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Réalisme/Historique
Charivari : L'interprète et les trois mondes (1ère partie) : L'Ancien Monde – Yocef Ben Halevi, traducteur séfarade
 Publié le 10/09/25  -  26244 caractères  -  2 lectures    Autres textes du même auteur

L'histoire de Luis de Torres, interprète de Christophe Colomb, en trois parties.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Luis_de_Torres


L'interprète et les trois mondes (1ère partie) : L'Ancien Monde – Yocef Ben Halevi, traducteur séfarade


I.


En cette fin d’après-midi du 31 mars 1492, Yocef Ben Halevi sortit bouleversé du palais du gouverneur de Murcie. Son maître, Don Juan Chacón, dont il était le secrétaire personnel, venait de lui communiquer coup sur coup deux terribles nouvelles, et il en demeurait encore tremblant. Sa famille l’attendait pour célébrer le shabbat, et il devait franchir les grilles du quartier juif avant la fermeture des portes par les gardes de la ville au coucher du soleil, mais il s’accorda tout de même une pause pour recouvrer ses esprits. Il s’installa dans un petit jardin, à côté du palais. Mais ni l’odeur de la fleur d’oranger, ni le chant des fontaines ne parvinrent à le rasséréner.


Dans son esprit confus, il chercha à récapituler les faits : la première nouvelle du gouverneur avait été le décret que les rois catholiques, Isabelle et Ferdinand, venaient de signer, et qui obligeait tous les juifs des royaumes de Castille et d’Aragon à la conversion ou à l’exil. Yocef Ben Halevi, en tant qu’interprète et secrétaire personnel du gouverneur de Murcie, était bien au courant des affaires de cour, et n’en fut pas surpris. Il s’attendait à cette nouvelle depuis la chute de Grenade, c’était inéluctable, les monarques en unifiant le royaume ne pouvaient guère tolérer plusieurs religions sur leur domaine. L’ordre d’expulsion n’était donc qu’une question de temps, et Yocef avait déjà tout prévu lorsque viendrait cette date fatidique : il rejoindrait le nord de l’Afrique, où il avait des cousins, avec son épouse Judith, ses deux enfants et ses beaux-parents.


Ce que par contre l’interprète n’avait pas prévu, c’était la seconde nouvelle que venait de lui annoncer son maître, qui remettait tout en question : on le convoquait à Palos, un port sur l’Atlantique entre Séville et le Portugal, pour exercer en tant que traducteur d’hébreu et d’arabe dans une expédition maritime. Sa convocation était signée ni plus ni moins que par la reine Isabelle de Castille. Il était donc impossible de refuser la mission.


Tout s’effondrait pour Yocef. Soudain, il perdait son espérance en un avenir prospère, et on le séparait de sa famille dans les pires circonstances. Les juifs dorénavant avaient un mois pour partir, ou pour abjurer leur foi. Sa famille et lui avaient décidé de quitter le pays, pour Fès, où gouvernaient les sultans wattassides, qui laissaient les juifs professer librement leur foi, contre le paiement d’un impôt spécial. Pour son beau-père, qui était rabbin, la conversion était une question qui ne se posait même pas, et Judith, lasse de Murcie et des terres ibériques, rêvait d’une nouvelle vie en Afrique, plus libre, plus facile. Quant à Yocef, il n’était pas très porté sur la religion, ni celle de ses pairs, ni celle de ses maîtres. Il appréciait avant tout les sciences et les philosophes, qu’ils soient grecs, latins, arabes ou juifs ; par contre, il s’opposait fermement à la conversion de force. Il s’en voulait déjà, souvent, de conseiller les souverains chrétiens, mais le baptême, c’était pour lui l’humiliation suprême, la négation de l’identité même. C’était une question de dignité, les chrétiens, à force d’ostracisme, de coaction et de force prétendaient imposer leur soi-disant religion d’amour, et il refusait de plier l’échine.


