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Policier/Noir/Thriller
Germain : Martin et le docteur
 Publié le 28/09/25  -  22376 caractères  -  1 lectures    Autres textes du même auteur

Un toubib meurtrier en série est en cavale. À ses trousses, un inspecteur dépressif qui tente de se racheter à ses propres yeux.


Martin et le docteur


« C’est du William Saurin ? »


La maison est battue par le vent marin, ça souffle en faisant un boucan de tous les diables, les volets grincent comme les genoux d’un centenaire plein d’arthrose. Martin s’approche à pas de loup. La maison est une chose très laide, un vieux chalet branlant fait de vieilles planches jaunies, entouré d’une pelouse malade d’herbes ratatinées. Le vent charrie sable et branches, poussière et feuilles, papiers gras et canettes vides, et toute sorte d’effluves qui passent sous le nez de Martin sans s’attarder. Le vent est mauvais comme une teigne, c’est un vieux salaud qui ne respecte rien, ni les hommes ni les choses, les planches de la vieille bicoque abandonnée hurlent et gémissent, se tordent, craquent. Aucun matériau ne résiste à la puissance d’Éole.

Martin se trouvait dans sa R16 quand l’appel du Central a retenti. Occupé comme presque tous les soirs à faire taire ses vieux démons en les noyant dans la tequila. C’est le libraire de Saint-Antonin qui a prévenu la poulaille. Un type ressemblant au suspect était venu dans l’après-midi lui acheter un bouquin – de Houellebecq avait-il précisé, par souci du détail. Martin a répondu en disant qu’il se rendait sur les lieux, malgré l’exhortation du Central à attendre des renforts.

Martin balance un coup de pompe – mocassin italien en cuir véritable – dans la vieille porte de bois fendu, qui cède dans un craquement lugubre, et s’engouffre dans un couloir malodorant, mal éclairé, avec une moquette murale bourrée d’acariens et de taches de graisse. Il s’avance dans l’obscurité vers une pièce éclairée semble-t-il à la bougie, ça sent le petit salé aux lentilles, la vieille chaussette, la merde un peu aussi. Il pousse la porte entrebâillée, flingue en pogne, découvre un type assis en tailleur devant un petit réchaud où chauffe une casserole de petit salé aux lentilles – tout s’explique, pense Martin.


– Je vous attendais, dit le docteur Renard – teint pâle, cheveux ras, petite moustache et menton taillé en biseau, 75 kilos environ pour 1 m 80 – d’une voix douce, un peu chantante, qui jure en ce lieu sordide. Un peu de petit salé ?


Martin tient le docteur en joue. L’homme est quand même soupçonné d’avoir séquestré et torturé au moins cinq personnes – c’est pas rien. Martin balance la paire de menottes qui atterrit dans la casserole de lentilles – houps !


– Passe ces putains de menottes ! ordonne-t-il.


Martin tente de calmer le tremblement de ses mains – l’alcool, le manque, la nervosité, tout ça. Le type accroupi le regarde. Il est calme, semble apaisé.


– Asseyez-vous, détective. Nous avons tout notre temps.

– Il valait le coup au moins le bouquin de Houellebecq ? demande Martin.

– Bof. Du Houellebecq, quoi, fait le type accusé de plusieurs meurtres avec barbarie.

– Enfilez-moi ces putains de menottes ! réitère Martin.


Le suspect tend les mains vers la casserole sur le feu.


– Du nouveau réalisme sauce déprime. Il y a de bons passages mais ça manque d’humour.


Martin transpire. Est-il en train de parler littérature avec un psychopathe ?


– Et puis les scènes de cul sont bâclées. C’est cru mais ça manque de substance. La chair est triste, chez Michel. Je ne conseille pas.


Le docteur Renard se passe les menottes. Clic ! Clac ! Rassuré, Martin s’accroupit à son tour. Le fumet qui s’échappe de la casserole lui caresse les sinus.

« C’est du William Saurin ? » il demande, juste avant de se recevoir le contenu bouillant en pleine face.

