Résumé de la première partie : le 31 mars 1492. Yocef ben Halevi, juif séfarade et conseiller du gouverneur de Murcie Don Juan Chacón, apprend le même jour deux terribles nouvelles : d'une part, que les rois catholiques viennent de signer le décret d’expulsion des juifs de leur royaume ; et d'autre part, qu’on l’oblige à faire partie d’une expédition maritime, à titre de traducteur d’hébreu et d’arabe, sous les ordres de Christophe Colomb. On le sépare de sa famille, qui part s’exiler à Fès sans lui, on le convertit de force au christianisme (dorénavant il s’appelle « Luis de Torres »), puis il voyage à Palos, le port sur l’Atlantique d’où partira Colomb, en compagnie de Luis et Esteban, deux soldats de Don Juan Chacón qui veillent à ce que l’interprète ne cherche pas à s’évader. La seconde partie traite du séjour de Yocef (ou Luis) à Palos, avant d’embarquer sur la Santa Maria et de connaître le Nouveau Monde. Il y connaît Margarita, la veuve d'un marin perdu en mer devenue tenancière d'une auberge. Il cherche à s'évader vers le Portugal, mais les contrebandiers censés le faire voyager dans le pays voisin meurent quelques semaines avant le départ pour le Nouveau Monde, et il ne peut pas éviter d'embarquer sur la Santa María. Avant de partir, il se marie avec Catalina, qui pourra ainsi toucher une pension de veuvage si Luis ne revient pas. La fin de la seconde partie décrit la traversée de l'Atlantique.
IX.
Traverser l’océan avait été comme voyager dans les limbes, aussi l’île au bout des eaux devait être l’Éden, le nouveau monde, la terre promise. Luis en tomba sous le charme dès qu’il foula la plage.
Les équipages deux autres caravelles débarquèrent eux aussi, et bientôt, apparurent une vingtaine d’hommes et de femmes, qui s’approchaient d’eux, lentement. Ils étaient de petite taille, le cheveu noir et le teint cuivré, et allaient nus, même les femmes, le corps peint tout entier. Ils ne paraissaient pas porter d’armes, mais les Espagnols se tenaient tout de même à la défensive, la main sur la garde de l’épée, en les attendant.
Pour la première fois du voyage, Luis de Torres fut sollicité en tant qu’interprète. On lui demanda de dire « nous venons en paix. Sommes-nous arrivés au Cipango ? » dans toutes les langues qu’il connaissait, en vain. Les indigènes étaient à présent en train de toucher les épées des Espagnols, mais aussi leurs habits, leurs boucles de ceinture et leurs barbes. Finalement, celui qui semblait être le chef s’inclina, et avec lui toute la tribu : les voyageurs devaient leur paraître des êtres supérieurs, peut-être même des dieux.
Le cacique des natifs les invita dans son village. Luis découvrit une multitude de choses fascinantes, qu’il n’avait jamais vues ailleurs. Il apprit que les indigènes s’appelaient eux-mêmes les « Taïnos » : c’était un peuple accueillant, qui semblait vivre placide sous le soleil, dans une relative égalité entre semblables. Ils habitaient dans des cabanes circulaires, avec des toits en paille, qu’ils appelaient « bohio » et leurs métiers à tisser étaient assez sophistiqués. L’interprète était ravi de toutes ces découvertes, mais manifestement, Colomb ne partageait pas les mêmes centres d’intérêt : il dédaigna les pommes de terre, les tomates et le maïs, pour se centrer exclusivement sur les petites quantités d’or que possédaient certains indigènes. L’amiral réussit à les échanger contre un peigne et un miroir ; et deux jours plus tard, il décida de mettre voile vers l’ouest, pour explorer des îles plus rentables.
Peu après, ils atteignirent une terre qui paraissait étendue, et que Colomb prit pour le Japon, « Cipango ». À peine débarqué, l’amiral désigna Luis de Torres éclaireur, au côté de son ami Rodrigo de Jerez. Ils avaient pour mission d’explorer la région, et de revenir dans les trois jours. Rodrigo décida de se munir d’une arquebuse, et conseilla à son compagnon de prendre au moins une épée, mais l’interprète rejeta l’idée, car il ne savait pas du tout se servir d’une arme.
