L’homme arriva à Kordaril par la Porte Est. Il voyageait seul et à pieds. Les gardes l’avaient vu arriver de loin, malgré la bruine incessante et le ciel plombé. Le visage dissimulé sous un capuchon, d’où émergeaient quelques mèches de cheveux gris, il avançait d’un bon pas. Les soldats qui étaient en poste à cet endroit n’accueillaient principalement que des marchands en carrioles. La petite porte dans l’épaisse muraille de la capitale d’Elgenval était la plus proche de la place du marché. Pour quiconque ne se déplaçait pas en attelage vers ce lieu, elle constituait un détour. Le temps ayant découragé bon nombre de voyageurs, les gardes s’ennuyaient ferme autour d’un modeste brasero. Ils attendirent l’arrivée de l’homme devant la lourde herse toujours ouverte. Il ne portait pas de manteau, des gouttelettes d’eau ruisselaient sur le cuir ouvragé de son armure. Dans son dos, deux cimeterres se croisaient, et à sa ceinture pendait un sac gris, taché de vert, lourd, qui battait mollement contre sa cuisse. Le sergent d’armes, solidement campé sur ses jambes, la hallebarde bien droite, leva la main en signe d’arrêt :
– Halte, voyageur.
Le nouveau venu ne ralentit même pas. Il releva simplement la tête, permettant aux gardes de distinguer ses traits. Quand il les dépassa, ils sentirent l’odeur fétide qui émanait du sac de toile. Il entra dans la cité sans que s’élève la moindre protestation. Le sergent baissa le bras.
– Par les Esprit Malins ! Je ne l’avais jamais vu, souffla un de ses hommes. – Moi non plus, répondit-il, crispé. Mais le capitaine m’en avait parlé. Par chance, nous l’avons reconnu à temps. – Je l’espère, chef. Sinon on peut dire adieu à nos têtes. – Que pensez-vous qu’il y avait dans ce sac ? demanda un autre. – Je préfère ne pas le savoir.
La bruine étouffait le son de ses pas sur les pavés humides. Il traversa à grandes enjambées la place du marché où les seuls les plus obstinés avaient dressé leurs étals. La ville était encore en reconstruction. Elle avait souffert lors de l’invasion malake, plus de quatre années auparavant. Pour avoir connu Kordaril bien avant ces tristes événements, l’homme savait à quel point les choses avaient changé. Mais il ne s’en émouvait guère. Il dépassa la statue de Ludyarn, le roi actuel, que ses détracteurs appelaient « Le Serpent ». Autrefois avait trôné là l’effigie du premier seigneur d’Elgenval. Jetée à bas par la guerre, Ludyarn l’avait fait remplacer par la sienne. La vieille statue avait été usée par trois siècles d’intempéries. La population pouvait à nouveau distinguer les traits de son monarque. L’homme s’enfonça ensuite dans les rues larges et propres du quartier marchand. Il bifurqua dans la ruelle des orfèvres, passant devant les boutiques les plus anciennes de la capitale. Il connaissait chacun des artisans de cette venelle. Ainsi que beaucoup d’autres à travers la cité. Et la plupart n’avaient pas pignon sur rue. Il arriva enfin devant l’ancien bâtiment de la Guilde des Chasseurs. Ludyarn avait dissout la Guilde juste avant la guerre car il soupçonnait ses chefs de fomenter une rébellion. Après la victoire d’Elgenval, il n’avait pas pris la peine de lever l’Édit qui interdisait à ses membres de se rassembler. Les baillis tenaient désormais le rôle de recruteurs, les chasseurs étaient payés par le trésor royal. Comme de juste, le roi avait réquisitionné le bâtiment qui tenait lieu de quartier général à l’organisation réputée comme la seule capable d’assurer la sécurité dans les zones reculées. En effet, la mission de la guilde consistait à débusquer et éliminer les créatures dangereuses qui infestaient le royaume, rendaient les routes dangereuses, transformaient les forêts en guet-apens et emplissaient les nuits de cris de terreur. Non seulement la guilde avait-elle compté dans ses rangs l’élite des combattants d’Elgenval, mais aussi offrait-elle des primes pour l’élimination de monstres. Le bailli Deyer était à présent le responsable de ce volet, pour la capitale.
