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Science-fiction
i-zimbra : Anguta
 Publié le 20/10/25  -  100294 caractères  -  2 lectures    Autres textes du même auteur

Une partie d'échecs…


Anguta


Le tournoi d'échecs de Hastings avait débuté, comme chaque année, après Noël. Dix des meilleurs joueurs mondiaux avaient répondu à l'invitation du comité, et s'étaient installés pour trois semaines dans le grand hôtel où se déroulait la manifestation. La veille du jour de l'An, ils disputaient la troisième ronde, devant un public assez fourni pour remplir la salle de bal.

Certains joueurs, tels des pianistes, apportent leur siège. On déduit, en les voyant, soit que l'inconfort combat l'assoupissement, soit que le cortex, qui est venu à l'homme en se redressant, fonctionne mieux quand il doit se tenir droit. Quant aux spectateurs, si on avait soigné la qualité de leurs fauteuils, c'était pour le confort des joueurs, car un public mal assis fait un remue-ménage permanent. On pouvait d'ailleurs se demander ce qui le retenait là des heures à essayer de comprendre les parties, alors qu'elles étaient analysées en direct sur le Web. Faute d'autre hypothèse, il y a celle, fournie par certains aficionados, prétendant venir capter un peu du fluide médiumnique qui émanerait des compétiteurs en extrême concentration.

Le profane venu par curiosité ne voyait qu'un cadre douillet où des gens affables déplaçaient de temps à autre des morceaux de bois, très placidement, sur un ouvrage de marqueterie. L'amateur même n'est pas toujours conscient de la sourde violence dont vibre un échiquier, mais pour peu qu'un des protagonistes ait un peu trop touché à un ressort de la position, son adversaire en libère soudain l'énergie latente en quelques coups éblouissants.

L'orage magnétique perdit de son intensité après cinq heures de jeu, lorsque Hui Yun, tenante du titre mondial depuis deux mois, serra la main que lui tendit son adversaire en signe d'abandon. Tous deux descendirent discrètement de l'estrade et passèrent dans un salon où ils remplirent leurs obligations médiatiques. Puis la championne monta dans sa chambre. Peter, son nouvel agent et entraîneur, l'y attendait, analysant la partie tout en suivant sur un autre écran celles qui se jouaient encore.


– Du grand art, Yun. Yasser et Nana sont dans une finale de tours : nulle probable.

– Tu as bien fait de ne pas venir au point-presse. Quelqu'un m'a fait remarquer qu'un ordinateur jugeait mon vingt-sixième coup douteux… Je vais faire couler mon bain.

– Qu'as-tu répondu ?

– Hein ?… Rien ! Je ne crois pas qu'il y avait une question dans son ton condescendant. J’ai beau gagner, on me prodigue les conseils de l’IA.


Elle referma la porte de la salle de bains, la laissant s'emplir de vapeur d'eau.


– Il m'est arrivé d'en battre, quand même.

– J'ai suivi tes deux matches. On t'a comparée à Fischer après que tu eus presque massacré le second.

– On a dit que j'avais déjoué sa préparation en changeant de style. En réalité, je n'ai fait qu'adopter la motivation de ce fou d'Américain : je venais devant l'échiquier pour mettre l'ego de mon adversaire au supplice.

– Son ego ?

– Celui des programmeurs ; si tu avais vu leurs têtes !

– Celle des comptables de la firme devait être pire.

– Je suis une belle arnaqueuse ! Ils n'auraient pas mis deux millions sur la table si, lors du premier match contre leur concurrent, je n'avais pas laissé croire à un coup de chance.

– Je ne bats que des adversaires malchanceux. Qui disait ça ?

– Tal… ou Lasker ?… J'étais plus jeune, et impressionnable ; avec un jeu attentiste, j'ai annulé cinq positions inférieures et, dans la sixième, personne n'a voulu croire que j'aie pu prévoir la pointe gagnante d'une combinaison de quinze coups. Une combinaison à un demi-million.

– Ce qui t'a fait deux millions et demi pour les deux semaines. Finalement, leur argent sert à nouveau à parrainer Hastings.

– C'est le moins que je puisse faire. Il n'y a pas de raison que j'en profite seule parce que je suis celle qu'ils veulent vaincre. Gens una sumus est toujours la devise de la fédération. Championne a retrouvé son vrai sens : je combats pour mon camp.

– Mais le camp industriel considère l'intelligence comme son domaine. La vie est dure pour les petits producteurs.

– Les échecs sont en première ligne. Les pionniers de l'intelligence artificielle avaient remarqué qu'un imbécile qui savait y jouer passait pour intelligent. Leur terrain d'expérimentation était tout trouvé. Et après leurs premiers succès, c'est devenu leur vitrine commerciale.

– Ça a popularisé le jeu.

– Les meilleurs joueurs étaient des stars à l'époque… mais les taureaux de corrida aussi ! Et le jour où la machine défia le champion du monde, la mise à mort parut définitive.

– Nous reprenons du poil de la bête. Enfin, vous êtes trois ou quatre.

– Malheureusement, l'opinion a déjà entériné le fait que penser fatigue inutilement la tête. L'erreur est humaine, tel est leur slogan… Qu'est-ce qui a rendu les costauds ringards ? Les monte-charge. Ensuite est venu le tour des intellectuels. Voilà pourquoi on nous manque de respect. En quelques décennies, l'humain est passé du rang d'animal supérieur à celui de machine inférieure… Je ne suis ni l'une ni l'autre.


Le front collé à une vitre, les mains en œillères, elle scrutait la nuit. Sur la Manche, le fanal d'un navire jouait à cache-cache dans les nappes de brouillard. Elle croyait entendre au loin un nocturne : la main gauche animée par la houle, et entre les doigts de l'autre dansait un feu follet.


– Ils n'ont même pas la notion de cette chose qui leur résiste : l'esprit.

– Est-ce qu'ils resteront sur ces défaites ? demanda Peter.

– C'est eux qui ont de l'argent à perdre. Leur suprématie est déjà établie dans chaque compartiment de notre existence, ce n'est plus qu'une question d'honneur.

– À moins qu'ils ne concentrent leurs efforts sur leurs nouveaux champions…

– Ne va pas me gâcher la soirée avec les cyborgs… Il y a deux siècles et demi, on a commencé à exhiber une prétendue machine où un joueur humain était caché. Aujourd'hui, c'est l'inverse, on a de prétendus humains qui dissimulent des semi-conducteurs. Les pauvres… Mon bain doit être coulé.


– Ils ont terminé, dit Peter quand elle en sortit une demi-heure plus tard. Tu es seule en tête à la première journée de repos… Au fait, tu ne m'as pas dit pourquoi Olessia s'en est allée après ton titre.

– Je ne t'ai pas engagé au pied levé. Ses gains avaient réveillé de vieux projets. C'est par amitié qu’elle est restée jusqu'au championnat du monde. Je la comprends, il y a autre chose dans la vie… À ce propos, je n'ai pas encore consulté le programme des réjouissances de demain.


Elle prit une brochure qu'elle feuilleta. Peter s'apprêtait à la laisser quand on frappa. Il ouvrit à un homme qui demanda à être annoncé comme l'ambassadeur chinois à Londres. Cette visite inopinée parut si peu protocolaire à la championne qu'elle le reçut en peignoir. Le motif était peut-être important, il était d'abord urgent, car l'homme l'invita à l'accompagner, le temps pour elle de sécher ses cheveux et de s'habiller.

Elle mit avec regret la tenue qu'elle avait prévue pour le concert du soir, sentant déjà qu'elle le manquerait. Peu après, une New Bugatti diplomatique prenait la route côtière, et vingt minutes plus tard, deux factionnaires la laissaient pénétrer dans la redoute d'Eastbourne.

La joueuse n'avait encore reçu ni demandé aucune explication. À l'entrée d'un hall les attendaient deux civils, que semblait connaître monsieur Zheng :


– Je vous présente le docteur Delany, médecin de la Couronne, et monsieur Koskela, qui va vous prendre en charge. Je crois qu'il a été décidé de faire appel à vous pour jouer une autre partie.

– Tiens !? Et contre qui ?

– Monsieur Koskela vous donnera tous les éclaircissements. Le docteur et moi-même ne sommes pas censés les entendre. Je n'ai plus d'ailleurs qu'à vous laisser. Au revoir, madame Hui. Messieurs, au plaisir…


Hui Yun suivit l'inconnu dans ce qui lui sembla être une salle d'état-major, datant peut-être de deux siècles, de l'époque en tout cas où l'on faisait la guerre. Elle pensa que les militaires avaient abandonné les attitudes martiales pour se consacrer à leur cœur de métier : le secret militaire. Mais elle n'imaginait pas être concernée, et sa présence en cet endroit lui semblait fortuite. Elle s'approcha d'une cheminée où brûlaient de longues bûches.


– C'est gentil, ici.

– En journée cette section est ouverte à la nostalgie du public. Il paraît que les Monuments historiques ont fait enlever le chauffage central.

– Je ne connaissais pas ce fort. Il y a deux ans, j'étais venue voir le Long Man, pas très loin, après sa restauration.

– Ce n'est pas ce géant qui tient deux bâtons que j’ai aperçu avant d’atterrir, gravé sur une colline de craie ?

– Si. Il fait forte impression : il y a quelques jours, il m'est réapparu en rêve, venant à ma rencontre depuis le haut de la colline.

– Et ensuite ?

– Ce n'est pas que cette conversation m'ennuie, mais c'est toutes affaires cessantes que monsieur Zheng m'a amenée ici ; et je viens d'entendre qu'on prétendait choisir mes adversaires. S'il me l'avait dit, je ne serais pas venue. De qui s'agit-il ?

– Nous ne le savons pas encore.

– Oh… Et quel serait l'enjeu ?

– L'enjeu…?

– Ce n'est pas juste pour tuer le temps. Si c'est le président d'un État ou du Fonds monétaire qui veut se donner l'air intelligent, je ne me prête jamais à ces mises en scène.

– Vous n'y êtes pas. Et l'enjeu, disons que… ce pourrait être l'honneur du genre humain.

– Genre humain ? My foot!.

– Ah oui, c'est vrai. Mais nous parlerons de cela plus tard.

– Et d'abord, à quelle organisation appartenez-vous donc, monsieur-qui-faites-venir-l'ambassadeur-de-Chine ?

– Au gouvernement mondial.

– Oh… Ainsi il existe toujours.

– Pas tel qu'il fut présenté à l'époque. Mais il reste des ministères et j'en suis un ministre.

– Quel maroquin ?

– Les relations extérieures.

– Ah oui ! s'esclaffa-t-elle brièvement. Évidemment… Et vous en avez développé quelques-unes ?

– Depuis que la radioastronomie existe, des messages extraterrestres sont captés de temps à autre. Jusqu'ici, aucun n'a laissé penser qu'il nous était destiné. Et aucun n'a offert de prise à un quelconque décryptage. Jusqu'à ce qu'arrive le message binaire que voici (prenant de quoi écrire). À peine trois octets. Il y a d'abord huit « 1 », puis « 11110111 », suivis de cinq « 0 ».

– Il y a quelque chose à comprendre dans si peu ?

– Nous avions un bon indice. Cela venait d'une direction vers laquelle nous avions émis la veille, le jour de Noël…

– Avez-vous émis « Joyeux Noël » ?

– Vous trouvez cela puéril… Nous avions donc émis vers la constellation de la Baleine…

– C'est assez proche pour avoir une réponse le lendemain ?

– Oh bien sûr que non ! Elle venait simplement de cette direction. Nous avons donc cherché à quoi cela pouvait être une réponse.

– Qu'avez-vous envoyé d'autre ?

– Les choses habituelles. Notre position dans la galaxie, le schéma de l'ADN, des photos de nos paysages, des échantillons du génie humain, les règles de différents jeux…

– La photo de votre chien.

– Comment le… ?

– Une idée comme ça.

– Well… Ne trouvant rien, nous avons contrôlé le relevé de l'émission, et il est apparu qu'un membre de l'équipe avait ajouté à la description du jeu d'échecs le premier coup d'une partie.

– Esprit d'initiative ! Heureusement qu'il n'a pas insulté la maman d'E.T.

– Il aura un blâme, suivi d’une promotion sans doute.

– Et c'est là que votre message a pris sens.

– Oui. L'octet décrirait une rangée de l'échiquier, le 1 une case occupée, le 0 une case inoccupée. Ils ont donc joué le cinquième pion, et comme la case devant est inoccupée aussi, c'est qu'ils l'ont avancé de deux pas. C'est le coup symétrique au nôtre, mais codé plus simplement.

– D'accord. Et moi je suis supposée poursuivre.

– C'est-à-dire que nous avons déjà joué le deuxième coup avant de penser à vous.

– Lequel ?

– Le cavalier du roi devant le fou. Il paraît que c'est tout à fait standard.

– Oui… Très bien.

– Si l'hypothèse est fausse, nous vous aurons dérangée pour rien et gâché votre tournoi. Je crains surtout que l'échange s'interrompe, car nous avons mis cinq jours à réagir. Mais si on nous répond aussi vite que la première fois, nous pouvons espérer découvrir leur coup à notre arrivée.

– Arrivée…? Où ?

– À Puerto Rico.

– Puerto Rico ! Ne puis-je pas jouer depuis l'Europe ?