Martin porte ses mains à ses yeux qui lui brûlent, et le docteur Renard a le temps de lui écraser la casserole sur la tête.


Sortie d’usine


Martin est adossé au mur du bâtiment de l’entreprise Charreau, peintures et contreplaqués. Il fume. À ses pieds, un petit tas de mégots finit de se consumer. Martin fume des gitanes sans filtre, comme son père avant lui. Le père de Martin est mort d’une embolie à 57 ans. Le projet dans la vie de Martin est de devenir plus vieux que son père. C’est son objectif. Même d’un mois, d’une semaine. Sa revanche serait prise, éclatante. Son père était un salaud et Martin tient de lui.

Des employés sortent l’un après l’autre du bâtiment. Des jeunes et des moins jeunes, des hommes surtout. Martin jette son mégot par terre. Il interpelle un type qui vient de sortir.


– Patrick Verron ?


Le type s’immobilise, jette un regard méfiant vers le vieux flic aux traits fatigués.


– Qui le demande ?


Martin sort sa carte de vieux flic. Les couleurs tricolores sont passées. C’est une vieille carte qui a dû passer plusieurs fois accidentellement à la machine.


– Vous ne vous ressemblez pas, fait le gars après avoir examiné la photo sur la carte.

– Dieu merci ! rétorque Martin d’une voix lasse. Il y a un endroit où on peut discuter ?

– Je suis pressé. C’est à quel sujet ?

– Edmond Renard, c’est votre beau-père c’est ça ?


Martin remarque la mâchoire du type qui se crispe. Un tic nerveux agite sa paupière droite.


– Je n’ai plus de lien avec le docteur Renard. Moi et sa fille on est séparés.

– Vous connaissez sa nouvelle adresse ?

– Surtout pas ! Elle est aussi timbrée que son père. Je l’ai surprise une fois en train de faire exploser des mouches dans le micro-ondes. Elle me fait peur.


Martin lui donne sa carte de visite.


– Si elle donne des nouvelles, appelez-moi. Ou si vous la croisez par hasard.


Le type jette un œil sur la carte.


– Martin Martin, c’est vraiment votre nom ?

– Mon père était un comique. Il paraît que je tiens de lui.


Martin regarde le type s’éloigner. Il n’a pas confiance. Son sixième sens lui chuchote qu’il ment, qu’il le prend pour un con.


Confrontation


– Asseyez-vous, agent Martin.


L’homme est bien bâti, le teint halé, large d’épaules, son ton est sec, autoritaire. Sur son cœur, un badge indique que ce n’est pas un rigolo : il bosse à la police des polices. À ses côtés, un petit bout de femme au visage rond et poupin, qui sourit béatement. Martin a compris : ces deux-là vont lui jouer le sketch de la gentille flic et du méchant flic, c’est gros comme un caillou dans une chaussure, un caillou gros et pointu qui fait mal aux orteils. Martin s’assoit. Il sort juste des toilettes, où il s’est enfilé la moitié de la bouteille de gin dissimulée dans la chasse d’eau.


– Agent Martin. Vos états de services ne sont pas fameux. En particulier depuis… eh bien en particulier depuis trois ans.

– J’ai eu une dépression, explique Martin.

– Oui, depuis votre dépression. Je vois ici…


Il fronce les sourcils en ouvrant le dossier épais qu’il a posé sur la table. La fille sourit et fait un clin d’œil à Martin – s’agit-il d’un tic ?


– Ce n’est pas la première fois que vous laissez échapper un suspect, agent Martin. Il y a deux ans, un dealer vous fausse compagnie dans des circonstances étranges.

– Il a sauté de la fenêtre du premier. J’étais allé lui chercher un café.

– C’est une faute professionnelle, agent Martin. Le suspect aurait dû être menotté à sa chaise. Ou du moins sous surveillance. Que faisiez-vous seul avec lui ?

– Je tenais en m’en occuper personnellement. Mes statistiques sont pas au top. J’ai voulu me le cuisiner en solo. À ma manière.

– Et l’homme s’est enfui, donc.