L’homme gravit les quelques marches qui le séparaient de l’entrée de l’édifice de pierre, aux murs crénelés et garni d’une tour courtaude. Le panneau de bois portait encore la marque de la guilde de Kordaril ; l’aigle sur deux lances croisées. À l’intérieur, le mobilier était sommaire, et les bannières des différentes branches avaient été remplacées par celles du roi. L’ensemble avait besoin d’être rafraîchi mais ce genre de préoccupations devrait attendre. Les cuisines et le dortoir étaient désormais utilisés par des gardes, les sous-sols servaient de cellules. Le bailli s’était approprié les quartiers de l’ancien maître des lieux, à l’étage. Son chambellan s’occupait des primes depuis une des anciennes chambres, reconvertie en bureau. L’âtre, mal entretenu, peinait à maintenir chaleur et clarté dans la vaste salle du rez-de-chaussée. Plus haut, le plancher était sale et craquait. L’homme ôta son capuchon détrempé et le jeta sur une table. Il ignora les regards que lui lançaient les gardes, enfila l’escalier, et poussa la porte de Deyer. Ce dernier, un individu replet, aux doigts ornés de bagues, se chauffait le dos à sa cheminée personnelle. Les murs autour de lui étaient couverts d’armes et de trophées. Vaksyss jeta le sac gris à ses pieds. Il heurta le sol avec un bruit mat et roula sur une courte distance. La toile libéra son horrible contenu. Une tête brune aux cheveux semblables à un nid d’anguilles, des yeux jaunes vitreux, pas de nez mais deux cavités nasales répugnantes, et une bouche garnie de crocs démesurés. Le sang vert de la créature macula le sol. Le bailli, surpris et dégoûté, fit machinalement un pas en arrière. Puis revint vers son bureau, considérant la chose d’un œil réprobateur. La voix de Vaksyss s’éleva, calme et tranchante :
– Je ne suis pas un chien que l’on siffle, Deyer. – Loin de moi l’idée… – La prochaine fois, coupa l’homme d’armes, la récompense aura intérêt à être bien plus substantielle, et la requête formulée poliment. Sinon c’est votre tête qui roulera aux pieds de votre successeur.
Deyer esquissa un geste vers son cou, avec une évidente expression d’inconfort.
– Mes plus plates excuses, lord Vaksyss. C’est l’urgence de la situation qui m’a fait perdre tout sens des convenances. Je savais que vous seul seriez capable de venir à bout de cette abomination.
Vaksyss dévisagea le bailli obèse qui avait mis entre eux sa table de travail, d’une propreté exemplaire. D’une petite clé dorée qui pendait à son cou, il ouvrit une cassette de bois précieux et en sortit une modeste bourse à la peau à peine tendue.
– Voici la prime convenue. J’y ajoute les remerciements chaleureux de la ville.
Il tendit la bourse au-dessus de son bureau, obligeant Vaksyss à s’avancer pour la prendre. Sans arrêter de le fixer, ce dernier ouvrit la bourse et fit tomber la pierre précieuse qu’elle contenait dans sa main. Il la soupesa, et jeta le contenant au sol. Il fit volte face. Dans l’embrasure de la porte, il s’arrêta.
– Qui était-ce ? demanda-t-il. – Je vous demande pardon ? musarda Deyer. – Ne me prenez pas pour un de ces imbéciles que vous employez d’ordinaire. J’ai vu assez d’horreurs pour savoir que ces monstres orphelins, n’appartenant à aucune espèce connue, faisaient jadis partie de la nôtre. Alors, répondez. Qui m’avez-vous envoyé tuer ?
Le bailli laissa passer un instant avant de répondre :
– Les Ancêtres nous préservent de le découvrir un jour. – Vous mentez, déclara simplement Vaksyss en sortant.
Il traversa les rues humides en direction de l’auberge tenue par un de ses amis. Il y avait ses habitudes, et personne ne lui posait de question. C’était un bâtiment flambant neuf, construit sur les ruines d’une ancienne bibliothèque qui n’avait pas survécu à l’invasion malake. Par jeu, son nouveau propriétaire l’avait appelé le Codex Enfoui. Il en poussa la porte et n’en ressortit qu’à la nuit tombée. Il possédait désormais une demeure dans le quartier noble. Quelques années plus tôt, cela lui aurait paru relever du luxe le plus inabordable. Pour s’y rendre, il coupa par le quartier des herboristes, des empoisonneurs, comme il l’appelait. Les échoppes étaient closes. Seuls quelques mendiants traînaient dans les rues. Il ne pleuvait plus, mais la nuit était d’un noir d’encre. Une ombre plus épaisse que les autres bougea soudain au-dessus de lui. Il s’arrêta net dans la ruelle où il se tenait.
– Tiens, tiens, ricana quelqu’un, ce quartier est vraiment mal fréquenté.
Il y eut d’autres mouvement, au moins trois. Vaksyss restait immobile.