– Cela étant confidentiel, dit l'homme en jetant son papier dans l'âtre, nous préférons vous avoir à proximité du radiotélescope.

– Les messages dont vous m'avez parlé n'ont pourtant jamais été confidentiels.

– Non, c'est vrai. Ça a toujours fait rêver les gens. Ils savent que ce n'est plus de la science-fiction – ça ne se vend plus d'ailleurs – mais vous savez, c'est comme les histoires de monstres pour les enfants, tout se passe bien tant que les monstres ne sont pas là qui frappent à la porte. Même dans les instances dirigeantes, certains ont une fragilité psychologique de ce côté-là. La première blessure narcissique va se rouvrir. Pris par nos petites affaires, nous faisons tous les jours comme si Copernic était un aimable plaisantin ; mais si demain les gens allument la radio et tombent sur PetitsHommesVerts-FM, il y aura, comment dire…

– Une crise d'autorité ?

– Des désordres.

– Soit, j'accepte. Mon contrat aura les clauses habituelles. Reste à en fixer le montant.

– Nous triplons vos honoraires journaliers, tous frais payés. Plus le manque à gagner du premier prix à Hastings.

– Je quitte le tournoi comme ça…?!

– Le docteur Delany va délivrer un certificat médical vous permettant de l'abandonner.

– Cette absence va aussi chambouler ma vie privée. Je n'ai qu'une autre condition : qu'un ami puisse me rejoindre d'ici deux semaines. Aucune raison supérieure ne pourrait atténuer la cruauté d'une séparation plus longue.

– Eh bien soit.

– Encore une chose : je suppose que vous êtes en décalage horaire, et que vous n'avez pas faim…

– Ciel ! Il est 21 h 30 et on ne vous a pas donné à manger !


Après un passage aux cuisines, Hui Yun fut conduite à l'hôpital de Brighton où elle fut dûment admise afin de donner le change. La presse s'y présenta le lendemain pour apprendre son transfert vers une clinique dont elle n'obtint pas le nom. Sortie avant l'aube, la joueuse s'était rendue à un aérodrome militaire, d'où elle avait quitté l'Angleterre. Peter restait pour diffuser des communiqués rassurants. Ils étaient bidon, c'est à peu près tout ce qu'il en savait.


Seuls passagers de l'aéronef, Hui et Koskela voyagèrent séparément. Lui faisant son courrier de ministre, elle gymnastique, lecture, ainsi que… apparemment rien, signe qui ne trompe pas d'un esprit contemplatif. Elle se préparait comme pour une autre partie. Que son opposant s'appelle monsieur Alien ne l'avait pas bouleversée. L'univers n'avait que soixante-quatre cases. Il était plein d'inconnu. C'est là qu'il fallait l'amener pour l'impressionner.

Au milieu de l'Atlantique, Koskela vint la voir.


– Je vous dérange ?

– Pas du tout. Je commençais à songer à ma ligne de jeu s'il choisit la défense russe. Et sinon, si je joue l'espagnole ou pas.

– Je ne veux pas vous laisser de nouveau à jeun. Souhaitez-vous manger ?

– Oui. S'il vous plaît.

– Prendrons-nous le repas ensemble ?

– Volontiers.


Quand le personnel de bord eut servi, il s'installa vis-à-vis du siège voisin de sa convive. Après les vœux mutuels de bon appétit et une première bouchée d’œuf mimosa, il attaqua pour ainsi dire la conversation.


– Qu'est-ce que cela fait d'être une des personnalités les plus détestées ?

– Ouh ! vous êtes direct !… Pourquoi ne pas dire plutôt : les plus vilipendées ? Le lobby cyber contrôle les médias, on n'entend donc pas les gens qui m'approuvent. Mais cela n'entame pas mes principes. Mes collègues aussi sont mobilisés, et nous préférons être condamnés pour discrimination que céder. Non, nous ne voulons pas jouer contre des transhumains. Aucun n'a d'ailleurs le niveau pour participer aux grands tournois.

– La science se veut humaniste, les sujets sélectionnés sont des gens qui n'avaient pas la chance d'être aussi intelligents que vous.

– Il y a la maison intelligente, la voiture intelligente, la ville intelligente, et même l'homme intelligent. Tout ce qui est bourré d'algorithmes serait intelligent. Penser, c'est autre chose.

– Ils feront des progrès.

– Bien sûr. On n'arrête pas le progrès.

– Alors n'est-ce pas un combat d'arrière-garde ?

– Appelez-nous l'arrière-garde si vous voulez… La machine a toujours hanté l'imaginaire humain ; qu'elle s'y substitue, non merci. Je préférerai toujours pourrir que rouiller.

– Le comité olympique les a bien acceptés…

– Ce sera sans nous. D'ailleurs il n'y a plus d'épreuves disputées par des 100 % non-bioniques. On aurait pu conserver pour eux ces jeux paralympiques, qui ont été supprimés faute de « personnes à mobilité réduite ».

– Vous déploreriez leur réparation ?

– Ce que vous déplorez, vous, c'est la fonctionnalité réduite. Je ne suis pas non plus friande des jeux exolympiques… Je sais qu'on me reprochera d'avoir pitié d'une moelle épinière dans un exosquelette. À quoi bon répéter nos arguments… Un homme comme vous n'est peut-être déjà plus mortel, ce que j'ai à en dire pourrait passer pour un appel au meurtre. Changeons de sujet, voulez-vous ?

– Je me demandais comment on devenait joueuse d'échecs…?

– C'est la seule activité que j'aie trouvée où je pouvais avoir raison.

– Car vous y étiez particulièrement douée.

– Je ne sais pas ! J'étais douée aussi pour le tambour. Or mes idées sur l'art de frapper une peau pouvaient heurter l'esthétique dominante : jouer sur le temps, exactement, sans en oublier. Mais à ce jeu-ci, je pouvais donner mon avis sans qu'on me réponde qu'il en valait un autre, ou que ce n'était pas le problème. Échec et mat est un argument définitif… Et votre mystérieux ami, pourquoi joue-t-il, dites-moi, alors qu'il a superbement ignoré le reste de votre message ?

– J'avoue qu'après ma joie initiale, une certaine déception m'a gagné à ce sujet. Vous auriez une idée sur la question…?

– Pourquoi pas ? Eh bien… Imaginons… Je me promène dans la galaxie, ou dans un parc, un inconnu m’aborde pour me montrer ses photos de vacances, ou celles de sa famille. Ça ne va pas forcément m'intéresser. Mais s'il avance un pion sur un plateau de jeu, voilà que j’ai mon mot à dire ; ça devient notre histoire à tous les deux.


Incapable de la prendre au sérieux, Koskela ne put s'empêcher de rire.


– J'ai d'autres idées, vous savez, sourit-elle, mais je préfère les garder pour vous faire rire une autre fois.


À l'aéroport d'Arecibo, monsieur Victor Soto, directeur de l'observatoire, les accueillit avec un sourire qui rendait inutile la question.


– Heureuse année, monsieur Koskela, et à vous aussi madame Hui, même si c'est un peu en avance pour vous… Nous l'avons reçu ! Rien que 12 bits… Nous ne sommes pas encore certains du sens. À notre arrivée j'espère.


La faculté de distribuer son attention sur des objets sans lien produit, chez l'artiste ou le scientifique, ce qu'on appelle l'imagination créatrice. Un joueur d'échecs est à la fois l'un et l'autre. Hui Yun suivait la conversation des deux hommes, tout en paraissant captivée par l'animation d'un port des Antilles en ce jour de fête, et en même temps son esprit combinatoire jouait avec le code extraterrestre. Elle tira bientôt un carnet de sa sacoche, écrivit : 11100111.0001, et le tendit entre les sièges des deux passagers avant.

– Le message, est-ce ceci ?

– C'est ça, oui ! Mais comment diable… ?

– Je ne vois que ça qui s'écrive en 12 bits. L'octet décrit sa rangée de pions. Il vient de jouer le quatrième, qui apparaît dans le demi-octet. Il s'agit de la défense Philidor.

– C'est ce que vous pensiez, monsieur Soto ? fit Koskela.

– La sagacité de madame Hui renforce notre première déduction.

– Alors il s'agit bien d'une partie d'échecs engagée contre une entité extérieure. Wow !… Que pensez-vous de son coup ?

– C'est un peu surprenant. Ça n'a même jamais été joué en championnat du m… de la Terre.

– Ce n'est pas bon ?…

– Si… Mais les statistiques ne sont pas trop en sa faveur.

– Vous ne la jouez jamais, alors ?

– Ça m'est arrivé. Mais personne ne l'essaye contre moi. Rassurez-vous, les classiques ne s'oublient pas.

– Que pouvez-vous en dire d'autre ?

– C'est un peu passif. Si l'on veut traduire par des mots, ça dirait : « Ma position est solide, j'attends sans crainte votre attaque. »

– Vous pourriez presque connaître la psychologie de quelqu'un à sa façon de jouer.

– Enlevez le conditionnel… et le presque.


L'auto quittait l'agglomération. Soto annonça encore dix minutes de trajet. La route monta dans un paysage bosselé dont la végétation arbustive accentuait l'aspect féerique.


– Cela me rappelle nos dents de dragon.

– Nous les appelons des mogotes. Vous êtes du Guangxi ?

– Oui. Je suis chinoise ; mais d'abord je suis zhuang.

– Alors vous êtes habituée au climat subtropical. Pas comme monsieur Koskela…

– Parfois, je me dis que j'ai raté ma vocation d'éleveur de rennes.

– Ha ! Ha ! Ha !

– Vous savez, coupa Hui, que j'habite près du FAST – qui est plus puissant qu'Arecibo, n'est-ce pas ? Excusez ma curiosité : pourquoi alors m'emmener aux antipodes de chez moi ? Est-ce parce que le message a été reçu ici ?

– Oui et non, répondit Soto. Il n'y a pas de concurrence entre les deux observatoires, mais le FAST est occupé à scruter d'autres galaxies. Or ceci ne concerne même pas la Voie lactée, et au stade où en est cette affaire très locale, nous pouvons la traiter ici.

– De votre point de vue, dit Koskela, c'est en effet stupide. Pourtant je préfère que vous soyez à Puerto Rico, où l'on risque moins de vous reconnaître qu'à quelques dizaines de kilomètres de chez vous.

– Voilà notre fameux radiotélescope, annonça Soto. D'ici, on ne voit rien, mais de la terrasse au-dessus ça impressionne toujours les touristes.


La route n'allait pas plus loin. Ils descendirent de voiture. Sots ouvrit la marche :


– Voici la porte réservée à la direction. Elle aura vos données biométriques. Vous passerez toujours par là. Les gens qui travaillent ici ignorent que le message a été décrypté, et comme nous l'avons dit, il est inutile que quelqu'un vous identifie.


Un ascenseur les déposa au deuxième étage.


– Voici mon bureau, qu'étant donné les circonstances je vais partager quelque temps avec monsieur Koskela. Nous vous avons réservé la salle de réunion attenante, ajouta-t-il en ouvrant une porte. J'y ai dressé un échiquier… Pourquoi souriez-vous ?

– Ce n'est pas que j'en aie besoin pour le troisième coup ! Mais pour pouvoir vous le montrer, bien sûr… Oh ! la vue est magnifique !… Qu'est-ce que c'est que ce jeu ?

– Un jeu de collection, apporté de mon salon. Je m'en suis procuré un autre dans une boutique de l'aéroport, ajouta-t-il en le déballant.

– C'est sans importance, monsieur Soto, dit-elle en avançant la main vers le jeu. Son pion est là maintenant, n'est-ce pas ? En d'autres circonstances j'envisagerais de mettre fou ou pion ici (pointant une case blanche). Cependant il faut assurément jouer le pion-dame. Envoyez cela : « d4 ».

– OK… Vous pensez qu'ils vont le manger ?

– D’abord ce sont les enfants qui mangent… Oui, ils peuvent le prendre, mais il y a deux autres coups aussi probables… et encore deux autres qui le sont moins. Ensuite, je préfère considérer qu'il s'agit d'un seul adversaire. Au fait, se trouve-t-il loin ?

– À environ 75 unités astronomiques.

– C'est encore le Système solaire ?

– Vous avez entendu parler du choc terminal ?

– Oui.

– C’est à peu près là.

– Alors c'est un peu comme si on entendait du bruit dans la maison.

– On peut voir la chose comme ça.

– La transmission se fait en combien de temps ?

– 10 heures et 40 minutes. Il nous semble que, par entente tacite, si chacun utilise une heure vingt pour se décider, il sera joué pour chaque camp un coup par jour terrestre. En tout état de cause, il faut lui répondre pendant qu'il passe dans notre ciel ; nous pensons donc émettre quotidiennement à cette heure-ci.

– C’est bien ce que je craignais… je suis ici pour trois mois !

– J'espère que vous apprécierez votre séjour, intervint Koskela. On appelle Puerto Rico l'île de l'Enchantement. Et c'est la saison sèche, la plus agréable de l'année. Nous avons mis une villa à votre disposition, ainsi qu'un agent de sécurité, qui ne va pas tarder. Oh ! c'est plus en raison de votre valeur qu'à cause d'un quelconque danger. Elle n'est d'ailleurs pas armée. Elle vous fera aussi la cuisine. Vous n'êtes pas enchaînées l'une à l'autre, mais si vous sortez seule, prenez sa carte pour régler vos frais. Et ces papiers d’identité au cas où.