Et pourtant, il allait bel et bien être baptisé, dans quelques jours, avant d’être envoyé à Palos. Le commandant à la tête de l’expédition ne voulait que des chrétiens dans son équipage, le sépharade n’avait donc pas droit à la parole, il devait changer de religion, de force.


Il se mit à pleurer de rage. Comment pouvait-on ainsi disposer de sa vie, sans lui demander quoi que ce soit, après dix ans de bons et loyaux services auprès du gouverneur et de la couronne de Castille ? Lui, qui avait côtoyé les grands de ce monde, qui s’était assis à la table des rois, qui avait pris part à des réunions au sommet pour gérer les affaires d’État, il n’était en réalité qu’une marionnette, dont on pouvait disposer à loisir, une bête de foire, qu’on s’échange au marché, sans la moindre compassion. Et ce Don Juan Chacón, son maître, qui l’appelait « mon cher ami » et qui à la moindre occasion vantait la science et l’éloquence de son secrétaire, n’aurait-il pas pu s’interposer, demander aux rois de le garder à son service ? Avec quelle facilité s’était-il séparé de son si fidèle serviteur !


En réalité, cela faisait maintenant dix ans que Don Juan le manipulait de façon éhontée. Certes, Ben Halevi pouvait prendre part à la cour, siégeait à sa droite comme son meilleur conseiller, et le gouverneur écoutait toujours ses bons conseils, mais une fois les séances terminées, on le faisait manger à part, comme un pestiféré, et on l’obligeait à porter toujours une rouelle de laine rouge cousue sur son habit, bien en évidence, pour montrer à tous qu’il n’était qu’un mécréant, qu’un être impur et dégoûtant. Et Don Juan l’utilisait systématiquement pour toutes les tâches ingrates, les basses besognes, comme collecter de l’argent ou faire intervenir les gens d’armes contre les bourgeois, pour rejeter ensuite toute la culpabilité sur Yocef, son sbire, le juif sournois et usurier. Et voilà que maintenant, on se souciait de son âme, et on allait le convertir de force… Non pas pour l’intégrer à la société chrétienne, mais pour l’envoyer en expédition sur l’océan, où la mort était certaine. Quelle hypocrisie !


Il chercha à prier mais ne parvint pas à trouver assez de foi en son cœur, et il se releva. Il ne fallait pas flancher, c’était le moment de voir sa famille, et elle ne devait rien savoir pour le moment. Tout le monde passerait un bon shabbat, et il leur exposerait le lendemain la situation. Le lundi, il se présenterait au palais du gouverneur, et ce même jour aurait aussi lieu l’annonce de l’expulsion des juifs sur la place publique : il restait donc deux jours et Yocef n’avait aucune envie de parler trop tôt de toutes ces mauvaises nouvelles.


II.


Il passa les grilles de la Judería : le quartier, qui vivait séparé du reste de la ville chrétienne, n’était constitué que d’à peine dix maisons, certaines cossues, d’autres misérables ; les autorités les avaient entassés là de force, mais les différences restaient bien marquées entre riches et pauvres. Ben Halevi possédait la plus belle maison de toutes, avec des domestiques et une grande salle dotée d’un patio qui servait de synagogue pour toute la communauté. Il respira avec force avant de pénétrer chez lui. Ses deux enfants David et Rebecca accoururent pour l’embrasser mais son beau-père, le rabbin Isaac, le regarda d’un œil noir parce qu’il était arrivé presque en retard. Dans le fond de la pièce, sa femme Judith venait juste d’allumer les bougies de la menora, le chandelier à sept branches du rite hébreu. Tous étaient réunis autour de la grande table pour le kidush, la cérémonie du début du shabbat.

Ce soir-là, Yocef ne parvint pas à se concentrer sur le rituel. Il avait beau manger, chanter et lire les psaumes, son esprit demeurait tourmenté par sa conversation avec le gouverneur. Sa femme s’en rendit compte, et dès le lendemain matin, elle le fit monter à la chambre pour lui demander pourquoi il avait l’air si soucieux. Son mari lui répondit, après un long soupir :


— Ça y est, les rois ont signé le décret d’expulsion. On a un mois pour partir.