Ils marchèrent en direction des montagnes, vers l’intérieur des terres. Une fois dans la forêt tout leur sembla irréel, comme dans un rêve. La jungle déclinait des verts somptueux, tamisés par la chaleur moite des tropiques, et dans cet écrin leur apparaissaient des fleurs extravagantes, aux mille couleurs, ou des papillons gros comme la main qui voletaient dans des feuillages d’émeraude. Les oiseaux chantaient aussi fort que les grillons andalous, mais leur chant était bien plus mélodieux. Luis s’émerveilla en découvrant un colibri butiner une orchidée, juste devant ses yeux. Vers midi, ils trouvèrent des cascades. Ils s’approchèrent pour boire de l’eau fraîche et finirent par se baigner. Ils profitèrent tant de ce moment magique qu’ils en oublièrent de surveiller leurs affaires, et quand ils se retournèrent, une douzaine de Taïnos se tenaient près de leurs effets. Un d’entre eux était même en train d’inspecter l’arquebuse.
Là, comme dans la première île, les indigènes se montrèrent très amicaux, peut-être parce qu’ils avaient vu les deux Blancs s’amuser, rire et chanter dans les cascades. Rodrigo et Luis furent invités à leur village. En arrivant, ils durent se plier à un rituel : on leur fit inhaler la fumée d’un bâtonnet fait d’une plante séchée qu’ils appelaient « tabak ». Ils toussèrent abondamment, mais après la cérémonie, ils se sentaient beaucoup plus détendus. On leur donna à manger et à boire, et ensuite, ils dansèrent avec le reste de la tribu, pendant toute la nuit. Ils se rendirent compte trop tard que les indigènes leur avaient servi des décoctions hallucinogènes, et qu’ils perdaient peu à peu le contrôle sur leurs volontés. À minuit, ils tombèrent en transe, leurs corps commencèrent à danser tout seuls, tandis que leurs esprits s’envolèrent pour rejoindre les forces de la nature et les âmes de leurs aïeux. Le lendemain, Rodrigo expliqua qu’il s’était vu monter dans la lune, quant à Luis, il avait passé toute la nuit à danser avec Judith et Catalina.
Ils demeurèrent deux jours dans le hameau et au troisième jour, ils rejoignirent les autres membres de l’équipage. Ils avaient mille choses à raconter, mais la seule question que fit Colomb était pour savoir s’ils possédaient de l’or. Rodrigo de Escobedo, quant à lui, demanda si les indigènes possédaient une âme, et Luis ne comprenait pas qu’on pût se poser la question : le greffier de Colomb pensait-il sérieusement que les Taïnos n’étaient pas humains ? Il avait eu devant ses yeux un peuple qui tissait, cultivait, péchait, pratiquait la musique et les arts… Comment pouvait-on nier leur humanité ? Comment pouvait-on les assimiler à des animaux ? Décidément, la manière dont Luis voyait les indigènes était bien différente que celle du reste de l’équipage.
Après quelques jours dans l’île, Colomb apprit que les Taïnos parlaient d’une île voisine qu’ils appelaient Cibao. L’amiral trouvait que le nom ressemblait à « Cipango », et à cause de ce rapprochement hasardeux, ils embarquèrent de nouveau pour cette nouvelle île, plus à l’Est, que l’amiral baptisa « l’Hispaniola ».
X.
Colomb décida de prendre un natif avec lui, pour apprendre ses coutumes et sa langue. Il le fit capturer juste avant de partir pour l’Hispaniola et le présenta à Luis de Torres. L’interprète s’indigna parce qu’on avait séquestré le pauvre garçon comme un vulgaire esclave, mais l’amiral, comme à son habitude, n’accepta aucune contestation. Luis s’approcha du jeune homme, qui s’appelait Guayakán, du nom d’un fruit de son île. L’indigène était aussi apeuré que lui-même, le jour où il était parti de Palos, trois mois auparavant, et lui aussi vomit pendant la traversée jusqu’à la nouvelle île. Luis fit de son mieux pour l’aider, avec son ami Rodrigo de Jerez, et Guayakán prit peu à peu confiance et commença à parler. L’interprète apprit ses premiers mots en taïno : « jike » la forêt, « ba, toa » le père, la mère et « yaya » l’océan.
