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Réalisme/Historique
Charivari : L'interprète et les trois mondes (2ème partie) : Dans le monde moderne – Luis de Torres, officier chrétien
 Publié le 01/10/25  -  23720 caractères  -  2 lectures    Autres textes du même auteur

Lien vers la première partie.


L'interprète et les trois mondes (2ème partie) : Dans le monde moderne – Luis de Torres, officier chrétien


Résumé de la première partie : le 31 mars 1492. Yocef ben Halevi, juif séfarade et conseiller du gouverneur de Murcie Don Juan Chacón, apprend le même jour deux terribles nouvelles : d'une part, que les rois catholiques viennent de signer le décret d’expulsion des juifs de leur royaume ; et d'autre part, qu’on l’oblige à faire partie d’une expédition maritime, à titre de traducteur d’hébreu et d’arabe, sous les ordres de Christophe Colomb. On le sépare de sa famille, qui part s’exiler à Fès sans lui, on le convertit de force au christianisme (dorénavant il s’appelle « Luis de Torres »), puis il voyage à Palos, le port sur l’Atlantique d’où partira Colomb, en compagnie de Luis et Esteban, deux soldats de Don Juan Chacón qui veillent à ce que l’interprète ne cherche pas à s’évader. La seconde partie traite du séjour de Yocef Luis à Palos, avant d’embarquer sur la Santa Maria et de connaître le Nouveau Monde.


V.


Quand ils arrivèrent à Palos en fin d’après-midi, ils ne trouvèrent personne à qui parler. Il n’y avait pas la moindre trace de Colomb ni des préparatifs de son voyage. Luis et Esteban décidèrent d’amener leur prisonnier jusqu’à l’église. Ils le confièrent au curé puis s’en furent, bien contents de se libérer enfin de leur mission.


— Luis de Torres, officier interprète pour l’expédition de Don Christophe Colomb. Sois le bienvenu, dit le prêtre.

— Merci, mon père, répondit Luis de Torres, qui auparavant s’appelait Yocef Ben Halevi. Est-ce que Don Cristobal est ici, à Palos ? Ou alors, un responsable de son expédition ?

— Hélas, ce projet en est au point mort. Les habitants de Palos ne collaborent guère avec l’amiral, qui peine à trouver les bateaux et surtout l’équipage adéquat. Dieu seul sait si cette expédition parviendra à voir le jour. Heureusement, Colomb compte tout de même sur certains appuis importants, comme les franciscains du monastère de La Rabida, ou l’abbesse du couvent de Santa Clara, à Moguer. Des gens instruits, pas comme cette populace de Palos qui croit encore que la Terre est plate.


Luis fronça le sourcil. Le problème n’était pas tant les croyances en une Terre plate – tout le monde, même le dernier des pêcheurs de Palos, savait qu’elle était sphérique –, que celui de sa circonférence : le vieil Ératosthène l’avait en son temps calculée, et les astronomes des universités castillanes opposés à Colomb l’avaient de nouveau démontré, la planète Terre était beaucoup plus grande que ce qu’affirmait le Génois. L’interprète l’avait vérifié dans les bibliothèques de l’Alhambra, c’était une donnée scientifique. Sur ce point-là, les habitants de Palos étaient bien plus savants que ceux qui se croyaient érudits. Sur ce, Luis demanda au curé s’il pouvait lui prêter quelques maravédis pour se restaurer et se loger. Le prêtre accepta la requête, mais il n’avait pas d’autre argent que celui de la collecte de la dernière messe. L’interprète chercha plusieurs auberges dans le bourg, malheureusement, elles étaient hors de prix. On lui en indiqua une, qui se trouvait à une lieue, sur la plage, dans un hameau de pêcheurs.


En arrivant, il découvrit pour la première fois l’océan. Un sentiment de fascination, mais aussi d’angoisse intense, s’empara de lui. La mer se déroulait, paisible, souveraine, et le coucher du soleil qui s’y reflétait faisait briller des milliers de paillettes d’or à sa surface. L’eau s’apprêtait à engloutir le soleil, qui disparaissait peu à peu sur l’horizon. Luis se demanda jusqu’où cet océan si vorace pouvait bien s’arrêter : il était impossible d’en imaginer la fin. Les frêles esquifs des pêcheurs qu’il voyait au loin semblaient bien ridicules face à cette surface infinie. En les contemplant, Luis réalisa qu’il n’avait jamais pris un bateau de sa vie, et il en frissonna de peur. Il espérait seulement que le curé disait vrai, et qu’il n’y aurait jamais d’expédition.