— Ça on le savait. Ne t’inquiète pas, mon aimé. Tout est prêt, tu sais : la vente de la maison aux Beni Jacob, la communication avec tes cousins à Fès. Là-bas tu pourras travailler avec le sultan. Tu vas voir, ce sera un nouveau départ. J’ai hâte d’y être : on m’a dit que Fès est une ville envoûtante.


Yocef mordilla sa lèvre inférieure, nerveux, avant de lâcher :


— Lundi, je dois voyager vers un port de Castille, au bord de l’Atlantique. On m’a embauché pour une expédition maritime. Je ne peux pas refuser. Vous devrez partir sans moi.


Judith demeura sans voix. Yocef alla chercher le parchemin signé par Isabelle de Castille, et le lui montra. Les larmes commencèrent à couler aux joues de son épouse.


— Je ne veux pas partir sans toi, Yocef. Si on ne voyage pas ensemble, j’ai peur qu’on ne puisse pas se retrouver ensuite.

— Il n’y a pas d’alternative.

— Combien de temps va durer la mission ?

— Ce n’est pas spécifié.


Yocef enlaça sa femme et chercha à la consoler, mais comment y parvenir quand lui-même était si abattu ? Entre deux sanglots, Judith se ravisa :


— Si on te prend comme traducteur d’arabe, c’est qu’il doit s’agir de missions sur les côtes africaines. Si ça dure trop longtemps, échappe-toi et va à Fès. Tu trouveras bien un moyen de t’enfuir !


Une lueur d’espoir traversa les yeux mouillés de Judith, mais Yocef demeurait blême. Il ne répondit pas et opta pour l’embrasser. Ensuite, ils s’allongèrent sur le lit et continuèrent de s’enlacer. Ils s’aimèrent, avec passion, avec tendresse, pressentant tous deux que c’était la dernière fois. Juste après, Yocef ressentit une terrible amertume, car c’était justement au moment de la perdre qu’il réalisait à quel point il aimait profondément sa femme. Les campagnes militaires contre Boabdil l’avaient longtemps éloigné de son foyer, il n’avait vu naître aucun de ses deux enfants, et de toute façon, il n’était guère habituel de voir les hommes parler trop souvent avec les femmes, aussi Judith lui semblait encore, à bien des égards, une inconnue. Yocef regrettait de ne pas avoir plus cherché sa compagnie, car elle était douce et intelligente.


— Judith, je t’aime.


Yocef se rendit compte qu’il n’avait pas prononcé ces mots depuis des années, et pourtant ils étaient si simples et si agréables à prononcer.


— Moi aussi, mon aimé, répondit Judith avec un sourire radieux.


Ils se rhabillèrent, puis Yocef parla à son beau-père pour réunir tous les chefs de famille de la Judería dans la salle qui leur servait de synagogue. Une fois les voisins réunis, il leur annonça le décret l’expulsion. Le rabbin Isaac fit ensuite un discours, en évoquant l’exode de Moïse : l’errance et la résilience avait toujours caractérisé le peuple juif, et à présent il s’agissait, une énième fois, de migrer. Les fidèles demeuraient stupéfaits, certains se fâchaient, d’autres geignaient. Yocef, pourtant, leur avait souvent parlé du sujet et les avait bien avertis de l’annonce imminente de l’expulsion, il ne comprenait pas pourquoi ces gens semblaient si étonnés et démunis face à la nouvelle. Peut-être que l’homme est ainsi, songea-t-il finalement, quand l’avenir lui fait peur, il feint de l’ignorer.


Certaines familles, parmi les plus modestes, semblaient disposées à accepter le baptême, mais entendaient bien continuer leurs rituels, en secret, malgré la conversion. Quant à Beni Jacob, l’homme le plus riche du quartier, il avait lui aussi opté pour la conversion au christianisme, et proposait de racheter pour une bouchée de pain les maisons de ceux qui partaient. Le rabbin l’accusa d’être un renégat et un spéculateur, et il voulut l’expulser de la synagogue, mais les voisins, qui devaient faire commerce avec lui, l’en empêchèrent. Le comportement de Beni Jacob était tout à fait exécrable, il profitait de la situation de façon éhontée, mais les autres n’avaient pas le choix que d’accepter ses conditions.


