Il approche son visage du miroir, passe un doigt sur ses joues, vérifie le dessous du menton. Impeccable ! Au creux de sa main, un peu de lotion qu’il applique avec de légers tapotements. Les cheveux laissent à désirer. Une coupe s’impose. Le coiffeur l’avait bien dit : toutes les quatre semaines s’il veut garder son style. Il sourit à son image, content de ses récents implants dentaires. L’alerte de son téléphone lui rappelle qu’il faut y aller. Un coup d’œil à son planning. Son premier rendez-vous est à 9 h 30. Il prendra son café à l’agence. Avant de partir, Lionel, comme chaque matin, fait un rapide tour de chaque pièce. Il aime son appartement. Sa chambre aux murs vert pastel, parure de lit assortie avec ramages façon pays tropical, sa cuisine hyperfonctionnelle, aux meubles stylisés, aigue-marine, qui se marient à merveille avec sa batterie de cuisine en acier inoxydable, et la pièce à vivre, un bijou de confort sobre, canapé crème aux lignes épurées, fauteuils crapauds jaune épice et gris souris. Il vérifie la fermeture des fenêtres, des portes de placard, tire les rideaux, s’assure que le robinet du gaz est en position off, que le répondeur téléphonique est branché. Il descend toujours à pied ses quatre étages, quarante-huit marches qu’il remontera ce soir avec le sentiment du devoir accompli. Il monte dans sa voiture électrique au logo de « L’autre Rive – Dernier voyage accompagné ». Depuis cinq ans, il est Maître de Cérémonie dans cette agence de pompes funèbres d’un nouveau genre. Ce matin, il doit valider avec ses deux collègues la plaquette de présentation de l’agence qui sera distribuée dans les hôpitaux et les Ehpad. Puis il recevra la famille Ferreira pour les obsèques du grand-père Dario. Les deux filles du défunt sont déjà venues hier. Elles ont évoqué leur père avec émotion : sa venue en France dans les années 1960 dans l’espoir d’une vie meilleure, le travail acharné comme maçon à la tâche, le dos démoli, l’invalidité, la solidarité de la communauté, l’attachement au pays où l’on retournait chaque été, les sacrifices qui ont payé avec une fille institutrice et l’autre infirmière. Lionel a noté tout cela, il s’en servira pour animer la cérémonie. Les filles, par tradition, auraient aimé des funérailles religieuses mais le père avait été formel. Pas d’église, pas de curé, des sornettes tout ça, du bourrage de crâne pour étouffer la révolte et accepter son sort. C’est qu’il était sans illusion le Dario et bon vivant avec ça. Père sévère, mais grand-père affectueux, champion à la pétanque, en doublettes avec son complice José. Entrer dans la vie des gens, s’emparer des anecdotes, donner du relief à toutes ces vies, Lionel aime tous ces récits et les restitue avec empathie. Aujourd’hui, le rendez-vous sera plus terre à terre. On va parler argent. C’est pour ça que les maris seront là. Lionel va expliquer les différentes prestations. Est-ce qu’on embaume le corps ? Faudra-t-il une permanence au funérarium pour des visites ? Une assistance au moment de la mise en bière ? Y aura-t-il des prises de parole lors de la cérémonie ? des chants ? des projections de photos ou de films, une quête, des fleurs, un geste d’adieu ? Lionel a une liste en face de laquelle figure le temps estimé et, bien entendu, plus c’est long et plus c’est cher. Dario a réclamé la crémation. Les filles sont réticentes Mais c’est plus simple, et plus écoresponsable ajoute Lionel lorsqu’il sent que la famille est réceptive à cet argument. D’ailleurs, voilà de nouvelles idées dans l’air du temps à noter pour promouvoir « L’autre Rive ». Sur un post-it, il note : en cas de mise en terre, proposer des cercueils biodégradables en bambou ou en papier mâché ; suggérer de privilégier les dons à des œuvres qui luttent contre le changement climatique plutôt que des fleurs ou des plaques. Après le départ de la famille, Lionel classe le dossier : l’acte de décès, le livret de famille, et le fameux certificat d’existence instauré dans les années 2 000. Il vérifie les dates et s’étonne du peu de temps écoulé entre la demande et la délivrance de l’attestation d’existence. Cinq mois seulement