Le jour de Noël de 1492, au large de l’île l'Hispaniola, alors que tout l’équipage était à terre, un marin peu expérimenté échoua la Santa María sur un banc de sable. On sut très vite que le navire ne pourrait pas être sauvé : il avait définitivement naufragé. Luis comprit aussitôt ce que cela signifiait : s’il n’y avait plus que deux bateaux, tout le monde ne pourrait pas revenir en Europe, un tiers de l’équipage devrait rester sur l’île. Et il savait aussi, avant même que l’amiral ne le choisît, qu’il ferait partie de ceux-là : il était l’interprète, le seul qui connaissait quelques mots de taïno. Et puis il n’avait pas de famille, sa mort ne compterait pour personne.
Dès le second jour, on commença à acheminer les restes du navire. L’idée était d’en faire un campement, un fort qui s’appellerait « Navidad », en mémoire du jour de sa fondation et qui abriterait les trente-neuf hommes sélectionnés par Colomb. Quand l’amiral lut à voix haute la liste des hommes du fortin, Luis ne fut bien entendu pas surpris d’entendre son nom. Il ne prit pas mal la nouvelle : lui, qui n’avait jamais eu de véritable chez lui, était en train d’adopter ce nouveau pays et au fond ne voulait pas partir, en tout cas pas encore. De toute façon, Judith avait peut-être connu une nouvelle idylle à Fès, et il s’était arrangé pour faire verser sa paie à Catalina pendant toute l’année qu’il passerait dans les îles. Elles vivaient donc toutes deux très bien sans lui, et personne n’attendait plus vraiment son retour. Il était mort pour l’ancien monde, mais il se sentait ressusciter dans celui-ci. C’était un nouveau monde, assurément. Pour Luis, il ne se trouvait pas en Asie, mais dans un archipel inconnu, à mi-chemin entre la Chine et l’Europe. C’était la seule explication scientifiquement possible.
Colomb, sans surprise, choisit Diego de Arana au poste de capitaine du fort. Il prit le greffier Rodrigo de Escobedo comme second, et Luis de Torres était le troisième dans la hiérarchie, en tant que responsable de l’exploration et du contact avec les indigènes. Antonio de Cuéllar et Domingo de Lequeitio, au grand dam de l’interprète, faisaient aussi partie des trente-neuf, en revanche son ami Rodrigo avait gagné le droit de retourner chez lui. Pour le reste de la liste, Colomb avait privilégié les hommes les plus loyaux et expérimentés, ce qui parut très injuste à certains : alors que les pires marins de tout l’équipage, les moussaillons, les condamnés, et même ceux qui s’étaient mutinés allaient repartir chez eux, les marins exemplaires étaient forcés à rester dans cette île inconnue, pendant au moins une année entière, et ce, dans le cas improbable où on les retrouverait au cours d’un second voyage.
Bientôt, les Taïnos qui vivaient dans les alentours s’approchèrent des troupes espagnoles. Colomb s’entretint avec leur cacique, qui promit de l’aider à construire le fortin, et lui offrit un coffret plein d’or. En échange, les Européens devaient les protéger du cacique voisin, le chef cannibale Kaonabo, qui voulait réduire tous les Taïnos à l’esclavage.
La construction du fort avançait à vive allure, et Luis put éviter de travailler au chantier. Il prétexta son rôle d’explorateur pour partir seul dans la jungle, ou parler aux Taïnos dans leurs villages.
Un jour, il monta sur un piton rocheux qui dominait la mer, un peu plus loin que d’habitude. Alors qu’il s’était agenouillé pour boire à une source, il entendit, juste derrière lui :
– Taiguey.