– C’est ça. Il a sauté sur le capot de la voiture du lieutenant Bauer et l’a enfoncé. Le lieutenant m’en a voulu. L’assurance n’a pas voulu le dédommager.

– C’est bien triste.


Le type parcourt le dossier. Son front est ridé, car il se concentre sur ce qu’il lit. La fille regarde Martin dans les yeux. Elle sourit. Martin ne trouve pas la situation particulièrement drôle. Il aimerait qu’elle arrête.


– Je vois également que vous avez des problèmes d’alcool, agent Martin ?

– Je ne bois plus.

– Et que vous avez été mis en cause dans une affaire de paris sportifs truqués.

– Je ne joue plus.

– Et cette femme que vous avez harcelée en lui envoyant des photos de votre anatomie ?

– J’ai arrêté les réseaux sociaux.


Regard suspicieux du grand flic. La femme à ses côtés fait claquer sa langue.


– Agent Martin. Revenons-en aux événements de vendredi soir. Pourquoi ne pas avoir attendu les renforts comme vous en avez reçu l’ordre ?

– J’étais à proximité. L’occasion fait le larron comme on dit.

– Moi je dis que vous êtes une tête de lard, lâche la femme.


Martin remue sur son siège. Cette nana le met mal à l’aise. Sa voix est semblable à de la vaisselle qui se casse.


– Expliquez-nous par le détail ce qu’il s’est passé hier soir dans cette maison. Je me permets d’enregistrer la conversation.


Alors Martin raconte. Par le menu, de A à Z. Le vent, le salé aux lentilles, le docteur Renard accroupi, la moquette dégueulasse et l’odeur de merde. Le livre de Houellebecq aussi. Il n’omet rien. Les menottes, le salé aux lentilles dans les yeux, la casserole qui s’écrase sur sa tête Le trou noir. Le feu, les collègues qui rappliquent et les pompiers qui font pin-pon. Tout. Il parle, se soulage, s’exprime avec ses mots, avoue ses fautes, ses maladresses. Il finit ainsi :


– Je ne prétends pas être parfait.

– C’est bien de le reconnaître, fait la femme.


Elle se lève et tend la main. Martin la lui serre. Elle a une poigne franche et sa main est glacée. Un vrai serpent à sang froid. L’homme se lève aussi.


– À très bientôt agent Martin. Pour les conclusions de l’enquête.


Détente et réflexion


Après son entretien avec les sbires des bœufs-carottes, Martin a besoin d’un verre. Il sort du Central et traverse la rue. Son pub de prédilection s’appelle Le Bidule. Il est sombre et discret, et accueille depuis des générations une majorité des flics qui bossent en face. Le patron est Tonio qui se nomme en réalité Raoul, mais qui tient à ce qu’on pense qu’il a des origines corses – ou siciliennes.


– Domenach est là ? lui demande Martin.


Tonio lui sert une vodka martini bien dosée, et désigne l’arrière-salle.

Martin s’y rend et retrouve son collègue Yvan Domenach, assis devant une pinte de bière brune. Cette pièce sans fenêtre et qui sent mauvais, c’est leur repaire, leur oasis. Une banquette élimée, une table en formica, l’odeur de tabac froid et de bière rance, un poster de femme à poil sur le mur à la peinture qui s’écaille, ils n’ont besoin de rien d’autre. C’est un endroit simple et chaleureux, discret et mal ventilé. Les deux hommes trinquent à leur amitié. « Et aux orphelins de la police ! » ajoute toujours Domenach.

Domenach est un brave gars. Douze ans de bons et loyaux services. Une épouse, Béatrice, et trois enfants. Il a fait construire sa maison grâce aux bakchichs du gang de la cité des Fougères, un beau plain-pied dans un quartier calme et verdoyant, à l’abri du tumulte de la ville. Il conduit une Honda Civic et entretient une maîtresse de 19 ans dans une garçonnière en banlieue. Martin est un peu jaloux, il doit le reconnaître. Lui est seul depuis que Simone est partie. Il habite sous les toits, un immeuble cossu du 4e arrondissement. Petit, mais ça lui suffit. Il n’a pas des goûts de luxe. Juste très soif, souvent.


