barre de protection recouverte de mousse, seul recours pour les empêcher d’être projetés violemment dans la foule admirative.


– Attention à vos cul-culs, ça va décoller. Vous en voulez toujours plus ?


Bien entendu, la clameur s’élève aussitôt pour approuver la proposition, avec l’espoir que la durée du tour se prolonge de quelques secondes, rentabilisant les sept francs déboursés.

Un des maltraités n’a sans doute pas marqué son enthousiasme avec les autres, car une gerbe de vomi brunâtre, dans une majestueuse parabole, s’élève soudainement d’une des nacelles à l’apex d’une ascension brutale. Le jet coloré, chargé de fragments non identifiables, asperge une bonne partie des valeureux voyageurs et fait reculer précipitamment les spectateurs venus encourager leurs champions intrépides.

Avec Blitz, nous admirons la scène délicate en faisant de concert une grimace dégoûtée, bien loin de l’aire de réception des morceaux de clafoutis et de vinasse qui doivent maintenant parsemer le sol et les cheveux des pauvres astronautes d’un soir. Nous sommes plutôt intéressés par le stand de tirs aux ballons et à la ficelle qui promet des lots de grande valeur à tous les participants. Là se retrouvent les tireurs d’élite ou les simples chasseurs en nostalgie de gibier, depuis que les lapins de garenne du département ont été décimés par la myxomatose, quelques années auparavant.


Il commence justement à y avoir du monde. Le grand échalas en blouson de cuir, qui capte toute l’attention, a soulevé ses lunettes noires au-dessus des sourcils et tord sa bouche tout édentée, exagérant sa concentration. Il est presque tout à fait allongé sur la moquette rouge du comptoir, une magnifique carabine à crosse bleue en bakélite prolongeant un corps connecté spirituellement à sa cible, cinquante centimètres devant lui. Il ne bouge plus. Plusieurs minutes. Rien ne se passe. Il ne tire toujours pas et un groupe s’est formé derrière lui. On sent qu’il va arriver quelque chose d’extraordinaire. Le clac métallique retentit enfin. Un murmure d’approbation monte du fan-club improvisé. La corde a vibré. On peut même apercevoir une petite peluche de fil blanc qui pendouille sur le côté. C’est la preuve que c’est possible. Le tireur recharge l’arme en trois mouvements très secs et rapides. Comme un automate. Sans regarder autour de lui, les yeux complètement vissés sur les ficelles qu’il faut couper pour faire tomber les gros lots suspendus au plafond du camion. Il mime vraisemblablement la scène du film Full metal jacket, dont tout le monde parle en ce moment. Un des Marines, traumatisé par le dernier assaut sur les positions Viêt-Cong, démonte et remonte son M16 à toute vitesse devant un instructeur hurlant… et finit le mouvement en se tirant une balle dans la bouche. Mais là, pas de dénouement tragique. Le sniper de la place Varillas se remet pile-poil dans la même position, les coudes solidement disposés sur le plateau, formant un angle judicieusement calculé. L’attente recommence. Il y a désormais un véritable attroupement. Quelques-uns se sont bien lassés, mais le nombre de curieux grossit sans cesse après chaque détonation. On veut savoir combien il faut de coups pour rompre la ficelle. Et surtout, si c’est vrai. Quelqu’un murmure dans la foule admirative que le tringlot est un habitué, il a déjà gagné une chaîne hi-fi l’an passé. Comme ça, avec quelques plombs. Un fameux !

J’apprécie le spectacle du coin de l’œil, sans manifester le même enthousiasme. Je sais bien que le type, un certain Dodo, est de mèche avec le forain. Enfin, c’est assurément un bon tireur et il coupe les ficelles pour de vrai. Mais il a comme consigne de faire durer le spectacle le plus longtemps possible. Les plombs que lui glisse le forain sont en fait des projectiles à tête plate, bien différents des plombs bombés que les gogos payent par lots de trois à prix d’or. Ces derniers sont plutôt adaptés pour faire des trous dans des cibles en carton et ont peu de chance d’entamer une ficelle bien tendue, alors que les munitions plates qu’utilise Dodo l’effilochent à chaque impact.