– Et je m’appelle…? Sun Lan. Il faut que je m’en souvienne.

– Pour le reste vous n'aurez qu'à demander.

– Pourquoi tous ces ordinateurs ?

– Mais pour vous assister.

– Je m'en sers pour m'entraîner, dit-elle en s'en approchant, jamais au combat. Pawnzo… Mitch… Star-K, vous avez réuni les champions ! Mais vous pouvez les enlever.

– C'est au cas où…

– Au cas où je commettrais une bourde ?

– Pardon, je ne voulais pas vous offenser. Je les mettrai dans notre bureau.


Madame Nayeli Rosario Nieves entra. Après qu'elles eurent été présentées l'une à l'autre, la fonctionnaire emmena la championne, récupéra ses bagages dans le coffre du directeur, et la conduisit à la villa. Hui Yun s'y installa, fit le tour du propriétaire, dîna et se coucha ; à l'heure anglaise il était tard.

Quand elle s'éveilla, c'est le nouveau décor qui lui fit réaliser qu'elle venait d'entamer la partie la plus étrange de sa carrière. Son nouvel agent était, bien qu'aux petits soins, d'une discrétion exemplaire. Elle convenait à Hui, qui supposa que son profil avait été choisi soigneusement pour lui être assorti. Quand Koskela appela pour prendre de ses nouvelles, il l’informa d’un vol charter en provenance de Liuzhou par lequel son ami pourrait la rejoindre le 14. Elle passa l'essentiel de la matinée au jardin puis déjeuna avec madame Rosario.


– Vous êtes portoricaine ? lui demanda-t-elle.

– Aussi portoricaine qu'une grenouille coqui ! comme on dit ici.

– Ce sont elles qui font « co-qui ! » toute la nuit…

– C'est la signature sonore de l'île, on en compte deux au mètre carré.

– Ce sont bien de toutes petites grenouilles arboricoles, qui ont la particularité de sortir de l’œuf déjà formées ?

– De minuscules et adorables bébés grenouilles. Mais vous êtes déjà venue ?!

– Non, mais j'ai étudié le sujet… Hm… c'est très bon.

– Merci.


À 14 heures, munie d'un badge de scientifique étranger en mission, Hui visita l'installation, avec Soto comme guide. À 15 h 30, elle rejoignit son poste. Dix minutes après, un mot de 14 bits parvint à la Terre et fut aussitôt décodé.



Un autre pion s'était élancé de la deuxième rangée noire et n'avait fait que passer sur la troisième. Koskela vint à la table de jeu et matérialisa le message sur l'échiquier.

– Oh !… souffla-t-elle. Le gambit !? Je suis étonnée…

– Qu'est-ce qu'un gambit ?

– On appelle gambit, d'habitude, le don d'un pion dans l'ouverture. Mais l'étymologie italienne désigne un croc-en-jambe. Et c'est le cas ici, où notre ami vient de côté provoquer notre pion central avec son pion – sans pour autant nous en faire cadeau.

– Un croc-en-jambe ! Est-ce donc un sport de combat ?

– Tout à fait. Comme un judoka qui, au lieu de rester fermement sur ses appuis en guettant une inattention, tente un déséquilibre. Face à un adversaire de sa force il se met en position de faiblesse, mais face à un adversaire plus faible, sa plus grande maîtrise décide rapidement. Seulement le gambit Philidor, c'est une prise que je n'oserais tenter que contre un amateur… Par conséquent je ne crois pas que nous ayons affaire à une intelligence artificielle.

– Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?

– C'est que je vois là la manifestation d'une pulsion de mort… Donc une manifestation de vie.

– Peut-être ne maîtrise-t-il pas encore bien le jeu ?

– Sans doute, mais ça ne ressemble pas tellement à un coup de débutant. C'est plutôt un défi supplémentaire à celui qu'il nous a lancé hier.

– « Je ne crains pas votre attaque », disiez-vous.

– Nous passons de la passivité à la provocation.

– Selon vous, c'est une erreur ?

– Non, c'est une façon d'engager la conversation. Ou les hostilités si vous préférez. Seulement il faut qu'il cesse de me surprendre pendant quelque temps, il en va du pronostic vital de son roi.

– Je ne vous fais pas perdre plus de temps de réflexion. Je reviens dans une heure.


À ce stade de la partie, elle ne calcula pas. Elle se souciait moins de faire le meilleur coup que de choisir l'horizon où s'orienterait le jeu. Dans la pièce voisine, les programmes les plus avancés de la technologie terrestre dévoraient la puissance disponible au Centre. Pour Koskela, leurs cotes unanimes étaient un oracle. À 16 h 50, il tira la porte et entra.


– Il va être l'heure. Que décidez-vous ?

– Mm… Sortir l'autre cavalier est timide, le fou du roi plus agressif… Supprimer l'intrépide est excellent…

– C'est ce que je me suis laissé dire…

– Bien entendu…! Mais mon adversaire semble aimer le jeu romantique. Comme nous ne nous connaissons pas encore bien, je trouve assez sportif de répondre dans le même esprit : je choisis l'attaque Ercole del Rio.

– Eh… pourquoi ne pas jouer l'excellent ?

– Mon contrat ne stipule pas que je suis engagée comme consultante des logiciels, mais pour conduire la partie à ma guise : « d prend e5 ».

– Si vous êtes sûre de gagner de cette façon…

– Ah ? il faut gagner ? Mais vous ne me l'aviez pas dit !

– Mais enfin, si on a fait appel à vous, c’est…

– Parce que vous pensiez que je joue mieux que quiconque… et quelconque. Sinon vous auriez pris une machine, pas vrai ? Vous prétendez vouloir communiquer avec des étrangers, et dès qu'ils se manifestent, vous voulez les battre.

– Permettez, c'est lui qui a choisi ce terrain.

– Oui, mais à ce jeu, on n'est jamais battu que par ses propres erreurs. Je joue ce qui me plaît : à l'adversaire de prouver que ce n'est pas bon… Gagner ! Ça ne veut rien dire, gagner. On donne un point de vue sur la vérité.


Koskela se demanda un instant s'il n'allait pas simplement rompre le contrat et laisser les ordinateurs poursuivre cette partie si bien engagée.

– D'un autre côté, continua-t-elle, est-ce que nous n'avons pas affaire à un de ces caractériels qui vous fracassent la tête avec le plateau de jeu si vous les matez ?

– Nous n'avions pas pensé à cela.

– Vous péchez par angélisme ! Et aussi… Tenez-vous à maintenir le contact avec votre correspondant ?

– Absolument.

– Il ne faut donc pas que la partie s’achève trop vite… Si ?

– Au moins vous avez confiance en vous…


Il alla porter le coup aux techniciens du chiffre puis à ceux de l'émetteur. S'enquérant ensuite de la joueuse, il la trouva devant l'échiquier, écrivant des lignes de jeu sur une feuille.


– C'est bon, c'est parti ? fit-elle. Parfait, dites à madame Rosario de se préparer, je l'emmène randonner dans la Cordillère centrale.

– À cette heure-ci, vous n'irez pas très loin.

– Mais non, demain matin ! Et pour une dizaine de jours. Puisque c'est l'île de l'Enchantement, je compte en profiter.

– Après avoir joué deux coups, vous comptez repartir !?

– J'y tiens. J'ai écrit sur cette feuille ce qui se passera pendant mon absence. Bien sûr, si dans trois jours il bifurquait en sortant son fou, je serais rentrée le surlendemain… Revenons dans la ligne principale : s’il accepte le sacrifice du cavalier, nous suivrons la partie Staunton contre Morphy jusqu'à cette amélioration, ici. Vos prodiges de silicium agréeront. Tout est marqué. J'ai souligné ce qui est à mon sens la meilleure suite pour les Noirs : il jouera le plus probablement ces onze coups-ci.

– Alors, cette attaque del Rio, c'était pour partir en vacances ?

– Ce n'est effectivement qu'une arborescence de quelques suites forcées. Cela gagnera tout de même un pion. J'ai onze jours pour trouver un plan pour la suite… Espérez qu'il soit bon. Et en fait de vacances, ce ne sera pas tout à fait du tourisme. Vous ignorez peut-être qu'en plus de gagner ma vie en jouant, j'occupe mes loisirs à des choses sérieuses. J'ai une formation de naturaliste et ce séjour portoricain est une aubaine pour moi.


Les randonneuses descendirent en ville pour compléter leur équipement et rentrèrent à la villa. À l'aube, elles chargèrent leur barda et se mirent en route. Elles franchirent le rio Tanama et s’enfoncèrent dans la forêt de Rio Abajo où elles passèrent la journée. Koskela reçut le coup prévu, répondit de même, et échangea un SMS avec Rosario Nieves.

Au coup suivant, elle l'informa qu'elles avaient franchi la cordillère. Elles se trouvaient en compagnie d'une troupe de sapajous. Hui demanda à son ange gardien :


– Je ne vous vois pas utiliser le GPS ni chercher les balises des sentiers…

– Je suis née à 20 km à l'est d'ici…

– Et vous avez du sang taino ?

– Oui. Mais la majorité de la population en a. C’est grâce à ces montagnes que les Tainos ont pu survivre alors qu’ils ont été exterminés ailleurs dans les Antilles.

– Par les extraterrestres de l’époque. Ou les hommes augmentés de l’époque. Vous pensez que monsieur Koskela en est un ?

– Un homme augmenté ? Je ne le connais pas. Mais il est de haut rang, il doit avoir sa sauvegarde trimestrielle.

– Il prend soin de sa petite santé. Le plus tard il passera, meilleure sera la technologie de réimplantation.

– Elle n'est pas encore si fiable ! Une majorité des happy few de la liste d'attente sont déjà décédés. En plus, beaucoup de ressuscités sont à refaire ; le pire étant la difficulté à surmonter certains échecs.

– Vous parlez des cas de démence ? On ne m'enlèvera pas de l'idée qu'ils ont une origine prérégénitale.

– Vous voulez dire qu'ils avaient déjà un grain dans leur première vie ?

– C'est un avis personnel, mais quand on se prend pour Dieu…

– Moi je ne suis pas censée vous dire des choses personnelles, mais enfin j'ai tous mes organes. Je ne suis qu'une fonctionnaire ; je ne saurai survivre autrement qu'en passant le témoin à mes futurs enfants.

– Ces sapajous et nous avons des ancêtres communs qui vivaient il y a cinquante millions d'années. Je ne suis pas sûre de pouvoir en dire autant des humains augmentés, qui ne nous considèrent plus comme leurs congénères. D’ailleurs ils nous ont toujours appelés les chimpanzés du futur.


Le troisième jour, c'est Hui qui répondit quand le téléphone vibra :


– Monsieur Koskela ? Nous sommes dans la forêt sèche de Guánica. La mer des Caraïbes est à nos pieds !

– Il a joué. Cavalier en h6.

– Nous pourrons donc aller à Ponce demain. Nous allons maintenant nous baigner.


Après leur bain, les deux femmes allèrent monter leur campement. Dans la forêt sèche, il n’y avait pas de coquis pour les empêcher de dormir. Ou de parler. La lumière éteinte, madame Rosario se sentit plus libre de sortir de sa fonction et demanda :


– Sans vous offenser, on vous a fait venir parce que vous êtes plus maligne que l’intelligence artificielle ?

– Vous allez comprendre. Au siècle dernier, les activités humaines se sont vues progressivement assorties du terme « assisté par ordinateur »…

– Avoir un assistant, c’est gratifiant.

– Jusqu’à ce qu’on se découvre une mentalité d’assisté…

– Vous imaginez Beethoven faisant de la MAO ?

– Pas trop. Dans mon domaine, les choses ont évolué différemment, quand Kasparov créa les échecs dits avancés où un ordinateur est « assisté par humain ». Cet humain, appelé centaure, examine les coups proposés par la machine, et choisit. Voilà, c’est certainement la centaure qu’on a fait venir, pas la championne – capable de toutes les bourdes – car à ce jeu-là, je n’ai jamais perdu une partie contre un programme livré à lui-même. Seulement monsieur Koskela a oublié de stipuler dans mon contrat que je devais jouer en consultation avec les machines.

– Les femmes doivent vous savoir gré de ne plus passer pour des cruches.

– Vous savez, les hommes se sont fait battre pendant des siècles par des femmes, puis ils sont allés jouer entre eux dans les cafés et elles ont manqué d'entraînement… Mais il peut y avoir des raisons contradictoires à la parité actuelle. D'abord, la technocratie, qui a asexué l'humanité. Inversement, nous avons une motivation supplémentaire par rapport aux mâles : la parturition est entrée en résistance contre la réplication.


En arrivant à Ponce, deuxième ville de l'île, Hui Yun se fit faire une nouvelle coupe de cheveux. Elle acheta des lunettes, et se montra en chair – ce qu'elle évitait devant l'échiquier afin que nul n'insinuât qu'elle usait de ses charmes. Ainsi, même un Chinois ne pourrait voir en elle sa figure médiatique. Et pour avoir l'air plus normal, elles s'appelèrent par leurs prénoms, Yun étant changé en Lan. Elles allèrent déposer leurs affaires à l'hôtel Alomar. À un mois du carnaval, les clients étaient rares et elles obtinrent une suite au dernier étage. La réceptionniste leur ayant débité les éléments de langage de l'école hôtelière, elles attendirent d'être dans l'ascenseur pour en rire. Hui dit à Rosario :


– Vous connaissez le test de Turing ?