Les voisins continuaient de discutailler et l’interprète, au bout d’un moment, cessa de les écouter. Il sortit pour prendre l’air et voulut se balader un peu dans la ville, mais les grilles de la Judería étaient fermées jusqu’au lundi. Alors, il resta assis devant la porte de chez lui, et réfléchit à la possibilité de s’enfuir, ce dimanche même. Hélas, il conclut vite qu’il ne pouvait pas partir seul, sinon sa famille subirait les représailles du gouverneur. Il devait donc voyager avec ses beaux-parents, sa femme et ses enfants. Dans le port de Cartagena où se trouvaient les bateaux qui partaient vers l’Afrique, Don Chacón possédait de nombreux hommes, une famille entière, cela ne passerait pas inaperçu, ils se feraient arrêter à coup sûr. Et puis, comment vendre la maison et vider les lieux en un seul jour ? C’était rigoureusement impossible, il n’y avait donc aucune alternative.


Il se tut tout le reste de la journée et refusa même la compagnie de Judith, qui jetait un œil sur lui de temps à autre, inquiète. Il observa, les larmes aux yeux, ses enfants qui jouaient, insouciants, et pensa avec tristesse qu’avec eux non plus, il n’avait pas passé assez de temps. Juste avant le coucher du soleil, deux soldats entrèrent dans la Judería. Ils se présentèrent chez Yocef et lui communiquèrent :


— On vient te chercher, Ben Halevi. Suis-nous jusqu’au palais du gouverneur.

— Aujourd’hui ? Ce n’était pas prévu pour demain ?

— Le dimanche c’est le meilleur jour pour se baptiser. L’évêque en personne se trouve maintenant au palais du gouverneur, autant en profiter.


On lui laissa à peine le temps de dire adieu à ses proches, les deux soldats l’entraînèrent en dehors de la maison. Soudain, juste avant de sortir de la Judería, il se retourna et avança vers sa femme pour lui déclarer, la voix tremblante :


— Judith ! Je t’ai menti ! L’expédition, ce n’est pas pour explorer les côtes de l’Afrique, c’est pour essayer de rejoindre la Chine, en traversant l’océan. C’est une folie, Judith, je risque à coup sûr de mourir. Alors ne m’attends pas, refais ta vie sans moi ! Oublie-moi, mon aimée !


Son épouse demeura bouche bée, et ne trouva pas la force de lui répondre. On autorisa Yocef à embrasser une dernière fois ses enfants qui, sans bien savoir pourquoi, pleuraient avec les autres, puis sa chère femme, l’amour de sa vie. Ensuite, il disparut par les grilles de la Judería, aux côtés des deux soldats.


III.


Une fois dans le palais, tout alla assez vite, car l’évêque était pressé. D’abord, les deux soldats lui coupèrent les cheveux et taillèrent sa longue barbe, pour ne garder que deux moustaches en pointe et un bouc, comme c’était la mode chez les chrétiens. Puis ils l’habillèrent avec une aube blanche, et lui placèrent un cierge dans la main. Enfin, ils lui demandèrent de s’adjuger un nom chrétien, et comme Yocef ne savait pas lequel choisir, un des deux soldats lui dit :


— Tu pourrais t’appeler Luis.

— Luis ? Pourquoi donc ? demanda Ben Halevi.

— Parce que moi aussi je m’appelle Luis.

— Et moi je m’appelle Esteban de Torres, dit l’autre soldat. On va t’appeler comme ça, Luis de Torres. Comme ça tu se souviendras de nous.


Les soldats se mirent à rire, puis ils le menèrent jusqu’à la chapelle du palais, où l’attendait l’évêque. Le prélat lui demanda s’il connaissait les évangiles, le Pater noster et l’Ave Maria, mais Yocef était un érudit, il avait trente ans, l’âge du Christ quand il avait été baptisé dans le Jourdain, il connaissait parfaitement la Torah, les Évangiles et le Coran, et savait par cœur les principales prières chrétiennes, en plusieurs langues.