Après un moment, nous décidons que c’est vraiment du réchauffé et que les combines ressassées des forains fripouilles n’ont finalement pas beaucoup d’intérêt. Surtout que Blitz s’est mis dans la tête de gagner ce soir un service à fondue. Il en a marre des frites carbonisées que sa mère lui prépare tous les jours et il aime le fromage. Il lui faut vingt-cinq bons gagnants au tir aux ballons. Il a calculé que s’il s’applique, à l’instar de Dodo, il pourra avoir les tickets en vingt-deux parties, à condition de faire six doublés. C’est-à-dire exploser deux cibles avec un seul plomb. Mais il faut patiemment attendre que deux ballons se mettent à danser l’un derrière l’autre, portés par le jet d’air continu qui est soufflé par en dessous, et tirer pile à ce moment.

Après une demi-heure, Blitz a déjà réussi quatre doublés, mais aussi raté une cible bêtement. L’injure qu’il a lâchée s’est entendue jusqu’à la baraque à frites voisine et fait rire quelques vilaines boudinées, en train de croquer salement dans des pommes au sucre toutes rouges. Blitz gagne finalement son service à fondue. Il lui a fallu un peu plus de plombs que prévu, mais il s’est fixé un but et s’y est tenu. Contrat rempli et victoire honorable, tout compte fait. Le dénommé Dodo a également coupé sa ficelle et remporté une énorme peluche de chien qu’il a du mal à porter à travers la foule. On peut le suivre de loin, remontant la marée vers la place Bonnyaud. Du coup, tout le monde se rue sur les carabines et le stand tourne à plein. Comme prévu.


Nous nous appuyons sur le mur de l’école. Blitz dissimule soigneusement son trophée derrière un des piliers. Il le prendra plus tard en revenant. Maintenant, c’est l’heure du gorille et ils ne veulent pas manquer le célèbre spectacle. Le train fantôme est adossé au cinéma. C’est là qu’ils vont d’habitude voir les chefs-d’œuvre de Bruce Lee, ceux de Jean Lefebvre ou encore les sulfureux films d’Emmanuelle, pour lesquels il faut montrer sa carte d’identité avant de rentrer. Ce soir, ce n’est pas pour Emmanuelle qu’ils patientent, mais bel et bien pour le fabuleux King Kong qui va apparaître sur la coursive supérieure, poursuivant les wagonnets pleins de tresses et chignons hurlants. Tout le monde attend la prestation du primate enragé.

Dans un cliquetis poussif, une première voiture, chargée d’un couple de lycéens pubères, sort violemment en explosant la porte bariolée et plonge dans les entrailles du château de carton-pâte quelques mètres plus loin. Mais pas de King Kong. Il a choisi une autre proie. La prochaine, bien entendu, il ne faut pas faire attendre. Perché sur le capot d’un wagonnet, l’énorme gorille noir apparaît justement, tapant furieusement sur les murs fragiles et farfouillant de ses grosses pattes les cheveux d’une mégère terrorisée, mais ravie. Il a des paluches gigantesques et finit immanquablement sa courte prestation en tambourinant des poings sur son torse velu, avant de s’engouffrer de nouveau dans le tunnel à la quête de la victime suivante. Nous nous rapprochons pour bien profiter de la séance, mais aussi attirer l’attention du singe géant. Lui dire que nous sommes là. Et que nous l’attendons à la pause pour aller boire une bière. King Kong pourra nous révéler les endroits où il a posé ses grosses mains de batteur, sur quelles rondeurs il s’est attardé, et les surprises que lui ont réservées certaines coquines. Mammouth, car c’est lui, bien entendu, se fait autant tripoter qu’à son tour. C’est devenu un jeu pour beaucoup de passagères du train fantôme, femmes de tout âge et toute condition, de palper l’entrejambe du gorille dans l’anonymat des ténèbres du tunnel. Certaines reviennent plusieurs fois dans la soirée et son déguisement a été malmené au point qu’un accroc bien pratique s’est élargi à l’endroit précis des convoitises féminines. Surtout qu’il ne porte pas de sous-vêtement sous son pelage synthétique, pour éviter de transpirer plus que nécessaire. En plus de gagner un montant rondelet pour sa prestation, Mammouth se fait toucher gratuitement et passe, somme toute, d’agréables moments. Il raconte même qu’il laisse rentrer les plus hardies par la porte de derrière et les prend comme une bête dans la pénombre. Mais nous n’y croyons pas. Les papouilles oui, mais tirer un coup dans sa tenue de gorille, c’est sans doute une invention. Ou alors il a sacrément de la chance. Il faudrait que j’essaye un costume de lapin dans le palais des glaces. J’irai demander.