Il marcha sur la plage, en faisant fuir les mouettes sur son passage, jusqu’au hameau où se trouvait l’auberge. Elle était modeste mais solide et récemment peinte à la chaux. Il entra : il n’y avait pas de client, juste la propriétaire, Catalina, une femme d’environ quarante ans, brune, avec les yeux noirs et le sourire facile. Elle se réjouit d’avoir enfin un client, officier qui plus est, et se mit en quatre pour le recevoir comme il se devait. Elle lui réchauffa un brouet de fèves au chorizo. Yocef n’osa pas avouer qu’il ne mangeait pas de cochon.


Tandis qu’il dînait, Catalina lui fit la causette. Elle lui raconta que son mari était mort en mer, dans des circonstances tragiques. Les autres femmes de marins s’étaient solidarisées avec elle et l’avaient aidée à monter son auberge. Elle tenait son établissement toute seule, sans aucune servante, mais elle faisait très peu de bénéfices. Elle recevait quelquefois des marins sur le point d’embarquer, ou des marchands. Sa clientèle venait de partout, et Catalina acceptait aussi bien les musulmans que les juifs, l’origine de ses hôtes ne la dérangeait pas, au contraire de beaucoup d’aubergistes qui n’acceptaient que des clients baptisés.


— Vous ne mangez pas ? demanda-t-elle en constatant que son hôte était en train de laisser la moitié de son assiette.

— C’est le chorizo, répondit Luis, mal à l’aise. Excusez-moi, je n’ai pas l’habitude de manger du porc. Je suis juif… Enfin, je veux dire : j’étais juif. Je me suis converti il y a un mois.

— Juif ? Personne n’est parfait, rétorqua-t-elle avec un sourire espiègle. Je suis désolé pour le porc, j’y veillerai les prochaines fois.


Luis aima le regard de Catalina, sans préjugés, et son rire franc. C’était une femme agréable, et malgré les dix ans d’écart entre elle et lui, elle lui parut attirante. Elle lui donna du pain, du fromage, du miel et des figues, et après dîner, il monta à la chambre. Il s’endormit vite, harassé. Les clapotis de l’océan bercèrent ses rêves.


VI.


Deux semaines passèrent, mais rien ne changeait : pas de traces de bateaux, pas de trace d’équipage, ni bien entendu, de Colomb. Les jours se suivaient, toujours plus chauds les uns que les autres. La ville s’étalait, nonchalante, sur l’estuaire du río Tinto, et vivait au rythme de l’océan. Les hommes partaient à la pêche avant même le lever du jour, les femmes les attendaient cloîtrées dans leurs maisons, seuls les vieux et les chiens se promenaient pendant la journée, toujours du côté de l’ombre. Les jours se succédaient, identiques, la ville de Palos vivait dans la routine et les traditions, rien ne suggérait de grandes expéditions ou des exploits épiques.


Luis se laissa attraper par cette torpeur ambiante. Au fur et à mesure des jours, il était de plus en plus persuadé que l’expédition de Colomb n’allait jamais avoir lieu, et qu’il suffisait de quelques semaines avant de partir retrouver Judith en Afrique. En attendant, pour tuer le temps, il buvait du vin dans les tavernes et y jouait aux dés, ou alors il se promenait sur la plage, près de l’auberge, pour regarder les vagues. La mer lui faisait de moins en moins peur, au contraire, elle l’aidait à méditer et à se souvenir de Judith, de ses enfants, de son ancien monde, quand il s’appelait encore Yocef Ben Halevi. Il avait hâte de partir et le 15 mai, il décida de se donner encore deux semaines avant de déserter.