– Le tueur d’élite du palais, en personne…
La voix se fit plus dure :
– Sais-tu qui tu as tué aujourd’hui ?
Le guerrier distinguait maintenant les silhouettes des hommes qui l’encerclaient. Un de chaque côté de la ruelle, et deux qui se laissaient tomber vers lui depuis les toits. Il leva les mains… vers les poignées de ses sabres.
– Non, répondit-il, mais je sais qui je vais tuer.
Dans un chuintement, les deux lames glissèrent hors des fourreaux, révélant leur aspect étrange, d’un gris presque bleuté, uniforme. D’une régularité qui les faisait paraître presque fragiles. Comme si elles étaient faites d’autre chose que du métal. Combattre plusieurs adversaires dans un espace étroit présentait quelques difficultés. Sauf si l’on était entraîné pour ça… Malgré l’alcool, ses gestes étaient précis et ses réflexes rapides. En quelques mouvements, les lames impériales montées sur d’innocentes poignées vinrent à bout des quatre hommes.
Vaksyss marcha sur le seul survivant, qui serrait le moignon qui remplaçait désormais son bras droit en reculant pathétiquement, rampant à demi.
– Qui vous envoie ?
Il n’aimait pas avoir des ennemis. Non qu’il se souciât d’être apprécié, mais combattre des assassins et des mercenaires à tout bout de champ, en plus des monstres et des créatures de toutes sortes qui peuplaient Elgenval, se révélait rapidement fatiguant. Sous le nombre, l’un d’entre eux finirait inévitablement par avoir sa peau. Il avait appris à conserver une certaine mesure de prudence. L’homme blessé trouva suffisamment de courage pour répondre par un crachat. Vaksyss lui coupa une oreille.
– Ça peut durer un moment, avant que tu ne te sois vidé de ton sang.
C’était du bluff, l’homme ne pourrait pas tenir plus de quelques minutes, et encore. Mais il pouvait rendre ses derniers instants extrêmement pénibles. De la pointe du cimeterre, il lui creva un œil. L’homme hurla. Il ne pouvait pas porter son unique main à son visage.
– Qui ? répéta Vaksyss. – Alundra ! répondit enfin le mourant. Alundra !
L’ancien esprit de la Vengeance. C’est ça, et puis quoi encore ? Vaksyss lui ouvrit superficiellement le ventre et le laissa dans la ruelle. Avant de s’en aller, il prit néanmoins le temps de fouiller les trois autres dépouilles, et découvrit au cou de chacune un médaillon étonnant. Non par sa forme, mais parce qu’il avait trouvé le même au cou de la créature qu’il avait occise la veille, dans la forêt de Nyalld. Une pierre taillée en forme de larme, peinte dans un vert émeraude, et enchâssée dans une sorte de bouclier de nacre.
– Ha. Je comprends, pour la vengeance, dit-il à l’homme qui agonisait. Je trouverai bien ce que ceci signifie, ajouta-t-il en lui montrant les colliers. Et vous serez tous morts pour rien.
Il lui envoya un coup de pied en partant.
La nuit passa lentement, entre parchemins et grimoires. Il avait décidé de découvrir la signification de ce symbole avant de s’accorder le moindre repos. Car il ne pourrait dormir avec une menace indéterminée planant au-dessus de sa tête. La bibliothèque du palais avait été mise à sac par les envahisseurs malaks quelques années plus tôt. Mais les vieilles archives avaient subsisté. Les guerriers mages n’avaient pu tout emporter. De plus, Ludyarn avait veillé à reconstituer ses collections. Aussi étonnant que puisse paraître le spectacle d’un guerrier étudiant des codex à la lueur des lanternes, Vaksyss était pourtant familier des rayonnages de cèdre. Les choses qu’il éliminait étaient parfois issues de vieilles légendes. Et les superstitions avaient parfois du bon quand il s’agissait de percer à jour le point faible de tel ou tel monstre. Le médaillon qu’il avait trouvé sur la créature du marais était le blason d’une très vieille famille du comté d’Usmaël, le pays qui s’étendait au-delà de la frontière du septentrion. Voilà qui était surprenant. Les étrangers étaient désormais considérés avec méfiance dans tout le royaume. Les envoyés d’une maison noble n’auraient pu passer inaperçus. L’avantage était que, vu la situation actuelle entre les deux pays, il pouvait les éliminer sans craindre les foudres de la couronne. Ludyarn comprendrait. Vaksyss, depuis sa participation à la guerre, était suffisamment proche du trône pour bénéficier d’un statut enviable. Il avait reçu titre et privilèges, sans avoir la charge d’un domaine. Et il avait l’oreille du roi. Le Serpent savait reconnaître ses alliés ; Vaksyss était du nombre. Néanmoins il devait encore apprendre ce que ces Usmaëliens étaient venus faire à Kordaril. Et ça, nul livre n’allait le lui révéler. À l’aube, il s’accorda quelque repos. Mais il préféra utiliser sa chambre au palais plutôt que regagner sa demeure. Le soleil était déjà haut dans le ciel, chassant les sempiternelles brumes matinales, lorsqu’il quitta le château.