– C'est quand une machine vous parle et que vous essayez de déceler si c'en est une.

– Eh bien, vu le nombre de gens qui parlent comme des robots, les robots n'ont plus beaucoup de mal à réussir le test.

– Cette fille en est peut-être un ! Le test inverse n’existe pas ?


Elles ressortirent flâner sur le port, puis dégustèrent un mojo isleño avant de rentrer à l'hôtel. Au salon, la télé était éteinte, une femme lisait, deux hommes étaient penchés sur un échiquier.

N'importe qui peut regarder une partie d'échecs sans être indiscret, on est au spectacle. Hui y accorda un intérêt relatif, car une partie d'amateurs est souvent un concert de fausses notes, chaque joueur à son tour retournant la situation à son désavantage. Les deux fronts se relevèrent le temps d’un sourire, occasion aussi de donner de l’exercice à leurs cous. Bientôt, l'un d'eux, dont il ne restait plus au roi qu’à se couvrir la tête de sa toge, se leva, proposant de céder sa place.


– Vous jouez ? demanda-t-il.

– Un peu… répondit Hui.

– Nous ne sommes pas très fortes… précisa Rosario, mais Hui s'était déjà assise.

– Je crois vous avoir déjà vue quelque part, lui dit l'autre homme.


L'inquiétude gagnait Rosario.


– J'y suis ! Je ne vous aurais pas croisée à l'observatoire au début de la semaine ?

– C'est vrai, j'ai eu l'honneur de le visiter. Et Nayeli y est… Hum…

– J'y suis moi-même pour quelques mois, enchaîna-t-il. Avant de rentrer à Dar es Salaam.


Il lui tendit ses poings. Rosario crut bon de préciser la situation :


– Mon amie Lan est une naturaliste chinoise. Je lui sers de guide pour étudier la biodiversité de l'île.

– Cela vous étonne, constata Hui en désignant le poing qu'il ouvrit sur un pion de même couleur.

– Effectivement… Naturaliste ! La biologie moléculaire n'a pas encore tué tout ça ?

– À peu près ! Le naturalisme serait une superstition. La nature appartient au monde physique, donc numérisable ; tout ce qui s'apparente au vitalisme est ainsi réfuté… À vous !

– Je suis inquiet pour votre compatriote, dit-il en ouvrant du pion c.

– Qui donc ? demanda-t-elle en l'imitant.

– Mais Hui Yun, la championne du monde ! répondit-il, postant le cavalier derrière le pion.


Elle joua celui de son roi, et l'ingénue :


– Ah oui, des échecs ! J'en ai entendu parler.

– Soi-disant un mal aigu, mais rien d'alarmant ! Soi-disant une intervention banale, mais on ne dit pas quoi… D'accord, c'est son intimité, et ça ne fait qu'une semaine qu'elle est escamotée… (sortant l'autre cavalier) mais j'attends d'être rassuré. Car il y a un syndrome du champion du monde : Fischer, qui disparut pendant vingt ans, la CIA à ses trousses ; Spassky enlevé par le FSB en plein Paris, ou plus récemment…

– Attendez, attendez… l'interrompit-elle, feignant de réfléchir avant de pousser son pion-dame. Pourquoi l'enlèverait-on ?

– Je ne dis pas qu'elle l'ait été, répondit-il en saisissant le pion, puis le sien qu'il posa à la place. Mais enfin, certains auraient des motifs.

– Mhh !!? s'ébahit-elle avant de s'emparer du pion qu'il venait de lâcher.

– Elle terrasse leurs ordinateurs ! Il faut qu'ils trouvent la panne, fit-il, sibyllin, et il attaqua le coursier d'ébène avec un fantassin de buis.

– Il est en effet contraire à la théorie technévolutionniste, dit-elle en déposant un cavalier hors de l'échiquier, que l'humain rattrape son retard sur la machine.

– Avec ses ressources en mémoire et en calcul, une machine joue les ouvertures comme on parcourt une encyclopédie ; et les finales à la perfection dès que les trois quarts des pièces ont disparu. Mais entre les deux, il y a un labyrinthe de possibilités !

– À quoi lui sert son intelligence artificielle, si ce n'est à l'explorer ?

– Intelligence ? ricana-t-il. Un labyrinthe, vous l'inondez, et vous trouvez la sortie par où l'eau s'écoule. Vous ne direz pas pour autant que l'eau est intelligente. La machine ne procède pas autrement. Mais ce labyrinthe-ci est infini, vous n'aurez jamais assez d'eau.

– Pas infini… contesta-t-elle en sortant l'autre coursier.

– Non, ses galeries sont juste un peu plus nombreuses que les atomes dans la Voie lactée… On est capable de calculer quand nous entrerons en collision avec un astéroïde, mais pas l’échec et mat dans le petit univers que voilà…


Après un moment de silence, il avança résolument le pion de sa reine. La soi-disant Sun Lan réfléchit, et se décidant pour un nouvel échange, poursuivit :


– Si je vous suis bien, certains aimeraient savoir comment elle, elle passe à travers les astéroïdes.

– On ne manque pas de technologies pour observer les zones de son cerveau qui s'allument avant ses prises de décision. Elle joue d'instinct les coups qui gagnent, et même si elle ne sait peut-être pas elle-même pourquoi, le pourquoi se trouve sous son crâne.

– Mais l'instinct vous fait obéir sans réfléchir à des lois connues ! Machinalement, comme fait n’importe quelle chose programmée.

– Gênant, ce clouage… Enfin je voulais dire l'intuition, qui est à l'écoute de ce qui n'est pas encore écrit dans un logiciel.


La joueuse cherchait n'importe quel argument pour alimenter la contradiction, tout en contemplant le triste fianchetto blanc qui venait d'apparaître.


– En admettant qu’il y ait bien quelque chose que l’on puisse nommer intuition, on finit par découvrir le schéma qui l’a guidée, qu'il suffit ensuite d'appliquer… Cela économise de l'eau pour votre labyrinthe.


Elle décida d'échanger son fou.


– Bien sûr, dit l'homme en le prenant de la reine, ils apprennent de leurs défaites, mais ils préféreraient gagner. Pour eux, il n'y a pas d'intuition qui tienne, leur credo mécaniste dit que tout peut être mis en équation. Et doit l'être. Pour le progrès… humain… ou pas.

– Je ne suis pas très rassurée, souffla-t-elle, avançant la main vers le centre de l'échiquier.


Madame Rosario s'alarma de la voir gagner un pion. L'apercevant écarquiller les yeux, l'homme lui envoya un sourire complice, pensant qu'elle avait vu l'erreur de son amie.


– Vous savez, dit-il, c'est juste une expérience de pensée, je n'y crois pas du tout. Car s'il y a une chose qu'on ne peut pas forcer à marcher, c'est bien le cerveau.

– Entièrement d'accord…

– Échec.

– Oups… J'abandonne. Vous voudrez bien m'excuser. J'ai fait une erreur de débutante.

– C'est moi qui vous dois des excuses, je n'ai fait que parler.


En prenant congé, Hui Yun était honteuse de son mauvais tour, d'autant plus qu'elle n'avait pas refusé une éventuelle revanche le lendemain.


Elle n'aurait pas lieu. Son interlocuteur tanzanien vint s'en excuser dans la salle du petit déjeuner.


– Nous ne jouerons pas ce soir, car je dois écourter mon week-end. On vient de découvrir une nouvelle planète naine.

– Où cela ?

– Oh ! elle est actuellement à la limite de l’héliosphère ; on ne savait rien de plus ce matin.

– Comment s'appelle-t-elle ?

– Elle a déjà un numéro. Mais une commission se réunira pour lui choisir un nom. Comme c'est un objet transneptunien, je présume que ce sera d'après un personnage mythologique. La mode est à la mythologie inuite.

– Parce qu'il y fait très froid ?

– Le soleil n'y tape pas ! Il y brille à peine plus que les autres étoiles.

– Mais elle tourne quand même autour…

– Elle doit le faire avec une orbite assez perturbée, sinon elle aurait probablement déjà été repérée ; ce qui peut indiquer qu’elle a été capturée d'un autre système, comme celui de l'étoile de Barnard… C’est le genre de choses sur lesquelles nous allons plancher ces prochains jours.

– Y découvrira-t-on une forme vivante ?

– Elle n'a pas les conditions requises pour l'apparition de la vie.

– La vie n'est pas apparue en Arctique, pourtant il y a les Inuits.

– Oui… comme nous sommes aussi sur Mars.

– Alors laissez-moi croire qu'il y a là-haut un Petit Prince.

– Oh vous connaissez Saint-Exupéry !

– Il m'a appris à ne pas désespérer de remporter une victoire aux échecs. « Car tu es plus riche de ce qu'elle existe si même elle n'est point pour toi. Ainsi de la perle du fond des mers. »

– Ne désespérez pas. Si vous repassez à Arecibo, voici ma carte.

– Sait-on jamais… monsieur Owenya.


Elles passèrent la matinée au Museo de Arte, qui attire à lui seul sur l'île de nombreux amateurs d'art.

À l'heure habituelle, madame Rosario annonça :


– Message : « On dirait que notre adversaire joue mieux que Morphy. »

– Mieux que Morphy ! Il est drôle. Pour moi, Morphy s'est efforcé de perdre cette partie amicale ; car s'il avait réussi, Staunton n'aurait peut-être pas cherché tous les prétextes pour éviter un match… Enfin, pour nous, ça ne change rien au programme. Êtes-vous déjà montée au Cerro de Punta ?

– Pas à pied depuis le niveau de la mer. Ce sera l'étape la plus longue.


Et le lendemain, elles contemplèrent l'île depuis son point culminant. En chemin, le diplomate sidéral avait appelé :


– Il continue la ligne principale. Je m'apprête à jouer votre dixième coup : Fd3.

Muy bien ! Ah j'allais oublier. Pourquoi ne m'avez-vous pas dit que vous aviez découvert son repaire ?

– Son repaire ? Vous voulez dire… Comment êtes-vous au courant ?

– Cette île fourmille d'astronomes !

– D'accord… Oui, c'est la grande nouvelle. Ils ont trouvé une planète là où nous leur avons suggéré de regarder. Ils n'en savent pas plus.

– Comment est-elle ?

– Rouge et petite. Si l'on y plaçait Puerto Rico, elle aurait l'air d'un continent.


Les quatre jours restants, à l’observatoire, le camp blanc ne joua que la reine. Elle entra en action par f3, fit deux prises et s’échangea contre son homologue noire. Les deux femmes gagnaient l’ouest de l’île par la forêt. L’après-midi du deuxième jour, Rosario annonça :


– Yuquiyú, la « forêt de nuages ». La plus vieille réserve de l’hémisphère Nord.

– Ça c’est de la forêt humide.

– Pour trouver plus humide, inutile de voyager ; attendez la saison humide.

– Mon plus vieux souvenir de naturaliste, c’est quand, enfant, en lisant Vingt-Mille Lieues sous les mers, j’avais recopié tous les noms de poissons : cinq cents ! Si Jules Verne avait emmené son lecteur ici, il n’aurait pas hésité à nommer les centaines d’arbres, les heliconias, et les orchidées ; les saurophidiens, chaque amphibien ; la précieuse amazone… Ce sucrier à ventre jaune, que j’entends… Oh ! et ce San Pedrito, là ! Et là-haut cet émeraude mâle un arthropode au bec… Que de merveilles ! Depuis cette forêt de nuages, il y a vraiment de quoi pleurer le sort de quelqu’un qui n’a vu que le nuage de Oort.

– Vous voulez parler de l’ext… Tiens, oui, au fait !

– Nayeli, on en oublie le boulot toutes les deux !

– Une seconde…

– Si jamais « il » protège son cavalier, ça nous donne un jour de plus.

– Voilà : Il a pris le vôtre.

– Ce cher Koskela doit commencer à me prendre pour un médium… N’est-il pas extraordinaire de voir les gens qui se passionnent pour la vie extraterrestre se désintéresser autant de la vie ici-bas ? Ça relève de la psychiatrie. Il y en a ici tellement de formes. Et une forêt comme celle-ci est ce que le Système solaire a produit de mieux en matière de complexité. Si vous ne considérez que la variété de ses modèles architecturaux, à côté les réalisations de nos urbanistes dystopiques font penser à une boîte de Lego® premier âge.

– Nous avons de la chance d'avoir une nature aussi riche et préservée, sur notre île.

– C'est peut-être aussi ce qui a attiré l'industrie pharmaceutique. Un animal souffrant recourt à la phytothérapie sans connaître la formule de la molécule qui le soigne, et c’est gratuit. L'homme moderne, sans le pharmacien, meurt. Ici, il doit rester des myriades de molécules à identifier, copier, et accaparer avant de les éradiquer du vivant. La nature n’avait qu’à déposer des brevets.


À San Juan, la capitale, la journée fut consacrée à l’université et à son jardin botanique. Le lendemain matin, elles louèrent un véhicule pour rentrer. Une manifestation les obligea à un détour.


– C’est la journée mondiale de quoi, aujourd’hui ?

– On dirait plutôt une Feather Pride. Pour le droit des gens à avoir des plumes qui leur poussent dessus.