Une silhouette jaillit des buissons : c’était une très jeune femme, presque adolescente, nue et peinte aux couleurs de la forêt. Elle avait un arc et pointait sa flèche en direction de l’étranger.
– Taiguey, répondit Luis, qui avait déjà appris ce mot : « bonjour ».
La fille baissa un peu sa garde. L’interprète continua, en utilisant les mains pour mieux se faire comprendre :
– Je m’appelle Luis. Toi, comment tu t’appelles ?
Il répéta plusieurs fois la question et la fille l’observait avec attention. Finalement elle répondit, avec un sourire :
– Tapèl Igüemota.
Puis elle disparut dans la jungle, comme elle était apparue.
Les jours suivants, Luis remarqua que la fille le suivait et l’observait de loin, tapie dans les feuillages, sans se laisser voir. Il fit comme si de rien n’était, mais cette sauvageonne commençait à l’intriguer fort. Le 4 janvier, quand la construction du fort fut achevée, la Niña et la Pinta partirent en direction de la péninsule ibérique, avec Colomb. Luis monta jusqu’à la plus haute colline pour les voir voguer sur l’Atlantique. Igüemota, qui l’avait suivi, sortit de sa cachette et s’assit à ses côtés. Après un long moment passé à regarder les caravelles, elle commença à parler dans sa langue, sans s’arrêter, et son ton de voix trahissait son inquiétude : elle signala la mer, ensuite elle toucha le sol et enfin montra le ciel. L’interprète comprit qu’elle était en train de demander si les Européens venaient du ciel, de la terre ou de la mer. Luis prit un peu de terre dans son poing, puis il se pointa lui-même du doigt en disant :
– Igüemota est un être humain, et Luis aussi est un être humain. Pareils, pareils. – Pawey pawey, répondit-elle.
Elle s’approcha et, sans crier gare, tira la barbe de l’Européen. Puis elle dit « Abeynaka », en riant. Comme Luis ne comprenait pas ce qu’elle racontait, la sauvage répéta, en le pointant du doigt :
– Tapèl Abeynaka.
Elle se mit de nouveau à rire. Luis sut plus tard qu’Igüemota venait de lui donner son surnom taïno : « Abeynaka », qui voulait dire « cheveux sous le nez ». De toutes les nouveautés qu’apportaient les Européens, la barbe était celle qui lui paraissait la plus exotique.
XI.
Les mois passèrent et les saisons allaient à l’envers : là-bas, c’était en hiver qu’il faisait le plus chaud. Luis parlait presque tous les jours avec la jeune native. Il apprit qu’elle n’était pas taïno mais kalinago. C’était la fille du cacique Kaonabo, l’adversaire des Taïnos, que les Espagnols étaient censés surveiller de près. L’interprète n’osa pas demander à demander à Igüemota si les Kalinagos étaient vraiment cannibales, comme le prétendaient leurs ennemis, mais en regardant l’adorable indigène, il avait grand-peine à l’imaginer croquer dans un gigot humain.
Il demanda à Igüemota s’il pouvait parler à Kaonabo, et la jeune fille accepta, à une condition : son père ne devait rien savoir de ses rencontres secrètes avec l’interprète. Officiellement, elle était en mission pour observer les moindres faits et gestes des étrangers, mais rien d’autre. Dans le nouveau monde pas plus que dans l’ancien, les filles n’avaient le droit de vivre comme elles l’entendaient, sans rendre compte à leurs pères ou leurs maris. Luis connut donc le hameau d’Igüemota, à deux jours du fortin. Un village assez similaire à ceux des Taïnos, quoi que plus hostile : tout le monde portait des arcs, des lances ou des massues, les Kalinagos étaient avant tout des chasseurs et des guerriers.
Kaonabo le reçut dans sa hutte. Il posa une question dans la langue arawak et Igüemota essaya de traduire, mais elle ne savait pas dire « bien » et « mal » en espagnol, et elle éprouvait de grandes difficultés à s’exprimer. L’interprète saisit plus ou moins qu’elle demandait si les Espagnols avaient ou non de bonnes intentions, mais il feignit de ne pas la comprendre, car il n’aurait pas su quoi répondre.