Le tour des auberges s’avéra stérile. Il entendit simplement parler de la découverte des corps. La rumeur avait déjà ajouté un nouveau monstre nocturne à la longue liste des soucis de la cité. Le chasseur pouvait le comprendre, il y avait des précédents. Certains même dont il s’était occupé personnellement. Les murailles et les torches ne suffisaient pas à garder toutes les créatures maléfiques à l’extérieur. Elgenval resterait un royaume dangereux tant que la sinistre magie, issue des plus funestes jours de l’Âge sombre, qui perdurait dans les grottes, les marais, les ruines du royaume, serait à l’œuvre. Cependant personne n’avait encore pu en percer les mystères. Et il faudrait des années avant que Ludyarn n’autorise les collèges d’enchanteurs à exercer de nouveau. Il tenait tous les jeteurs de sorts responsables de la facilité avec laquelle la Malakie avait investi son territoire. Sorcier lui-même, le roi comprenait pourtant qu’il ne pouvait se passer d’eux. Mais il pouvait les surveiller. Et il ne s’en privait pas. Après la guerre, le groupe qui avait combattu aux cotés de Vaksyss s’était dispersé, semé aux quatre vents. Dans le cas présent, cela ne l’aidait guère, ils auraient pu couvrir bien plus de terrain que lui seul. Mais il connaissait la ville et, plus important, des gens en ville.
– Ha ça par exemple ! Mes amis, voyez donc qui vient s’encanailler dans nos modestes souterrains, lord Vaksyss en personne… Mais, seigneur, que nous vaut cet honneur ?
La femme en robe de velours rouge très décolletée se redressa après son ironique révérence. Elle avait les cheveux bruns bouclés, qu’elle portait relevés, offrant à la vue sa nuque et ses épaules. Elle sentait la lavande. Ses yeux sombres surlignés de fard carmin démentaient le sourire mutin de ses lèvres. Si Ludyarn était le Serpent d’Elgenval, Noírin était l’empoisonneuse de Kordaril, la reine des voleurs. Les deux créatures venimeuses se côtoyaient, chacune acceptant l’autre comme un mal nécessaire. Dans son antre sous la ville, Noírin rassemblait une cour hétéroclite de mendiants et de tire-laines. Elle s’était installée dans les ruines d’un ancien cloître, lui-même enseveli sous les fondations d’un bâtiment qui avait été partiellement détruit lors de l’invasion de la cité, et était en passe de devenir une toute nouvelle auberge. Sous le contrôle de la dame, évidemment. Par les galeries en sous-sol, ses hommes pouvaient se rendre à peu près n’importe où. Vaksyss n’avait été mis au courant de l’existence de ce repaire qu’après avoir rendu bien des services aux intermédiaires de la reine Noírin. C’était l’époque troublée de l’occupation malake. Après la victoire, il avait pris ses distances avec les criminels. Mais ils en savaient suffisamment l’un sur l’autre pour être inextricablement liés. Les souterrains meublés de bric et de broc, éclairés par des lanternes aux verres cassés, sentaient les épices et la sueur. Les hommes riaient de bon cœur, la main sur le manche de leurs couteaux, en contemplant Vaksyss depuis leurs sièges, alcôves, tables ou tas de pierres effondrées. Il en reconnaissait quelques-uns.
– J’ai besoin d’informations. Des voyageurs venus du comté d’Usmaël me posent des problèmes. Je me demandais si tu n’aurais pas entendu quelque chose à ce propos.
Elle émit un rire dangereusement proche de l’hystérie.
– Comme quatre corps retrouvés dans une ruelle du quartier des herboristes ? – Je vois que tu as une idée de mes « problèmes ».
Elle s’avança et tourna autour de lui en lui effleurant l’épaule.
– Et tu crois qu’il suffit de revenir ici après des années de silence pour obtenir tout ce que tu veux juste en demandant ? interrogea-t-elle sur un ton faussement mièvre.
Il la suivait des yeux.