L’artiste animalier nous rejoint finalement pour sa pause, débarrassé de son déguisement poilu. Il a enfilé une chemise pas propre et ses cheveux sont collés par la sueur autour de sa calvitie. Il a l’air excité et pressé de nous annoncer une nouvelle extraordinaire :


– Il y a un ours dans la camionnette grise, derrière le château hanté. Ça pue le fauve et il a dû chier partout. La police est venue, il paraît que c’est interdit de montrer des animaux sauvages, aujourd’hui. Alors, le type est parti, et il a laissé son ours. La bête doit avoir faim, car ça remue là-dedans. Faut retrouver le propriétaire ou appeler la fourrière. Tu te rends compte s’il m’avait vu en singe, il aurait pu me sauter dessus. C’est n’importe quoi ! Imaginez, les gars, tout le monde attend de voir le gorille perché sur les wagons et c’est finalement un vrai ours qui apparaît. Avec une main pleine de sang entre ses dents !


La vision d’un cauchemar digne des Dents de la mer nous fait nous esclaffer. Nous nous mettons à mimer, entre deux hoquets, la débandade dans le château fantôme et l’ours enragé fonçant sur les autres manèges. Ce n’est pas avec les carabines à plombs qu’on peut arrêter un vrai fauve, non, c‘est sûr.


– Regardez, il y a Jojo et ses serpents !


Le dénommé Jojo est une vraie attraction dans Guéret. C’est en fait un vieux clochard qui arpente les voies de chemin de fer à la recherche de vipères. Il les attrape vivantes avec un bâton recourbé et les vend à un laboratoire pour se payer ses chopines. Mais chaque année, pour la Trinité, Jojo devient une star et fait un spectacle qui lui rapporte de quoi s’enivrer pendant un mois plein. Planté au beau milieu de la place, il a étalé son manteau déguenillé et posé un grand sac à patates bien fermé par une ficelle de lieuse. En s’approchant, on peut sans effort deviner, aux mouvements du balluchon, ce qu’il contient. Le vieux tout miteux, mal rasé et aux petits yeux de fouine, harangue la foule qui fait le cercle autour de lui. Pas trop près, car on ne veut pas prendre le risque de voir un reptile échappé se glisser au milieu d’une famille ou, pire, remonter dans la jambe d’un pantalon. Quand tout le monde est bien chauffé et qu’il y a suffisamment de spectateurs au goût de Jojo, il plonge sa main et triture théâtralement dans le grand sac, avant d’en sortir victorieusement un long serpent brun qu’il tient d’une main ferme par la tête. Promenant sa proie devant l’assistance hypnotisée, Jojo pousse des cris de bête qui se veulent terrifiants, mais qui ne rajoutent rien à l’ambiance grotesque, tout compte fait. Les grimaces de dégoût se peignent automatiquement sur les visages poudrés et Jojo jubile, sachant qu’il va apporter une dose bien plus grande d’effroi à la populace venue découvrir le fameux spectacle dont tout le monde parle. Il saisit soudain la queue frémissante qui s’est enroulée rageusement sur son avant-bras et tire sur les deux extrémités pour bien faire constater la longueur de l’animal. Puis, clou de la représentation, il referme d’un jappement brutal sa mâchoire, garnie de vieux chicots noirs, derrière la tête du reptile. Une effervescence écœurée soulève aussitôt l’assistance. Certaines belles se détournent ou feignent de s’évanouir d’horreur, laissant juste passer assez de jour entre leurs paupières mi-closes pour ne rien rater du final. Les dents de Jojo s’acharnent sur le tube brunâtre et luisant qui se débat désespérément, jusqu’à ce qu’il se sépare en deux morceaux que le valeureux guerrier des passages à niveau brandit triomphalement vers le ciel. Les cris révulsés font alors place aux rires appréciateurs et une salve d’applaudissements couvre pour un moment le son strident du manège de chevaux de bois. Les hochements de têtes admiratifs remplacent les moues désapprobatrices et beaucoup mettent la main au porte-monnaie, jugeant que Jojo a sans conteste mérité quelques francs.