– Un Taïno être avec vous, dit alors Igüemota en retranscrivant les mots de son père. Pourquoi Taïno avec vous ? – Oui, répondit Luis en soupirant. Guayakán. C’est un esclave. Je sais, c’est mal.
Igüemota n’était pas sûre de bien comprendre. Elle demanda :
– Vous, c’est mal ? – Nous ? Il y en a qui sont bien, d’autres qui sont mal… Ça dépend.
Kaonabo décida qu’il attendrait encore pour voir comment se comportaient les Européens. En attendant, « Abeynaka », comme l’appelait sa fille, pouvait aller où bon lui semblait, il était l’hôte du cacique. En se promenant dans le village, il se rendit compte que la rumeur sur le cannibalisme dans la tribu était avérée, même si elle ne concernait que les hommes pendant certains rituels et que par conséquent Igüemota n’avait jamais goûté de chair humaine. Il découvrit aussi que les Kalinagos traitaient les Taïnos comme des esclaves, et ne les considéraient pas comme des êtres humains. Décidément, les injustices se reproduisaient partout, dans les mondes nouveaux et anciens, il n’existait nulle part de société idéale, pensa alors l’interprète et il se demanda alors s’il y avait un patron pour que l’humanité reproduise systématiquement les mêmes abus dans le monde entier. Le mal universel, intrinsèque à l’être humain, existait-il ? Entre-temps, dans le fortin, chacun commençait à avoir ses petites habitudes, et ses prés gardés : Diego de Arana gouvernait de façon assez autoritaire. Peu à peu, les indigènes qui étaient venus aider à la construction du fort devinrent ses serviteurs personnels. Rodrigo de Escobedo, le greffier, cherchait à propager la religion auprès des natifs en distribuant des cierges et des chapelets, tandis qu’Antonio de Cuéllar et Domingo de Lequeitio commençaient à vendre de l’alcool aux Taïnos et à leur demander combien coûtaient leurs femmes.
Igüemota vint voir son ami un beau jour, sur son piton rocheux au milieu de la jungle, et lui dit, en colère : – Vous, c’est mal ! Mal !
Elle parvint à lui raconter les abus commis par deux marins de Colomb, qui avaient fait boire de l’alcool à deux filles taïnos pour les violer ensuite. Ils avaient égorgé l’une des deux, mais l’autre avait réussi à s’enfuir. Luis pensa aussitôt à Antonio et Domingo.
– C’est la guerre, disait Igüemota. Mon père Kaonabo guerre à vous. Kaonabo mourir vous. – Non, répondit Luis. Je m’en charge.
Il s’en fut jusqu’au fort de la Navidad pour retrouver Antonio et Domingo, qui lui demandèrent d’aller parler dehors, sur la plage, car il s’agissait d’un thème délicat qui réclamait de la discrétion. En réalité, c’était un guet-apens, dès qu’ils se retrouvèrent hors de portée des regards, ils sortirent leurs épées. Ils faillirent bien occire l’interprète, mais tout à coup, les deux attaquants s’effondrèrent presque en même temps. Igüemota, qui attendait cachée entre les rochers, venait de leur tirer deux dards empoisonnés avec sa sarbacane.
XII.
Les deux corps des marins gisaient sur la plage, colorant de rouge l’écume des vagues. Luis ne savait que faire. Partir, sans plus, signifiait que ses compagnons retrouveraient les cadavres. Ensuite, Diego de Arana à coup sûr déclarerait la guerre à Kaonabo. Par contre, s’il cachait les corps, personne n’en saurait rien. Igüemota l’aida à transporter les dépouilles des deux marins jusqu’à un buisson où les fourmis les dévoreraient en quelques jours. Ensuite, ils partirent vers une autre cachette qu’ils avaient tous les deux, loin du fort de la Navidad. Igüemota déclara, sur un ton grave :
– Mon père Kaonabo guerre à vous. Vous mourir. Toi non, toi Abeynaka, toi Kalinago. Viens avec Igüemota.