– Je peux payer, comme il se doit. – Payer ? Par les Ancêtres, quelle idée… Qui songerait à demander de l’argent au redoutable lord Vaksyss ? répondit-elle, enjôleuse. Alors qu’il lui suffit d’user de son influence pour obtenir que les gardes de la cité ne prêtent pas attention à la rue des Ormes pendant une seule nuit. – Qu’as-tu donc à faire là-bas ? demanda-t-il. – Ho, déjà une autre question ? Et quel sera le prix de la réponse cette fois ?
Elle avait posé la question à la cantonade.
– Les clés du palais ! répondit un homme barbu aux dents réduites à l’état de chicots.
Ce qui provoqua l’hilarité générale.
– Très amusant, commenta Vaksyss. – Tu ne veux pas vraiment savoir ce que nous préparons, minauda-t-elle en caressant la poitrine bardée de cuir du guerrier.
Puis elle s’éloigna de lui d’une pirouette, et se posa sur une table, croisant les jambes sous le velours de sa robe.
– Acceptes-tu notre proposition ?
Voilà qui promettait de le mettre dans une situation fâcheuse si Noírin avait l’intention de porter préjudice aux intérêts de la couronne – ce qui était probable ; pourquoi solliciter l’intervention de Vaksyss autrement. Mais il n’avait pas l’intention d’arpenter les bas-fonds pendant des jours à la recherche d’une piste qui refroidissait.
– Pour autant que tes informations en vaillent la peine…
Elle poussa un rire victorieux.
– Tes Usmaëliens se cachent dans les ruines de leur ambassade. Personne n’aurait pensé à regarder là, n’est-ce pas ?
Elle lui fit un clin d’œil.
– Reviens nous voir, c’est toujours un plaisir. Et n’oublie pas : pas de garde dans la rue des Ormes la nuit prochaine. Dans le cas contraire, nos relations pourraient s’en ressentir, le congédia-t-elle sur un ton chagrin.
Vaksyss avait une furieuse envie de l’étrangler. Au lieu de quoi il tourna les talons.
En bordure du quartier noble se tenaient les ambassades de Kordaril. Toutes étaient vides. Aucune reconstruction n’avait été entreprise dans cette partie de la ville, qui était désormais un nid de miséreux et d’exclus, aux portes des aristocrates. Vaksyss avait compris que Ludyarn n’accréditerait aucun nouvel ambassadeur avant un moment et qu’il entendait réaffecter les bâtiments qui tenaient encore debout. Ceux qui étaient trop endommagés seraient, à terme, attribués à l’armée après les travaux qui s’imposaient. Mais cela était loin de constituer une priorité pour le monarque. Vaksyss admettait que l’idée d’utiliser cet endroit comme planque présentait des avantages. Cependant ce quartier regorgeait de cachettes du même acabit. Si les agents d’Usmaël avaient choisi précisément leur ambassade, ce n’était peut-être qu’une question de commodité. Mais Vaksyss ne pouvait s’ôter de l’esprit l’idée qu’ils pouvaient aussi être venus y récupérer quelque chose… Rares étaient les bâtiments de Kordaril qui ne reposaient pas sur un enchevêtrement de galeries oubliées. Ainsi qu’il en était pour toutes les cités construites sur les ruines de villes impériales, et entamées durant l’Âge sombre. Y dissimuler quoi que ce fût était une sinécure. Retrouver ce qu’on y avait caché, cependant, se révélait parfois plus compliqué. Après avoir obtenu du capitaine de faction qu’il concentre son attention sur la place du marché, l’occupant ailleurs pendant que la reine des bas-fonds se livrait à ses activités nocturnes, Vaksyss s’était rendu dans le coupe-gorge qu’étaient devenues les anciennes ambassades. Un jour Ludyarn se réveillerait et ferait passer toute cette fange humaine par le fil de l’épée. Le roi n’était pas connu pour sa mansuétude. C’était à ces choses que Vaksyss songeait en traversant le secteur malodorant et peuplé de vermines en direction de son objectif. Il n’en retirait nulle satisfaction. Il connaissait son roi, voilà tout. Le soir venait de tomber, les premiers braseros improvisés s’allumaient. Par un pan de mur effondré, il se glissa dans l’ancienne ambassade du comté. Il traversa les salles jonchées de déchets et de débris jusqu’à percevoir l’écho d’une activité dans les sous-sols. Il tira ses armes. À la recherche de l’accès aux niveaux inférieurs, il aperçut une sentinelle dissimulée dans les ombres de l’escalier. Pour l’atteindre, il devait traverser un espace dégagé. D’autre part, il devait être sûr de l’éliminer avant que l’alerte ne soit donnée. Et il ne pouvait pas négliger la possibilité qu’il s’agisse simplement d’un pauvre hère s’abritant pour la nuit. Les coïncidences, c’étaient comme les lianes : à trop s’y raccrocher, on finissait par tomber de haut. Il saisit un de ses poignards, le soupesa, éprouvant son équilibre. Il se redressa, arma son bras et siffla. L’homme en faction se tendit par réflexe pour voir ce dont il s’agissait. La lame se ficha dans son torse. Vaksyss se félicitait déjà d’un tel lancer quand sa cible tomba à la renverse et dévala l’escalier. Toi et ta sale manie de cogner d’abord et de réfléchir après, se tança-t-il en courant vers les marches. Il les descendit quatre à quatre, cimeterres à la main, pour déboucher dans ce qui avait dû être la cave principale de l’ambassade. Reconvertie en campement de fortune, elle accueillait trois hommes passablement surpris de l’arrivée cul par-dessus tête de leur sentinelle. Vaksyss leur fit face.
