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Sentimental/Romanesque
toc-art : Le bruit des volets
 Publié le 06/09/25  -  2 commentaires  -  7130 caractères  -  11 lectures    Autres textes du même auteur

Que reste-t-il de notre enfance ?


Le bruit des volets


J’aime le bruit des volets qu’on ouvre aux heures finissantes des après-midi d’été, quand la fraîcheur revient, le grincement usé des gonds, le heurtement du bois contre le mur encore brûlant d’un soleil à peine disparu. L’enfance me revient alors comme une vague. J’ai une dizaine d’années, je suis au Jardin, nom donné à la maison de mes grands-parents ajacciens, qui, bien que modeste, surplombe une vaste étendue qui s’étale en terrasses jusqu’au ru bordé de bambous qui sépare notre fief du quartier voisin.


C’est là, sur l’une de ces terrasses, qu’avec mes frères nous nous gavons des dernières fraises de la saison quand nous arrivons pour les grandes vacances, toujours trop tard pour les manger toutes, sous les rires goguenards de nos cousins, les insulaires, qui bien sûr nous ont devancés. Toute la famille monte au Jardin nous saluer, du moins ceux qui n’ont pu être présents à l’arrivée du bateau, ça rit, ça parle corse, nous ne comprenons pas tout mais saisissons l’essentiel, le bonheur que tous ont de se retrouver. Les hommes nous taquinent en nous pinçant les joues, les femmes nous caressent les cheveux. Je vois le visage radieux de ma mère, de retour chez elle, après toute une année passée sous la pluie normande. J’entends la voix inquiète de Nano, notre grand-mère, Cusi grandi, ma cusi magri ! tandis que mon grand-père, qu’on n’appellera jamais que Pépé car il se targue d’être civilisé, nous lance un clin d’œil débonnaire, en pliant son mètre quatre-vingts vers nous, une main tapotant son ventre rebondi quand l’autre tâte nos bras graciles d’enfants des villes. Ne t’inquiète pas, oh Minnia (qu’il prononce en détachant le a, minni-a), avec ce que je vais leur faire à manger, ils vont vite rattraper le temps perdu ! Car oui, depuis l’incendie de leur maison survenu quelques années plus tôt, qui a fragilisé la santé de sa femme, c’est Pépé, qui n’avait jamais rien fait jusque-là, qui s’occupe des repas. Des repas, et du reste aussi, sous l’œil sévère de « Minni-a » qui n’hésite pas à le reprendre si le travail lui semble mal fait. Mon père trouve qu’elle exagère. Ma mère, elle, sait qu’elle prend sa revanche sur toute une vie de servitude, usée par trop d’années à élever seule leurs sept enfants, dans des conditions qui confinaient à la misère tandis que mon grand-père jouait chaque week-end sa paie de policier municipal au casino d’Ajaccio, rentrant au petit jour, en sueur, dépenaillé, les poches vides mais la peau recuite des parfums lourds des filles faciles, l’œil mauvais d’avoir encore tout perdu et reprochant à sa femme sa vie ponctuée d’échecs successifs. Cela, bien sûr, nous ne le saurons que plus tard, mais déjà, dans les silences agacés de ma mère aux apartés de mon père, je devinais les méandres erratiques d’une vie de couple dont je ne savais rien…


Aujourd’hui, alors que j’approche la soixantaine, que reste-t-il de tous ces visages qui ont peuplé nos grandes vacances d’alors ? Tous ou presque ont disparu, témoins fantomatiques d’un passé qui n’existe plus que dans mon souvenir. Le regard pétillant de malice du grand-père, les hochements mutiques de Nano, le sourire lumineux de ma mère qui ne parvenait pas à éclairer ses yeux graves ombrés de cernes mauves, jusqu’à l’air pénétré de mon frère Ronan, qui lui ressemblait tant, si convaincu dès cette époque d’avoir un destin mais qui finirait asphyxié dans sa voiture un jour de canicule sans même atteindre les quarante ans… Oncles, tantes, cousins et cousines, voisins, amis de passage, tous ces héros de mon enfance dont les rires et les éclats de voix égayaient les fins d’après-midi sur l’esplanade en terre battue devant la maison au Jardin, que reste-t-il de tous ceux-là ? Des repas interminables qui finissaient presque toujours en dispute car les hommes buvaient trop, du cousin Paul qui sortait le fusil et tirait dans la nuit, des filles qui criaient, des petits qui pleuraient de peur ou de sommeil, de tous ces dimanches où l’on passait la journée à la mer, les hommes partant plus tôt pêcher les oursins, les femmes et les enfants suivant avec le pain frais, les parasols et les serviettes, la chasse aux crabes dans les flaques d’eau tiède entre les rochers à l’heure de la sieste des adultes, les parties de pétanque à l’ombre de la pinède, les cloques sur la peau rougie de Jean-Louis, le cousin parisien aux cheveux roux qui ne supportait pas le soleil et qui, adulte, n’est plus revenu pendant longtemps. Le pauvre, quand on y pense, dirait ma mère plus tard. Mais à l’époque, on n’y pensait pas…