Tous les trois, nous étions contents d’être arrivés à temps pour le show. Les forts des foires et prestidigitateurs ambulants se produisent de plus en plus rarement et on sent bien qu’une époque se termine. Dans une poussée de mélancolie, je me remémore les fêtes de la Trinité quand j’étais encore tout petit. On voyait alors la femme à barbe et l’homme-tronc. Certains à Paris ont sans doute trouvé tout cela très indécent et on ne montre plus les phénomènes humains, c’est devenu interdit ! Mon père et ma mère m’ont emmené voir ces curiosités malsaines, un jour. Je m’en souviens très nettement, les images sont fortes et se sont bien imprégnées dans le méli-mélo de ma mémoire. Ce jour-là, après avoir contribué de quelques pièces, le rideau s’est entrouvert et, avec mes parents, nous sommes entrés dans une petite salle sombre. Seule la scène était éclairée par une lumière pâle. Elle était là devant nous. Elle nous souriait, comme une star. Pleine de barbe sur ses joues. Je ne l’ai pas trouvée repoussante. Non. Mais c’était curieux cette pilosité qui mangeait presque tout le visage. De la bonne barbe noire bien touffue. Il y en avait plus qu’il avait imaginé. La femme ne disait rien, se contentant de tourner la tête de gauche à droite, comme pour bien faire admirer son profil sous tous les angles. Est-ce qu’il y avait des poils aussi sur tout le corps, m’étais-je alors demandé ? Personne ne pouvait le dire. Elle avait une enveloppe bien dodue d’ailleurs, emmitouflée dans des voiles bleu ciel assez fin pour laisser deviner la peau bien tendue. Quant à l’homme-tronc, il était tellement petit qu’ils ne l’avaient d’abord pas vu en entrant. L’être malingre était adossé à une banquette rouge, ridiculement courte, et il avait l’air d’un bébé emmailloté. À la différence qu’il avait une moustache très fine et longue et tenait entre ses lèvres un fume-cigare qu’il faisait rouler d’un bord à l’autre de sa bouche. Il avait une tête de vieux. Ces gens-là ne vivent sans doute pas longtemps. Habillé dans un mini-costume de velours bleu avec des épaulettes dorées, il se contentait, lui aussi, de fixer les visiteurs sans un mot. Un mince sourire étirait sa face, comme un acteur de cinéma. Comme Clark Gable. Nous n’avions pas eu beaucoup de temps pour le dévisager, il fallait laisser la place à la queue des curieux qui poussait le rideau. Et j’étais finalement soulagé de sortir. Il y avait quelque chose que je n’avais pas aimé, mais je ne savais pas dire quoi. Ces créatures qui montraient leurs difformités ? Non, ce n’était pas eux que je n’ai pas aimés. C’étaient mes parents en fait. Ou plutôt le regard de mes parents. Quelque chose m’avait dérangé. Aujourd’hui, je ne pense pas que j’accepterais d’aller voir des gens différents juste pour le plaisir de me sentir normal et supérieur, juste par voyeurisme. Et justement, je trouve Jojo et son show de vipères… déplacé. Peut-être pathétique, même si le concept me dépasse un peu. Il faut que j’y réfléchisse.