– Enfoirés de bœufs-carottes ! grommelle Martin.


Le goût de l’alcool sous la langue, voilà ce qu’il lui faut. Ces enfoirés veulent le coincer, le faire tomber, il en est certain. Ils n’attendent que l’occasion pour lui savonner la planche. Le virer pour faute grave. Martin sait qu’il est sur la sellette, depuis de longues années déjà.

« Prends ça à la coule, et laisse passer l’orage » telle est la philosophie de Domenach.


– Je n’arrête pas de penser à ce fils de pute de Renard. Bauer et les autres, ils croient que je suis fini, dépassé, bon pour la casse. Faut que je leur rabatte leur claque-merde ! Une action d’éclat, c’est ce qu’il me faut. Ils veulent me mettre sur la touche, Yvan…

– Je sais. T’as pas la cote. Tu l’as jamais eue. Essaie de louvoyer, passer entre les gouttes. T’es peut-être pas fait pour le terrain. Y a du boulot dans les bureaux, tu sais. De la paperasse à classer.


Domenach ricane et trempe ses lèvres dans la mousse. Il a de beaux yeux verts, un regard dur. Une vraie tronche de flic. Martin, lui, ressemble à un gratte-papier quelconque. Un gratte-papier fatigué, blafard, aux yeux cernés et au fond de l’œil jaune, mais un gratte-papier malgré tout.


– On lui connaît d’autres planques ?

– Les gars surveillent la laverie de son oncle, aux Fougères. Ils sont aussi sur la maison de ses parents et de son cousin.


Les deux hommes sirotent en silence leur boisson respective. En ce moment, Martin ne peut s’empêcher d’imaginer des scénarios où il tient le rôle du héros. Avec cette question centrale : s’il faisait la une des médias pour avoir résolu une affaire d’envergure nationale, est-ce que Simone lui reviendrait ? Il en rêve la nuit.


– Tu rêves encore ? T’es parti où là ? fait Domenach en tapant du poing sur la table.

– Ces salauds m’ont mis à pied à titre conservatoire !

– Tu t’attendais à quoi ? Une médaille ? Profite pour t’aérer un peu, t’es blanc comme un cul. Passe aux Fougères, va voir Miguel. Il a touché de la meth récemment et de la bonne poudre… amuse-toi, vide-toi la tête !


Martin regarde un moucheron se noyer au fond de son verre. Il pense à l’histoire de l’Écossais qui récupère la mouche dans sa bière et lui fait du bouche-à-bouche. Il songe fugacement à dénoncer Domenach et ses magouilles. Pour se faire mousser. Mais lui aussi en sortirait sali. Il pourrait donner un coup de fil anonyme aux flics en donnant l’adresse du labo de Miguel. Sa conscience se sentirait mieux. Mais c’était risqué. Miguel pouvait les balancer.


– C’est la merde, pense-t-il tout haut.

– Je te le fais pas dire ! réplique Domenach que cette constatation n’a pas l’air de chagriner.


En planque


Dans l’habitacle confortable de sa R16, l’agent mis à pied, Martin, boit. Il tète méthodiquement le goulot de sa bouteille de vodka Poliakov. Sa vue se trouble. Il surveille la maison du 1245, avenue d'Iéna. Le soir est tombé, les lampadaires de l’avenue sont allumés. Il repose la bouteille, allume une gitane. Les sièges de la voiture sont imprégnés d’odeurs fortes : tabac froid, alcool, transpiration. Martin se sent comme chez lui dans ces odeurs familières. Il envoie un énième texto à Simone : « Je t’aime ! Reviens ! »

À travers les brumes de l’alcool, il se rend bien compte du côté pathétique de la chose. Il devient sentimental et ridicule. Mais c’est plus fort que lui.


Il se redresse lentement, faisant craquer son dos. Il regarde l’heure : 6 h 40. Il a dû s’assoupir. Un mouvement devant le 1245 de l’avenue d'Iéna. Une silhouette ouvre le portail, puis une Citroën classe C sort du garage. Martin remercie son étoile. Il s’est réveillé au bon moment. Il met le contact et suit la Citroën. Au bout de l’avenue, elle prend le boulevard Voltaire, puis le quai des Tourneurs. Ensuite, direction les grands boulevards, où la circulation est encore fluide. La Citroën se gare sur le parking de la gare de l’Est.