Que reste-t-il de l’odeur des figues dans les énormes marmites, pareilles à des monstres pour nos yeux d’enfants, des mûres qu’on allait cueillir sur les chemins, les bras tendus vers les plus belles, les plus joufflues, toujours trop hautes, inaccessibles, nos jambes nues tout écorchées d’épines, de ces parties de cache-cache où l’on oubliait si souvent le petit Jules, trop bien caché, qui rentrait seul en pleurant, des tours dans la Méhari brinquebalante, incontrôlable, de l’oncle Antoine sur les chemins du petit parc animalier qu’il gardait alors, de nos hurlements mêlés de peur et d’excitation à chaque virage, de sa façon de se moucher sans mouchoir, avec ses doigts, prouesse qui lui valait chaque fois notre plus grand respect teinté d’un léger dégoût, des pâtes aux écrevisses de sa femme, Nénette, avec leur sauce si poivrée qu’on en suait à grosses gouttes. Que reste-t-il du mariage de leur fille unique, Mathilde, avec un gendarme du continent, Jacques, dont on apprendrait plus tard qu’il avait déjà été marié et qu’il avait eu un fils, passé qu’il fallait taire au nom d’on ne sait quelle morale ? Que reste-t-il de l’accident qui les a fauchés en pleine nuit, tandis qu’ils rentraient de la noce, de la lente et noire dépression de ma tante qui n’a plus jamais cuisiné depuis, de l’alcoolisme de mon oncle qui a perdu son emploi au parc et qui s’est mis à battre et à détester sa femme, parce que c’était trop dur de vivre sans en vouloir à personne, avant de se rendre compte que c’était trop de vivre tout court et de partir un soir en mer, comme il faisait souvent avant, quand il allait pêcher avec sa fille et qu’ils revenaient au matin, vantant leur pêche miraculeuse devant ma tante encore hébétée de sommeil, le panier rempli de poissons presque tous achetés à quelque pêcheur plus expérimenté, fiers et heureux de leur farce de gamins. Mais cette fois, il n’était pas revenu, on avait retrouvé la barque plus loin, vers Porticcio, échouée contre les rochers… Que reste-t-il de leur chagrin, à ces deux-là, si fort qu’il les a brisés net, et de leur existence à tous, commune à tant d’autres, emplie de bonheur et de tristesse, d’amour et de désillusion, d’espoir et de trahison, oui, que reste-t-il de tous ceux-là, au bout du compte ? Et que restera-t-il de moi, qui n’ai eu ni femme, ni enfant, vieil ours solitaire, gardien fatigué des vestiges d’un monde qui n’est plus ? Rien ou si peu. Juste, peut-être encore, à l’heure où le soleil disparaît derrière l’horizon, le bruit des volets de bois tapant contre les murs…


 
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   jaimme   
6/9/2025
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Bonjour Toc-Art,
Le début de ma lecture était un peu mitigé, me disant: "une histoire personnelle, une de plus", comme pour la plupart des romans de la rentrée. Sentiment prolongé par tous ces instants de bonheur familial. Mais déjà je commençais à être embarqué par le choix de ces flashs, leur justesse et l'impression claire "d'y être", voire "d'en être".
Et puis les malheurs commencent à s'accumuler.
C'est alors que le texte prend toute sa valeur: il devient universel. Car qui ne connaît pas ces drames familiaux? Si nombreux et si lourds en définitive.
La fin est précieuse car le narrateur s'inclut dans ce portrait au noir. Il reste des flashs lumineux, certes, mais tout cela ressemble fort à une leçon réaliste sur la mémoire. L'identité.
L'écriture est de qualité, sans volonté de forcer le trait. Ce qui rend l'ensemble plus crédible et fort qu'avec ce désir si couru de faire du beau. Il vaut mieux faire du fort, ce qui est le cas.
Le "bruit des volets" est une madeleine très bien choisie: usés, heurtants. Bien vu.
Un défaut? Trop court.

   Mikard   
6/9/2025
trouve l'écriture
aboutie
et
aime un peu
Bonjour
Le bruit des volets, déjà avec le titre, je sentais un texte sur l’enfance, la famille, tout le bastringue nostalgique, un passé qui n’est plus, etc …Et pan j’ai mis dans le mille, le pépé, la petite ritournelle sur le retour au pays, la famille disloquée.
Bien ficelé cependant, il y a un crescendo, tu finis pas du pathos avec les drames familiaux, les « que reste-t-il » la petite larme qui va bien, bien joué !
Après ça se lit (trois fois pour moi) l’écriture est fluide, agréable, quelques phrases longues mais ça passe, mais désolé, il y a dans ce texte un petit air de déjà. déjà.. déjà… lu.
Bon dimanche
Mik


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