Tandis qu’elle lui parlait, elle lui caressait la barbe. Soudain, elle se leva, prit son ami par la main, et lui dit :
– Viens.
Elle l’emmena jusqu’à une rivière et le fit s’asseoir sur un rocher plat, en face de l’eau. Alors, elle s’empara de pointes de flèche et de petits coquillages qu’elle avait dans son carquois, et commença à lui raser la barbe et la moustache. Elle continua, pour découvrir toute sa nuque et ses tempes, à la mode kalinago. Quand elle eut fini, elle caressa de nouveau les joues et le cou de Luis, et dit, avec un sourire :
– Abeynaka, toi Kalinago.
Ensuite, elle lui retira sa chemise, et voulut aussi lui enlever son pantalon, mais il s’y opposa.
– Toi Kalinago. Les Kalinagos toujours nus, répondit-elle en riant.
Luis la laissa faire. Elle s’empara de pigments qu’elle avait dans son carquois, et commença à dessiner des motifs sur tout son corps. L’interprète ferma les yeux : tandis que les mains de l’indigène parcouraient sa peau, il commença à avoir envie de la posséder, ce dont la jeune fille se rendit compte aussitôt, et comme les deux étaient nus, il la pénétra sans plus de préambule.
Après l’amour, Igüemota répéta sa question, allongée dans les fougères aux côtés de son amant :
– Toi viens ? Toi Kalinago, toi non mourir.
L’interprète réfléchit longuement : accepter de partir avec elle signifiait oublier complètement son identité, son passé, sa langue, manger du maïs toute sa vie et vivre nu, dans une tribu de cannibales. Igüemota était belle, intelligente, intrépide, mais il ne se voyait pas partager sa vie dans la jungle. De toute façon, aider Kaonabo à exterminer tous les hommes du fortin était une trahison qu’il n’envisageait pas.
– Non, Igüemota, je ne peux pas, désolé, dit-il, sur un ton attristé.
La jeune fille se mit à pleurer, et Luis se sentit gêné car il comprenait que c’était de sa faute. Il voulut la prendre dans ses bras, mais elle rejeta son geste avec violence, avant de partir soudain, en colère. Luis retourna au fort de la Navidad, accablé. À peine arrivé, il fut convoqué par Diego de Arana et Rodrigo de Escobedo. Des marins l’avaient aperçu en train de déplacer des corps, sur la plage, en compagnie d’une indigène. L’interprète avoua tout, et Diego de Arana l’accusa formellement de trahison. Cela pouvait lui valoir la mort.
Cependant, le jugement n’eut jamais lieu, car le lendemain, Kaonabo déclencha son grand assaut sur le fort, une attaque massive, avec des centaines d’hommes. Diego de Arana laissa son prisonnier dans une des tentes du campement pour aller observer l’ennemi derrière la palissade. Il demanda à tous les marins de tirer une salve d’arquebuse. En entendant les explosions et en voyant leurs compagnons tomber à terre par dizaines, les Kalinagos coururent se réfugier, terrorisés.
L’interprète en profita pour s’échapper, comme on ne l’avait pas ficelé. Il passa derrière le fort et descendit par le chemin le plus escarpé. Il marcha un peu en direction de la forêt, et vit, derrière un fourré, quelques Kalinagos qui se cachaient.
– Taiguey, dit-il en souriant. Je suis Abeynaka, Kalinago.
Tout à coup, il ressentit une douleur à la poitrine, à moins que ce ne fût dans son dos. Il s’écroula par terre. Il eut le temps de voir, au loin, les indigènes qui prenaient le fort de la Navidad et massacraient tous les Européens, avant de fermer les yeux. Il ne sut jamais si ce fut un coup d’arquebuse tiré depuis le fort ou une flèche kalinago qui l’avait blessé à mort.