Nous remontons les stands forains éclairés par des batteries antiaériennes qui grillent les insectes s’aventurant à moins d’un mètre. Ce sont partout de petites arnaques de camelots qui font sourire ceux qui se croient plus malins. Ce ne sont pas des hold-up, non. Les victimes sont consentantes et les forains roublards profitent légitimement de la benoîterie des chalands, pour les attirer avec des lots prodigieux. Ici, il y a des bulldozers qui poussent des pièces et des jetons dans les vitrines débordantes de montres clinquantes. Là, de belles peluches de singes à la langue pendante qu’on peut remporter en tirant une ficelle au hasard. Bien entendu, les plus grosses, celles qui trônent au-dessus des pyramides de trophées, ne sont pas reliées à l’écheveau que le forain tend en souriant aux pigeons. Seuls les petits modèles se laissent décrocher. De même, les armoires à pinces mécaniques piochent rarement un lot et les anneaux à lancer sur des bouteilles adroitement posées sur des socles carrés sont presque impossibles à encercler. J’ai essayé une fois, bernique ! Les trésors, petits et grands, gagnés en dépensant trente fois le prix que le forain a investi, vont tous embellir les cosys et étagères des salons ou le haut des buffets : l’énorme chicha, en verre bleu, pour faire croire qu’on est marginal, le katana qui ne coupe pas grand-chose, la statue du dragon en faux ivoire, le couteau de chasse qui, par bonheur, ne sera jamais utilisé, le service à avocats ou le plat à asperges, on va les garder toute la vie. Et même les transmettre. C’est comme le souvenir de victoires, aussi petites soient-elles, un objet auquel on a collé une charge émotionnelle bien plus conséquente que la somme d’argent, pourtant disproportionnée, dépensée de bon cœur. C’est pourquoi la Trinité et ses bubuses à deux sous sont si importants pour Guéret. On emporte chez soi un peu de la fête qu’on gardera jusqu’à l’année suivante. Et on reviendra avaler debout des frites dégoulinantes d’huile cancérigène, en savourant les hurlements venant du Looping ou du Turbo Jet, en matant du coin de l’œil les forts en gueule s’évertuer à faire rugir la jauge des punching-balls à piécettes, et en surveillant tendrement les enfants qui lèchent les vitres du palais des glaces pour faire des repères leur permettant de s’orienter, comme des Sioux dans une forêt hostile.


Les auto-tamponneuses de la place Bonnyaud sont, quant à elles, le rassemblement incontournable des jeunes qui veulent affirmer leur virilité nouvelle. De temps en temps, un téméraire se donne en spectacle sur un bolide aussi nacré que mon accordéon. Le risque est de se faire repérer par le petit patchwork à boucle d’oreille qui règne sur la piste depuis le matin, alternant les marches arrière vertigineuses, assis à califourchon sur le dossier en moleskine. Le teigneux, visiblement le fils d’un forain, a sûrement trafiqué sa voiturette pour la rendre plus nerveuse. La sanction, pour sa proie, est d’être télescopée brutalement par-derrière et d’encaisser le coup du lapin. C’est le signal de la fin de la soirée pour le malchanceux qui repart, honteux, en se massant la nuque et en refoulant ses larmes.


– Les manouches sont là, faut faire gaffe. Moi je ne monte pas, pas envie de me faire casser un bras.

– Y en a des sympas, remarque !


Mammouth secoue les épaules.


– Oui, ils sont sympas. Mais ils ne comprennent rien et si tu commences à t’embrouiller avec un, tu as toute la tribu sur le dos. Et ils ne s’arrêtent pas. Faut pas s’embrouiller avec les rabouins, tu ne gagnes jamais.


J’ai quelque chose à dire. Je n’aime pas en rajouter sur les gitans, mais il faut que ça sorte.


– Ils ont encore massacré des arbres dans le bois de mon père. Et ils ont foutu le feu à un vieux chêne en voulant faire leur saloperie de barbecue. Ils sont vraiment cons.

– Tu es sûr que c’est eux ? me regarde Blitz.

– Quand tu trouves des arbres coupés à hauteur de ta taille, des tubes de harissa vides et des bouteilles en plastique de pinard un peu partout, ça ne peut pas être des Esquimaux !