Patrick Verron en sort, porteur d’une valise à main. Martin le prend en filature. Il doit filer bon train, l’homme semble pressé. Quai numéro 4. Il monte dans le train express pour Sarreguemines. Martin l’imite. Après tout il doit aller jusqu’au bout de sa logique. Il trouve une place, se tasse sur le siège, se fait petit, discret, invisible.

Un doute l’habite. Peut-être fait-il fausse route ? C’est toujours l’éternelle hésitation du suiveur. On ne sait jamais dans quoi on s’embarque. Alors on marche à l’intuition. L’expérience.

Le voyage est monotone, et Martin a chaud. Le wagon est surchauffé. De temps en temps, il avale une rasade de vodka – il a pensé à faire suivre la bouteille. Un contrôleur passe, Martin lui montre sa carte de flic, discrètement. Patrick Verron se tient quatre places plus avant. Martin voit son crâne, ses cheveux bouclés et son début de calvitie.

L’esprit du flic vagabonde. Il pense au docteur Renard et à ses crimes immondes. Des victimes choisies parmi ses patients et patientes. Son impunité pendant deux décennies. Sa secrétaire avait fini par faire le lien avec le portrait-robot. On lui imputait entre cinq et dix meurtres. Au minimum. Il fallait arrêter ce salaud. Martin devait bien ça à la société.


Au terminus, Martin laisse le citoyen Verron descendre avant lui. Une voiture attend celui-ci sur le parking de la gare. Martin hèle un taxi. L’homme ne doit pas lui échapper. « Suivez la voiture jaune ! » ordonne Martin qui montre au chauffeur sa carte de flic. Le taximan, un homme avec de l’embonpoint et au teint mat, est ravi et excité. « C’est comme dans les films ! » dit-il. Martin se demande qui est au volant de la voiture jaune. Nerveux, il allume une gitane.


– Ça pue votre truc, là, se plaint le chauffeur. Ouvrez votre vitre s’il vous plaît.


Martin s’exécute. Sous sa ceinture, il sent le contact du P38 de service. Il était censé remettre son flingue et sa carte aujourd’hui aux deux flics de l’IGPN. Le ciel est bas, gris, charbonneux. Une fine pluie mouille le visage de Martin, qui fume près de la vitre baissée. Les deux voitures roulent en rase campagne. « La course, vous allez me la payer, hein ? » s’inquiète le taximan.


La voiture jaune quitte la nationale pour s’engager sur un chemin forestier.


– Je fais quoi ? demande le chauffeur.

– Suivez-la ! Mais soyez discret…


Le chemin débouche au bout d’une centaine de mètres sur la cour d’une propriété.


– Arrêtez-vous ici ! glapit Martin.


Mais le taximan continue, n’en fait qu’à sa tête. Il se gare à coté de la voiture jaune. À deux pas d’une terrasse où une table est dressée, avec des gens assis autour.


– Nous sommes arrivés à destination, monsieur Martin, fait le chauffeur en se tournant vers le flic.


Martin dégaine son flingue, sort du taxi. Il tient son arme devant lui, des deux mains, il tremble et transpire, s’avance vers la table, il reconnaît les gens assis. Patrick Verron, Louise Verron-Renard, et le docteur Renard en personne.


– Agent Martin ! s’exclame le docteur. Je vous ai fait du salé aux lentilles. Venez vous asseoir ! Nous n’attendions plus que vous.


Martin a été piégé, voilà l’innommable vérité ! Cela dit, c’est lui qui tient le flingue, et son intuition était bonne, il fallait bien suivre le gendre du toubib, Martin savait qu’il mentait en disant ne plus voir son épouse, le flic avait remarqué que l’homme portait toujours son alliance.


– Ne faites pas l’enfant et venez vous asseoir ! insiste le docteur.