Il demeura plusieurs jours à délirer, entre vie et mort, et voyait comment le visage d’Igüemota s’approchait de temps en temps de lui, pour le soigner. C’était comme un rêve, une apparition cernée de nimbes, d’un ange hébreu, d’une vierge renaissante, ou d’un esprit de la jungle caraïbe.
– Abeynaka, comment on dit quand tu es comme un père ou un frère mais tu n’es pas un père ou un frère ? – Ça se dit « je t’aime », Igüemota. – Je t’aime, Abeynaka, répéta-t-elle, d’une voix douce.
Bientôt, le visage de la jeune native s’évapora complètement, pour venir rejoindre ceux de Catalina et de Judith. Abeynaka, qui avait été Luis de Torres et avant cela Yocef Ben Halevi, venait de décéder, le 12 septembre 1493, et il ne lui restait plus aucun monde à explorer.
Épilogue : Les trois veuves
Dans les trois mondes, la vie de l’interprète n’avait guère été qu’un souffle à la surface de l’océan. Il avait vécu des aventures extraordinaires, mais n’avait jamais pu transformer l’histoire comme le fit Colomb, ou conquis des empires comme le firent après lui Cortés ou Pizarre. Toutefois sa vie ne fut pas tout à fait vaine. Trois femmes, dans trois mondes différents, se souvinrent de lui jusqu’à la fin de leurs vies, et retardèrent ainsi de quelques décennies son complet oubli. Et dans chacun de ces trois mondes, l’homme aux trois noms avait réussi à planter une graine d’humanisme et d’amour.
Judith, à Fès, trouva un nouvel époux et vécut heureuse, mais elle n’oublia jamais son premier mari. Elle gardait religieusement la lettre de son époux. Il y avait écrit des phrases telles que : « Ni les dieux, ni les rois, ni les hommes ne peuvent t’obliger à penser ni aimer. Même si tu es femme, juive et pauvre, tu vaux autant que la reine de Castille. » Pour ses enfants, Ben Halevi formulait aussi un vœu : les deux, autant son fils que sa fille, devaient apprendre, de tout, toujours, sans jamais se rassasier. « La lecture est le pain de l’esprit, avait-il écrit. Seule la connaissance pourra mener les hommes à la paix, un jour. » Ses enfants prirent à cœur les mots de leur père, surtout le petit David, qui plus tard retourna en Europe pour étudier dans les meilleures universités. Là, il rencontra Érasme de Rotterdam et devint son disciple.
Catalina, quant à elle, toucha régulièrement l’argent de la solde de Luis de Torres. Elle apprit la mort de son époux deux ans plus tard, en 1495. Elle eut droit à sa pension de veuvage, et avec cet argent elle s’acheta une ferme. Elle se maria et eut des enfants, et elle appela l’aîné Luis. Elle se souvenait chaque jour de son ancien mari, qui l’avait juste été pendant quinze jours, mais qui depuis, veillait sur elle comme un ange gardien.
Pour Igüemota, les mots en espagnol qu’elle avait appris avec Abeynaka, son amant d’un autre monde, lui sauvèrent la vie. En effet, quand Colomb revint l’année suivante à l’Hispaniola, il se vengea de Kaonabo et massacra tout le village. Mais Igüemota eut la vie sauve : comme elle connaissait la langue des conquérants, ils la prirent comme interprète pour le reste de leur expédition, et elle fit le voyage retour vers l’Europe avec eux. Elle connut le même effroi, les mêmes questionnements, la même stupeur qu’Abeynaka. Ensuite, elle fut entraînée de ville en ville pour être montrée comme un animal exotique, dans toute la Castille et l’Aragon. Pendant tout son périple, elle ne cessa de penser à Abeynaka, qui avait vécu le même supplice qu’elle, mais à l’envers. Son amant lui apparaissait en rêves, pour la conseiller ou la consoler, et l’accompagna jusqu’à sa mort à Valladolid cinquante ans plus tard, au plus froid de l’hiver. Avec elle le souvenir de l’interprète disparut pour toujours, dans chacun des trois mondes.
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