Hélas, le 23 mai, tout bascula : Colomb, de retour de Guadalupe, en Estrémadure, où il s’était entretenu avec la reine, arriva à Palos dans la matinée, accompagné de soldats et de personnalités locales. Il se rendit devant l’église pour faire lire en place publique un document officiel : tous les habitants de Palos et des alentours devaient collaborer activement à l’expédition, pour fournir navires, équipages et tout ce dont l’amiral avait besoin, sous peine d’être sévèrement réprimés par les rois catholiques. Luis demeura atterré en écoutant cette proclamation, tout comme la centaine d’assistants à la scène, qui comprenaient qu’il n’y avait plus d’échappatoire possible, que le projet était enfin lancé et que plus personne ne pourrait le faire annuler.


Dans la foule, il put reconnaître plusieurs personnalités, comme les frères Niño, de Moguer, et les frères Pinzón, de Palos, qu’il avait déjà rencontrés dans le bourg, mais qui s’étaient jusqu’à lors toujours dits étrangers au projet de Colomb. À présent, à ce qu’on disait, ils s’étaient engagés aux côtés du Génois, et allaient lui fournir deux caravelles. À côté d’eux, il y avait un homme d’une quarantaine d’années, les cheveux grisonnants, très richement habillé. Luis en déduisit qu’il s’agissait de Christophe Colomb. Il se fraya un chemin parmi la foule pour se présenter à l’amiral. La rencontre fut brève et formelle. Colomb lui parut plutôt antipathique, mais peut-être était-ce juste dû au fait que Luis le maudissait depuis déjà deux mois.


Le soir même, il but plus que d’accoutumée à la taverne, et quand il rentra à l’auberge, un terrible orage venait d’éclater. Il vit la mer démontée choquer contre les rochers, à grands fracas, et il entra alors dans une peur panique, en songeant au voyage au-delà des eaux qui l’attendait.


Le lendemain, il refusa d’aller au bourg et se mit à boire, assis sur la plage, devant l’océan qui grondait. Catalina vint le voir avant qu’il ne fût trop ivre.


— Quelque chose ne va pas, monsieur Luis ? demanda-t-elle.

— Rien ne va, Catalina. Tu sais quelle est l’expédition qui m’attend ?

— Bien sûr, on ne parle que de ça à Palos. J’ai deux nouveaux clients, de futurs membres de l’équipage. L’un vient de Ségovie et l’autre du Pays basque, ils sont venus spécialement pour participer à ce voyage, ils ont l’air ravis de cette aventure.


Catalina observa un silence, avant d’ajouter :


— Mais toi, tu ne veux pas y aller, bien sûr, tu es beaucoup plus malin qu’eux. Tu as raison, on dit ici que l’horizon est la seule limite. Personne ne devrait défier l’océan, parce qu’à la fin, c’est toujours lui qui gagne. Je sais de quoi je parle.


Elle regarda au large, et Luis se demanda si elle était en train de chercher du regard son mari disparu.


— Tu veux partir d’ici ? demanda-t-elle en se retournant.

— Oui, bien sûr, répondit le juif convers, avec un intérêt soudain.

— J’ai peut-être un contact. Des marins d’Ayamonte, une ville à la frontière du Portugal. Ils font de la contrebande entre les deux royaumes. Dans quelques semaines je les verrai, si tu veux, je pourrai te les présenter. Mais je te préviens, voyager au Portugal, c’est dangereux, les soldats n’hésitent pas à tirer.

— Ça ne peut pas être plus dangereux que naviguer droit vers l’inconnu. J’accepte ta proposition, Catalina.


Vers le 1er juin, Luis connut enfin les fameux contrebandiers : ce n’étaient pas vraiment des bandits, mais des marins comme les autres, des pauvres diables obligés à risquer leurs vies dans des affaires troubles pour échapper à la misère. Ils connaissaient bien Catalina et semblaient dignes de confiance. Le passage était prévu pour la mi-juin : il en serait averti au dernier moment.


VII.


Le 15 juin, Luis de Torres n’avait pas encore de nouvelles des contrebandiers d’Ayamonte. Pendant ce temps, il observait comment avançaient les préparatifs du voyage de Colomb. Il assista à une réunion de tous les officiers de l’expédition, présidée par l’amiral en personne : il y avait une dizaine de notables, un cuisinier, un chirurgien, le majordome de Colomb et aussi Diego de Arana, le capitaine, et Rodrigo de Escobedo, le greffier. Parmi tous ces officiers, Luis avait l’impression d’être le plus inutile de tous, avec sa charge de traducteur d’arabe et d’hébreu. Au cours de la réunion, il se sentit plus esseulé que jamais, car tous semblaient enthousiastes alors que lui avait du mal à cacher son scepticisme. La réunion, en outre, confirma son opinion sur le Génois : décidément, il ne l’appréciait pas.