– Les mains en l’air, tous ! crie Martin.

– Je vous tiens en joue, monsieur Martin !


C’est le chauffeur de taxi. Il tient un revolver et le braque sur le flic.

La tension est palpable.


En famille


Martin dit merci à la domestique qui vient de lui servir deux louches de salé aux lentilles. Le fumet qui se dégage de son assiette est exquis, et fait presque oublier l’humiliation.


– Vous êtes un bon flic, Martin, lui glisse le docteur Renard. Ne laissez personne vous dire le contraire.


Martin ne sait pas comment prendre le compliment – si ça en est un. Le taximan s’est calé en bout de table, et pointe docilement son flingue dans sa direction.


– Meilleur que du William Saurin, hein ? demande Renard, et la réplique fait rire sa fille et son gendre.

– Comment avez-vous su que j’étais sur les traces de Verron ?

– Savez-vous, je ne fais pas que trucider mes patients. J’entretiens avec certains des rapports cordiaux, voire amicaux. J’ai dans ma patientèle un certain Yvan Domenach. Un type en or. Je crois que vous le connaissez ?


Les épaules du flic s’affaissent. Il accuse le coup.


– Ne soyez pas trop dur avec lui. Il a des fins de mois difficiles. Des crédits à honorer. Chacun fait comme il peut. Moi-même, je ne trucide pas par plaisir. Vous avez remarqué ? Je les choisis vieux, avec des économies, et pas très en forme. Prenez mon premier, monsieur Baptiste. Il souffrait de la goutte et d’une pancréatite. J’ai juste accéléré le travail de dame nature après avoir vidé ses comptes bancaires. Il est vrai que j’ai été contraint de pratiquer la torture sur certains. Pour des peccadilles. Le code d’une carte bleue, un numéro de compte à la Société Générale, la combinaison d’un coffre… Je n’ai pas fait ça de gaîté de cœur. J’ai une famille à nourrir. Des traites. Du personnel de maison. C’est pas de la tarte. Vous appréciez le salé ? C’est une recette de famille.


Le flic goûte et trouve ça bon. Peut-être un peu trop salé. Le docteur est volubile, fait la conversation. Il raconte l’origine de la maison familiale, construite en 1840. Les générations qui se sont succédé. De leur côté, Verron et sa femme mangent en silence. Renard allume une pipe. Celle-ci commence à dégager une fumée grise et odorante.


– Mon père fumait la pipe, constata Martin. C’était un grand fan du commissaire Maigret.


Soudain plusieurs véhicules banalisés avec gyrophares investissent la cour ; des portières s’ouvrent, des hommes avec des brassards jaunes et des flingues.


– Mains en l’air et lâchez vos armes ! Vous êtes en état d’arrestation ! hurle le commissaire Bauer dans un mégaphone.


Le taximan bondit de sa chaise et fait feu. En retour, il est criblé de balles.

La famille Renard ne peut qu’obtempérer. Et tant pis pour le dessert.


– Commissaire ! Vous tombez à pic ! fait Martin. Par quel miracle… ?

– On avait mis le téléphone de Domenach sur écoute, explique Bauer. Ça fait longtemps qu’on se méfie de lui. Sachant que vous alliez suivre Patrick Verron, on vous a suivi aussi. De fil en aiguille…


Martin résiste à l’envie de prendre son supérieur dans les bras. Au lieu de ça, il attrape le plat de salé aux lentilles et le renverse sur la tête du docteur Renard.


– À charge de revanche, doc, dit-il.


Home sweet home


Martin est chez lui, dans sa petite cuisine mal éclairée. Il dîne d’un thon mayonnaise en boîte. Il est triste car il a perdu un ami. Domenach est incarcéré à Maisons-Alfort. D’un autre côté, il est fier car c’est un peu grâce à lui si le docteur Renard se trouve derrière les barreaux. Son téléphone vibre.

Un texto.

De Simone.

À son SMS : « Je t’aime ! Reviens ! », elle a répondu : « Peut-être ! »

Le cœur de Martin cogne fort dans sa poitrine.


 
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