pour Dario Ferreira. Alors que lui en est déjà à dix-huit mois d’attente. On lui a indiqué lors de sa dernière relance que le retard était important, surtout depuis qu’on avait élargi la démarche aux femmes, que cela risquait de s’aggraver encore avec l’ouverture imminente du certificat d’existence aux LGBTQIA+. Chaque fois qu’il tombe sur un de ces documents, Lionel a une bouffée d’angoisse. Arrivera-t-il à obtenir cette attestation, garantie d’intégration sociale ? À l’approche de son 45e anniversaire, il se sent dans un flottement inconfortable. Il n’y a pas si longtemps qu’il se préoccupe d’exister officiellement. Jusqu’alors, il se contentait de vivre, peu soucieux de laisser une trace car il n’avait aucune conscience de sa fin. Mais depuis qu’il côtoie la mort, il a réalisé qu’elle n’est pas réservée aux vieux, qu’elle peut surgir à tout moment. Et mourir sans avoir existé est une double mort : la mort du corps mais aussi l’effacement de tout parcours sur la terre. Les « inexistants » rejoignent la cohorte des sans nom, aucune inscription les concernant ne peut figurer dans aucun lieu, ni cimetière, ni jardin du souvenir. Aucun journal ne peut publier leur avis de décès, aucun article ne peut paraître à leur sujet. Aucun hommage public ne peut leur être rendu. Et ceux qui enfreignent cette réglementation pour un des leurs courent le risque d’être déclarés eux-mêmes définitivement inaptes à la délivrance d’un certificat d’existence. Depuis quelques années les contrôles se sont durcis, les pouvoirs publics luttent contre l’encombrement des mémoires qu’ils veulent libérer. Pour préparer l’ère du posthumanisme. Ce certificat d’existence, parce qu’il est devenu complexe à obtenir, est une étape préalable de sélection qui ne dit pas son nom. Les démarches administratives deviennent finalement inaccessibles à ceux qui ont peu d’instruction ainsi qu’à ceux qui restent en marge de la nouvelle culture du tout numérique. Une élimination automatique de ceux qui pourraient freiner l’avènement de l’homme augmenté. Lionel est conscient des implications de son choix. En effet, s’il est admis, il s’engage à faire partie de cohortes d’expérimentation dans divers domaines. Entre ne plus exister et perdre son emploi dans lequel il se sent à sa place, ou prendre le risque d’être tiré au sort pour tester de nouvelles molécules et des implants numériques divers, il a choisi la deuxième option. L’inexistence le renvoie à sa finitude. Il n’a plus ses parents, n’a pas de descendance, a perdu la trace de son frère qui a choisi d’échapper avec femme et enfants à ce qui se prépare. Il n’y a plus que lui pour prolonger la mémoire de sa lignée. Et même s’il a parfois le doute sur la validité de sa démarche, il ne sait pas quoi faire d’autre pour lutter contre sa disparition annoncée. Lionel s’active pour ne plus penser, il vérifie une dernière fois le dossier de Dario Ferreira, s’essaye à quelques phrases d’introduction pour la cérémonie, décide finalement d’aller déjeuner à son domicile. Il s’autorise une petite sieste. C’est une sonnerie de notification sur son téléphone qui le tire d’un rêve pénible. Une lumière clignotante accompagne le son, il se jette sur l’appareil pour éteindre l’alarme. Un logo vert et or, BDE en majuscules, aux couleurs du gouvernement remplit l’écran. Il est fébrile et plutôt inquiet. L’ouverture du message lui procure un soulagement : sa demande de certificat d’existence a été déclarée recevable. L’épreuve d’admission se déroulera au BDE le lundi suivant à 11 h 17. La convocation précise qu’il devra être à jeun (des prises de sang sont prévues).
***
Lionel est arrivé au siège du bureau avec un peu d’avance. Le grand hall est désert, une signalétique lumineuse l’oriente vers un long couloir. À intervalles réguliers, des portes toutes identiques, toutes fermées, toutes numérotées. Il frappe à la porte 14, celle indiquée sur sa convocation, pas de réponse. Il frappe à nouveau plus fort, un bruit électrique lui fait lever la tête, une petite caméra le scrute et une voix de synthèse surgit dans son oreille :
– Veuillez vérifier l’heure de votre convocation.