Le port de Palos connaissait une activité intense. Beaucoup de voyageurs étaient arrivés, attirés par l’aventure, et il fallait leur fournir gîte, couvert et surtout du vin, car la plupart d’entre eux aimaient écumer les tavernes. Luis n’avait aucune envie de se mêler au reste du futur équipage, dont, de toute façon, il ne ferait pas partie, puisque bientôt il s’enfuirait pour le Portugal. À l’auberge où il passait son temps, les deux nouveaux hôtes, Domingo de Lequeitio et Antonio de Cuéllar, l’importunaient fort. Le premier était bravache et hâbleur, sans aucune finesse et l’autre, un hidalgo désargenté de Vieille Castille, tournait autour de la patronne comme un loup autour d’une proie. Aussi, pour les éviter, il allait marcher parmi les dunes et les pinèdes autour du village, seul, en attendant avec impatience l’appel des marins d’Ayamonte.


Le 23 juin, on déclara officiellement le début du recrutement : Luis dut inscrire ses nom et office sur un registre situé dans la cour de la maison des Pinzón. Le livre se remplissait de jour en jour avec de nouveaux noms. Colomb avait obtenu le droit de recruter des condamnés, et en visitant différentes prisons, l’amiral sélectionna quelques hommes, comme du vulgaire bétail. Ces prisonniers, qui n’avaient jamais navigué, qui ne savaient pas même pourquoi on les choisissait, se retrouveraient bientôt pieds et poings liés pour un voyage vers l’au-delà. L’Église n’avait-elle pourtant pas interdit l’esclavage ? se demanda Luis, indigné. Décidément, les grands de ce monde se permettaient tout, et traitaient même les chrétiens comme des juifs. Quant à Luis, lui aussi était un esclave, malgré son grade et son costume d’officier, il était là contre son gré, comme les forçats extirpés de leurs prisons.


À la fin juin, il demanda à Catalina si elle avait des nouvelles des contrebandiers, mais elle lui assura qu’il ne fallait jamais les chercher, que c’étaient toujours eux qui prenaient contact, et qu’il fallait s’armer de patience.


Début juillet, apparurent deux caravelles, la Niña et la Pinta, dans la rade de Palos, et quelques jours plus tard, la caravelle principale, la Santa Maria, dans laquelle Luis était censé voyager. Les barques des pêcheurs paraissaient bien minuscules à côté de ces embarcations aux tailles monumentales. Mais ce n’était qu’un leurre, pensait Luis, ces colosses de bois ne seraient bientôt plus que des coquilles de noix en se retrouvant au milieu de l’océan.


Le soir même il se sentait particulièrement irascible, et il se disputa avec un des deux clients de l’auberge, Antonio de Cuéllar, qui, une énième fois, incommodait Catalina. L’hidalgo tout à coup sortit son épée et déclara que lui était un aristocrate, tandis que l’autre n’était qu’un vulgaire juif, malgré sa charge d’officier. Il hésita à estoquer le convers, mais préféra s’en aller, et changer d’auberge, avec son ami Domingo. Catalina remercia Luis pour son geste si galant, mais en réalité, il avait agi plus par colère que par principe.


Le lendemain soir, quand il entra dans l’auberge, il vit Catalina en pleurs :


— Je suis désolée, Luis, dit-elle entre deux sanglots. Les contrebandiers d’Ayamonte sont morts. Des soldats les ont tués à la frontière du Portugal, alors qu’ils traversaient le Guadiana. Tu ne vas pas pouvoir partir d’ici.


Elle le prit dans ses bras et Luis demeura consterné pendant un bon moment. Il demanda finalement :


— Mais, toi, pourquoi tu pleures ?

— Je les pleure, eux, et je te pleure aussi, toi… Je t’ai trouvé de bonne compagnie, tout ce temps, j’ai de l’estime pour toi.