L’évêque lui fit réciter le Credo, puis il prononça plusieurs phrases en latin, prit avec une coupelle un peu d’eau de la pile baptismale, et versa son contenu sur la tête du juif, en récitant :


Ego te baptizo Luis, in nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti. Amen.


Une fois baptisé, l’évêque exigea, pour clore la cérémonie, que le nouveau chrétien Luis de Torres se confessât, afin de se libérer de tout le mal qui l’entourait lorsqu’il était encore juif. Yocef n’eut pas d’autre choix que de raconter ses intimités à cet homme qu’il ne connaissait pas le moins du monde.


— J’ai pêché, sans aucun doute. Je n’ai pas été assez proche des miens. De ma femme, de mes enfants…

— Je veux parler de tes péchés en tant que juif, Luis. Tu as vécu comme un hérétique pendant toute ta vie, tu dois demander pardon pour avoir vénéré une religion dévoyée et professer devant Dieu ton amour pour ta nouvelle foi, lui souffla l’évêque.


Youcef fronça les sourcils, circonspect, cherchant que dire.


— Je n’ai jamais été un bon juif. Quand j’étais en voyage, je ne respectais pas le shabbat et je ne mangeais pas toujours kasher. En réalité je n’ai pas grand-chose à renier parce que je n’ai jamais vraiment cru en Dieu. Ma religion, c’était de l’habitude, de la tradition familiale, plus que de la foi véritable.

— Et ta nouvelle religion, tu l’acceptes de tout ton cœur ?

— J’ai lu les Évangiles et je trouve que la vie du Christ est exemplaire, un modèle qui mérite d’être suivi.


L’évêque se contenta de ces paroles, et Yocef, au fond de lui, ne se sentait pas trahi, car il n’avait rien dit d’autre que la vérité. Jésus-Christ était pour lui un personnage digne d’admiration, dont le message de paix et de miséricorde était bien souvent en parfaite contradiction avec les préceptes que défendait l’Église.


Une fois baptisé, on lui donna de nouveaux habits, de plutôt bonne qualité, et le soir même, il put s’entretenir avec son maître Don Juan Chacón. Le gouverneur lui expliqua qu’il n’avait rien pu faire, car les ordres venaient de la reine Isabelle en personne. Apparemment, le navigateur chargé de l’expédition, Christophe Colomb, avait connu Yocef, plusieurs années auparavant, en 1488, quand les rois catholiques séjournaient à Murcie. Yocef se souvint alors vaguement d’un certain Cristoforos, un marin génois qui cherchait à tout prix à parler aux souverains, à propos d’un projet que tout le monde trouvait téméraire. L’interprète, à l’époque, ignorait tout des plans du navigateur, mais il réussit à lui obtenir une audience privée avec la reine Isabelle. Il essaya de se rappeler plus, mais il n’y parvint pas, il avait même oublié son visage. Le Génois, en revanche, s’était souvenu de lui, au point de le nommer interprète d’arabe et d’hébreu pour son expédition, dans le cas improbable où des Arabes se seraient installés en Chine, ou alors des juifs descendants d’une tribu perdue d’Israël.


À aucun moment au cours de leur tête-à-tête, Don Juan ne fut capable de demander à son secrétaire comment il se sentait, ni comment sa famille allait survivre sans lui. Yocef fut bien tenté de lui dire ses vérités en face, de lui reprocher son manque de considération à son égard, mais il se ravisa en pensa aux bénéfices que pouvait encore lui rapporter le gouverneur. Au fond, Yocef était un diplomate, aussi, il se mit à négocier : il demanda à son maître de lui racheter sa maison, pour un prix équitable. Il présenta la question de telle manière que Don Chacón ne put refuser, et lui garantit même que le lendemain matin le contrat serait prêt, pour le faire parvenir à sa femme avant son départ. Il réussit aussi à obtenir un mois de solde par avance, pour la somme stipulée dans son contrat, une bonne quantité de maravédis qui correspondait à une paie d’officier, et il s’assura qu’il serait rétribué régulièrement.