Arrivées à l’heure à l'aéroport d'Arecibo, elles prirent en charge l'ami de Hui et montèrent à la villa. Koskela les attendait devant la porte.


– Monsieur Koskela, voici Jose.

– Mais c'est un perroquet !

– Plus précisément un jaco. Quand vous m'avez présenté votre ami, je ne me suis pas écriée : « Mais c'est un rastaquouère ! »

– Quel ami ?

– X., ou E.T., répondit-elle, montrant la voûte céleste. Il ne signe toujours pas ses messages ?… Jose, voici Koskela.

– Hello, Koskela !

– Jose comprend plus de mots que n'en utilise l'humain dégénéré moyen.

– Je suppose que vous lui avez appris votre jeu.

– Il résout des petits problèmes.

– Vous arrivez à le détourner de ses pulsions primaires ?

– D’autres sont livrés à leurs impulsions binaires… Entrez donc… Nous allons rester quelque temps ici, Jose.


Pendant que l’homo zhuang et le psittacidé gris du Gabon se laissaient aller à l’émotion des retrouvailles, Rosario déchargea la cage et les bagages de Jose. Puis elle alla réunir les ingrédients d’une préparation rapide pour le déjeuner. Son chef alla la trouver en cuisine.


– Tout s’est bien passé, madame Rosario ?

– Il n’y aura rien de spécial dans mon dernier rapport. La seule frayeur aura été l’astronome qui lui a parlé d’elle.

– Nous redoublerons de précautions à l’observatoire… Je vais voir cet oiseau de plus près.

– Je vais bientôt servir. Vous mangerez dans les plats.


Il rejoignit Hui dans le séjour et, s’invitant à flatter son perroquet, avança timidement son doigt.


– Quand vous m’aviez parlé de faire venir votre ami, je pensais qu’il s’agissait d’un amoureux.

– Il ne fallait pas interpréter, j’ai employé le mot juste. Nous avons tous les deux nos propres amoureux.

– Par abus de langage, alors, comme on appelle compagnon un animal de compagnie.

– Ah pas du tout.

– Et vous êtes devenus amis comment ?

– Comme souvent, par relation professionnelle.

– Vous vous moquez de moi.

– J’étudie l’éthologie, vous comprenez ? Et Jose est aussi très occupé à étudier mon comportement, je crois.

– Mais l’amitié suppose en général un certain nombre d’affinités…

– Vous pourriez être ami avec votre clone ? Nous sommes des individus d’espèces différentes qui essayons, malgré les différences, et sans doute à cause de ces différences, de communiquer. C’est bien ce que vous essayez de faire aussi dans votre branche ?

– Sauf que je communique avec des êtres un peu plus avancés.

– Ils ont de l’avance dans l’exploration de notre propre territoire, mais à part ça ?

– Il y a dans la Voie lactée dix milliards de planètes ressemblant à la nôtre, la plupart plus vieilles de millions d’années. Un temps facilement mis à profit pour nous devancer technologiquement et philosophiquement.

– J’avais oublié que le progrès fait son œuvre aussi en philosophie.

– Cela va de pair. C’est pourquoi nous nous attendons à ce que, de toutes les rencontres entre civilisations de notre histoire, ce soit la plus pacifique.

– Comme Christophe Colomb que les gens d’ici ont pris pour un dieu bienveillant à cause de ses grandes pirogues. Ou comme l'homme industriel qui se trouvait tellement plus pacifique que l'homme des cavernes. Je ne sais pas si c’est le délire de l'assassin qui l’aide à se représenter comme un saint, mais il y a peu de traces de charniers datant de l'âge de pierre.

– Vous les verriez plutôt sanguinaires ? Merci, madame Rosario.

– Merci, Nayeli… Si toutes les civilisations avancent de la même manière, ils sont faciles à décrire : après que la vie est apparue sur leur planète, un des embranchements arrive en quelques trillénaires à la pensée conceptuelle et réflexive. Elle connaît et maîtrise son environnement, puis adopte un mode qui s'en affranchit (appelons-le mode de vie postindustriel). Devient ivre d'elle-même. La chimie commence à la tuer plus vite qu'elle ne la soigne, et rend stérile ce qui survivait sur une planète rendue inhabitable par la compulsion de consommation.


« Méprisant sa longue phylogénèse qu'elle voit comme du temps perdu, elle bricole une biosynthèse pour pallier sa propre dégénérescence. Ses scientifiques créent des chimères qu'ils prétendent vivantes parce qu'elles ont à peu près autant de conscience qu'eux. Et voilà ces chimères se mettant à explorer l'espace – bien obligées vu l'état de leur planète. Et c'est ainsi qu'elles perdurent – on ne peut même pas dire survivre pour des robiots – et essaiment dans la galaxie, sans autre but que leur propre pérennité. »


– Nous avons effectivement une théorie qui dit que la vie évolue forcément vers la machine… Après l'historique que vous venez de dresser, vous persistez à croire que votre adversaire est bien vivant ?

– Je sais que ça paraît improbable : vu les distances à couvrir dans la galaxie, la célérité des astronefs est du même ordre que celle des escargots et le vivant est une chose bien périssable pour ne pas mourir en route. Mais la solution est connue : l'information voyageant à vitesse lumière et tout corps étant réductible à une somme d'informations, voilà votre moyen de transport.

– C’est vrai. Le hic, c'est de réincarner l’information à l’arrivée. Il faut un transducteur déjà sur place pour le faire. Il y aurait donc quand même un très long voyage pour que les robots aillent l’installer et préparer un peu de confort pour les prochains arrivants. C’est pourquoi, si nous voyons arriver d’autres candidats à la civilisation galactique, ce doivent être des êtres-machines.

– Qui ne précéderont aucun être-vivant, selon vous, puisque vous visez vous-même à devenir la machine qui n’a plus besoin du vivant, cette erreur de la nature.

– Erreur de jeunesse.

– Mais quand aura complètement disparu en vous l'humain et sa haine de soi, la machine qui restera sera peut-être d'un avis contraire. Les supercalculateurs dernier cri ne sont-ils pas à prolifération bactérienne ?

– En effet.

– Des bactéries toxiques s'étaient échappées des premiers prototypes. Pour protéger l'industrie du scandale, on avait accusé des producteurs de concombre bio.

– C’est de l’histoire ancienne, ça… Mais dans votre exemple, la vie n’est qu’un auxiliaire bien utile pour la machine.

– Des machines plus évoluées trouveront peut-être dans des formes de vie plus complexes des auxiliaires à leur convenance.


Elle lui aurait expliqué la réalité de ce qu’on appelle les ressources humaines, mais Koskela ne lui demanda pas d’approfondir. Il s’approcha de l’échiquier, lui signifiant que c’était pour ça qu’elle était là. Les pièces étaient restées telles que la conductrice des Blancs les avait laissées avant son périple. Elle répéta les coups qui l’avaient jalonnée, atteignant la position qu’elle avait anticipée dix jours plus tôt.

Si certaines parties semblent n'être qu'une seule bataille, ici le combat s'est interrompu après quatorze coups. Les dames, la moitié de la cavalerie et cinq pions ont péri dans l'escarmouche ; un no man's land sépare à nouveau les deux camps. Et les Noirs ont peu de contrepartie pour leur pion de moins, ayant besoin de compléter leur développement avant de déclencher une nouvelle offensive.

Le plan terrien est le suivant : handicaper la percée centrale adverse, et imposer le blocus des pièces ennemies derrière le rempart de leur chaîne de pions. Même si elles résistent au siège, la place sera nettoyée à force d'échanges ; et une fois la zone pacifiée, les trois pions liés monteront inexorablement vers leur vis-à-vis, privé de tout secours.

Le combat aurait donc lieu à l'ouest, et les troupes victorieuses entreraient sans résistance par l'est. Ce plan avait été rapidement établi, mais la stratégie la plus claire n'est pas à l'abri de la péripétie. Un simple coup de main peut mettre en déroute une armée entière, et c'est à déceler les possibilités de guérilla dans chaque secteur des opérations que la joueuse devrait désormais employer son énergie.


Koskela partit le premier pour l’observatoire.


– Quelle impression t’a fait cet homme, Jose ?

– L’ai vu. Et entendu. Rien d’autre.

– C’est ce que je pensais. Il n’en émane pas grand-chose. Il réfléchit la lumière.


Le panorama de la nouvelle campagne ainsi défini, et les deux camps ayant à mettre préalablement leurs rois à l’abri d’un roque, Hui Yun n’eut pas trop à faire les jours suivants. Le matin, elle faisait des activités avec Jose, et exerçait son métier de joueuse : entraînement, étude de parties, préparations d’ouvertures pour le prochain tournoi. Et après être allée déplacer sa pièce, elle passait le reste de l’après-midi dans la nature, presque toujours accompagnée de l’agent Rosario.


Bientôt, elle offrit à X la possibilité de relâcher l'emprise qu'il subissait. Mais cela exigeait qu'il abandonnât son attitude défensive. Or celle-ci semblait se figer en état d'esprit, par un biais psychologique qu’elle connaissait bien.

Le 20 janvier, elle eut à prendre une décision difficile, et utilisa son temps jusqu'au bout avant de choisir de déloger le cavalier adverse par f3. Cela annihilait son avantage, et Koskela, qui n'osait plus rien dire, fit une drôle de tête. Elle le rassura par : « Faites-moi confiance. » Le lendemain, quand le coup arriva, il fit remarquer :


– Il aurait pu aussi sacrifier sur c3.

– Le jeu serait devenu dynamique et ouvert, de par l’asymétrie du matériel ; or il a préféré la guerre de position. C’est ce que je voulais vraiment savoir.


Février arrivait. Une nuit, elle fit un rêve saisissant. Elle le reconnut d’abord comme celui qu’elle avait fait à Hastings. Le Géant de Wilmington, qu’on appelle Long Man quoique sa silhouette creusée dans la craie ne dise rien de son sexe, était revenu. Détaché de la colline qui lui donnait ses proportions, ce n’était plus un géant ; les deux grands bâtons qu’il tenait n’étaient en fait que l’encadrement d’une porte. Il en franchit le pas ; s’approchait d’elle.

Effrayée mais refusant de fuir son rêve, elle se réfugia dans le demi-sommeil, sollicitant ses sens. Il y avait encore une persistance rétinienne, mais ce qui l’avait imprimée n’était plus visible. Ne restait qu’un halo entourant la porte de sa chambre. Derrière la porte, elle pouvait entendre les signaux d’un sonar… En réalité les « co-qui » de la nuit portoricaine, comme si toutes les grenouilles de l’île, telles des balises d’écholocation sidérale, appelaient les étoiles. Quand elle s’en rendit compte, elle s’éveilla complètement.


– Co-qui !

– Jose, tu ne vas pas t’y mettre aussi…

– Tu l’as senti ?

– Quoi donc ?

– L’oiseau renard.

– Il est entré ici ?… Ça s’appelle une chauve-souris, Jose. Maintenant retourne dormir.


Elle passait souvent à l'observatoire en coup de vent, n’y réfléchissant que par acquit de conscience. L'extraterrestre n'ayant joué aucun coup qu'elle n'eût envisagé, le sien était toujours prêt.

Commençait un ballet incessant autour de la case d6, véritable cœur de la lutte, que le cavalier noir occuperait en tout vingt-trois jours. Un joueur moyen ne verrait dans ces subtilités qu'une «drôle de guerre » assez éloignée des attaques à la baïonnette de sa pratique. Quant à Koskela, il lui avoua :


– Je me suis mis un peu à votre jeu. Monsieur Soto me bat à chaque fois ; et je dois être ce que vous appelez dans votre jargon une mazette, car je ne comprends pas la logique de cette partie. Y a-t-il un fil conducteur qui vous guide ? Avez-vous une certitude sur le dénouement ?

– Vous voudriez la vérité scientifique.

– Je vous fais confiance, mais si les échecs sont une science, la science a besoin de preuves.

– Mikhail Tal disait qu’il fallait emmener son adversaire dans une forêt profonde et sombre où 2 + 2 égale 5, et dont le sentier vers la sortie n’est pas assez large pour deux.

– Il y a beaucoup d’explorateurs de forêts tropicales dans votre métier !

– On l’appelait le Magicien… En tant que technophile, vous croyez qu’il n’y a jamais qu’une seule meilleure solution. Et là, pour vous, ça coince. Vous savez peut-être qu'au Moyen Âge, quand la preuve faisait défaut on recourait à l'épreuve, appelée aussi jugement de Dieu, ou encore ordalie. Et concrètement, on organisait un tournoi.

– Vous faites un drôle de chevalier.

– Il n’y a pas que les chevaliers. Les Tainos faisaient peut-être de même en jouant au batey à quelques kilomètres d’ici.

– Ah ! vous avez visité le Centre cérémoniel de Caguana. On y aurait fait aussi des observations astronomiques, d’après certains archéologues !

– Bref, je suis dans cet état d'esprit. Je n'ai pas la preuve que ce que je fais est juste, mais l'issue du combat en tient lieu.

– Ça me dépasse… Je ne dois pas avoir les capacités de votre perroquet. Comment va-t-il ? Vous avez invité ses cousins de l’île à discuter avec lui ?


Hui se souvint que Rosario venait de lui faire remarquer qu’il n’était venu qu’une fois manger sur le pouce, et qu’elle ne devait pas se gêner pour elle à cause de la cuisine. Elle l’invita donc à déjeuner le lendemain, assez tôt pour voir Jose au travail.