Il n’est que 11 h 14, les trois minutes suivantes comptent double, il s’apprête à toquer de nouveau lorsque la porte s’ouvre automatiquement, la même voix de synthèse lui demande de s’asseoir dans le fauteuil noir. Le fauteuil blanc qui lui fait face est vide. Pas de table, des murs blancs et nus. La pièce est petite, tout en longueur, une porte à chaque extrémité. Comme dans les sas où l’on se déshabille avant d’accéder aux salles de radiologie. C’est une femme qui entre et s’installe dans le fauteuil blanc avec une tablette tactile et un poinçon. Elle porte une blouse blanche, très couvrante, ses cheveux noirs sont tirés en arrière, son visage est sans expression, son regard éteint par des lunettes à verre épais. Elle commence par valider avec lui les éléments classiques de son identité : nom, prénom, date de naissance, lieu de naissance, profession, adresse.
– Nous devons maintenant compléter votre fiche d’existence, Vous devez nous fournir des renseignements chronologiques précis. Bien entendu, ces renseignements sont confidentiels.
Sur la tablette que lui tend la femme, il prend connaissance d’une liste : âge de votre premier sourire, de votre première dent, de vos premiers pas, âge d’acquisition de la propreté, de vos premières phrases, premier souvenir de réussite, premier souvenir d’échec, première confrontation avec la mort, âge du premier rapport sexuel, diplômes obtenus (date et libellé). Lionel est bien incapable de remplir la fiche pour les renseignements tenant à sa petite enfance, à part pour la marche, à dix mois, si précoce, que la légende familiale s’en était emparée. Il s’apprête à inventer les réponses lorsque la femme précise que, d’après son année de naissance, il ne relève pas du DMP (dossier médical partagé) et que cinq réponses sur dix suffiront à valider le document aux yeux de l’administration. Il répond directement sur la tablette avec le plus de précision possible.
– Soyez bref et synthétique s’il vous plaît.
L’intervention cassante de son interlocutrice le déstabilise, il remplit ce qui lui vient en premier, sans respecter l’ordre des questions, ne retrouve pas son premier souvenir de réussite, ouf ! Soudain lui revient ce sentiment de fierté sur son vélo délesté des roulettes stabilisatrices, il avait à peine quatre ans, il tend la tablette avec un léger sourire de contentement.
– Bien maintenant, voici l’examen proprement dit. Quel est, selon vous, votre trait de caractère qui pourrait vous empêcher d’exister ?
Lionel n’est pas amateur d’introspection. Il a quelques expériences d’entretiens d’embauche et puise dans cette expérience pour répondre.
– La discrétion – Celui qui peut favoriser votre existence ? – L’endurance. – Si vous deviez convaincre un ami de postuler pour le certificat d’existence, quel serait votre argument principal ? – Euh… c’est un acte citoyen, utile voire indispensable à la collectivité… – Et si vous deviez, au contraire, décourager cet ami de postuler ?
Lionel hésite.
– Pour moi, il n’existe pas d’argument valable contre cette démarche.
L’examinatrice a-t-elle senti son embarras ? Il n’est pas certain de l’avoir convaincue.
– Citez-moi au moins une preuve indiscutable d’existence. – …
Lionel sèche, comme à l’oral de philo au bac, il ne comprend même pas la question, les paroles de la chanson de France Gall envahissent soudain ses pensées : « Résiste, prouve que tu existes, cherche ton bonheur partout, va, refuse ce monde égoïste. » Il ne sait pas de quel côté chercher. Le « je pense donc je suis » de Descartes ? La matérialité du corps restituée par l’ombre ? ou plutôt dans le domaine émotionnel : « Je rougis, je réagis, je sue, je pleure, donc je suis. » La voix est toujours là. La femme a mis en route un minuteur dont le son envahit la pièce, Lionel s’affole, cette question est-elle éliminatoire ? Il songe aux conséquences possibles d’un échec. Finalement est-ce si grave de ne pas exister si l’on se sent vivre ? À quoi bon vouloir à tout prix laisser une trace ? Sa motivation s’étiole. Devenir chef d’orchestre des rites mortuaires a éveillé en lui une empathie qui le remplit, il s’est découvert réceptif, caméléon, créatif, sans préjugé et se sent tellement vivant ! L’examinatrice répète la question :
– Alors cette preuve indiscutable d’existence ?
Perdu dans ses pensées, Lionel lâche :
– C’est d’être conscient que je suis destiné à mourir…
Imperturbable, la femme se lève, quitte la pièce, revient avec des tubes à essai et une seringue. Il refuse de se soumettre à la prise de sang. À 11 h 47, il est invité à quitter la pièce par l’autre porte.
|