La réunion avec Don Chacón ne dura pas plus, à part les affaires et la politique, les deux hommes n’avaient pas grand-chose à se dire, malgré les années passées à travailler ensemble. Don Juan lui souhaita bonne chance et partit. On laissa Yocef dormir dans le bureau où il travaillait habituellement quand il était au palais. Il s’empara d’un manuscrit et rédigea un certificat de décès pour lui-même : ainsi Judith devenait officiellement veuve, ce qui lui permettrait de se remarier et d’être bien vue par les voisins. Il ajouta un sceau du gouverneur pour rendre le manuscrit plus formel, puis il prit un autre parchemin, et rédigea un autre document, très différent : une longue lettre d’amour pour sa femme. Le lendemain matin, il remit les parchemins au commis du palais qui se chargeait des courses et du courrier, et ajouta le contrat de vente de sa maison, signé par le gouverneur. Peu après, les deux soldats de la veille se présentèrent devant son bureau : Luis et Esteban de Torres avaient été choisis pour l’escorter jusqu’aux rivages de l’Atlantique.


IV.


Pendant tout le voyage, les deux soldats se sentaient assez perturbés, car leur compagnon était à la fois un officier gradé et en même temps, un prisonnier que Don Chacón leur avait demandé de surveiller de près. Aussi, ils ne savaient pas comment le traiter, ou s’ils devaient prendre en compte son avis pendant le voyage. Pour Yocef, en revanche, il s’agissait d’une situation habituelle, il siégeait souvent au plus haut alors qu’en réalité sa vie valait moins que le dernier des serviteurs.


Le voyage jusqu’à Palos de la Frontera dura trente-six jours, mais ils durent s’arrêter deux semaines à Guadix. La région en effet traversait des troubles importants, les Berbères qui vivaient dans la Sierra s’étaient rebellés contre les rois catholiques, ce qui rendait le chemin vers Grenade dangereux. Pendant les quelques jours où les soldats Luis et Esteban cherchèrent le meilleur itinéraire, ils laissèrent Yocef vaquer à sa guise dans les rues de la ville, et ce dernier en profita pour trouver le moyen de s’échapper. Il connaissait un homme à Guadix, un commerçant arabe nommé Habib, un ancien mouchard du gouverneur de Murcie. Habib pouvait emmener le convers clandestinement et le faire embarquer depuis Almería jusqu’à Oran pour un bon prix.


Yocef s’empara de la bourse que lui avait donnée Don Chacón à Murcie et se rendit au rendez-vous que lui avait donné l’Arabe, dans un vieil abattoir, derrière le souk, à minuit. Hélas, Habib n’était pas là, et à sa place, surgirent tout à coup de la pénombre trois hommes en djellabah, la tête couverte de foulards, et armés de bâtons. L’un d’entre eux frappa, suivi du second, puis du troisième. Yocef se fit rouer de coups, et quand ils cessèrent, un des hommes déclara :


— Tu es un traître, juif, comme tous ceux de ta race. Tu sais, je te connais : tu étais Youssef, le conseiller des rois catholiques, le larbin des roumis, l’ennemi des musulmans. Maintenant tu es Luis le renégat, et tu n’es plus rien, moins qu’un chien. Estime-toi heureux de rester encore en vie.


Ils s’emparèrent de ses maravédis, lui donnèrent un dernier coup de pied et s’en furent dans la nuit. Yocef regagna le campement militaire où il séjournait, en rampant, car les bandits lui avaient cassé plusieurs côtes et une cheville. Les soldats, en le voyant si mal en point, décidèrent de l’emmener à l’infirmerie de la garnison.