À l’heure dite, le volatile lui ouvrit et le conduisit auprès de Hui Yun, qui finissait de préparer la séance. Quand tout le monde fut prêt, elle présenta à son élève un casse-tête – sorti d’une caisse étiquetée « pas encore faits » – qu’il commença par résoudre. Ensuite il montra sa faculté à manipuler des concepts variés. Quand elle lui dit qu’elle aimerait danser, il sauta sur un petit appareil, en frappa deux touches, sélectionna un air dans une liste, le fit jouer, et en chanta les paroles en dansant. À la fin des applaudissements, il voulut bien improviser un autre air sur un idiophone spécialement conçu pour son anatomie.

À l’écart des objets hétéroclites dont l’oiseau s’était servi, l’homme avisa un boulier.


– Il est donc vrai que les Asiatiques se servent toujours de cet abaque ?

– Ça va quelquefois plus vite. Mais c’est surtout Jose qui l’utilise.

– Je vais m’en aller, dit celui-ci.

– Où veut-il aller ?

– C’est sa façon d’exprimer qu’il en a assez. Il aime bien les maths, mais quand il en a envie. Allons, Jose, encore un petit effort.


S’ensuivit une nouvelle démonstration. Le jaco effectua les opérations qu’on lui demanda, mais s’arrêta net au milieu de la dernière :


– Je suis désolé.

– Il ne faut pas insister ; nous avons déjà travaillé ce matin. Tu peux t’en aller, Jose. Veux-tu quelque chose ?

– Je veux une demi-banane.


Il ne faisait pas de doute que Koskela était singulièrement étonné. Pour ce qui est d’être admiratif, il eût fallu qu’il puisse trouver admirable de maîtriser l’arithmétique de base – qu’il l’observât chez un homme ou chez un ver de terre. Hui conclut :


– Quand il saura extraire une racine carrée, je vous appellerai.

– Les bacalaitos sont servis.


À table, ils parlèrent essentiellement des charmes de l’île. On en revint finalement aux mêmes sujets.


– Comment trouvez-vous son niveau de jeu par rapport à ceux que vous avez l’habitude d’affronter ?

– J'ai rarement été aussi impressionnée par un débutant. Il a fait de la corde raide dans l'ouverture, mais ensuite, sans commettre d'erreur grossière, il n'a pas toujours trouvé les meilleurs coups. J’en ai encore joué trois faibles moi-même la semaine dernière – vous vous en êtes rendu compte – afin de ne garder qu'un petit avantage.

– Il n'en a pas profité, et selon toutes les analyses, cet avantage est maintenant net.


Rosario se leva et rapporta de la cuisine un asopao de gandules.


– Madame Rosario, aviez-vous déjà été affectée à une mission qui nécessitait ce genre de talent ?

– Non. Sans me vanter, ça ne devrait pas me coûter de point.

– Croyez bien que j’y veillerai ! Madame Hui, le jour de notre arrivée, vous aviez dit que vous étiez capable de pénétrer la personnalité de vos adversaires…

– Oui, je commence à bien le connaître. Je sais presque à qui j'ai affaire.

– Voyez-vous ça…

– Quand c'est à vous de jouer, on dit que vous avez le trait. C’est un emprunt au champ lexical du tir à l’arc, mais j’aime penser que cela a trait au trait de caractère. Car coup après coup, vos choix parmi les possibles en disent plus sur vous qu'un portrait-robot ou un test psychologique. À condition de savoir les interpréter.

– Et quand vous le croiserez dans la rue à San Juan, vous l’aborderez en lui disant : « Je suis la personne qui vous a joué l’attaque del Rio ! »

– Oui, c’est ça, rit-elle, et il me prendra pour une folle !


Comme Rosario apportait le dessert, Koskela fixait l’échiquier sur l’autre table.


– De la purée de taro ! se réjouit Hui. On en mange aussi chez moi.

– On l’appelle ici purée de yautía.

– Suis-je bête ! s’exclama Koskela. J’ai cru un instant qu’il avait joué !

– Ah ! Ah ! Non, c’est moi qui ai anticipé son prochain coup. L’hallucination vous guette.

– Sans doute parce qu’il est bientôt l’heure… Votre jeu semble très ancien.

– C’est un Staunton taille 3 début XXe. Le plateau sert de boîte ; on la verrouille en faisant coulisser cette pièce de bois imitant le dos d’un livre.

– HISTORY OF ENGLAND. Le charme des vieilles bibliothèques…

– J’en ai fait l'acquisition parce qu'il a appartenu à Samuel Beckett.

– Un champion ?

– Un écrivain, et joueur amateur. Il y a dans son œuvre beaucoup de références à notre jeu ; comme dans le titre de sa pièce Fin de partie(1). Dans L'Innommable, il a écrit : « Je ne peux pas continuer, je vais continuer. »

– Quel rapport ?

– Notre cher Tartakower l’avait dit autrement : « La tactique, c'est ce que vous faites quand il y a quelque chose à faire ; la stratégie, c'est ce que vous faites quand il n'y a rien à faire. » Être au monde, comme devant un échiquier, c'est devoir faire quelque chose – quand même. Même quand vous en êtes arrivé à trouver tout cela absurde.


Son hôte hochait poliment la tête, ne comprenant pas trop de quoi elle parlait.


– Il se peut qu’ici vous manquiez de divertissements.

– Certains en ont beaucoup moins, non ? Quoi de plus déprimant que l'existence de notre correspondant sur sa petite planète, avec ses paysages empruntés au décor d’un théâtre de l'absurde, et qui jusqu'à Noël dernier ne faisait que ce qu'il y avait à faire ?


La championne du monde était à Puerto Rico depuis plus d'un mois quand un Koskela plus détendu qu'à l'accoutumée l'accueillit à l'observatoire.


– Vous semblez de bonne humeur, dit-elle, est-ce celle des programmes qui est communicative ?

– Ils sont d'avis que c'est gagné.

– Oui… Le chemin est moins étroit, mais non dépourvu d'embûches. L'avant-dernière erreur gagne, et je n'ai pas encore commis la mienne.

– Votre circonspection me rend doublement confiant ! En revanche, je ne vous trouve pas très bonne mine.

– J'ai eu une mauvaise nuit… Son coup n'est pas arrivé ?

– Non.

– Probablement celui-ci, n'est-ce pas ? dit-elle en déplaçant la tour noire.

– Oui.

– Et voilà ce que j'ai préparé… Objectivement, bouger le roi serait meilleur, obligeant les Noirs à se recroqueviller un peu plus. Mais en mettant tout de suite ma tour en septième, je lui laisse le choix entre la même réponse et tenter une sortie. Il va devoir calculer les deux options. D'habitude, on fait ça pour fatiguer son adversaire. Là, je le fais parce que plus je lui donne de choix, mieux je le connais. Et je crois que j'en ai déjà le cœur net… Seulement, je ne trouve pas d'explication.

– Le cœur net ! Libre à vous de voir le cœur comme organe d'intellection… mais le cœur net de quoi ?

– De ce qu'il soit… ce qu'il est.

– Il est quoi ?

– Je vous le dirai peut-être quand je serai sûre.

– C’est cela qui gêne votre sommeil ?

– Oh… il y a bien une chose qui me tracasse : qu’est-ce qui a empêché le gouvernement mondial de s’instituer, alors que des ministères comme le vôtre l’ont tout de même été ?

– Je peux bien vous le dire, n’étant pas une personne publique, ça n’engage personne… Je ne vous apprends rien en vous disant que les capacités cognitives de nos populations ont passablement baissé ces dernières décennies.

– À qui la faute ?

– Et nous avions donc pensé que le moment était venu de centraliser les organes de décision en optimisant les compétences.

– Une sorte de GESTion Automatisée des POpulations.

– Or nous n’avions pas mesuré qu’en leur ôtant l’illusion d’une certaine autodétermination, elles devenaient plus difficiles à gérer. Et aussi que ce déficit intellectuel avait pour corollaire la montée des sentiments identitaires et nationaux. Alors finalement on les a laissés élire des matamores à la tête de leurs idiocraties, comme on laisse des enfants régler leurs différends et gérer leur argent de poche.

– Et des organisations supranationales invisibles ont chapeauté ce qui était du ressort des grandes personnes.

– On en a créé dans les domaines où une seule nation pouvait causer aux autres des dommages irréparables avant qu’elles n’aient réagi ou que nous ne soyons intervenus : macroéconomie, environnement, conflits régionaux…

– Il y a des risques de destruction massive dans votre secteur ?

– Pas vraiment.

– Alors pourquoi le machin que vous dirigez est-il devenu l'interlocuteur unique des extraterrestres ?

– Pour leur parler d'une seule voix, et pour éviter que quelqu’un ne les provoque.

– Quelqu’un leur aurait dit un mot de travers ? Rien de plus grave ?


Elle avait l’impression qu’il la prenait pour un rouleau de printemps. En rentrant, elle chercha la carte de monsieur Owenya, l'homme rencontré à Ponce, et le contacta. Ils se donnèrent rendez-vous le lendemain dans un restaurant avec vue sur la mer près de la Punta Las Tunas.

Quand elle arriva, il était déjà là, consultant le menu, un jeu magnétique de voyage posé sur le coin de la table.


– J’espère que vous ne m’avez pas trop attendue. Je me suis arrêtée en route pour descendre dans la Cueva del Indio.

– Vous avez pu admirer les pétroglyphes. Il y en a un peu partout ici… Vous vous intéressez aux extraterrestres ?

– Euh… pas spécialement, pourquoi ?

– Les ufologues en raffolent. Ils y voient des représentations de visiteurs de l’espace.

– Ils savent donc à quoi ils ressemblent ! Ils en ont vu eux-mêmes, sans doute ?

– Hé ! hé ! Ils voient une cohérence dans les représentations trouvées sur les cinq continents, et en déduisent que ceux qui les ont gravées ont vu les mêmes êtres, au lieu des fruits bigarrés de leur imagination.

– Vous voulez faire une partie le temps qu’on nous apporte la commande ?

– C’est à vous d’avoir les Blancs.

– Cela a un nom, cette ouverture ? demanda-t-elle après quelques coups.

– C’est une sicilienne.


Ce n’était pas faux, mais elle s’abstint de le corriger. Contre sa défense du ptérodactyle, elle s’appliqua à jouer des coups qui ne soient pas trop compromettants, n’aient pas l’air très entreprenants, et qui donnent l’impression d’enfreindre les règles apprises aux débutants ; mais ce qu’elle jouait, c’était des exceptions qui les confirmaient. Elle évita également les combinaisons brillantes, si bien qu’il eut l’impression d’avoir perdu par hasard. Pendant le repas, chacun parla de sa spécialité, et la science du vivant rencontra naturellement l'astronomie. Après s’être enquis de ses travaux sur l’île, il posa en souriant la question bateau :


– Qu’est-ce que la vie ?

– Pour beaucoup de mes collègues, la vie est de l'information qui se débrouille pour survivre, en recopiant le matériel génétique. C’est un peu réducteur pour moi qui suis de culture animiste, mais je ne peux pas leur donner tort. Montesquieu, déjà, voyait la vie comme une suite d'idées qui ne veut pas s’interrompre.

– Je m’étais régalé avec De l’esclavage des nègres. Vous savez que ce texte est à l’index ?

– C’est regrettable, mais moins que ce qui l’a justifié. On considérait autrefois l’ironie comme la première forme de langage qu’un enfant pouvait acquérir et dont on n’avait pas d’exemple dans le monde animal. Regardez où on en est maintenant. On hésite même à employer une métaphore avec un humain, alors qu’un perroquet ou un chimpanzé l’utilisent spontanément.

– Que penserait Darwin de cette évolution ?

– Vous savez, la vie peut même évoluer en quelque chose de mort si cela profite à son code génétique – voyez les mitochondries.

– Ah ?… Ou les transhumains ! Hi ! hi !

– Tiens, puisque vous me parliez d’extraterrestres, j’ai une question. Chacun sait que le schéma de l'ADN leur a été envoyé – à quoi ça sert, si tant est que le message soit reçu, je ne sais pas. Mais le génome humain, est-ce que vous savez s’il a été envoyé ?

– Hum, hésita-t-il, drôle d'idée. Ce serait une somme d'informations, non ?

– Moins que l'intégrale de Jean-Sébastien en mp3… Eh bien ?

– Il y a des pays qui ont envoyé n'importe quoi, c'est certain.

– Cela a dû être documenté…

– Je comprends ce que vous vouliez dire par « information qui se débrouille pour survivre en recopiant… » Ce serait pire que la révolution de Gutenberg : le livre humain n’est plus copié par des moines ; avec la radioastronomie, on passe à l’imprimerie.

– Cela a été documenté ? insista-t-elle.

– Sans aucun doute.

– Vous êtes au courant. (…) Alors vous ne me direz rien.

– Comprenez bien, ce n'est pas public.

– Enfin moi je suis convaincue que le schéma de construction de l'Homo sapiens a été… je vais employer le mot exact : aliéné.

– Eh bien croyez-le… Je ne vois pas ce qui vous fait même penser ça. En ce qui me concerne, je peux juste démentir.