Luis s’effondra en larmes, lui aussi, dans les bras de Catalina. C’en était fini : il n’y avait pas moyen de s’échapper, il devait embarquer et partir pour défier l’horizon. C’était peut-être le destin, même si l’interprète ne savait pas bien s’il devait y croire ou non.


Le lendemain soir, il arriva à l’auberge avec un compagnon, Rodrigo de Jerez, et dit à la patronne :


— Catalina, veux-tu m’épouser ?


La femme écarquilla les yeux de surprise, mais Luis ne lui laissa pas le temps de parler.


— Si je meurs au cours de l’expédition, tu pourras toucher une rente en tant que veuve. Ce serait idiot de perdre cet argent, tu en as besoin et je n’ai personne d’autre à qui le léguer. Mon ami Rodrigo ici présent sera notre témoin pour notre mariage, qu’est-ce que tu en dis ?


Catalina baissa les yeux et susurra :


— Oui, je veux.


Le lendemain, le 20 juillet, ils se marièrent dans la chapelle des Pinzón, à Palos. Le soir même, Luis prétendait dormir comme d’habitude dans sa chambre, mais Catalina l’empoigna pour l’embrasser goulument dans les escaliers. Ils s’aimèrent, d’autant plus fort qu’ils savaient qu’ils se perdraient bientôt. Luis, au matin, se sentait taciturne : il n’avait pas de remords quant à Judith, au contraire il ressentait sa présence, réconfortante, et elle bénissait cette nouvelle union. Bientôt, autant Judith, l’épouse de Yocef Ben Halevi, que Catalina, la femme de Luis de Torres, seraient juste deux fantômes. Mais il savait d’ores et déjà qu’il continuerait à leur parler à toutes deux, dans les rêves.


Le 3 août 1492, les caravelles partirent de Palos avec, à bord de la Santa Maria, Luis de Torres, qui autrefois s’était appelé Yocef Ben Halevi. Sur la jetée pleurait Catalina : c’était le second mari que la mer lui prenait.


VIII.


Les roulis du navire, le manque d’espace, les odeurs de sueur, de poisson et d’excréments, et la nourriture, qui contenait presque toujours du porc, rendirent Luis malade pendant toute la première étape du voyage, jusqu’aux Canaries.


Ils restèrent presque un mois dans l’île de La Gomera, mais l’interprète n’en profita pas. Il avait le cœur serré, traumatisé par le voyage déjà effectué et terrorisé par celui qu’il restait encore à parcourir. Il s’arrangea pour ne parler à personne, hormis à Rodrigo de Jerez, le témoin de son mariage, qui était lui aussi affecté à la Santa Maria.


Ils partirent des Canaries, le 6 septembre, en direction du soleil couchant, soi-disant pour arriver en Chine, à Cipango ou aux Indes. Cette fois, curieusement, il ne ressentit pas de nausées, au contraire, il parvint à s’abstraire des contingences matérielles, de la faim, de la peur, du froid. Il réussit même à dissocier son corps, qui souffrait le martyre dans ce bateau à la merci des vagues, de son esprit, qui volait au-dessus du bateau comme les albatros. Au plus violent des tempêtes, dans le calme plat, sous les brûlures du soleil, il entendait les voix de ses enfants, et aussi celles de Judith et de Catalina, et il parlait avec eux, au grand étonnement du reste de la troupe qui le prenait pour un fou. La traversée était comme un trou dans le temps, un espace en dehors des mondes. L’océan s’imposait à perte de vue et pourtant, au beau milieu, se trouvaient quatre planches de bois, un tombeau ouvert où s’entassaient une quarantaine d’êtres humains.


Quand il retournait dans le monde des vivants, il devait cohabiter avec l’équipage de la Santa Maria. À part son ami Rodrigo de Jerez, il n’avait de bonnes relations avec personne, et il y avait un marin qu’il essayait à tout prix d’éviter : Antonio de Cuéllar, celui qui l’avait menacé avec son épée dans l’auberge de Catalina. Ici, l’hidalgo se trouvait vraiment dans son milieu naturel, celui de l’aventure, de la loi du plus fort, de la prédation. Quant aux autres marins, Luis ne parvenait pas à se solidariser avec eux, alors qu’il partageait le même sort. L’équipage savait que l’interprète était juif, et le convers reconnaissait le regard méfiant que portaient les chrétiens sur les sépharades. Même sur un bateau au milieu des océans, les humains restaient des humains, il y avait des chrétiens et des juifs, des riches et des pauvres, des nobles et des roturiers. Avec les officiers, Luis ressentait la même chose, on le considérait pour ce qu’il disait, mais on méprisait ce qu’il était. Ils étaient peut-être aussi un peu jaloux, puisqu’ils se croyaient érudits, mais savaient bien que l’interprète les surpassait tous en matière de connaissances, plus même que Colomb, qui n’était pas aussi lettré ni bon navigateur qu’il voulait bien le croire.