Il demeura dix jours alité, jusqu’au moment où il put enfin marcher. Ils avancèrent doucement jusqu’à Grenade, qu’ils atteignirent le 24 avril. Luis et Esteban, cette fois, interdirent à Yocef de se promener librement dans la ville. Ils avaient compris les circonstances de son agression à Guadix et n’étaient pas du tout disposés à le laisser s’enfuir, aussi Yocef dut rester reclus dans l’Alhambra.


Il apprit que Colomb en personne avait été à Grenade, la semaine antérieure, et qu’il avait signé à Santa Fe un contrat avec les rois de Castille et d’Aragon, qui stipulait tous les détails de son expédition outre-mer. Yocef regrettait amèrement de ne pas avoir été là en personne pour parler à l’amiral, et peut-être, qui sait, le convaincre de se trouver un autre interprète. Pendant les cinq jours que dura son séjour à l’Alhambra, il en profita pour consulter toutes les archives qu’il put, et pour parler avec de nombreuses personnalités du palais, au sujet de cette fameuse route occidentale des Indes. Il demanda aussi audience à la reine, en vain. Et il n’oublia pas non plus de se promener dans les jardins de l’Alhambra. Dans cet écrin de paix, en dehors du temps, il lui semblait entendre les rires de ses enfants, et même apercevoir le sourire de Judith, entre une fleur de jasmin et un bougainvillier.


Ils durent partir cinq jours après, mais Yocef serait bien resté plus longtemps. La route jusqu’à Séville fut ardue, il commençait à faire très chaud et le convers souffrait des séquelles de ses fractures. Il avait les pieds enflés et marchait en boitant appuyé sur un bâton. Ce fut un vrai chemin de croix.


On était déjà à la fin avril, et le délai du décret d’expulsion des juifs arrivait à son terme. Yocef croisa de nombreux sépharades sur les routes, qui se pressaient pour rejoindre à temps Málaga ou Algésiras et traverser la Méditerranée. Certaines familles, les plus aisées, se déplaçaient en chariot mais beaucoup, les plus modestes, allaient à pied. On voyait des mules chargées avec des cargaisons impressionnantes, elles pouvaient porter tout le mobilier d’une maison sépharade sur le dos sans flancher.


On ne laissait pas entrer les juifs dans l’enceinte des cités, aussi devaient-ils camper dehors, aux abords des villes. Ils y rencontraient alors les Gitans, un peuple qui, disait-on, venait d’Égypte, et qui était apparu en Espagne depuis un siècle. Les prêtres prétendaient qu’ils étaient les descendants de ceux qui avaient fermé leur porte à Joseph et Marie, lors de leur fuite en Égypte. Dieu les avait maudits, et les avait condamnés à l’exil perpétuel et à la pauvreté. Mais Yocef ne croyait en cette légende : il lui semblait que ceux qui refusaient l’hospitalité aux étrangers, aux Gitans et aux juifs, étaient plutôt les chrétiens.


Il aurait voulu parler à ces familles sépharades en exil, partager leurs peines, peut-être prier avec eux, mais il ne pouvait pas, ses gardiens ne lui en laissaient pas le loisir. De toute façon, à quoi bon, il n’était déjà plus Yocef, il était déjà Luis de Torres, le convers, il avait perdu ses racines et devait oublier, même si à la moindre occasion, les images de ses proches revenaient à son esprit : il les voyait en train de marcher autour d’une mule qui portait toute sa maison sur son dos, en direction de Cartagena.


À Archidona, ils quittèrent l’ancien royaume nasride récemment reconquis, pour retrouver les terres chrétiennes. Ils allèrent à une bonne cadence dans les plaines du Guadalquivir : Osuna, Marchena et enfin, Séville, où ils s’arrêtèrent de nouveau quelques jours. Mais Yocef ne put, cette fois-ci non plus, se promener dans la ville. On l’enferma dans les Reales Alcazares, et il n’en sortit pas pendant trois jours. Il put juste apercevoir un morceau de la Giralda, l’ancien minaret devenu clocher de la cathédrale, depuis les jardins de la forteresse. Après Séville, il n’y avait plus que quatre jours de marche, et ils arrivèrent enfin au bout de leur voyage le 3 mai.


(À suivre…)


 
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