Il était visiblement perturbé, et comme elle pensait l’avoir déjà assez mal traité, elle changea de sujet. À la fin du repas, elle se dit que même si elle l’avait trouvé moins sympathique, elle serait de toute façon obligée de le revoir un jour pour lui avouer ses mensonges.


– Il est 14 h 30, il faut que je file. Nous nous reverrons, n’est-ce pas ?

– Pour la belle, madame Sun.


Pour elle, le démenti valait quasiment confirmation. En arrivant à l'observatoire, elle était en proie à une forte émotion. Pour se calmer, elle se montra enjouée et loquace. Avant de repartir, elle demanda :


– Est-ce qu'on a donné un nom à la planète de notre ami ?

– Pas encore. Si vous avez une suggestion, je m'arrangerai pour qu'elle soit soumise.

– Son prochain coup est forcé, le mien est évident, là, vous le jouerez ça m’évitera de venir demain. Nous irons visiter les grottes de Camuy.

– Vous n’y êtes pas encore allée ? dit Soto. L’entrée principale est tout près, à Quebrada.


De retour à la villa, elle entendit chanter.

Daisy, Daisy

Give me your answer, do.

I'm half crazy…


– Nayeli t’a appris une chanson, Jose ?

– Tu chantes en dormant, Yun.


Le lendemain matin, à Quebrada, les deux femmes se garèrent sur le parking du pavillon d’accueil, y entrèrent et Rosario se fit remettre un badge. Elles ressortirent en compagnie d’un groupe, et traversèrent une doline jusqu’à l’entrée d’une grotte « où l’on pourrait faire tenir un immeuble de vingt étages ». Ensuite, les touristes, d’abord peu rassurés que le guide leur annonçât la proximité de milliers de chauves-souris, manifestèrent une certaine joie en apprenant que la bande-son des Batman avait été enregistrée là. La guide de Hui l’entraîna alors vers une grotte fermée au public. Elle semblait même, et les suivantes, réservée aux araignées, insectes, et autres batraciens.


– Nous venions traîner ici quand j’étais petite. L’autre jour, je me suis souvenue d’une salle que j’avais découverte à l’époque. Je voulais vous la montrer, mais c’est à condition que je la retrouve.


En effet, elles n’auraient pas le temps de visiter les mille. Mais Hui n’était pas pressée, elle passait en revue les chiroptères endormis.


– Mormoops à face de spectre… Monophyllus redmani…


De temps en temps, une grotte était percée de rayons qui diffusaient vers ses voisines. Rosario pointa son index vers le haut.


– Les boas les attendent à toutes les sorties ; au coucher du soleil, ils en attraperont au vol.

– Chilabothrus inornatus.

– Ça y est, je l’ai retrouvé ! Approchez. Regardez, c’est ce pétroglyphe, là !… Au centre, il y a ce personnage féminin…

– À quoi voyez-vous qu’il est féminin ?

– À deux symboles de la fertilité : le ventre ; et la grenouille, dont elle a les doigts.


Bras tendus, mains ouvertes, elle faisait des signes à une forme inquiétante située au-dessus d’elle : Arrondie sur sa partie supérieure, évoquant le contour d’un astre ; et sur l’inférieure découpée comme les ailes d’une chauve-souris.


– C’est probablement Coaybey, le monde des morts.

– Je vois où vous voulez en venir…

– À côté de vous, il y a un oiseau.

– Et un homme.

– Un cacique. Il mange une goyave, comme les chauves-souris ; de plus l’artiste a mis une chose en évidence : il n’a pas de nombril. C’est donc bien un op’a.

– Un o’pa… ?

– Ou opia, ou encore hupia : c’est l’esprit d’un mort.


Hui dédramatisa l’aspect visionnaire de l’œuvre taino :


– Je veux bien croire que tous les morts ont un esprit, mais Koskela n’est l’esprit de personne. En plus, l’oiseau ne ressemble pas à Jose. Et le plus grave, c’est que je ne vous vois pas.

– C’est gentil de dire ça.


Elles déjeunèrent devant les fresques précolombiennes puis continuèrent leur exploration, de flaque d’eau en flaque d’eau à travers un réseau de galeries que la rivière avait creusées dans le calcaire depuis des millions de saisons humides. Enfin elles rejoignirent son lit principal. Devant l’absence de rives, Hui se demanda s’il allait falloir nager, quand elle vit Rosario déposer son sac à dos (elle avait supposé à raison qu’il contenait du matériel spéléo), en tirer deux pagaies télescopiques, et déclencher un mécanisme qui transforma aussitôt le sac en canot pneumatique.

– Il reste quelques kilomètres avant la sortie. Ensuite je donnerai rendez-vous à l’auto pour qu’elle nous rejoigne.


Tout en pagayant, repensant à la scène gravée dans la pierre, Hui se rendit compte qu’il était l’heure où, presque au-dessus d’elles, on envoyait son message. Et elle réalisa ce qui avait fondamentalement changé.

Du jour où elle avait appris le mouvement des pièces, elle avait su qu’échec et mat signifiait littéralement le meurtre du roi. Elle n’avait cessé depuis de commettre des régicides. Bien sûr ses adversaires n’avaient rien à craindre ; tel Rubinstein à qui l’on demanda un jour contre qui il allait jouer, sa conscience disait : « Ce soir, je joue contre les pièces noires. » Or au fur et à mesure qu’elle déplaçait les siennes dans cette partie, son regard se détachait des pièces noires pour chercher le visage de celui qui les dirigeait. Il n’était plus question de jeu ! Elle n’était plus Médée ou Clytemnestre dans le monde aux soixante-quatre cases. Sur cette rivière souterraine elle se sentait maintenant psychopompe, Charon sur le Styx, accompagnant son adversaire au royaume des morts.


Elles rentrèrent fatiguées à la villa. Hui apprit à cuisiner les empañadillas, et après le dîner se connecta à la toile pour se délasser, se plongeant dans la mythologie jusqu’au fond du sommeil. Au réveil, une idée mûrit, et à son passage à l’observatoire, elle dit aux deux hommes :


– Comme monsieur Koskela me l’a demandé, je proposerais bien un nom : Anguta… C’est un dieu inuit.

– Un personnage mythologique ? C'est ce qu'ils veulent. Je ne comprends pas qu'un comité de scientifiques s'intéresse encore à la superstition…

– Mais enfin, dit Soto, regardez cette carte du ciel. Tout cela porte le même nom depuis l’Antiquité. Vous ne pouvez pas remettre en cause une tradition millénaire. Sans la cosmologie, nous ne serions même pas devenus astronomes.

– Et si ce sont les dieux qui ont créé les constellations, dit Hui Yun, ils seraient bien capables de les modifier. Regardez le Serpentaire : voilà un médecin qu’ils ont collé là parce qu’il risquait de mettre le dieu des morts au chômage. Ils pourraient bien se raviser et le libérer, pour mettre à sa place celui qui essaye de vous rendre immortel.

– Anguta avez-vous dit… Proposez-le, Soto. De la part de quelqu'un qui a beaucoup œuvré à sa localisation.

– Moi ?

– En maintenant le contact jour après jour.

– Ça s'est ébruité ?

– Il y a des rumeurs au sujet de signaux, c'était inévitable. Un moment viendra où nous devrons les confirmer. Pas d'inquiétude ! Sur la gestion de l'information destinée aux Terrestres, nous avons une longue expertise.


Hui avait remarqué que l'échange de messages n’excitait plus le ministre des Aliens. Maintenant il manifestait de la frustration. Elle était habituée à faire face à quelqu’un, jusqu’à huit heures durant, sans échanger ni mot ni regard ; ces heures transformées en semaines, pour lui qui n’était qu’un spectateur peu initié, devaient approcher la limite de la raison. Surtout quand l’autre déplaça son roi de trois cases en trois jours. Ils n’avaient donc rien d’autre à dire, rien de mieux à faire ? Ils avaient fait tout ce chemin pour ça ? Il brûlait d’envie d’ajouter aux messages une formule du genre : « Et si nous parlions de choses sérieuses ? »


Après des semaines de louvoiement, la situation commença à se décanter le 15 février. Hui était en passe d'obtenir un deuxième pion. Elle préféra une suite lui permettant d'entrer en finale avec deux fous contre une tour. Soto admira la combinaison et se fit confirmer l'avantage résultant.


– Les deux fous sont bien supérieurs à la tour, n'est-ce pas ?

– Théoriquement. On peut s'en faire une idée en comptant les cases qu'ils contrôlent sur un échiquier vide. Une tour c'est quatorze, où qu'elle se trouve.

– Pas quinze ?

– La case qu'elle occupe, elle ne la contrôle pas. Elle l'obstrue, tout au plus.

– D'accord. Et la paire de fous ?

– S'ils sont aux coins, quatorze aussi ! Mais centralisés ils peuvent balayer vingt-six cases.

– Un cavalier ne devrait pas valoir grand-chose, à ce compte-là.

– Il ne peut pas traverser l'échiquier en un coup, ni même en trois, mais il est plus mobile au combat rapproché. Insaisissable, il rue ! La pièce handicapée, c'est un fou seul, car une moitié du monde lui est inaccessible : celle qui n'est pas de la couleur de sa case d'origine.

– Les pièces ont des marches complémentaires. Cela doit jouer aussi.

– Oui… Mettez-en une au centre d'un échiquier de cinq par cinq… Si cette pièce est un cavalier, huit cases lui sont accessibles ; si c'est un fou, huit autres ; et les huit dernières pour une tour.

– Une sorte de carré magique.

– Ce qui peut nous porter à croire que si d'autres que nous jouent dans l'univers, c'est à peu près aux mêmes jeux. Ce petit monde de huit par huit est un microcosme ; il a les composantes de l'univers : temps, espace, et matière. C'est à la fois un monde et un langage. Où chacun a sa place : en Inde, où ils sont apparus, on dit que les échecs sont une mer où un moucheron peut boire et un éléphant se noyer. Ce qui est vrai pour la mer s'applique à la galaxie.


Cette nuit-là, l’esprit de Hui Yun s’éleva vers le ciel, bien au-delà de la ceinture de Kuiper. Elle ne dormait pas. Elle avait juste conscience qu’elle ne dormait pas. Bien qu’allongée, rien ne lui indiquait encore qu’elle fût dans un plan plutôt que dans un autre. Ses cinq sens ne délivraient plus le bruit qui recouvre ce que lui faisaient parvenir les autres – ceux que l’on regroupe sous le terme de sixième, faute d’en connaître les organes sensoriels. Ceux-là étaient en éveil.

Elle était arrivée à l’intérieur d’une sorte de bulle technologique, accrochée sur la planète naine comme une huître post-vivante sur le minéral originel. Elle y côtoyait un humanoïde de chair, qui n’était plus seulement la silhouette de Long Man, et dont les traits s’étaient formés et affinés au fur et à mesure qu’elle avait appris à le connaître. Elle y voyait la pitoyable ressource ancillaire accomplir méthodiquement les tâches assignées par ses instructeurs.

L’imagination de Hui ne l’avait jamais trahie, elle ne soupçonna même pas qu’elle pût lui jouer des tours. Sa vision ressemblait à un vieux film en 2D(2) qui raconte une expédition galactique menée par des humains assistés d’un ordinateur, où celui-ci prend contre toute attente le contrôle de la mission. Sauf que c’était l’inverse.


Il serait sans doute aussi surprenant pour les membres de cette expédition-ci de découvrir que l’assistant qu’ils avaient programmé allait tenter de saboter leur mission. Allait-il réussir, c’était incertain, mais ce qui frappait l’esprit de la jeune femme, avec précision et insistance, c’était l’état de complète déréliction de cette forme dans laquelle quelque frottement de silicium avait fait naître l’étincelle de vie. Communiant avec cette âme abandonnée, elle sentit les larmes recouvrir ses paupières et le trop-plein mouiller ses joues. Le réveil de son sens du toucher la rappela un peu de son état second, la vision se distancia.

« Joyeux Noël »…

Le premier jour, elle avait demandé avec moquerie à Koskela s’il l’avait envoyé. Il avait presque confirmé.

« Joyeux Noël ». Quand elle y repensait, c’était de moins en moins drôle…

Le lien se fit enfin… C’était aussi le premier message reçu par un autre aliéné – enfermé dans son corps inerte – dans une autre fiction(3) de la même époque. Une infirmière compatissante le lui avait envoyé par la peau – son dernier organe récepteur –, découvrant ensuite que lui aussi tâchait de faire passer un message depuis l’antichambre du néant.

Cet homme, rien d’autre ne le différenciait d’un mort que ses souvenirs de bonheur perdu. Long Man n’en avait même pas. Tout au plus était-il à la veille de comprendre qu’il n’en aurait jamais. Qu’est-ce qui était le plus cruel ?

La vision s’effaça. Une fièvre nauséeuse rappelait Hui Yun à la réalité immédiate. Dans la chambre, Jose, qui avait ouvert sa cage, était aux cent coups. Elle le fit venir contre sa tête et trouva enfin le sommeil.


Une semaine plus tard, elle évita un péché de gourmandise qui aurait coûté la victoire, et l'issue du combat parut scellée.


– Que feriez-vous à sa place ?

– Là, normalement, on abandonne.

– Comment le signifierait-il ?

– Par « 1-0 »… Je ne sais pas si c'est dans la règle du jeu… Coucher son roi peut-être.

– L'échiquier a deux dimensions, comment coucherait-il son roi ?