Il eut plusieurs discussions avec Rodrigo de Escobedo, le greffier de Colomb. C’était l’homme le plus religieux de toute la troupe et il faisait figure de guide spirituel, puisqu’il n’y avait aucun prêtre dans l’expédition. Rodrigo lui conseilla d’accepter le sort que lui avait réservé Dieu, et d’avoir plus de foi. Le convers se demanda alors si son manque de foi ne le faisait pas au fond souffrir le double, car il ne lui permettait pas la résignation ni le repos de son âme. Il essaya de prier le Dieu des anciens, puis le nouveau, sans succès.


La nuit, seul l’amiral avait le privilège de passer la nuit dans un lit, dans son bureau construit à la poupe de la caravelle ; les autres devaient dormir sur le pont, sous une bâche qui les protégeait de la pluie. Luis s’allongeait toujours à côté de son ami Rodrigo de Jerez. C’était un incorrigible optimiste, jovial et bon camarade, qui prenait toujours la vie du bon côté. Pourtant lui-même commença à céder au désespoir comme le reste de l’équipage, début octobre, un mois après leur départ des Canaries. La peur montait chez les marins, crescendo, de jour en jour. L’ambiance se tendait et laissait affleurer la violence, l’envie de solutions désespérées, car la mort par déshydratation était bien la pire qu’on pût s’envisager, et celle qui les attendait tous s’ils ne trouvaient pas bientôt la terre. Luis aussi ressentait de la peur, mais pas de la même manière : dans son cas, la panique était arrivée au tout début du voyage et depuis, peu à peu, il avait réussi à la domestiquer, en se convainquant qu’il était déjà mort, même s’il respirait encore.


La peur se transforma en haine, lorsque commencèrent à circuler des rumeurs sur le fait que Colomb trichait en calculant les distances parcourues. Luis savait aussi que l’amiral avait perdu plusieurs fois la localisation du nord et que les caravelles avaient fait des détours pour rien. Antonio de Cuéllar et Domingo de Lequeitio furent ceux qui excitèrent les prisonniers et les mousses à se mutiner. Mais l’explosion de violence s’acheva bientôt, et sans aucun mort, car le capitaine Diego de Arana, avec plusieurs marins, réussit à immobiliser aussitôt les rebelles. Les condamnés furent fouettés sur le grand mât. Bien entendu ni Antonio de Cuéllar ni Domingo de Lequeitio furent punis. Ensuite, l’amiral négocia avec les hommes de la Santa Maria : il leur demanda de lui concéder encore trois jours pour découvrir une terre, et promit qu’il ferait demi-tour s’ils ne trouvaient rien. Enfin, il cloua une monnaie en or au grand mât, et l’offrit au premier qui verrait la côte.


En écoutant la promesse de Colomb de retourner en Europe, Luis se demanda si les caravelles pouvaient encore retourner à Palos, s’il y avait assez d’eau et de vivres, si les vents seraient cléments… Il reprit soudain espoir, car s’ils trouvaient une terre, ils seraient sauvés, mais s’ils ne la trouvaient pas, ils rentreraient à la maison. Il commença à compter les jours avec impatience.


Le lendemain, Rodrigo de Triana, mousse de la Santa Maria, s’écria depuis le haut du grand mât :


— Terre ! Terre en vue !


Colomb empocha tout de même la pièce d’or, en prétextant qu’il avait déjà aperçu les côtes, quelques heures auparavant, sans rien dire à personne. Luis de Torres se rendit compte de son méfait, mais il renonça à le dénoncer, il était trop heureux pour cela. Il courut avec le reste de l’équipage, comme un dément, dans les eaux chaudes et transparentes, vers la plage de l’île inconnue.


 
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