– Je vous donne une chance de vous rendre, lança-t-il.
Les trois hommes aux vêtements sombres et amples, épée courte à la main, ricanèrent.
– Mauvais calcul, répondit le guerrier.
Et il fondit sur le premier d’entre eux. Le temps d’une passe d’armes, et il gisait au sol. Malheureusement, les deux autres avaient mis ces quelques secondes à profit pour troquer leurs lames contre des arbalètes chargées. Le premier visa et tira. Vaksyss se jeta sur le côté, le carreau lui effleura l’épaule. Il roula derrière une caisse en prévision du tir du second. Mais le claquement caractéristique ne vint pas. À la place, il entendit l’autre réarmer. Acculé ! pensa-t-il avec frustration. C’était à se demander comment il avait survécu aussi longtemps. S’il montrait le bout de son nez maintenant, sauf un effroyable coup de chance, le tireur ne le manquerait pas. Et lorsque le second aurait encoché un nouveau carreau, ils pourraient le tenir en respect toute la nuit. Si la situation n’avait été aussi délicate, il se serait publiquement félicité pour un tel tour de force. Maugréant, il fouilla les petites poches de son large ceinturon. Il trouva rapidement ce qu’il cherchait : une petite fiole remplie d’un liquide bleu et épais, et une autre, contenant un fluide transparent. Il les lia approximativement ensemble avec un modeste bout de ficelle. Et les jeta par-dessus son abri dans la direction estimée des deux arbalétriers. Les récipients de verre se brisèrent sur le sol pavé. Les liquides se mélangèrent provoquant une détonation peu impressionnante mais suffisante, et surtout, un flash incandescent suivi d’un fort dégagement de fumée. Les hommes poussèrent un cri et se couvrirent instinctivement les yeux. Vaksyss bondit de sa cachette et empoigna le premier, s’en servant comme d’un bouclier. L’autre tira et transperça son complice. Avant qu’il ne puisse recharger, Vaksyss était sur lui. Il le projeta au sol et le roua de coups. Mais son adversaire savait se défendre. Le guerrier avait été contraint de laisser ses lames pour gagner en vitesse. Il essayait donc d’atteindre un autre couteau tout en maintenant sa proie à terre. Mais cette dernière se débattait comme un beau diable. Et il devait le laisser en vie s’il voulait découvrir de quoi il retournait. Il lança un coup de tête droit sur son nez. Mais cela ne l’empêcha pas de le saisir à la gorge. Il était fort comme un taureau. Se rappelant une vieille maxime, il visa les yeux. L’homme hurla de douleur et renforça sa prise sur le cou de Vaksyss, qui devait bander ses muscles pour préserver ses vertèbres.
– Assez ! cria une voix.
Aussitôt, le sbire interrompit son étranglement. Vaksyss put tourner la tête pour apercevoir une haute silhouette richement vêtue. Il cogna la tête de son adversaire sur le sol avant de se relever.
– Qui êtes-vous ? demanda-t-il à l’individu d’une quarantaine d’année, à la barbe courte et précise, qui portait un manteau pourpre au-dessus d’un tabard brodé d’or, une ceinture ornée d’un fermoir du même métal, où pendait une lourde épée à la poignée également dorée.
– Sire Fredorn Laughnighan.
La famille au blason émeraude et nacre… ça se prononçait d’une façon étrange.
– Eh bien, Fred, continua l’Elgenvali en ramassant ses cimeterres, pourquoi me cherchez-vous des poux ?
Le noble eut un haussement de sourcils stupéfait.