– Et un filet d’oignons oublié sur une branche. Y en a toujours ! rajoute Mammouth en riant.

– En tout cas, ils ont l’air de bien s’amuser. Ils ont des parties gratuites tout le temps. Les forains c’est leur famille, en fait.


Mammouth pousse un soupir.


– Ce soir, ils ne vont pas faire de barbecue, tu peux être tranquille pour le bois de ton père. Ils doivent chercher du fromage. J’en ai vu deux partir avec un service à fondue sous le bras, sur la place Varillas.



Il fait trop chaud, beaucoup trop chaud. Sa fourrure est gorgée de sueur et elle halète de soif. Il y a une minuscule ouverture près d’une des roues, une simple déchirure dans le métal faite en heurtant une borne de pierre. Elle pousse son mufle contre le trou, avalant de petites goulées d’air qui lui permettent de tenir encore un peu. Il n’y a plus d’eau pour la rafraîchir. Plus de nourriture non plus. Les dernières croquettes ont disparu la veille. Et dire qu’ils sont tous là, autour du véhicule. Personne ne vient l’aider. De toute façon, ils ont peur d’elle, elle le sait bien. Lorsque l’homme la fait se dresser sur ses pattes arrière, les griffes de devant bien tendues en l’air, son poitrail blanc et dégarni offert à un adversaire imaginaire, la foule crie alors de crainte. Mais une crainte retenue, pas une vraie peur. Ils voient qu’elle est enchaînée et qu’elle ne peut pas les attaquer. Et d’ailleurs pourquoi le ferait-elle ? Pour manger un peu plus ? Peut-être. Ou bien de colère, pour faire taire ces enfants qui quelquefois lui jettent des cailloux, sous le regard désapprobateur de leurs parents. Oui, elle est capable d’éclater leurs têtes d’un coup de ses puissantes pattes. Ses griffes sont encore aptes à déchirer la chair si besoin.

Il fait trop chaud, elle n’a pas l’habitude. Le van, sa prison, n’est plus à l’ombre depuis un long moment. Elle a senti la température monter en même temps que la lumière filtrant dans l’habitacle est devenue plus vive. Comme si la chaleur ne suffisait pas à la torturer, l’odeur la rend malade. Une nausée qui ourdit doucement. Non, ce n’est pas son odeur ni celle des excréments qui jonchent à présent tout l’espace et font se coller les restes de paille. C’est un effluve sucré et rance, entêtant. Elle sait qu’un des véhicules près du sien cuit des aliments dont elle ne voudrait pas, même à présent. Les relents de friture viennent directement dans sa direction et se mélangent avec le peu d’air qu’elle arrive à aspirer. Cette odeur grasse se cramponne à ses poils, elle en est imprégnée. Les bruits sont également une source de douleur pour elle. Cela n’arrête pas. Des grincements mécaniques énormes qui font trembler le sol et se répercutent jusque dans le van. De la musique assourdissante, rapide et ponctuée de coups sourds qui vibrent dans sa gorge. Mais il y a aussi ces rires et ces cris, comme si les gens se chamaillaient et l’instant d’après étaient attaqués par une bête sauvage. Elle n’y comprend rien, elle ne sait plus ce qui se passe autour de cette prison sans fenêtre qui va bientôt l’étouffer. Une angoisse lourde commence à se faire sentir. Mais elle n’a plus la force de paniquer.


 
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   plumette   
7/10/2025
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
J'ai aimé l'ambiance générale de ce texte où le côté descriptif l ́emporte sur l ́intrigue . Et puis, il y a la complicité des potes, des mecs pas très raffinés avec un niveau de langage adapté , ça renouvelle l’attention du lecteur. Les évocation des
Diverses attractions ont trouvé un écho dans mes souvenirs, on s’y croirait.
Je suis moins fan de la chute qui tranche avec le reste et romp une sorte d'unité. Un choix d'auteur ou actrice sur lequel je serai contente d'avoir une explication en forme de justification. Dans tous les cas, je ne mesuis pas ennuyée !


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