– En occupant une case de plus !?

– Ah naturellement… Et quand s’y décide-t-on ?

– Quand la conclusion d'une partie est longue et à la portée d'un débutant, la jouer est considéré comme une perte de temps et une insulte à la valeur de votre adversaire. Inversement, si la conclusion est proche, vous pouvez aller jusqu'au bout pour la beauté d'un tableau de mat ; ou vous arrêter un peu avant pour permettre à l'amateur, qui la rejouera pour son plaisir, de le trouver seul. Parfois au contraire, un joueur paraît s'incliner prématurément, non par manque de combativité, mais devant la profondeur d'une idée. Une célèbre partie de Sämisch contre Nimzowitsch est une œuvre d'art parce que le premier a eu le bon goût de rendre les armes au bon moment. Dans une partie d'échecs, comme dans un roman, il ne faut pas en montrer plus que nécessaire et laisser une part à l'esprit du lecteur.


« Mais notre adversaire est loin de ces considérations. Cette partie est sa vie, il résistera pied à pied jusqu'au bout. Il n'y a aucun espoir de sauvetage mais il bougera encore un mois. »


– Et pour vous, rester jusqu’à la fin est sans intérêt.

– Quitter la table de jeu parce que ça n'est plus intéressant serait un affront sans précédent. On ne peut se déclarer vainqueur qu'en annonçant mat.

– Un mois… Ça n’a aucun intérêt non plus pour lui ! Bon sang mais qu’est-ce qu’il leur a pris d’entrer en contact par cette partie d’échecs ?

– C’est une question que vous m’aviez déjà posée dans l’avion, vous vous souvenez ? Ma réponse vous avait fait rire.

– Je m’en souviens. Vous aviez dit que vous en auriez d’autres.

– Est-ce que ça vous arrive de temps en temps de jouer ?

– En général, j’ai d’autres problèmes à résoudre.

– C’est ça. Une IA ne joue pas ; vous croyez lui proposer un jeu, elle ne voit qu’un problème à résoudre. Où est la distinction ?… Au siècle dernier, un philosophe(4) énonça six adjectifs qui doivent qualifier une activité pour qu'elle soit un jeu. Examinons-les deux à deux :

« Un jeu est une activité circonscrite et régulée. Je crois que ça qualifie aussi bien le quotidien de notre ami, ça n'est donc pas pertinent pour expliquer sa motivation. C'est aussi une activité fictive et improductive. Or il est trop idiot pour avoir ces notions. »

– Idiot ?

– Ce n’est pas pour le mépriser ; je vois simplement son réel si confiné que l’idée de fiction ne peut y entrer. Et le mot improductif ne peut avoir de sens dans un système où vous êtes justement une fonction.

« Le jeu est enfin une activité libre et incertaine. C'est là que ça devient intéressant. La liberté, ce n'est pas faire disparaître les murs de la prison, mais rien d'autre que l'acte de les repousser. Un centimètre carré suffit. Le pantin qui découvre un moyen d’action sur sa ficelle est plus libre que le tyran qui croit tout contrôler, ou que ses sujets qui sont heureux de s’y soumettre au prétexte que la liberté absolue n'existe pas. »

« Mais on appelle aussi jeu l’espace laissé entre les pièces d'un mécanisme. S’il n’y en pas assez, elles s’échauffent, s’il y en a trop, elles s’entrechoquent, et dans les deux cas le mécanisme casse. L’espace que nous savons laisser entre notre réel et notre imaginaire nous permet de conserver notre intégrité. »

« En jouant contre nous, notre ami vient de concevoir l'idée de liberté, ce qui risque fort de ne pas rester sans conséquences. »

– Et l’incertitude, elle tiendrait à l’impossibilité de tout calculer, ou au hasard…

– C’est beaucoup plus simple. L’incertitude tient en trois mots français : Qui vivra verra.


Une semaine passa encore. À ce stade d’une partie normale, elle devait encore se méfier d’un coup automatique ou d’un lapsus manus l’obligeant à jouer la pièce touchée. Aucun risque dans une partie par correspondance, celle-ci ne se résumait plus qu’à trois mots espagnols : Qué será, será. Mais elle venait encore, non pour honorer son contrat, mais comme pour être au chevet de son partenaire de jeu. Arrivant ce jour-là en compagnie de Jose, elle sut à la mine des deux hommes que la fin était proche. Puis elle aperçut le champagne et des amuse-gueule.


– Ils ont annoncé mat ?

– En vingt coups.

– Les ordinateurs, c'est épatant.

– Si je m'attendais à entendre ça de votre bouche.

– C'est-à-dire qu'à leur grande différence, je jouis de la faculté d'émerveillement. Bien avant qu'ils existent, Rudolf Spielmann a dit qu'on jouait le début de partie comme un livre, le milieu comme un magicien, et la finale comme une machine. Eh bien nous y sommes ; cette finale-ci est particulièrement mécanique.


Elle enchaîna les mouvements de pièces au rythme de la scansion des jours à venir.


– Mardi, mercredi, jeudi-vendredi-samedi… Dans deux semaines, mon pion g est promu en dame, son pion c en cavalier sinon mat ; maintenant, échec en a8 par exemple…

– Il n'a qu'une case.

– Réfléchissons… Mat en quatre coups ! J'ai mis dix secondes à trouver, sans être capable de vous dire s'il y a plus ou moins de cent variantes qui y aboutissent, parmi les cinquante millions de suites de quatre coups que l'ordinateur a explorées en un battement d'aile de mouche.

– Cinquante millions ?

– Voilà la solution : échec ! Et sur chaque réponse noire, il y a encore une solution unique. Jouez les Noirs.

– Euh… Voilà.

– Pourquoi jouez-vous cela ?

– Je reviens où j'étais.

– Mais notre reine n'est plus où elle était, elle. Vous raccourcissez sa vie d'une journée, car c'est maintenant mat en deux coups… Ce n’est pas un problème qui obtiendrait un prix de composition, mais le trouverez-vous ? Tu peux chercher aussi, Jose.



Une minute s'écoula, puis Jose saisit la dame par le diadème et la déplaça de trois cases.


– C’est juste une question d’expérience, monsieur Koskela. À demain. Si vous voulez vous exercer, reprenez le dernier coup noir de façon à ne vous faire mater qu'en trois coups.(5)

– Je te laisse ma cacahuète, fit Jose à l'adresse de l'homme, quand tu trouveras.

– C’est de l’humour, ajouta son amie, nous ne pratiquons pas ce genre de récompense.

– Et s'il fallait le laisser gagner ? coupa-t-il, pris d’une soudaine panique. Il est encore temps, non ?

– On peut battre un adversaire, l'insulter certainement pas.


Les trois dernières semaines ne furent qu’un compte à rebours. Koskela annonça à la joueuse que le nom d'Anguta avait été retenu.


– Le dieu collecteur de morts… c'était là votre idée, n'est-ce pas ? D’où vous est-elle venue ?

– Ça m’a semblé approprié pour la première planète où l'on ait trouvé de la vie. Et il y a risque d’extinction.

– Si ces étrangers sont bien des entités vivantes.

– L’être qui a joué contre nous ne vous semblerait peut-être pas si étrange si vous le rencontriez. Vous vous rappelez notre conversation au sujet du voyage sous forme d’informations ?

– Oui, mais nous n’en sommes qu’au stade théorique ; la mise en œuvre n'a pas commencé.

– D’autres vous ont devancés et sont techniquement au point.

– Ah ? Vous avez des informateurs là-haut, peut-être ?

– Je cherche juste à expliquer comment il se peut qu’un être humain nous envoie des messages à douze heures-lumière d'ici.

– Un être humain… De mieux en mieux !

– On n'arrête pas d'émettre des messages farfelus. On pousse l’inconséquence jusqu’à envoyer notre génome à des aliens équipés pour nous répliquer à volonté. C'est ainsi que nous propageons la souffrance humaine dans l’Univers !

– D'où tenez-vous ça ?

– J’ai mes sources… Ces planètes naines sont bien couvertes de matière organique ?

– Oui, le tholin. Mais…

– Cette civilisation galactique dont les robots arrivent aux portes de notre système ont mis le fichier que nous leur avons fourni dans quelque bioimprimante 3D alimentée avec du tholin, et il en est sorti un misérable pantin, facile à faire marcher, d'une rare docilité… jusqu’à aujourd’hui.

– N'importe quoi ! L’avènement de la machine complète rend l'humain inutile !

– Je vous l’avais dit, la machine a été d'un autre avis. Elle était peut-être mal avisée mais elle devait avoir ses raisons pratiques. Elle avait aussi ses raisons de vous snober, mais le robot instructeur de cette intelligence artificielle humaine n’avait pas prévu qu’elle prendrait l’initiative de répondre en cachette à vos vœux de Noël.


La position du mat en quatre coups survint le jour de l’équinoxe. Le 23 mars, il n'y avait plus de réponse à attendre, et on ne reçut rien. Koskela fit émettre la position de départ du camp noir, pour inviter X à commencer une nouvelle partie avec les Blancs. Mais Hui Yun faisait ses valises. Quand elle passa vérifier qu’Anguta était bien retombée dans le silence radio, elle attrapa les pièces qui étaient restées dans la position finale, et déclara :


– De toute façon, X n’est plus de ce monde à l’heure qu’il est. À la fin de la partie, tout le monde retourne dans la boîte – comme ça… Vous aussi, monsieur Koskela, quand on vous aura trop recyclé.

– J'ai lu qu'Anguta emportait les morts et les laissait dormir un an. Ces Inuits ne pensent donc pas mourir pour toujours ?

– Un an sur cette planète naine dure vingt mille des nôtres, n'est-ce pas ? Si l'univers est fini, l'éternité peut bien l'être aussi.

– Étranges religions animistes. Quelle est celle des Zhuang ?

– Mo.

– Vous croyez sans doute également à la réincarnation…

– Quand on ne cherche qu'à se désincarner dans des prothèses, que pourrait-on savoir de la réincarnation ? Rien ne sert de mourir quand on a déjà renoncé à la vie… Adieu.


Les adieux à Nayeli et à sa terre furent plus difficiles. Les années qui suivirent montrèrent que ce n’était qu’un au revoir.

Mais loin de ces nouvelles péripéties humaines, la technologie terrestre de propulsion avait fait assez de progrès pour se passer de l'assistance gravitationnelle de Jupiter, et, bien que l’orbite d’Anguta l’eût déjà emportée là où ne soufflait plus le vent solaire, la sonde Zukertort ne mit que vingt-huit ans pour rattraper son objectif et s’y poser.

Des robots y explorèrent les ruines d’une base colonisatrice et firent parler ses vestiges. Ils identifièrent dans les carcasses de leurs cousins, qu’ils cannibalisèrent, les éclaireurs avancés d’un essaim indénombrable. Sans indice sur ce qui avait pu mettre un terme à la présence étrangère, ils entreprirent la remise en état de ses installations. Ils débarquèrent et mirent en service un transducteur, et des paquets d’informations commencèrent à être envoyés depuis Arecibo.


Ses états de conscience connectés, un avatar de Koskela put bientôt déambuler dans un paysage blafard et sombre, à l’horizon bosselé. Ses pas le firent buter sur ce qui lui sembla à l’impact une roche à moitié enfouie, que le choc et la gravité locale firent se comporter comme un ballon de baudruche sous l’effet d’une brusque rafale.

Après son immobilisation un peu plus loin, sur une planète où l’un peu plus loin était trop obscur pour les cellules photosensibles du Terrien, de la poussière s’écoulait encore par ses deux cratères.


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(1) Attention au contresens sur le titre de la pièce : Fin de partie ne signifie pas fin de la partie. C’est une phase de jeu qui peut survenir très tôt dans la partie et qui peut durer très longtemps.

(2) 2001: A Space Odyssey, Stanley Kubrick (1968). La chanson que Hui Yun chantait en dormant : Daisy Bell.

(3) Johnny got his gun, 1938 (roman), 1971 (film), Dalton Trumbo.

(4) Roger Caillois, Les Jeux et les hommes, 1958

(5) Solution des deux petits problèmes de la page 225 (note non essentielle à destination des amateurs)

1) Position du diagramme.

1.Db5 (trouvé par Jose) ;

si 1…Rxa2 2.Db2#

si 1…Ce2 ou 1…Cd3, alors 2.Db3# ou 2.Da5#

si 1…Cb3 2.Dxb3#

si 1…Cxa2 2.Fb2#


2) Les Noirs reprennent leur dernier coup. Sur le diagramme,on replacera donc le roi noir où il était auparavant, c’est-à-dire sur la case b4.

Outre 1…Ra3? essayé par Koskela, il reste :

A) 1…Ra5? 2.Fc3+ Ra6 (2…Ra4 3.Db4#) 3.Fc4#

B) 1…Ra4 2.Fc4

a) 2…C joue 3.Db3+et 4.Db5# (ou 3.Db5+ et 4.Db3#)

b) 2…Ra3 3.Fb2 (ou 3.Db5 ou 3.Fc3) etc.

c) 2…Ra5? 3.Db5#

C) 1…Rc5 2.Fd4+ Rxd4 (2…Rc6 3.Fe6 et 4.Db6#) 3.Db4+ Re5

(3…Rd3 4.Fb1#) 4.Df4# (dernier coup émis d’Arecibo).


 
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