– J’ai plutôt l’impression que si l’un de nous souhaite créer des ennuis à l’autre, c’est vous. Vous massacrez sans vergogne mes hommes, et… – Je t’arrête tout de suite, c’est toi qui as envoyé tes larbins incompétents sur mes talons, pour venger je ne sais quoi. Le monstre, peut-être ? J’y suis ! C’était ta mère. Il y a comme un air de famille.
Fredorn blêmit sous l’insulte. Vaksyss n’était pourtant pas bien loin de la vérité :
– Vous avouez donc le meurtre de ma sœur, dame Elenya Laughnighan ? Les jointures du noble blanchissaient sur la poignée de son épée. Vaksyss s’était approché d’une table où il préleva une bouteille de vin et en avala une belle lampée. Il fixa Fredorn avec un sourire torve.
– C’était donc ça qu’elle essayait de me dire ; tout ce que je comprenais c’était : « Nyanyanyan »… ‘pensais que c’était une sorte de cri naturel… – Je vous ferai regretter cette insolence ! cria l’Usmaëlien en brandissant son épée.
L’homme de main se relevait lentement, encore étourdi. Vaksyss brisa la bouteille sur son crâne et le renvoya au sol.
– Avant de vous faire tuer, rangez ça, et parlons, concéda le guerrier. J’admets recevoir des primes pour éliminer des créatures hostiles inhumaines. Et parfois pas seulement inhumaines… se dit-il in petto. – J’ignorais cependant qu’il pût s’agir d’une femme métamorphosée. Pieu mensonge… – Sur elle, j’ai trouvé ce médaillon, poursuivit-il en brandissant l’objet. Le fait que mes agresseurs nocturnes en portent un identique m’a mis la puce à l’oreille. Mais j’en suis réduit à des conjectures en ce qui concerne la manière dont votre sœur s’est trouvée dans une situation aussi… tragique.
Le noble parut se radoucir et remit son épée au fourreau.
– Elenya, ma sœur, raconta-t-il, était l’ambassadrice du comté lorsque la Malakie prit la ville d’assaut. Durant l’occupation de la cité, de nombreuses élites furent capturées. Sur ces victimes, les sorciers malaks se livrèrent à des expériences abominables. Lorsque nous avons appris cela, notre famille, craignant pour la vie de ma sœur, envoya immédiatement des espions à sa recherche. Après toutes ces années, et son horrible transformation, retrouver sa trace ne fut pas chose aisée. Et voilà quelques semaines, nous recevons leur rapport, nous indiquant qu’il était probable qu’elle soit encore en vie. Nous avons de suite pris la route, dans l’espoir de découvrir qu’Elenya pouvait être sauvée. Quand je l’ai trouvée, dans la forêt, j’ai été choqué au-delà de ce que les mots pourraient exprimer. Mais j’ai vu dans son regard qu’elle m’avait reconnu avant de disparaître. Nous l’avons cherchée, mais sommes rentrés bredouilles. Nous commencions à chercher des remèdes lorsque nous avons entendu parler du fameux chasseur que le bailli avait recruté pour éliminer le monstre. Naïvement, nous pensions que vous échoueriez à la retrouver. Par les Ancêtres ! si j’avais su, c’est moi qui vous aurais engagé pour la pister. – Vous êtes donc les seuls fautifs. Si vous voulez obtenir réparation, envahissez la Malakie, ne vous en prenez pas à moi. – Que soient maudits les sorciers et leurs pratiques obscènes ! – Bien d’accord… – Mais ma sœur pouvait être sauvée, j’en ai l’intime conviction. Vous êtes celui qui a réduit ses chances à néant. Sur les ordres du véritable monstre ! – Deyer serait un loup-garou ? Allons donc… plaisanta Vaksyss.
Fredorn secoua la tête en soupirant.
– N’avez pas trouvé étrange qu’un bailli vous ordonne de tuer un soi-disant monstre, qui n’avait commis aucune autre atrocité que de terroriser les voyageurs imprudents qui avaient croisé sa route ? Un monstre qui « sévissait » depuis des années ? Subitement il est devenu une menace grave. Non. Le bailli savait que nous étions en ville, à la recherche de ma sœur. Il a voulu faire disparaître toutes les preuves de son implication dans cette affaire. – Implication ?
L’homme avait éveillé l’intérêt de Vaksyss. Un moyen de pression sur ce bailli arrogant pourrait le mettre à l’abri des prochaines convocations inopinées.
– Nos espions nous ont apporté la preuve que Deyer avait permis aux sorciers de mener leurs expériences, à condition qu’il choisisse les « volontaires ». Comme de bien entendu, il s’est servi de sa position pour se débarrasser de tous les gens envers qui il pouvait avoir une rancœur, et pour s’ouvrir une voie royale vers le pouvoir. Savez-vous ce qu’il faisait, avant la guerre ?
Vaksyss attendit que le noble éclaire sa lanterne.
– Il était archiviste au Collège des Enchanteurs. Dont ma sœur faisait partie, soit dit en passant. Dénué de pouvoir lui-même, il était au courant de tous les secrets magiques de la cité, en ce compris… – L’obélisque impériale… termina Vaksyss.
Tout s’était mis en place dans son esprit. Il s’était toujours demandé qui avait pu apprendre aux chevaliers-mages que les sous-sols de Kordaril renfermaient un artefact impérial d’une telle puissance. C’était le secret le mieux gardé de tout le royaume. Vaksyss lui-même ne l’avait découvert qu’après le début des hostilités. Il avait supposé que les juges, qui dirigeaient la Malakie, avaient senti par quelque moyen mystique la présence de l’obélisque issu du passé.
– Ces preuves, je veux les voir. – Elles sont juste à coté de vous, déclara Fredorn en désignant un tas de parchemins posés sur la table.
Le chasseur s’absorba un moment dans la lecture des documents. De temps en temps, l’Usmaëlien qui regardait par-dessus son épaule attirait son attention sur l’un ou l’autre point. En quelques minutes, Vaksyss était convaincu.
– Bien, dit-il. Vous avez une plume et de l’encre ? – Pardon ?
Il lui fournit finalement de quoi écrire. Une fois le parchemin noirci et plié, Vaksyss tendit au noble les médaillons de ses hommes et de sa sœur.
– Justice sera faite. Je garde ça, dit-il en désignant les preuves, et je ne parle à personne de votre présence en ville. D’ici quelques jours, votre sœur pourra reposer en paix. Filez. – Mais ? Je n’ai que votre parole, et vous me demandez de renoncer à ma légitime vengeance ? – Laisse faire les professionnels, Fred. Tes espions, s’ils sont moitié moins mauvais que tes hommes de main, te rapporteront bientôt les évènements.
La mort dans l’âme, sire Laughnighan regarda partir le meurtrier de sa sœur.
Le soleil se couchait à nouveau et les premières chandelles brillaient à l’intérieur de l’ancien bâtiment de la Guilde des Chasseurs. Deyer, le bailli, entendit que l’on frappait à la porte de ses appartements. Il se leva pour aller ouvrir. Vaksyss entra, suivi de deux hommes en armures aux pointes menaçantes, et d’un troisième, dissimulé sous une pèlerine plus noire que la nuit.
– Que signifie ? s’enquit-il, sur la défensive. Et qui sont ces gens ? – Visite de courtoisie, répondit le guerrier aux cheveux gris, sur un ton dangereux. – Je n’apprécie guère vos manières, lord Vaksyss. Je saurai en rendre compte à qui de droit. – Il n’y a d’autres droits que ceux que j’accorde ! siffla l’homme encapuchonné d’une voix où la rage perçait.
Les gardes en armure s’écartèrent et l’homme en noir jeta au sol son manteau. Il révéla ainsi des cheveux noirs luisants, une peau claire qui paraissait étrangement tendue, des yeux cerclés de noir, un plastron d’écailles d’un vert profond. Autour de son bras, un serpent se lovait, et il dardait sa langue en direction de Deyer.
– V… v… v… bredouilla ce dernier incapable d’articuler le nom de celui qui se tenait devant lui. – Vite, une chaise… compléta Vaksyss pour lui.
Un des soldats fit un croc en jambes au bailli, l’autre saisit une chaise et s’en servit pour le clouer au sol. Ludyarn, seigneur d’Elgenval, avança de sa démarche sinueuse et se pencha sur le visage de l’homme qui l’avait trahi.
– Tu vas souffrir, lui souffla-t-il. Souffrir longtemps et d’une façon dramatiquement intense. C’est la seule raison qui me retient de t’arracher le cœur pour le donner à manger à mon serpent. Quoique cette option ne soit pas exclue en guise d’ultime conclusion.
À moitié asphyxié, Deyer ne pouvait répondre.
– Emmenez-le, ordonna le roi.
Les gardes se saisirent de Deyer sans ménagement et s’éclipsèrent.
– Quant à toi, conclut-il en agitant un parchemin froissé sous le nez de Vaksyss, je crois t’avoir déjà demandé de ne plus utiliser ce ton familier quand tu t’adresses à moi.
Lord Vaksyss sourit et adressa un salut formel à son roi.
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